Article body
Une même interrogation parcourt ce gros ouvrage sur les contacts entre cultures au sein des minorités francophones en Amérique du Nord, qui rassemble les textes présentés lors d’un colloque à l’Université de Moncton : comment les minorités nationales francophones vivent-elles le rapport avec l’autre ? Les nations – et à plus forte raison les minorités nationales – ont-elles encore la capacité normative de définir le monde, d’élaborer ce que Jean Morency et ses collaborateurs appellent « le capital symbolique des nations » ? L’introduction résume bien en sept pages non seulement l’argument central qui parcourt ce gros ouvrage mais aussi l’essentiel des intentions des auteurs des 30 chapitres qu’il comprend.
Le rapport avec l’autre, ou encore le contact interculturel dont il est question dans ce livre, est double. Les minorités nationales francophones – à ne pas confondre avec des groupes ethniques – s’inscrivent d’abord dans un ensemble plus vaste avec lequel elles doivent composer. Ce fut le cas pour les petits Canadas de la Nouvelle-Angleterre et pour les communautés acadiennes de la dispersion, sans oublier les communautés franco-canadiennes qui ont pris un vigoureux virage communautariste dans la foulée du fractionnement du Canada français. Mais les minorités nationales francophones sont maintenant confrontées à une autre facette de l’altérité, celle qui prend place en leur sein propre. Elles sont en effet elles-mêmes nourries et façonnées par des apports culturels divers. Les minorités francophones ont toujours assimilé et intégré des nouveaux venus, mais ces derniers se fondaient dans le groupement plutôt que d’affirmer leurs différences. Les choses changent cependant et le contact entre les cultures modifie la donne au coeur même des minorités, comme c’est aussi le cas au sein des majorités ou des ensembles plus vastes.
Le contact interculturel est donc à la fois endogène et exogène, interne et externe ; les chapitres qui composent l’ouvrage l’abordent sous ces deux angles. Cette distinction n’est pas toujours clairement posée dans le livre, mais elle est sous-jacente dans les diverses contributions. Air du temps oblige, c’est le second aspect de la question – penser le contact culturel au sein de la minorité nationale – qui retient davantage l’attention des auteurs. L’expérience interculturelle (l’expression revient souvent dans le recueil) oblige les communautés – comme elles se plaisent à se définir elles-mêmes – ou plus justement les minorités nationales à reconnaître de nouveaux piliers, selon le mot de Charles Taylor, ou encore à revoir et à refonder leur discours identitaire.
Commençons par l’examen du premier aspect, celui du contact entre la culture minoritaire et la culture plus large dans laquelle elle s’inscrit, le cas des Franco-Américains en constituant l’exemple emblématique. Jean Morency analyse le rôle de médiateurs entre la culture américaine et le Canada français de la Nouvelle-Angleterre joué par certains Canadiens français (Olivar Asselin, Alfred DesRochers, Beaugrand-Champagne, Robert Choquette et tant d’autres). « C’est par la reconnaissance concrète et pour ainsi dire quotidienne de la réalité américaine chez certains médiateurs culturels que l’image des États-Unis au Québec va être appelée à subir de profondes transformations, ce qui ouvrira la voie à la prise de conscience et à l’expression de l’américanité au Québec. » (P. 306-307.)
Analysant le contenu des Almanachs – L’Almanach agricole et commercial de J. B. Rolland, L’Almanach de Saint-François et L’Almanach du peuple Beauchemin –, Lüsebrinck montre leur grande perméabilité à la nouvelle culture de la consommation marchande naissante américaine dès le début du XXe siècle. Très tôt, les Canadiens français ont été selon lui exposés à la modernisation et aux avancées technologiques et commerciales de la culture matérielle américaine, en images du moins, mais des images dont tous les sociologues connaissent la puissance évocatrice. Ces almanachs – fort populaires dans les foyers canadiens-français de l’époque – n’étaient pas repliés sur le local et le régional, mais ils étaient au contraire ouverts sur l’international. « Les almanachs populaires canadiens-français du XIXe et du début du XXe siècle donnaient également à lire une dimension transculturelle, intégrant des informations, des récits, des proverbes et des images d’autres cultures. » (P. 141.) Lüsebrinck constate une fascination pour la culture populaire américaine, dont la présence domine dans les colonnes de ces ouvrages populaires, mais il rappelle qu’on y parle aussi beaucoup d’événements survenus ailleurs comme la révolution mexicaine, l’étrangeté de la Chine ou la guerre hispano-américaine. Les almanachs sont aussi d’importants lieux d’interprétation de la mutation du Canada français. On y fait la promotion du « bon parler français », on y conteste le « racisme » dont sont victimes les Canadiens français et les perceptions très négatives véhiculées par la presse anglo-saxonne dans les années précédant et suivant la première crise de la Conscription. Fait intéressant à noter, l’univers idéologique des almanachs analysés est loin d’être uniforme, ce qui donne à voir d’importants conflits d’interprétation entre L’Almanach de la langue française conservateur (proche de Lionel Groulx) et les almanachs Beauchemin et Rolland, plus laïcs et ouverts sur la culture américaine et prônant l’établissement de liens nouveaux avec le Canada anglais (bilinguisme, société biculturelle, droits des Canadiens français au sein du Canada, etc.).
Paul Dubé constate que les jeunes francophones de l’Ouest ont perdu le sentiment d’une différence par rapport à la culture anglo-américaine, une situation qu’il juge « critique ». Rappelant les travaux de Jean Lafontant et de Simon Laflamme, il observe « la disparition d’une véritable altérité qui puisse fonder une différence et qui soit exploitable comme symbolique » (p. 37). Très à l’aise en anglais, les jeunes francophones ne conçoivent plus la langue comme porteuse d’une différence identitaire significative et la mémoire longue est pour eux plutôt folklorique. La mondialisation et l’ouverture au monde ont investi le paysage symbolique (selon le mot de Jean-Claude Guillebaud). Ils empruntent par ailleurs à la culture de masse pour se définir et en cela ils ne se distinguent plus des jeunes anglophones. Plusieurs articles sur la langue parlée par les francophones en milieu minoritaire (Ouest du Canada) illustrent la forte présence de l’emprunt à la langue anglaise. Un exemple parmi d’autres, tiré de la contribution de Gisèle Chevalier et Bernise Doucette : le lexique grivois, scatologique et liturgique du français québécois (christ, tabarnac, ‘stie) perd du terrain au profit du lexique scatologique et sacré anglais (fuck, « djesus Craist », holly God). Le sacre québécois, devenu trop folklorique ?
Les jeunes franco-canadiens ne se voient plus dans une représentation collective commune et différente qui leur serait proposée, contrairement à la génération de Gabrielle Roy qui se définissait dans l’espace normatif du Canada français, et ils ne jouissent plus d’une reconnaissance de l’autre, un aspect essentiel dans la construction identitaire comme le souligne Charles Taylor dont la pensée est analysée dans l’ouvrage par Luc Vigneault. Dubé propose un autre constat surprenant : les immigrants francophones se distinguent des Canadiens français et ils ont un autre rapport à leur langue maternelle, qui reste pour eux une langue valorisée, jouissant de prestige et de valeur. Autrement dit – et c’est le souhait de l’auteur – l’interculturel francophone permettrait de refonder une nouvelle francophonie canadienne. Souhait trop optimiste ou utopique ? Seul l’avenir le dira, mais l’intégration à l’ensemble majoritaire anglophone risque d’entraver cette entreprise de refondation en l’absence d’une référence nationale distincte forte – donc en dehors du Québec et de l’Acadie du Nouveau-Brunswick –, ce que ne permet pas le virage communautariste ou encore le repli des francophones immigrants « dans les interstices » selon le mot de Dean Louder, repris dans la contribution de Eileen Lohka, ce qui jette un doute sur l’hypothèse de Dubé.
Certaines contributions analysent l’interculturel et le rapport à l’autre au Québec même, comme les articles de Jane Koustas portant sur le théâtre de Robert Lepage, celui de Jean-Christophe Delmeule sur Réjean Ducharme, celui de Louise Vigneault sur les arts visuels au Québec ou le chapitre de Ute Fendler sur les road movies américains, version québécoise. Malgré l’épaisseur du livre et le grand nombre de contributions sur des sujets fort variés – et assez pointus dans certains cas – un aspect important des cultures en contact au sein de la francophonie nord-américaine a été négligé dans l’entreprise, un aspect central sur lequel il faudra bien se pencher un jour ou l’autre : le contact entre le Québec considéré comme lieu d’une culture autonome et les minorités nationales francophones. La question est délicate, je le reconnais, et elle soulève de vives émotions, surtout chez certains communautariens franco-canadiens qui vivent encore le « deuil de leur nation » pour reprendre l’expression de Marcel Martel.