Article body

L’ouvrage de Serge Denis propose une mise en relation stimulante de deux constats fréquents de la sociologie politique contemporaine : le déclin du politique d’un côté et l’essor de mobilisations sociales d’envergure de l’autre. Reprenons le déroulement de sa réflexion.

L’auteur définit le déclin du politique comme celui des choix politiques – en particulier à gauche de l’échiquier politique – c’est-à-dire le déclin du pouvoir des citoyens de choisir une parole politique qui leur corresponde. Il rejette du même coup l’analyse dominante de la sociologie électorale qui assimile la hausse de l’abstention électorale à de l’apathie ou au désintérêt pour le politique. Par ailleurs, il propose de considérer le renouveau des mobilisations sociales depuis les années 1970 comme étroitement liées à l’histoire du mouvement ouvrier, la force du mouvement ouvrier ayant sans conteste contribué à l’essor d’un autre type de mobilisations, celles des « nouveaux mouvements sociaux » (NMS), pour reprendre les catégories de l’auteur. Ces deux formes historiques de l’action collective sont traitées tout au long de l’ouvrage du point de vue des dynamiques qui les unissent ou les désunissent. Là encore, l’essai de Serge Denis se démarque de la recherche en sociologie politique qui à tendance à traiter de manière cloisonnée les organisations du champ politique intervenant dans la représentation, les partis, les syndicats et les autres mouvements sociaux faisant plus souvent qu’autrement l’objet d’analyses séparées.

Posant également que le rapport salarial (le rapport social qui unit un travailleur à un employeur) n’a pas disparu mais demeure au contraire dominant dans nos sociétés capitalistes, Denis conclut à la pertinence de raisonner en termes de classes de travailleurs salariés, qui posent par définition l’inégalité du rapport de travail non entre des individus mais entre des groupes.

Parce que le mouvement ouvrier a progressivement perdu son débouché politique depuis le milieu des années 1970 – ni les partis communistes ni les partis sociaux-démocrates ne peuvent prétendre en être des relais – , les classes de travailleurs salariés se trouvent dans une situation historique inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : ils n’ont plus de médiation dans l’arène électorale. Les seuls représentants politiques collectifs qui peuvent prétendre porter la parole de ces classes toujours laborieuses sont les organisations du mouvement ouvrier (les syndicats en premier chef) et les NMS. Or, si l’action de ces organisations et mouvements est bien politique, elle n’est, selon l’auteur, pas ou peu présente sur le terrain électoral et ne permet pas de résoudre le « déclin du pouvoir citoyen ».

Comment peut-on envisager l’entrée des NMS et des organisations du MO en politique ? Quittant le terrain de l’analyse historique, Serge Denis, dans la dernière partie de son livre, propose d’explorer la possibilité d’une autoreprésentation en politique de ces formes collectives d’action. Il existe, selon lui, des éléments forts de convergence entre ces acteurs permettant la construction d’un programme politique unifié. En travaillant à partir des réalisations récentes de ces acteurs (en particulier les rencontres mondiales lors des forums sociaux mondiaux), il est possible de construire une force politique nouvelle qui rendrait la voie politique au salariat. Cette autoreprésentation des forces collectives de la société sur la scène électorale ne s’apparente ni à une coalition de citoyens (Québec Solidaire, par exemple), ni à la création d’un nouveau parti politique, mais à une forme hybride qui allierait représentation collective par le biais des acteurs sociaux et présence sur l’arène électorale.

La ligne argumentaire de l’auteur m’apparaît très stimulante parce qu’elle soulève sans détour la question que bien des acteurs sociaux se posent (comment continuer la lutte ?) et parce qu’elle met en valeur le potentiel proprement politique des mouvements sociaux. Cependant, l’argument de la nécessité que les NMS se constituent en sujet politique unifié pour devenir une force politique réelle et efficace de transformation sociale me semble discutable. À partir du moment où une telle formation politique existe, elle devient autre chose que ce pour quoi elle a été créée. On retrouve ici le paradoxe de la représentation décrit notamment par Bourdieu : à partir du moment où nos intérêts et nos identités sont portés par d’autres que nous-mêmes selon le principe de la délégation de pouvoir, ils prennent corps et existent par eux-mêmes. La création d’une entité entraîne la perte de contrôle de cette entité à moyen ou long terme ; il n’y a pas là d’autoreprésentation.