Abstracts
Résumé
Université de Montréal.Le contexte actuel des systèmes de santé occidentaux réclame que des transformations soient opérées dans les modes d’organisation et de dispensation des soins de santé. Pour faire face à ces nouveaux défis, de nombreux établissements ont introduit de nouveaux rôles infirmiers ayant le potentiel de transformer l’offre de services. Cet article a comme but de mieux comprendre le déploiement de ces nouveaux rôles infirmiers en contexte québécois et d’identifier les facteurs qui favorisent ou entravent leur mise en oeuvre, en portant un intérêt particulier à la dimension du pouvoir médical. Notre analyse montre que l’introduction de nouveaux rôles nécessite que soient redéfinis les espaces d’autorité exercés par la profession médicale sur la prestation de l’ensemble des services de santé, incluant les services infirmiers. La question du pouvoir médical, aussi délicate soit-elle, est d’autant plus importante que la négociation des frontières entre la profession infirmière et la profession médicale se présente comme un incontournable pour maximiser le plein potentiel de ces rôles et atteindre les objectifs poursuivis en termes d’accessibilité, de globalité et de qualité des services.
Abstract
The current context of health-care systems in the western world demands that transformations be made in the modes of organization and provision of health-care services. In order to face these new challenges, many institutions have introduced new roles for nurses, with the potential to make significant changes in the services available. This paper aims to develop a better understanding of the implementation of these new nursing roles in the Québec context, and to identify the factors that enhance or hinder their implementation, with a particular focus on the power of the medical profession. This analysis shows that the introduction of new roles requires a redefinition of the fields of authority exercised by the medical profession over delivery of the full range of health-care services, including nursing services. The issue of medical power, delicate as it is, takes on all the more importance as the negotiation of the boundaries between the nursing profession and the medical profession becomes an inevitable step toward maximizing the full potential of these roles, and to achieving the goals pursued in terms of accessibility, universality and quality of services.
Article body
Le contexte actuel des systèmes de santé occidentaux réclame désormais que des transformations soient opérées dans les modes d’organisation et de dispensation des soins de santé. Ces transformations s’imposent plus que jamais compte tenu des nouveaux défis que posent le vieillissement de la population et les besoins importants chez un nombre toujours croissant de personnes atteintes de maladies chroniques et de conditions médicales complexes (Wagner, 1998 ; Hunget al., 2007). De même, la pénurie de ressources humaines ainsi que les avancées technologiques et médicamenteuses exigent une transformation de la pratique de tous les professionnels de la santé. Ce contexte en changement commande de nouvelles façons de faire afin d’assurer l’accessibilité, la continuité des soins et la mise en place d’une approche globale centrée sur les besoins des clients et de leur famille (Tsaiet al., 2005). Le système de santé québécois a amorcé, ces dernières années, certaines transformations en particulier vers l’intégration des services de santé, la constitution de réseaux de soins et le développement d’approches interprofessionnelles. De même, les dispositions de la loi 90[1] favorisent un plus large éventail de responsabilités pour l’ensemble des professionnels de la santé et en particulier, pour les infirmières. Ces changements remettent en question les juridictions professionnelles traditionnelles.
Pour faire face à ces défis, de nouveaux rôles infirmiers ont été déployés au Québec, rôles ayant le potentiel d’apporter une contribution significative aux nécessaires transformations de l’offre de services. Or malgré une implication importante des établissements de santé, le déploiement de ces nouveaux rôles ne procède pas au rythme et selon les modèles planifiés par les instances décisionnelles du Québec. Pensons à trois de ces nouveaux rôles qui attirent particulièrement l’attention, celui de l’infirmière dans les Groupes de médecine de famille (GMF), de l’infirmière praticienne spécialisée (IPS) et de l’infirmière pivot en oncologie (IPO). Des résultats de recherche montrent les effets positifs de ces rôles sur la qualité des soins, sur les résultats de soins et sur la satisfaction de la clientèle (Hagan et Morin, 2000 ; Shumet al., 2000 ; Butleret al., 2001 ; Van Soeren et Micevski, 2001 ; Brootenet al., 2002 ; Bryant-Lukosiset al., 2004 ; Sussmanet al., 2004 ; Fillionet al., 2006).
Cet article a pour but d’analyser le déploiement de trois nouveaux rôles infirmiers en contexte québécois et les facteurs qui influencent ce déploiement en portant un intérêt particulier à la dimension du pouvoir médical. Il importe de comprendre de quelle manière les médecins – dont le pouvoir influence largement l’action des autres professionnels (Abbott, 1988 ; Coburn, 1988 ; 1998 ; Navarro, 1989 ; Contandriopoulos, 1999) – soutiennent ou non le déploiement de ces nouveaux rôles. La question se pose d’autant que ces rôles émergents impliquent habituellement un nouveau partage des prérogatives professionnelles (Hudonet al., 2008). Or, le succès de l’expansion des nouveaux rôles infirmiers semble dépendre, pour une certaine part, de la volonté des médecins de soutenir ce déploiement, d’où l’importance de comprendre les dynamiques de pouvoir à différents niveaux du processus décisionnel.
Le Québec accuse un retard sur le plan du déploiement des nouveaux rôles infirmiers
Pour différentes raisons, le Québec accuse actuellement un retard dans l’introduction des nouveaux rôles infirmiers. Un exemple est celui du rôle de l’infirmière praticienne (Nurse Practitioner) qui a été introduit depuis une quarantaine d’années aux États-Unis et au Canada anglais. En 2004, on estimait à plus de 1000, le nombre d’infirmières praticiennes pratiquant au Canada, dont 650 en Ontario (Institut Canadien d’Information en Santé, 2005). Or, la formation de ces infirmières n’a débuté qu’en 2002 au Québec et les premières n’ont gradué qu’en 2006 ; jusqu’à ce jour, environ 30 certificats de pratique ont été délivrés. Le rôle de l’IPS au Québec se distingue de celui retrouvé dans les autres juridictions canadiennes notamment pour ce qui est de la possibilité pour les IPS de poser un diagnostic médical pour les situations simples de soins. Les médecins québécois se sont jusqu’à maintenant opposés à cette pratique pourtant reconnue ailleurs[2]. Également, un retard est constaté par rapport aux autres provinces canadiennes dans l’implantation d’autres rôles infirmiers novateurs tels que le gestionnaire de cas (Case Manager) ou le « Nurse Navigator », bien que la loi 90 en permette le déploiement. Ces rôles comportent le plus souvent deux volets, l’un d’intervention clinique et l’autre de coordination pour assurer des soins continus et aider les utilisateurs de soins et leurs familles à naviguer dans le système de santé. Certaines études montrent pourtant la valeur ajoutée de ces nouveaux rôles infirmiers (Brootenet al., 2002 ; Bryant-Lukosiset al., 2004 ; Buchan et Calman, 2004 ; Laurantet al., 2005).
Dans le contexte québécois, l’implantation des nouveaux rôles infirmiers est largement tributaire du pouvoir que détiennent les médecins à toutes les instances décisionnelles du système de santé. Selon Coburn (1998), la profession médicale est au sommet de la pyramide des professions de la santé et celle-ci agit comme intermédiaire dans les relations entre l’État et les autres professions. De par la position privilégiée qu’ils occupent au sein du système de santé, les médecins ont la possibilité de contrôler le travail des autres professionnels de la santé, en particulier celui des infirmières (Fitzgerald et Dufour, 1998 ; Hudonet al., 2008). Certaines études qui se sont penchées sur l’introduction de nouveaux rôles infirmiers dans les services de cancérologie montrent d’ailleurs que l’acceptation par les médecins de ces rôles est une condition vitale pour leur déploiement (Willard et Luker, 2007) et qu’une alliance avec les oncologues est une condition essentielle pour accéder à la clientèle (Farberet al., 2002).
Comment le pouvoir médical se matérialise-t-il actuellement dans le contexte du déploiement de nouveaux rôles infirmiers au Québec ? Que devrait-on mettre en place pour assurer l’opérationnalisation et la pérennité de ces nouveaux rôles ? Nous discutons ici des rôles infirmiers en nous référant à la définition proposée par Biddle (1979), pour qui un rôle correspond à un répertoire de comportements qui caractérisent une personne ou une occupation dans un contexte donné. Ce répertoire est basé sur un ensemble de normes, de standards ou concepts associés à une position sociale. Selon Biddle, les individus doivent apporter des changements à leur identité et à leur rôle quand de nouvelles technologies ou de nouvelles formes sociales apparaissent. Le caractère de nouveauté des rôles infirmiers dont nous discutons dans ce texte est lié, soit au contexte (GMF nouveau de contexte de pratique), soit aux normes et standards (possibilité de prescrire pour les IPS) ou à la fonction (fonction de navigation pour les IPO). Ces changements demandent une resocialisation avec laquelle certains partenaires peuvent ne pas être en accord.
Notre analyse s’appuie sur deux théories sociologiques, l’une proposée par Freidson (1970) sur le pouvoir médical et l’autre par Abbott (1988) sur les luttes de juridictions professionnelles. Ces écrits permettent d’appréhender différemment et de manière complémentaire les jeux de relations entre groupes de professionnels. Les écrits de Freidson offrent l’intérêt de faire porter le regard sur le concept du pouvoir médical entendu comme le monopole exercé par le corps médical. Ce pouvoir se manifeste entre autres par le contrôle que la profession médicale exerce sur les autres professionnels, ce contrôle se traduisant plus particulièrement par la capacité de la profession à influencer la division du travail – pouvoir légitimé par un soutien politique et par le prestige que détiennent les médecins (Freidson, 1984). Pour leur part, les écrits d’Abbott (1988) permettent d’appréhender les relations entre les groupes de professionnels sous l’angle systémique du jeu des frontières de juridictions. Abbott montre que les professions forment un système interdépendant au sein duquel les frontières de juridictions professionnelles sont constamment objets de tensions, les actes réservés à chaque profession étant continuellement redéfinis et négociés dans le cadre de l’expérience concrète du travail. S’intéressant à la manière dont les professions se développent, les liens qu’elles entretiennent avec d’autres professions, la nature du travail, la manière dont il est déterminé et l’exercice du contrôle (quoi, quand et comment), Abbott reconnaît le statut professionnel privilégié des médecins. Il conçoit que la bataille pour assurer le contrôle d’une profession sur une autre s’inscrit sur plusieurs fronts ou juridictions professionnelles et par le recours à de multiples stratégies d’exclusion. Comme Freidson, Abbott envisage que les luttes de juridictions professionnelles mettent en scène un ensemble de forces externes (politiques, légales, organisationnelles, sociales) qui ont un impact sur les professions individuellement. Ainsi, les professions ne sont jamais considérées isolément, mais existent à l’intérieur d’un système dynamique et complexe.
Cet article fait l’analyse du déploiement de trois rôles infirmiers récemment implantés au Québec, celui de l’infirmière de GMF, de l’IPS et de l’IPO. Ces nouveaux rôles ont été introduits pour répondre aux besoins des patients, assurer une meilleure continuité des soins et une approche globale de la personne et de sa famille. Ils ont aussi comme caractéristique de permettre une intégration des soins entre la première et la deuxième ligne en assurant la coordination des soins.
Trois études de cas
Le devis utilisé est l’étude de cas multiples (Yin, 2003), chaque cas étant circonscrit par le déploiement d’un nouveau rôle infirmier dans trois contextes différents : celui de l’infirmière en GMF, de l’IPS et de l’IPO. Notons que le rôle de l’infirmière en GMF s’exerce dans les services de première ligne et qu’elles détiennent généralement un baccalauréat en sciences infirmières mais sans que cela soit obligatoire. Les IPS exercent en milieux hospitaliers, et possèdent une maîtrise en sciences infirmières de même qu’un diplôme complémentaire dans une des trois spécialités suivantes : la néphrologie, la cardiologie ou la néonatalité. Enfin, les IPO exercent en services hospitaliers, sont en lien constant avec la première ligne et elles possèdent habituellement une formation de bachelière. Une analyse secondaire des données a été réalisée à partir des résultats produits par trois projets de recherche portant sur l’implantation d’un nouveau rôle infirmier au Québec. L’analyse secondaire de données issues d’études antérieures est une pratique répandue pour traiter des données quantitatives mais peut aussi s’appliquer à des données qualitatives (Dargentas et Le Roux, 2005). Un élément de rigueur de telles analyses est la connaissance du contexte de l’étude source. Dans le cas présent, deux des trois auteurs (DD, DT) de cet article étaient investigateurs dans les études primaires.
Des analyses intra-cas ont d’abord été effectuées à partir du matériel produit par les trois études sources, suivies d’une analyse transversale identifiant, pour chaque cas, d’abord les écarts entre le modèle de déploiement du rôle infirmier souhaité et celui appliqué, et ensuite les facteurs d’influence sur ce déploiement relevant du pouvoir médical et des luttes de juridictions professionnelles examinés aux niveaux macrosociologique (légal, politique), méso (organisationnel) et microsociologique (pratique clinique). Afin de systématiser l’analyse, une matrice incluant ces différents niveaux d’analyse a été construite (Huberman et Miles, 2003).
Cas 1. Le déploiement du rôle de l’infirmière en Groupes de médecine de famille
Une première recherche avait pour but d’évaluer l’implantation de cinq GMF sous l’angle de l’organisation du travail et de la collaboration interprofessionnelle (Beaulieuet al., 2006). Un volet de cette recherche a porté sur l’analyse du développement de la collaboration entre les infirmières et les médecins (D’Amouret al., 2008). Les GMF à l’étude provenaient de différentes régions sociosanitaires du Québec (urbaines, semi-urbaines) et étaient formés de différents regroupements d’établissements (CLSC et cabinets médicaux privés). Une étude de cas a été réalisée auprès de cinq GMF. Des entrevues semi-dirigées ont été conduites auprès d’infirmières, de médecins et de gestionnaires, pour un total de 73 répondants. La collecte de données s’est déroulée en deux temps, soit en 2003 et en 2005. L’entrevue visait à obtenir une description riche et détaillée de l’expérience de la personne interrogée au sein du GMF, notamment en termes de l’organisation du travail et de la collaboration interprofessionnelle.
Cas 2. Le déploiement du rôle de l’infirmière praticienne spécialisée
Une seconde recherche avait pour but d’évaluer le programme d’intéressement au titre d’IPS dans les établissements de santé au Québec (D’Amouret al., 2007). Ce programme consistait à mettre en place diverses mesures incitatives pour favoriser l’attraction des infirmières dans ce nouveau programme et susciter l’intérêt des établissements à embaucher des IPS. L’objectif visé était la création de 75 postes d’IPS en cinq ans répartis dans trois domaines névralgiques en santé : la cardiologie, la néphrologie et la néonatalogie. Le devis de recherche était l’étude de cas. Plusieurs organisations ont participé à l’étude, soit sept établissements accrédités ayant embauché une IPS, trois universités et cinq organisations professionnelles. Les données proviennent de différentes sources, soit d’une analyse documentaire et d’entrevues semi-dirigées auprès de professionnels et de décideurs directement ou indirectement impliqués dans le programme d’intéressement depuis 2002. Au total, 110 informateurs clés ont été interviewés, pour un total de 28 entretiens individuels et 16 entretiens de groupe (IPS, médecins, gestionnaires, responsables académiques et politiques). Les répondants étaient invités à s’exprimer sur le rôle de l’IPS, sur la valeur ajoutée de ce rôle et sur l’implantation du programme.
Cas 3. Le déploiement du rôle de l’infirmière pivot en oncologie
Une troisième recherche avait comme but de mieux saisir la manière dont la fonction d’IPO se traduit effectivement dans des pratiques professionnelles de réseau en cancer (Tremblay, 2008). Elle visait à définir les conditions organisationnelles propices à l’implantation de cette nouvelle fonction. Une étude de cas multicentrique a permis l’analyse du déploiement de ce nouveau rôle au sein de neuf hôpitaux. Des entrevues semi-dirigées (n = 37) ont été réalisées auprès d’informateurs clés (IPO, gestionnaires, responsables de gouverne). Des observations de réunions administratives (n = 12) ont également eu lieu de même que l’observation clinique du travail des IPO (40 heures) et l’examen de documents d’archives (n = 121). Les entrevues visaient à explorer la conception du rôle de l’IPO et les facteurs qui favorisent ou entravent le déploiement et l’adaptation de la fonction dans les établissements ciblés.
L’analyse des cas
Les analyses ont permis de contraster les trois cas à l’étude et d’identifier des similitudes et des divergences sur le plan du déploiement des trois nouveaux rôles infirmiers ainsi que les éléments clés qui semblent affecter ce déploiement. Les résultats laissent apparaître des écarts importants dans le déploiement des nouveaux rôles infirmiers, notamment entre le rôle tel que conçu et celui effectif dans les milieux.
Les infirmières en GMF : une négociation serrée pour assumer l’ensemble de leurs responsabilités
La décision d’implanter les GMF a fait l’objet d’une intense négociation entre le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) et la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). L’un des arguments de vente aux médecins des GMF était le défraiement des dépenses reliées à l’embauche d’infirmières. La FMOQ posait certaines conditions à savoir que les médecins en GMF pourraient eux-mêmes procéder au recrutement et à la sélection des infirmières et définir les critères de sélection. Répliquant à ces exigences, le MSSS réclamait que les infirmières en GMF relèvent des Centres locaux des services communautaires (CLSC, maintenant CSSS). Conséquemment, les infirmières en GMF se sont retrouvées dans une situation inconfortable, étant d’une part sous l’autorité hiérarchique de la directrice de soins infirmiers des CLSC et, d’autre part, sous l’autorité fonctionnelle du médecin chef de GMF, chacun ayant une perspective et des intérêts différents. Une concertation entre la FMOQ et l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) s’est concrétisée dans un document commun qui propose un rôle élargi de l’infirmière (OIIQ/FMOQ, 2005). Toutefois, le Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens de chaque GMF a eu le droit de regard sur la nature et l’étendue des responsabilités des infirmières.
La situation de dépendance, principalement vis-à-vis des médecins, imbriquée dans les structures mêmes des GMF, a eu pour effet de déposséder les infirmières de leur pouvoir légitime en tant que professionnelles, à savoir de déterminer la nature et l’étendue de leur pratique. Par exemple, ce sont les médecins qui décidaient si les infirmières feraient un suivi de la clientèle ou si elles occuperaient plutôt une fonction d’assistance. Dans ce dernier cas, l’infirmière était « allouée » à plusieurs médecins au prorata, chacun pouvant lui demander une contribution différente selon ses façons de faire. En effet, bien que le document conjoint OIIQ/FMOQ ait défini l’étendue des responsabilités des infirmières en GMF et bien que les infirmières aient pu influencer à différents égards, le plus souvent, ce sont les médecins qui, sur un plan organisationnel, décidaient des orientations du GMF et de la façon dont les infirmières étaient mises à contribution.
Cette dynamique s’est concrétisée dans une pratique infirmière prenant essentiellement deux formes : une pratique conjointe (médecin et infirmière) de suivi de la clientèle et une pratique d’assistance au médecin (D’Amouret al., 2008). La pratique conjointe de suivi de la clientèle, manifestée dans trois GMF sur cinq, correspond à une pratique où l’infirmière et le médecin travaillent en collaboration dans le suivi de patients. Les interventions que posent les infirmières se concentrent sur l’évaluation de l’état de santé, l’enseignement à la clientèle dans la prise en charge de leur condition, le counselling et la coordination des soins. La majorité des infirmières dans ces GMF ont généralement développé un bon niveau de collaboration avec les médecins et elles sont satisfaites de leur pratique professionnelle. Par contre, la situation se présente différemment dans les deux autres GMF à l’étude, alors que la majorité des infirmières y tiennent principalement un rôle d’assistance au médecin. Ce rôle s’est le plus souvent traduit par des activités techniques, faisant appel à des compétences procédurales effectuées en appui aux médecins (ex. triage, ponctions veineuses, prise des signes vitaux, vaccination, suivis d’examens diagnostiques). Les infirmières y ont fait peu de suivi de clientèle. Plusieurs se sont d’ailleurs senties sous-utilisées et certaines ont même dû « convaincre » les médecins qu’elles pouvaient contribuer différemment aux soins à la clientèle. Ces infirmières ont également peu ou pas participé aux réunions du GMF et ont eu très peu d’occasions d’échanger entre elles et avec les médecins.
En dépit du fait que le CMDP décidait de certaines orientations, il reste que chaque médecin avait le pouvoir de les appliquer ou non. Ainsi, il ressort que dans un même GMF, certains médecins ont confié beaucoup de tâches aux infirmières alors que d’autres ne l’ont presque pas fait. Plusieurs éléments paraissent influencer la décision des médecins : la confiance qu’ils ont à l’égard du travail des infirmières, en partie reliée à la connaissance qu’ils ont de leurs compétences et de leur capacité à assumer les responsabilités de suivi de la clientèle, la vision que chaque médecin a de sa relation avec son client et la perception de son imputabilité. Le recours aux infirmières demeure, somme toute, une décision personnelle du médecin alimentée par différentes considérations, notamment sa propension à faire confiance au travail des infirmières :
[…] plus on travaille avec des gens, plus on se rend compte qu’ils sont compétents, plus on a confiance en eux et plus on leur délègue des responsabilités (Médecin, homme).
La méconnaissance de la part de certains médecins du rôle des infirmières et de leur capacité à assumer les responsabilités de suivi de la clientèle paraît expliquer certaines réticences. En effet, plusieurs médecins ont témoigné d’une vision traditionnelle du rôle de l’infirmière, ceux-ci ayant eu moins d’occasions de travailler avec ces professionnelles. D’une autre manière, le fait que certains médecins avaient déjà une expérience de collaboration avec les infirmières a, semble-t-il, facilité l’instauration du nouveau rôle.
[…] tant qu’on ne fait pas preuve de nos connaissances, ils sont craintifs ; après qu’ils voient tout ce que… nos connaissances, ils nous font plus confiance, ils nous donnent plus un rôle élargi. Mais ça prend du temps (Infirmière).
La dimension de la relation médecin/patient est également importante. En laissant la responsabilité de la prise en charge de certains patients à l’infirmière, certains médecins avaient l’impression de perdre le lien de confiance qu’ils avaient avec le patient et ne se sentaient pas prêts à le faire. « […] pour certains médecins, la collaboration médecins/infirmières leur fait perdre le lien avec le patient » (Médecin, homme). Enfin, la question de l’imputabilité revient fréquemment dans les propos de plusieurs médecins. Alors que certains considèrent que la responsabilité des soins est partagée avec les infirmières, la plupart sont d’avis que le médecin en est le premier et seul responsable. Or légalement, chaque professionnel est imputable de ses actes.
En somme, un ensemble de facteurs ont influencé le déploiement du rôle infirmier en GMF et ce, à tous les niveaux, la situation ayant été par ailleurs très variable d’un GMF à l’autre. Il ressort que les infirmières ont eu l’appui des médecins dans certains milieux alors que dans d’autres, elles ont eu très souvent l’impression de devoir batailler pour jouer leur rôle légitime. Le pouvoir des médecins quant au déploiement du rôle des infirmières en GMF s’est manifesté de plusieurs façons et à tous les niveaux décisionnels.
Les IPS : un rôle infirmier fortement sous influence médicale
L’analyse de l’implantation du rôle d’IPS met en lumière l’implication de plusieurs groupes de pression. Alors que les décideurs politiques souhaitaient développer ce rôle afin de soutenir les médecins et de pallier la pénurie de médecins spécialistes, il ressort qu’il n’y avait pas de consensus à l’intérieur des groupes professionnels. Par exemple, même si l’OIIQ prônait la mise en place du rôle de l’IPS depuis plusieurs années, il appert que plusieurs groupes d’infirmières y étaient peu favorables. Également, différents groupes de médecins faisaient état de positions différentes. En outre, certains médecins spécialistes, notamment en cardiologie et néphrologie, qui avaient effectué des séjours aux États-Unis, étaient particulièrement en faveur de ce nouveau rôle, constatant que la ressource manquait douloureusement au Québec. Par contre, les représentants du Collège des médecins du Québec (CMQ) étaient plutôt réfractaires à ce projet qui devait, au départ, permettre aux IPS de poser un diagnostic et de prescrire des médicaments comme c’est le cas dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis. Conséquemment et à la suite de nombreuses représentations du CMQ, la fonction d’IPS a été créée au Québec, mais sans un pouvoir de diagnostic. Des négociations entre le CMQ et l’OIIQ ont d’autre part abouti à un niveau d’exigences particulièrement élevé relativement à la formation des IPS qui n’a d’égal nulle part ailleurs au monde. En effet, les IPS à l’extérieur du Québec sont généralement formées à la maîtrise (45 crédits), alors qu’au Québec, elles sont tenues d’obtenir une maîtrise en sciences infirmières (45 crédits) de même qu’un certificat de pratique avancée (entre 27 et 30 crédits), pour un total de plus de 70 crédits. L’influence des médecins a été très importante dans la formation des infirmières et dans la définition de leurs responsabilités. Au sein des organisations, le pouvoir médical a aussi été très déterminant, puisque le CMDP et le directeur des services professionnels ont le pouvoir de décider de l’étendue des responsabilités des IPS et de l’organisation de leur travail. Bien que la Loi 90 fixe les activités des IPS, il demeure que le CMDP participe au développement et entérine les protocoles de soins qui permettent aux infirmières, par exemple, de prescrire certains médicaments.
D’Amouret al. (2007) font d’ailleurs ressortir que l’instauration et la portée des protocoles sont très variables d’un établissement à l’autre. Encore ici, les infirmières sont tributaires du bon vouloir des médecins. Tout comme dans les GMF, l’organisation du travail des IPS est déterminée par les médecins en place. Les résultats de l’étude dévoilent que le rôle de l’IPS varie de façon significative entre établissements, allant d’un rôle de consultante à un rôle de première répondante du patient (avec un caseload). Et ce sont là des décisions qui ont été le plus souvent prises par les médecins. Si les directrices de soins infirmiers ont une influence certaine, elles doivent néanmoins composer avec le pouvoir des médecins. Enfin, alors que les protocoles de soins sont entérinés par le CMDP, chaque médecin détient, malgré tout, la prérogative de confier ou non les patients à l’IPS.
Sur le plan de l’expérience du travail, les IPS déplorent le fait que leur rôle est sujet à diverses interprétations dans les milieux, et soulignent le manque de connaissances de ce rôle de la part de certains médecins et autres professionnels. Certains résidents en médecine ont exprimé le fait qu’ils se sentaient menacés par l’arrivée des IPS, concevant qu’elles risquaient de limiter leur accès à la clientèle, de sorte que l’affrontement avec les résidents a été particulièrement vif dans certains milieux. La majorité des IPS ont vécu difficilement les controverses découlant de l’implantation de leur rôle. Elles se sont senties lésées relativement à certains aspects de leur rôle et certaines ont bien senti qu’elles devaient continuellement convaincre les médecins et démontrer leur compétence :
Le risque c’est que ce soit le plus fort qui détermine le rôle de l’IPS. Si c’est les médecins par exemple, on sera des IDP (infirmières presque docteures). L’autre risque si tu n’es pas assez solide tu risques de débarquer (Infirmière).
En somme, le pouvoir médical a influencé la conceptualisation et l’implantation du rôle de l’IPS aux différents niveaux décisionnels. Alors que certaines IPS ont été très bien soutenues par les médecins dans certains milieux, d’autres l’ont été beaucoup moins à d’autres endroits. Il n’en reste pas moins que plusieurs ont ressenti qu’elles avaient peu de pouvoir.
L’IPO : un départ harmonieux mais des difficultés de parcours
La fonction d’intervenant pivot est l’un des éléments clés du Programme québécois de lutte contre le cancer (PQLC) rendu public par le MSSS (1997). La fonction pivot suggère une nouvelle organisation des soins où un intervenant constitue un point d’ancrage tant pour les professionnels que pour les personnes atteintes et leurs proches, et ce, tout au long de la trajectoire de la maladie. Ce rôle consiste à assurer une meilleure réponse aux besoins des personnes touchées par la maladie en offrant des soins centrés sur la personne selon une perspective holiste. Or, les décideurs ont statué que les compétences et les connaissances nécessaires à l’exercice de la fonction exigeaient la formation infirmière. Cette décision a donné lieu à l’identification des composantes cliniques – évaluation de l’état de santé, gestion des symptômes, enseignement des autosoins, soutien psychosocial – et organisationnelles liées à la fonction (continuité, coordination, navigation). Détaillant ces éléments, un document publié par les MSSS a servi comme base de négociation pour circonscrire le rôle dans les équipes locales d’oncologie dans chacun des hôpitaux (De Serres et Beauchesne, 2000).
Contrairement aux deux rôles présentés précédemment, l’étude de Tremblay (2008) constate que le déploiement du rôle de l’IPO s’est effectué plus facilement. D’abord, sur un plan organisationnel, la mobilisation concertée de plusieurs acteurs dans les organisations locales et à l’agence régionale facilita la mise en oeuvre de la fonction selon les orientations du PQLC. Le leadership d’un oncologue réputé et impliqué à plusieurs niveaux du système de santé a également été décrit comme un élément primordial. Ce médecin possédait un réseau personnel étendu et une capacité de convaincre autant ses collègues médecins que les gestionnaires des avantages liés à la fonction d’IPO. Il a facilité le déploiement du nouveau rôle dans les organisations.
[…] c’est une des rares personnes à être capables de faire les liens entre les différents paliers du système et ça fait toute une différence (Gestionnaire, femme).
Plusieurs IPO ont d’ailleurs souligné l’importance de l’appui des oncologues pour être en mesure de maximiser leur rôle. Le pouvoir des médecins auprès des autres professionnels et de l’administration est apparu comme un facteur crucial pour que l’IPO soit acceptée dans l’équipe interprofessionnelle. Ce soutien a été particulièrement important au moment de l’introduction des IPO ou lorsque des ententes de collaboration ont dû être négociées avec d’autres partenaires. Dans les milieux où les médecins ont soutenu la mise en oeuvre de la fonction, la majorité des IPO ont été plus satisfaites et ont obtenu plus facilement la collaboration des autres professionnels et de l’administration.
Dr X était un agent de changement à l’interne, alors ça a été quelqu’un à qui j’ai parlé des difficultés que je vivais avec certains et lui ramenait ça à la réunion de service. Alors il a déblayé bien des choses. Quand tu n’as pas le soutien du médecin avec qui tu travailles et qu’il ne déblaie pas, ça doit pas être évident de faire sa place (Infirmière).
Sur le plan de l’expérience du travail, certaines IPO n’ont cependant pas bénéficié du soutien des médecins et n’ont pu obtenir que des ententes de collaboration temporaires qui constamment devaient être renégociées à la pièce et de manière opportuniste.
[…] l’équipe médicale aussi, c’était le coeur du changement, parce qu’eux, ça impliquait qu’il y avait des nouveaux intervenants qui étaient auprès de leurs patients et c’était important qu’eux aussi soient au courant et qu’ils embarquent dans le projet, puisqu’ils sont bon gré mal gré engagés là-dedans aussi. Et ça, je pense que c’est quelque chose qu’il aurait fallu qu’on travaille autrement. On ne m’a jamais permis d’avoir une rencontre avec l’équipe médicale sur le nouveau rôle de l’infirmière pivot (Infirmière).
En effet, malgré la collaboration de certains oncologues, d’autres médecins ont offert de la résistance au changement. La majorité des IPO dans ces milieux ont éprouvé des difficultés à exercer leur autonomie professionnelle dans les aspects cliniques. Certains médecins ont, par exemple, fait obstacle au déploiement du rôle voyant dans la fonction d’IPO une intrusion dans leur relation privilégiée avec leur patient :
[…] Elles s’imposent aux patients et c’est juste si elles ne nous disent pas quoi prescrire (Oncologue, homme).
D’autres ont eu tendance à associer la fonction à une porte d’entrée dans le système et ont été enclins à recourir aux services de l’IPO pour obtenir des rendez-vous en priorité pour leurs patients. Ce faisant, certaines IPO se sont retrouvées principalement reléguées à des tâches d’intermédiaires entre le patient et le système (prise de rendez-vous, résultats manquants, renouvellement d’ordonnances). Bien que ces infirmières les aient acceptées au début pour acheter la paix, il ressort que ces tâches sont vite devenues une source d’insatisfaction pour elles.
Avec le temps et la démonstration de leur compétence, certaines IPO ont par contre réussi à créer des alliances avec la plupart des oncologues. Ainsi, l’idée de départ de la fonction d’IPO fondée sur la création d’une interface entre la clinique et la coordination des soins a survécu à l’exercice parfois contraignant du pouvoir médical. Par contre, un peu plus de cinq ans après sa mise en oeuvre, le maintien de cette interface s’est peu à peu transformé en un véritable défi pour certaines IPO et ce, pour plusieurs raisons. L’augmentation de la demande de services reliée à l’incidence croissante de la maladie a fait exploser le ratio IPO/patients. De plus, les difficultés importantes d’accès aux services de santé ont amené les IPO à avoir une pratique beaucoup plus axée sur l’aiguillage dans le système et sur la gestion de symptômes physiques. Sous la pression de la charge de travail, elles ont délaissé partiellement les collectes des données, certaines interventions de soutien et d’enseignement au profit d’activités pour colmater les failles du système (prise de rendez-vous urgents impossibles à obtenir par les patients eux-mêmes, renouvellement d’ordonnances, demande d’informations des autres professionnels). Certaines passaient ainsi plus de temps à régler des problèmes ponctuels au détriment de la priorisation d’une approche globale centrée sur la personne. Les IPO qui, devant ce constat, ont lancé de multiples alertes, ont eu l’impression de ne pas être entendues.
Tout comme dans les deux autres cas, les IPO ont été confrontées aux conflits de juridictions. Pour certains médecins, l’arrivée de l’IPO a représenté une invasion inacceptable de leur champ de pratique, la fonction ayant été perçue comme un détournement des pratiques établies, ce qui a généré de la confusion dans la division du travail. Certains ne l’ont pas accepté et ont refusé de changer leurs pratiques. Les IPO ont expliqué ces conflits par une certaine divergence quant à la représentation de leur rôle. Pour les infirmières, le noyau dur de la fonction se définissait autour des rôles d’évaluation et gestion de symptômes, d’éducation et de soutien alors que la coordination des soins se trouvait en périphérie. Pour les médecins cependant, c’est la coordination qui représentait le noyau dur de la fonction d’IPO alors qu’en périphérie se trouvaient les interventions de soins infirmiers, ce qui a constitué une force d’inertie qui a ralenti le déploiement de la fonction et a été une source de frustration. En définitive, plusieurs IPO ont été déçues de l’écart qui s’est créé entre la fonction « imaginée » et la fonction « réelle ».
[…] d’avoir ce gros boom-là, c’est sûr qu’il y a eu des frustrations, même au niveau du travail parce que tu te rends compte que tu ne fais pas ton travail en profondeur et que tu vas tout le temps au plus urgent. Des fois, j’ai l’impression que c’est comme une perte de contrôle… Je reste malgré tout parce que j’ai l’impression que je suis le dernier wagon du train pour les patients (Infirmière).
Vers une ouverture aux véritables transformations
Les infirmières sont appelées à investir de nouveaux rôles et à assumer de nouvelles responsabilités dans les différents projets de réorganisation des services de santé qui se dessinent actuellement au Québec, lesquels tendent vers l’instauration de services intégrés, continus et basés sur une approche globale de soins. Les nouveaux rôles infirmiers pourraient tenir une place centrale à l’intérieur de cette réorganisation. Cependant, le contrôle exercé par la profession médicale pose un frein à la pleine réalisation de ces rôles. Sans exclure que plusieurs autres facteurs peuvent contraindre l’expansion des nouveaux rôles infirmiers, dont le manque de ressources financières et humaines, cet article traite des enjeux que soulève le pouvoir médical. Sujet délicat et faisant l’objet de controverses, ce thème est rarement discuté par la profession infirmière elle-même.
L’examen attentif des données tirées de trois recherches offre de nombreux exemples qui permettent de comprendre les dynamiques de pouvoir exercé par les médecins à différents niveaux du système de santé. Les analyses effectuées montrent que le déploiement des trois nouveaux rôles infirmiers à l’étude est largement tributaire du pouvoir des médecins aux différents niveaux décisionnels. Or, le statut que confère leur profession devrait permettre aux infirmières suffisamment de marge de manoeuvre pour déployer ces rôles de façon concertée et autonome, ce qui a peu été le cas. Et à ce sujet, les analyses laissent apparaître que le problème déborde largement les relations de la profession médicale et de la profession infirmière et interpelle l’ensemble du système de santé et sa capacité de transformation. Selon Coburn (1998), la profession médicale exerce moins de contrôle direct sur les autres professions de la santé depuis que l’État rationalise davantage les ressources. À la lumière des résultats produits par les analyses, il ressort que l’influence médicale s’est malgré tout exercée à plusieurs niveaux et qu’elle a été le plus souvent médiatisée par les structures du système qui ont permis ce contrôle. En effet, sans exclure que des groupes de médecins ont accueilli favorablement chacun des nouveaux rôles infirmiers et qu’ils ont apporté un soutien à leur déploiement, force est d’admettre que les structures mêmes du système de santé accordent actuellement un pouvoir tel aux médecins, que toute transformation des pratiques impliquant la participation d’autres groupes professionnels paraît improbable sans le contrôle de la profession médicale. L’examen des contextes légaux et politiques dans le cadre desquels les nouveaux rôles infirmiers ont pris place permet effectivement de mesurer à quel point le pouvoir des médecins s’est manifesté à tous les niveaux du système de santé, parfois même à distance et s’est répercuté sur l’organisation locale du travail.
Les analyses ont par ailleurs permis de constater que le pouvoir médical s’est traduit non seulement sur un plan légal et politique, mais aussi au niveau organisationnel à travers les rôles de direction et les responsabilités de gestion qu’occupaient les médecins, ce pouvoir leur ayant permis de définir et de décider des contours du travail des infirmières. Les analyses ont d’ailleurs laissé voir que ce pouvoir pouvait être aidant lorsqu’un leadership médical fort est présent au sein de l’organisation et soutient le déploiement de ces nouveaux rôles comme en témoigne l’expérience dans certains milieux. Néanmoins, ces mêmes analyses ont le plus souvent illustré que ce sont les médecins qui ont décidé, au final, de l’agenda de travail des infirmières et de leur niveau de participation au suivi de la clientèle et à la prise de décisions. Ces analyses permettent, en définitive, de constater l’ampleur des ramifications par lesquelles la profession médicale exerce son pouvoir, notamment à travers l’étendue de ses représentations au sein d’organismes contrôlés par les membres de la profession, ce qui est beaucoup moins le cas chez la profession infirmière (Freidson, 1984).
De nombreuses études suggèrent que la nature du travail infirmier porte en soi un potentiel et une capacité de transformation du système de santé vers des soins et des services qui répondraient mieux aux besoins de santé de la population (Farber et al., 2002 ; Kirshbaumet al., 2004 ; Msss, 2004). Les infirmières interrogées ont pourtant exprimé le fait qu’elles avaient dû faire leurs preuves auprès des médecins, négocier avec eux leur champ d’action, les convaincre de l’expertise et des compétences qu’elles détiennent et de la pertinence du travail pour lequel elles avaient été formées. Ce constat de la méconnaissance du rôle et de l’étendue de la pratique des infirmières de la part des médecins paraît clairement affecter l’habileté de travailler en partenariat (Clarin, 2007). De leur côté, plusieurs médecins ont perçu ces nouveaux rôles comme un envahissement de leur champ de pratique, une forme d’intrusion dans leur travail. Ceci se rapproche de la lecture que fait Abbott (1988) des luttes de juridictions professionnelles où l’introduction de nouveaux rôles est perçue comme une menace aux frontières traditionnelles des juridictions.
La négociation des frontières juridictionnelles entre la profession médicale et la profession infirmière se présente comme un enjeu de premier plan pour qu’un véritable travail en collaboration puisse se réaliser. L’introduction de nouveaux rôles nécessite que soient redéfinis les espaces d’autorité qu’exerce actuellement la profession médicale sur la prestation des services de santé. D’où la nécessité pour les infirmières, et pour d’autres groupes professionnels, de disposer de leviers plus nombreux et plus importants aux niveaux décisionnels, de s’exprimer davantage dans l’espace publique pour faire entendre leurs voix sur les questions de santé. La profession infirmière tente de développer son leadership dans le système de santé (Glouberman et Mintzberg, 2001a ; Atwal et Caldwell, 2006) et à l’intérieur des organisations de façon à soutenir l’expansion et la pérennité de ces nouveaux rôles infirmiers (William et Sibbald, 1999 ; Glouberman et Mintzberg, 2001b ; Dowswell et al., 2002 ; Tremblayet al., 2008). Ce type d’implication des infirmières ainsi que des modèles de pratique interprofessionnelle plus équitables et moins hiérarchiques permettent d’offrir des services qui répondent mieux aux besoins de la clientèle (Richardset al., 2000).
Les analyses ont montré à quel point l’hégémonie du pouvoir médical confère au système de santé une résilience peu commune. Les systèmes résilients sont ceux qui ont la capacité de préserver leurs modes d’interactions intacts malgré un environnement changeant (Gotts, 2007). Ainsi se perpétue une organisation du travail qui répond de moins en moins aux besoins des utilisateurs de services et de la population. À la fin des années 1980, la commission Rochon stipulait que tout se passe comme si le système était devenu prisonnier des innombrables groupes d’intérêts qui le traversent… que seule la loi du plus fort opérait… que le bien commun avait été oublié au profit des intérêts propres à ces divers groupes (Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, 1988). Vingt ans plus tard, ce constat semble toujours d’actualité, et l’inertie du système de santé apparaît ici reliée à une domination autorisée de la profession médicale. Or, les systèmes ont la capacité de se transformer à condition que le contexte légal et politique permette l’instauration d’un environnement propice à la négociation des frontières entre les juridictions professionnelles. La volonté politique conjuguée à des appuis juridiques, institutionnels et professionnels peut dans ce sens être porteuse. La mobilisation dans la direction des transformations souhaitées représente certes un défi, mais demeure possible.
Appendices
Notes biographiques
Danielle D’Amour
Infirmière de formation et détient un doctorat en Santé publique. Elle est professeure titulaire à la faculté des sciences infirmières et chercheure au GRIS de l’Université de Montréal. Elle est directrice du Centre FERASI (Formation et expertise en recherche en administration des services infirmiers). Mme D’Amour conduit ses recherches l’organisation des services infirmiers et sur la régulation des pratiques pro-fessionnelles notamment sur la collaboration interprofessionnelle. Dernière publication : D. D’Amour, L. Goulet, J.F. Labadie, L. San Martin-Rodriguez et R. Pineault, « A model of collaboration among professionals in healthcare organizations », BMC Health Services Research, 2008, 8 : 188-205.
Dominique Tremblay
Infirmière de formation et détient un doctorat en Sciences infirmières option Administration des services infirmiers au Centre FERASI de l’Université de Montréal. Elle est boursière de la FCRSS/IRSC et poursuit son postdoctorat à l’Université d’Ottawa. Elle est professeure associée à l’École des sciences infirmières de l’Université de Sherbrooke. Mme Tremblay conduit ses recherches sur les innovations cliniques et organisationnelles, plus spécifiquement en cancérologie. Dernière publication : N. Touati, D. Roberge, J.L. Denis, L. Cazale, R. Pineault, D. Tremblay, « Governance, Health Policy Implementation, and the Added Value of Regionalisation », Healthcare Policy, 2007, 2, 3 : 97-114.
Michelle Proulx
Détient un doctorat en Santé publique et une formation postdoctorale (boursière aux IRSC/SCH, 2003-2006) en sociologie (Équipe de recherche sur le médicament comme objet social, MéOS) à l’Université de Montréal. Ses travaux portent principalement sur la question du mésusage des médicaments et du risque subjectif en santé. Elle effectue actuellement des travaux de recherche sur la collaboration interprofessionnelle pour le Centre FERASI sous la direction du Pr. D’Amour. Dernière publication : M. Proulx, S. Gravel, N. Leduc, L. Monnais, « Comment l’analyse profane du risque peut-elle contribuer à l’avancement des connaissances en santé ? », Revue canadienne de santé publique, 2008, 99, 2 : 142-4.
Notes
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