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Le livre d’Aline Charles est à plusieurs égards remarquable, et même précieux. S’il se présente comme un livre sur la vieillesse féminine, ce qu’il est effectivement, il éclaire aussi ce qu’on décrit souvent comme le passage du flambeau entre l’Église et l’État dans le secteur hospitalier, la complexité du travail des femmes, ainsi que l’histoire des communautés religieuses. À l’intersection de trois champs de recherche, il apporte du neuf à chacun, grâce à leur éclairage réciproque.

En effet, pour étudier la construction sociale de la vieillesse des femmes et comment cela se traduit dans leur rapport au travail, Aline Charles passe par le secteur hospitalier, où le personnel est presque uniquement féminin. Dans la période sur laquelle elle s’est penchée (1940-1980), plus de 70 % des salariés sont des femmes, les bénévoles sont des femmes à plus de 90 % et les religieuses bien sûr, en sont toutes. Cela lui permet de saisir le travail des femmes dans sa complexité entre les sphères privée et publique, entre le marché du travail et le don. Elle compare aussi deux hôpitaux : l’Hôtel-Dieu de Montréal, fondé dès 1642, propriété des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph et où les bénévoles, comme groupe organisé, n’apparaissent qu’en 1967, et l’Hôpital Sainte-Justine, fondé en 1907 par des bénévoles, qui ont recruté une communauté religieuse, les Filles de la Sagesse, pour y travailler. Les rapports entre les bénévoles, les religieuses et les employées varient au fil du temps. Cependant, un même discours sur la charité encadre leur travail (salarié, vocation ou bénévolat), et le pose comme engagement : « Les conditions faites au personnel salarié deviennent […] une sorte de ‘don obligatoire’ fait à des institutions dont la vocation charitable exige autant qu’elle justifie tous les sacrifices, volontaires ou non », (p. 67).

Ce qui ressort de l’analyse très riche d’Aline Charles, ce sont à la fois les transformations très rapides dans la conception de la vieillesse et dans la façon dont celle-ci est vécue par les femmes entre 1940 et 1980, mais c’est aussi, la rapidité des transformations du secteur hospitalier, abordé dans le livre par la lorgnette du vieillissement des effectifs féminins qui y travaillent.

Ce qui contribue à transformer le plus le rapport à l’âge, c’est l’apparition des pensions de vieillesse et des régimes de retraite, dont même les religieuses profitent. Aline Charles montre quand et comment la vieillesse devient pour les femmes synonyme d’avoir 65 ans et d’être inactives, aussi bien pour les employées que les religieuses ; ce faisant, le bénévolat est de plus en plus pensé explicitement comme façon de meubler cette inactivité, voire comme un « outil d’insertion sociale » (p. 349). Des rites de passage à la retraite apparaissent à la fin des années 1960, pour marquer l’entrée dans cette étape de la vie.

En ce qui concerne la mainmise de l’État et des laïcs sur le secteur hospitalier, il appert que dès 1940, les jeux sont faits, tant en matière de financement que de personnel, et en 1950, les religieuses constituent déjà moins de 20 % du personnel hospitalier. Ce que l’analyse de la vieillesse et du passage à la retraite du personnel révèle par ailleurs, c’est une dimension moins connue de ce transfert de responsabilité, c’est-à-dire le passage d’une gestion très « personnalisée » du personnel, où règne l’arbitraire, avec ce que cela peut comporter de bons et de mauvais côtés, à une gestion basée sur des conventions collectives négociées à l’échelle nationale. Aline Charles décrit ce passage en détail, avec plusieurs exemples. Oeuvrant côte à côte dans les hôpitaux, en 1940, il y a trois groupes de femmes et trois modes de gestion du personnel, ou plutôt trois variantes de gestion « personnalisée » des effectifs.

Les employées sont engagées sur la base de leurs compétences, mais aussi de leurs besoins financiers ; au début de la période étudiée, surtout, la pénurie de main-d’oeuvre incite au recrutement large, et les critères d’embauche tiennent compte des aléas de la vie privée des candidates. Au passage, notons que la pénurie de personnel dans les hôpitaux, notamment celle d’infirmières, n’est pas nouvelle, comme le montre aussi Baillargeon (2007). À mesure qu’elles vieillissent, plus il leur devient difficile de se trouver un emploi, et « les hôpitaux représentent pour plusieurs femmes une solution de dernier recours » (p. 177). Pourquoi ? À cause des pratiques individualisées en matière de gestion où se mêlent « constamment vie professionnelle et vie privée pour déterminer la possibilité, la capacité ou la nécessité de travailler » (p. 180).

Les religieuses, de leur côté, sont assignées à des postes par leur supérieure, selon des critères internes à la communauté, ces obédiences pouvant les amener à travailler dans diverses institutions (surtout en ce qui concerne les Filles de la Sagesse). Ici encore la « gestion du personnel » et les affectations se font de façon très individualisée. « Contrairement aux employées cependant, le travail ne constitue pas pour les soeurs une éventualité soumise au bon vouloir de l’hôpital, mais bien un devoir, une obligation. Leurs caractéristiques individuelles déterminent les modalités de leur activité plutôt que leur éventualité » (Charles, 2007, p. 187).

Enfin, les bénévoles travaillent à l’hôpital si bon leur semble, mais pas nécessairement comme bon leur semble car dès la fin des années 1950 apparaît un Service des bénévoles qui les encadrent de façon très serrée. Mine de rien, l’image répandue d’un bénévolat libre et spontané, parce que gratuit, est ici mise à mal (Robichaud, 1998). « Tant à Sainte-Justine qu’à l’Hôtel-Dieu, des consignes strictes […] sont appliquées. Les directrices des bénévoles veillent à ce que les bénévoles respectent scrupuleusement – sans les outrepasser – les horaires, la discipline, les services d’affectation et les tâches qui leur sont confiées (Charles, 2007, p. 98).

Ce n’est pas d’hier que les bénévoles voient leur travail très encadré et très normé, et que leurs tâches à l’hôpital sont conçues comme du travail. « En 1962, le directeur du personnel de l’Hôpital Notre-Dame affirme que : ‘Il est par soi évident que les mêmes techniques de sélection peuvent servir à l’embauchage d’une bénévole et d’un membre régulier du personnel d’un hôpital’ », (p. 285).

Par ailleurs, les bénévoles dans les hôpitaux entrent mal dans le portrait statistique d’ensemble au Québec. Elles sont soit très jeunes (moins de 25 ans), soit âgées (plus de 45 ans), alors que les enquêtes indiquent que c’est dans l’entre-deux âges que les bénévoles hommes et femmes sont les plus nombreux. En fait, à l’hôpital, les bénévoles âgées ne sont pas incitées à partir, au contraire. Même avant 1960, « vieillir ou être vieille ne sont en fait pas considérés comme des raisons suffisantes pour justifier un départ. Sur ce point, l’hôpital et les bénévoles s’entendent parfaitement » (p. 205).

Avant 1960, les trois groupes de femmes ont ainsi chacun un rapport bien précis au travail gratuit ou rémunéré. Après leur cinquantième anniversaire, les religieuses doivent travailler, les employées peuvent le faire et les bénévoles choisissent de le faire. Elles ont aussi des rapports différents à la retraite : les employées devant la prendre, les religieuses pouvant la prendre et les bénévoles choisissant de la prendre. Tout cela se transforme au fil des ans. L’âge à partir duquel on peut retirer les pensions de vieillesse fixe l’âge de la vieillesse, alors qu’auparavant il y avait beaucoup de flou en la matière, et le seuil du vieil âge, selon la santé et les forces de chacune, pouvait se situer dans la cinquantaine comme après 80 ans. Au début des années 1980, si les bénévoles ont toujours le choix, religieuses et employées ont désormais un même rapport au travail hospitalier : on passe en 40 ans d’une gestion personnalisée de la vieillesse à une gestion uniforme, sur la base de normes nationales. Le livre se termine sur une ouverture. La vieillesse recommence dans les années 1980 à se diversifier, non plus à cause de l’arbitraire des administrations hospitalières ou des supérieures des ordres religieux, mais à cause de la possibilité de prendre des préretraites, inscrite désormais dans les conventions collectives.

Le livre montre bien les passerelles entre la sphère privée et la sphère publique, et la nécessité d’en tenir compte pour comprendre le travail des femmes ainsi que leur vieillesse. À cet égard, il faut rappeler qu’au début de la période étudiée, les religieuses habitaient à l’hôpital : leurs milieux de vie et de travail se confondaient. Dans le même sens, les hôpitaux louaient des chambres à certaines de leurs employées, ce dont les plus âgées avaient tendance à se prévaloir davantage que les plus jeunes.

Cette imbrication des sphères publique et privée est particulièrement bien analysée dans le cas des communautés religieuses. Les soeurs hospitalières deviennent des salariées, et à ce titre doivent prendre leur retraite du marché du travail ; elles se font alors souvent bénévoles. Dans les années 1970, le vocabulaire des communautés « distingue maintenant le ’travail rémunérateur’, le ’bénévolat’, les ’services à la communauté’, le ‘travail apostolique’ » (p. 314).

« Chez les Filles de la Sagesse, il y a désormais des soeurs qui travaillent ’à l’extérieur’ (comme salariées ou bénévoles), tandis que d’autres s’emploient ’à l’intérieur’ (à des tâches domestiques ou communautaires) » (p. 315).

Plusieurs employées ont du mal à couper les liens avec leur travail au moment de la retraite, et demeurent en activité à l’hôpital à titre de bénévoles… Cela est à mettre en lien avec ce que l’auteure avait montré dans son livre sur les bénévoles à Sainte-Justine (Charles, 1990), à savoir que le bénévolat était pour plusieurs femmes une façon de travailler, d’être présentes dans la sphère publique, mais hors du marché du travail. Travail gratuit et bénévole se prolongent l’un l’autre et à Sainte-Justine, où on forme dans les premières années des « infirmières bénévoles ».

La vieillesse n’équivaut pas à l’inactivité, ce qui apparaît clairement dans les trois groupes au début de la période étudiée, et chez les bénévoles à la fin de celle-ci. Cette activité chez les femmes âgées relève d’une définition large du travail et permet la valorisation de celles qui l’exécutent. « Un peu comme chez les religieuses donc, le discours des bénévoles valorise les tâches très modestes ou symboliques, ce qui permet à des femmes âgées de maintenir et d’étirer longtemps leur activité. La différence fondamentale entre les deux groupes provient non pas de leurs perceptions de la vieillesse, mais de leur contrat de travail : travailler constitue un choix pour les bénévoles, une obligation pour les religieuses. Dans les deux cas, cependant, il s’agit d’un travail gratuit » (p. 206-207).

Pour dresser ce portrait d’hôpitaux en transformation, et la construction sociale de la vieillesse des femmes, Aline Charles a effectué un travail colossal de dépouillement d’archives des services du personnel des deux hôpitaux (plus de 2 000 dossiers de personnes ayant au moins 50 ans au moment de leur départ de l’hôpital, entre 1940 et 1980), des procès-verbaux de comités, de journaux internes, ce qui lui permet de présenter différents tableaux et graphiques sur l’évolution des effectifs dans les hôpitaux. Les sources étant lacunaires, et souvent, comme le dit l’auteure, le gros grain de la photo ne permet pas l’agrandissement. Et pourtant… Aline Charles parvient à donner la parole aux employées, à travers la correspondance échangée avec l’administration, des entrevues avec les bénévoles permettent de saisir cet univers complexe, et elle nous fait pénétrer dans les communautés par une analyse minutieuse des obédiences et des nécrologies religieuses. Les religieuses ont en effet posé un problème particulier à l’historienne, car elles ont tendance à se fondre dans leur communauté, et il n’est pas possible, contrairement aux deux autres groupes, de leur donner la parole à titre individuel. N’empêche que le portrait des religieuses tracé par Aline Charles est tout en dentelle et en finesse. Nicole Laurin, Danielle Juteau et Lorraine Duchesne (1991) nous avaient déjà fait pénétrer dans l’univers des couvents et des obédiences. Aline Charles, décrivant la vieillesse des religieuses, nous introduit plus avant dans ce milieu, un peu sur la pointe des pieds…

Et les hommes ? L’auteure a aussi étudié les fiches de ceux-ci aux archives du personnel, et à plusieurs moments, leur exemple sert de contrepoint ou de complément à ce qu’elle avance à propos des femmes. Ainsi, entre 1946 et 1980, les rentes de vieillesse discrétionnaires, à une exception près, sont toutes attribuées à des femmes.

Les très nombreux documents reproduits au fil des pages (photographies, publicités, documents internes, articles de journaux) n’ont seulement que valeur d’illustration. Ainsi, Le dépliant de l’École des infirmières bénévoles de Sainte-Justine de 1945 (reproduit à la page 73) montre bien l’encadrement étroit du bénévolat. Ils aident aussi à cerner le contexte, le vocabulaire et les divers mécanismes de construction de la vieillesse.

Ai-je mentionné l’élégance de l’écriture ?