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Cet ouvrage est le fruit du premier « Séminaire Fernand-Dumont », tenu à l’Université Laval à la fin de 2001. Il s’agit d’un séminaire fermé regroupant des chercheurs de différentes disciplines des sciences sociales dont le but, comme l’indique le directeur de publication, Gilles Gagné, est de procéder à une sorte de « saisie seconde de la connaissance objective » (p. 16). À l’heure où les universités valorisent plus que tout la recherche subventionnée et souvent très pointue, on ne saurait assez souligner la pertinence d’un tel exercice qui amène non seulement les chercheurs à mettre en commun le résultat de leurs travaux mais également à tenter de faire le point d’une réflexion qui n’a pas de sens si on ne la rapporte pas à l’existence d’une société globale (quelles que soient les limites qu’on prête à cette dernière).
L’objet du séminaire était l’antilibéralisme au Québec au XXe siècle dont différentes figures sont examinées : le créditisme (Gilles Bibeau), le corporatisme (Sylvie Lacombe), le syndicalisme (Jean-Marc Piotte), la démocratie de participation (Jean-Jacques Simard), le marxisme (Maurice Lagueux), le totalitarisme (Michel Freitag). Dans un premier temps, les organisateurs ont distingué entre l’antilibéralisme de droite (le créditisme et le corporatisme) et l’antilibéralisme de gauche (le syndicalisme, la démocratie de participation et le marxisme). Cependant, à mesure du déroulement des débats entre les participants (au nombre de trente) et dont l’ouvrage offre le verbatim, ce clivage semble perdre quelque peu de son sens. D’une part, le créditisme, par exemple, n’est pas dénué, loin de là, d’éléments utopiques : l’idée d’abondance et celle d’un revenu garanti à tous peuvent difficilement être considérées sans plus comme univoquement réactionnaires. La dimension parfois naïve et populiste du mouvement créditiste ne doit pas faire oublier tout ce qui l’éloignait au Québec de la morale catholique dominante, qui insistait sur le lien entre le travail et le péché originel et qui récusait en conséquence l’idée d’abondance. En outre, comme le demande Gilles Bourque, n’y aurait-il pas un lien entre l’idée du crédit social et celle de « revenu de citoyenneté », souvent défendue par des penseurs de gauche aujourd’hui (p. 74) ? D’autre part et à l’inverse, la démocratie de participation qui, comme son nom l’indique, n’en avait en principe que pour la participation et la mobilisation des populations, était en réalité une initiative venue d’« en haut », c’est-à-dire d’un État en train de se moderniser et de se « technocratiser » et qui avait le souci d’instaurer des mécanismes de rétroaction susceptibles de lui permettre de manoeuvrer en suscitant le moins de heurt possible. Il y a là de quoi faire réfléchir les enthousiastes de ce que l’on préfère maintenant appeler la « démocratie délibérative », dont le flou qui la caractérise a la curieuse vertu de rallier autant des franges du mouvement altermondialiste et la coprésidente de Québec solidaire que le maire pas vraiment gauchiste de Montréal.
Mais c’est à vrai dire l’exposé de Michel Freitag sur le totalitarisme qui envoie en quelque sorte définitivement dans le mur la distinction entre antilibéralisme de gauche et de droite. Dans sa présentation – de loin la plus longue du recueil : cinquante-cinq pages, alors que, par exemple, celle portant sur le marxisme en fait sept –, Freitag déplace complètement le problème, si l’on peut dire. Selon lui, il faut, par-delà l’examen de ses manifestations historiques les plus connues (le nazisme, le stalinisme), tenter de forger un véritable concept sociologique du phénomène totalitaire. Le totalitarisme doit être situé dans le contexte de la crise de la modernité. Celle-ci a en propre de se fonder sur la capacité de la société à s’autoréfléchir, c’est-à-dire à se donner des structures et des institutions par lesquelles elle se met à distance d’elle-même pour énoncer et discuter son sens. Alors que dans les sociétés archaïques le sens est immédiatement intériorisé par les sujets et que dans les sociétés traditionnelles il se trouve projeté dans des autorités disposées dans une verticalité inaccessible au corps social (ces autorités entretenant censément un rapport privilégié à des formes de transcendance, religieuse ou cosmique), le propre de la modernité est de supposer, partagée entre les sujets, une capacité d’user de la raison afin d’entretenir sur une scène symbolique et politique une sorte de discussion permanente sur le bien-fondé ou la légitimité des arrangements sociétaux. C’est précisément cet agencement institutionnel fondé sur la distance à soi que les mouvements totalitaires tentent de détruire en se faisant l’expression de puissances qui s’estiment exclues ou brimées par les opérations que nécessite une telle mise à distance. Les mouvements totalitaires apparaissent en ce sens comme une négation radicale de toutes les formes, atténuées tant qu’on voudra mais néanmoins indéniables, de transcendance ou de verticalité qui se maintiennent dans la modernité. Au principe d’institution, le totalitarisme substitue ainsi le mouvement, c’est-à-dire la connexion sans médiation et à l’infini de toutes les puissances libérées par l’éradication de l’idée et des pratiques de mise à distance. C’est le sens, dans le cas du nazisme, de la « coordination » ou de la mise au pas de la société qui doit être entièrement subsumée par le mouvement, dans le cas du stalinisme, de la multiplication des organisations (de femmes, de jeunes, etc.) censées relier toutes les activités sociales au Centre. Par là, le nazisme et le stalinisme indiquent leur nature composite, à la fois résolument « postmoderne » en ceci qu’ils détruisent les structures modernes autoréflexives, et archaïque en ceci qu’ils conservent la notion, même caricaturée, d’une distance de la société à elle-même au travers du maintien d’une « instance politique » (p. 257). Aussi, selon Freitag, est-ce plutôt dans le capitalisme financiarisé ou mondialisé, qui s’est débarrassé de l’idée de Centre, que le tota-litarisme tend à réaliser son essence. Comme l’avaient en quelque sorte joyeusement prophétisé des philosophes que Freitag n’hésite pas à qualifier d’« irresponsables » (Gilles Deleuze, entre autres), le capitalisme mondialisé instaure un espace qui se confond avec l’ensemble des connexions sans médiation qu’établissent des singularités représentées comme ontologiquement déliées et qui ne visent d’autre telos que l’expansion à l’infini de telles connexions. Le marché mondial, qui matérialise au mieux un tel espace « lisse » (dixit Deleuze, pour qui le capitalisme était révolutionnaire, mais « pas encore assez »), réalise en ce sens effectivement la promesse postmoderne d’une éradication complète de toutes les formes institutionnelles qui encadrent, règlent et limitent les connexions – ne serait-ce qu’en supposant, comme disait Orwell, qu’il y a des choses « qui ne se font pas ».
Cet exposé percutant, répétons-le, déplace totalement les enjeux jusque-là identifiés. Le totalitarisme n’est ni de gauche, ni de droite – ou plutôt il s’arc-boute ou « surfe » sur des discours de gauche comme de droite pour subvertir l’institution moderne. Sans entrer dans les détails, je relève que Freitag prend ici totalement à contre-pied le discours optimiste et, quoi qu’il en ait, progressiste d’Antonio Negri et de Michael Hardt, pour qui l’Empire est l’antichambre de la multitude et du communisme (Empire, 2000, et Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, 2004). L’anthropologie sur laquelle s’étaie l’argumentation de Freitag est, au contraire de celle que véhiculent les Lumières optimistes, tout entière fondée sur une idée de ce qu’il nomme l’« humanitude » qui ne peut exister que dans un rapport à des formes d’altérité (la première étant celle du monde lui-même, que le sujet n’a pas fait et qui lui « résiste ») lui rappelant sans cesse ses limites (ou sa finitude) (p. 296).
Malgré ses qualités brillantes pour ne pas dire éblouissantes, la présentation de Freitag souffre certes un peu de ne pas être raccordée à ce qui est tout de même l’objet principal du séminaire, soit l’antilibéralisme au Québec. La discussion qui suit se concentre sur le sens du concept de totalitarisme tel que l’entend Freitag, sur le bien-fondé de l’utilisation de ce vocable et sur le rapport entre les différentes formes historiques du totalitarisme (l’une des participantes, Florence Piron, demande si la manière freitagienne de formuler le concept ne contribue pas à sinon oublier du moins banaliser le génocide). Il est compréhensible, étant donné la teneur de l’argument freitagien, qui s’inscrit dans une théorie générale de la société qui n’a pas encore suscité tous les débats qu’elle appelle, que tel ait été le cours de la discussion. Mais on aurait pu également, et par-delà la querelle des mots (est-ce bien d’un « totalitarisme » dont il est question, un tel mot n’est-il pas susceptible de rendre la discussion plus difficile plutôt que de la faciliter ?), s’interroger sur le parcours de la pensée et de la société québécoises qui les a conduites à développer depuis le milieu des années 1980 environ l’engouement que l’on sait pour le libre-échange et les vertus du marché. Comment, autrement dit, est-on passé au Québec de l’antilibéralisme à ce que Gilles Gagné décrit comme un « néolibéralisme assez général mais confus » (p. 19) ? Par quelles médiations historiques – si l’on veut aller au-delà des pseudo-explications para-chomskystes évoquant la « trahison » des élites politiques, syndicales ou médiatiques – la critique radicale de la modernité et du principe d’institution des années 1960-1970 a-t-elle finalement ouvert la voie au règne de l’espace lisse et sans limite du marché ? Ces réserves n’empêchent pas d’affirmer que l’ouvrage dont il est question représente certainement un document indépassable pour qui voudrait considérer la tradition, éclatée mais indéniable, de l’antilibéralisme au Québec.