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Identité, vulnérabilité, communauté : ces mots sont à la mode. Faut-il pour autant en récuser l’usage ? Le parti pris de cet ouvrage collectif consiste plutôt à « déconstruire » ces notions, à partir d’exemples précis. Ces derniers sont tirés essentiellement du champ de la santé, les problèmes de « vulnérabilité sociale » étant ramenés de plus en plus souvent à leurs dimensions sanitaires – accès aux soins, qualité des soins, reconnaissance des handicaps, prise en charge des maladies et des accidents les plus graves. Les sciences sociales n’échappent d’ailleurs pas à la traque des stéréotypes que ces trois mots véhiculent, dans la mesure où elles participent à leur légitimation, pour ne pas dire leur institutionnalisation. L’usage à trois reprises du pluriel dans le titre n’est pas fortuit : il indique d’emblée que loin d’être en quête d’une triple essence, les auteurs entendent se démarquer d’une possible réification en montrant le caractère polysémique, ambivalent et même ambigu de ces mots – mots d’ordre dans lesquels chacun puise ce qu’il veut bien entendre, mots fourre-tout ou passe-partout, et quasiment reconnus pour cela d’utilité publique.
À tel point que la notion de vulnérabilité, qui est vraiment au coeur de l’ouvrage, tend à caractériser la société tout entière, et non seulement quelques poches de malheur à résorber (surtout depuis que les États occidentaux prétendent devoir réduire les dépenses de protection sociale et responsabiliser les « ayant droits »). Ce sont alors les problèmes d’insécurité sociale qui font ou refont surface, avec cette question lancinante : peut-il y avoir adéquation entre la perception de la vulnérabilité et sa réalité (que d’aucuns chercheront, faute de mieux, dans les statistiques) ? En d’autres termes, comment départager la vulnérabilité visible et celle qui l’est moins ou pas du tout ? Comment appréhender et expliquer les divers degrés de vulnérabilité ? En posant frontalement ces questions, on ne peut plus parler de cette dernière comme d’une entité, mais seulement la saisir à travers les modes d’appropriation et d’opérationnalisation que sa construction génère. L’ouvrage répond à ce souci de comprendre comment divers types de vulnérabilité sont perçus et revendiqués, pour éventuellement être institutionnalisés dans des catégories de la pratique administrative. C’est sous cet angle (attentif aux modes de sélection des vulnérabilités dignes et indignes d’attention) que le rendement de l’approche constructiviste paraît le plus évident. Il l’est en effet beaucoup moins lorsque l’analyse des politiques sociales s’arrête tautologiquement à l’idée de « construction sociale d’un problème social » (p. 30-31). Sans doute les positions moyennes sont-elles difficiles à défendre épistémologiquement, mais au regard des études de cas le constructivisme n’est tenable que dans un entre-deux, où le « brouillage des références » ne signifie pas forcément l’évaporation des « souffrances », des « refus » et des « révoltes » (p. 38-39). Est nécessaire dès lors une « mise à distance du constructivisme pour tenter d’en faire un meilleur usage et éviter l’illusion de sa circularité » (p. 21).
Dans son liminaire, Saillant résume et articule l’ensemble des textes, en montrant l’actualité du rapport habituellement établi entre identités en construction et vulnérabilités à corriger, l’enjeu étant la reconnaissance et la réparation de torts pour des personnes et des groupes (des « communautés », tels que les immigrés et leurs descendants) invoquant à leur endroit cette notion de vulnérabilité. Des mesures compensatrices faciliteraient l’accès à des statuts plus valorisants (ou moins dévalorisants) que par le passé. L’étiquette « vulnérable » serait en somme susceptible, comme le stigmate chez Goffman, d’être retournée, appropriée à des fins positives, détournée de sa fonction classificatrice, de sorte que ces populations hétérogènes et mal circonscrites, devenues catégories institutionnelles, aient enfin droit de parole dans l’espace public – « la cour des grands », pour dire les choses plus trivialement. La notion théoriquement controversée mais administrativement admise deviendrait ressource, et ressource irremplaçable dans des contextes où les « victimes de la société » sont ou seront plus souvent amenées à se livrer concurrence qu’à nouer des alliances.
Au lieu de tenter un impossible résumé de la pensée des 17 auteurs, j’interrogerai le bilan théorique et le potentiel de cumulativité de cette mosaïque de textes bien documentés (670 notes au total, avec un nombre incalculable de références bibliographiques). Ce bilan n’est pas aisé à dresser tant les sujets abordés sont variés :
les épistémologies constructivistes (Saillant) ;
les processus de conceptualisation et leur inscription dans des contextes historiques précis (Vibert ; Clément et Bolduc) ;
la parole et la place réelle des usagers dans les institutions de santé (Gagnon, Clément) ;
la souffrance sociale dans le champ de la santé mentale (Blais) ;
« le contexte de fragmentation catégorielle » (p. 149) dans lequel se retrouvent les groupes de personnes handicapées (Gaucher et Fougeyrollas) ;
les politiques d’immigration et leurs conséquences concrètes (Cognet) ;
la santé des autochtones, en particulier les facteurs explicatifs de la prévalence du diabète (que l’on ne peut réduire ni à la génétique ni à l’acculturation) ;
les représentations et la médicalisation de la vieillesse au Brésil (Leibing) ;
les notions de vieillesse « grise » (« antichambre de la mort ») et « verte » (« nouvelle phase de vie ») dans le Québec de l’après-guerre (Charles) ;
les « enjeux identitaires et communautaires » de la bisexualité (Medico, Lévy et Otis) ;
les « espaces moraux » créés par les « groupes communautaires » (Massé).
N’oublions pas enfin la stimulante postface de Jewsiewicki, lequel rappelle en se basant sur la notion de « présentisme » forgée par Hartog (p. 327) que l’accès inégal aux ressources publiques qui détermine les situations de vulnérabilité se double d’un accès inégal aux répertoires culturels. Il existe ainsi des registres différents « d’évaluation de la nature structurelle des réparations » (p. 331) correspondant aux torts subis (qu’ils aient eu lieu dans un passé lointain ou qu’ils soient reconduits sous des formes plus actuelles). Rien ne va de soi dans les contrats tacites de réparation qui se développent actuellement, tant l’image d’un Occident redresseur de torts (des siens et des autres) oscille entre culpabilisations et déculpabilisations. Réparer serait une condition pour solder les comptes, et redonner ce faisant une virginité à un système contesté : « L’accent placé sur le compte à solder renforce la légitimité du contrat et du libéralisme économique néo-conservateur, de l’éthique états-unienne de la mondialisation. Le ”présentisme”, qui constitue le cadre de la représentation politique par rapport à laquelle opère le registre d’évaluation, charrie le risque de légitimation ultime du passé redressé au présent. Le rapport colonial risque ainsi de se trouver revêtu d’une certaine nécessité historique » (p. 329-330).
Cette postface permet d’envisager un possible trait d’union entre les textes, qui résiderait dans une critique de la logique du marché appliquée aux vulnérabilités sociales. L’État serait assimilé à un marchand de biens et le citoyen (mais ce mot a-t-il encore un sens dans ce modèle ?) à un consommateur de biens. Ainsi serait vulnérable celui ou celle qui ne peut pas, ne sait pas ou ne veut pas (on pense ici aux sans-abri) accéder à des marchandises vitales comme les soins de santé. Le vulnérable serait celui-là même dont un « besoin impérieux » n’est pas satisfait et qu’il suffirait de satisfaire pour le remettre en selle. C’est en se démarquant de cette posture naturaliste ou essentialiste que l’ouvrage trouve une certaine unité. Mais l’on voit bien que ce fonds commun repose davantage sur la construction d’un « repoussoir » que sur une cumulativité positive. Certes, on peut constater ou déplorer que prédomine l’idée d’un « marché de la vulnérabilité » où « plusieurs individus et groupes entrent […] en compétition les uns avec les autres, redéfinissent sur cette base leurs liens, remanient leur discours et les enjeux qu’il sous-tend » (p. 77). Mais cela permet-il de rendre compte, a fortiori de rendre raison, des souffrances individuelles et collectives ? Ces « égoïsmes catégoriels » sont bien conformes à la théorie libérale de la compétition économique. Il est possible de s’indigner de cette comparaison en rappelant la réalité des souffrances. Mais il s’agit plus d’un désabusement que d’une accumulation théorique. Si le succès de la notion de vulnérabilité « s’explique […] plutôt mal lorsque l’on considère le peu de gains heuristiques qu’elle a permis jusqu’à présent » (p. 71), alors pourquoi reste-t-elle si prégnante dans les sciences sociales ? Comble-t-elle, tant bien que mal, un vide théorique quant à l’appréhension de ces souffrances ? Si rendre visible telle vulnérabilité contribue à l’édification d’un « espace identitaire » (« la vulnérabilité […] relève plutôt d’une stratégie de mobilisation des individus et des groupes (stratégies identitaires), laquelle entraîne une redéfinition de leurs rapports sociaux » (p. 72), alors pourquoi critiquer l’emploi de cette notion ? Elle remplit une utilité sociale.
Il ne s’agit pas ici de minorer l’intérêt de cet ouvrage, mais simplement de pointer les risques d’impasse et de flou théoriques que continuent malgré tout de faire peser les trois mots accolés du titre. On pourrait aussi s’étonner qu’aucun texte ne fasse explicitement référence à la notion de « communauté d’interprétation », dont s’est emparée une partie des sciences sociales pour évoquer la nécessité des créations collectives de sens (dont celle de vulnérabilité), sans lesquelles aucune société ne serait viable. Cela n’empêche pas cet ouvrage de mériter le détour car il n’est pas si fréquent de traiter des figures sociales de la vulnérabilité en déjouant les pièges du populisme et du misérabilisme.