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En ces temps où les religions sont trop souvent réduites à des objets idéologiquement immobiles demandant accommodements à une société en changement, Le pari personnaliste de É.-Martin Meunier expose de manière éclatante le complexe et constant processus d’élaboration des traditions religieuses, du catholicisme en l’occurrence. L’ouvrage s’offre comme un accès privilégié aux dynamiques qui ont donné corps au catholicisme au cours du XXe siècle, alors que « l’Église a fait l’histoire de la société sans toujours savoir qu’elle la faisait » et que « l’apparition de nouvelles sensibilités sociales a transformé l’Église sans que nécessairement les élites de cette société aient conscience de la portée de leur nouveau discours et de leurs nouvelles pratiques » (p. 23).
Dans une « approche wébérienne du changement social », le sociologue Meunier nous ramène aux sources de l’éthique personnaliste pour expliquer les tensions et les enjeux qui pétrissent le catholicisme contemporain. Alors que l’éthique post-tridentine insistait sur la condition pécheresse de l’humain, l’ordre naturel immuable et le rôle central du clergé, l’éthique personnaliste catholique « introduit un humanisme optimiste » (p. 28), reconnaît l’histoire comme lieu de la Révélation et valorise le laïcat. Pour expliquer ce changement de paradigme, tout autant que pour en saisir pleinement la portée, l’auteur propose un savant et passionnant parcours : travaux novateurs du père Lagrange qui transformeront le rapport des catholiques aux textes sacrés et à la Révélation ; critique philosophique néothomiste de Jacques Maritain structurant la pensée catholique du début du siècle ; appel à l’engagement dans le monde de Charles Péguy ; la nouvelle théologie des dominicains Chenu et Congar, etc.
Il reviendra à la génération des années 1930, Emmanuel Mounier en tête, d’opérer véritablement cette « révolution personnaliste » en plaçant la personne et son devoir d’engagement au coeur de ce qui se présente comme une nouvelle éthique catholique. Pour plusieurs de ses contemporains, en développant sa « pédagogie de l’accomplissement de la personne » et l’exigence de justice qui lui est lié, Mounier rejoignait « l’idéal d’une chrétienté oubliée : celui de la subversive foi des premiers chrétiens » (p. 197).
Bien que les deux premières soient riches et fort instructives, se trouve dans la troisième partie – Éthique personnaliste et catholicisme contemporain – ce qui nous apparaît comme la contribution à l’étude du catholicisme la plus stimulante et éloquente de l’ouvrage. En rappelant le rôle des sciences sociales et des mouvements d’Action catholique, le professeur de l’Université d’Ottawa raconte comment s’est imposée, dans les cercles catholiques français, de 1930 à 1965, une « théologie de l’engagement » qui « a d’une manière indéniable collaboré à l’ouverture de Vatican II » (p. 251). « De l’Église triomphante éclairée de son élite cléricale, on passait à l’idée du peuple de Dieu où les masses de travailleurs militants-chrétiens allaient, de par leurs actions les plus terrestres, accomplir les fins divines » (p. 243). De la même façon, les sensibilités de l’éthique personnaliste (personne, incarnation, progrès, ouverture sur le monde, dialogue, démocratie…) rencontrèrent les horizons d’attentes des catholiques de différentes obédiences, confrontés à la perte de crédibilité de l’Église et inquiets de son avenir. Ne circulant, jusque-là, qu’entre certains militants et intellectuels, l’éthique personnaliste trouve, dans l’après-guerre, considération aux yeux de la hiérarchie. Et voilà le terrain prêt pour le grand aggiornamento du Concile. En s’appropriant l’éthique personnaliste, Vatican II « aurait peut-être bien involontairement provoqué une transformation de la signification même de la foi dans le monde contemporain […] : de l’éthique post-tridentine à l’éthique personnaliste, le mode d’expression et de signification de la foi passait d’un mode théologico-éthique à un mode éthico-religieux » (p. 277). Cette thèse est particulièrement intéressante puisqu’elle identifie le catholicisme comme acteur d’une des transformations les plus évidentes de la religiosité contemporaine : le passage du salut de l’âme dans l’au-delà au primat du bonheur individuel et mondain, pour reprendre l’expression d’Yves Lambert.
La crise postconciliaire et le ressac conservateur qui s’ensuit seront eux aussi marqués, plus ou moins explicitement et indirectement, par l’éthique personnaliste. Il s’agit là d’un autre des appréciables apports de cet ouvrage : il montre comment les discours conservateurs intègrent, en les réorientant, des bases qui ont aussi servi à l’élaboration de positions progressistes. Ce faisant, il offre une appréciable explication à la situation actuelle. Le chercheur en arrive à l’hypothèse d’un catholicisme « postpersonnaliste » où la crédibilité de l’institution n’est plus liée à des « critères de plausibilité en rapport aux savoirs scientifiques et philosophiques et [à l’] authenticité [de] la personne » (p. 335), mais tient dans une « remagification » de l’institution dont il faudra comprendre les causes et la fonction.
En adoptant cette nouvelle éthique au cours du XXe siècle, le catholicisme « incorporait alors le principe même de la critique de son autoritarisme », rendant possible la remise en question de sa dogmatique, de son organisation et de son rapport au monde. Il s’agit là du paradoxe le « plus sociologiquement menaçant à son égard », conclura le professeur Meunier. Tel était bien le pari qu’a pris l’Église catholique. Parions à notre tour que plusieurs regretteront de n’avoir pu lire pareil ouvrage plus tôt.