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Depuis une vingtaine d’années, l’identité québécoise ou, plus précisément, les identités en présence au Québec, ont fait l’objet de nombreux débats en sciences sociales. Qu’on pense seulement aux discussions sur les fondements – ethniques ou civiques – de la nation québécoise et, donc, sur la nature des représentations identitaires des diverses composantes – francophone, anglophone, autochtone et immigrée – de la population d’ici. Pour s’en tenir à l’anthropologie, des travaux comme ceux de Bariteau (1998) sur un modèle de nationalisme civique pour un Québec souverain, de Radice (2000) sur l’identité des Anglo-Montréalais, ou encore le numéro thématique de la revue Études / Inuit / Studies sur les identités inuit (Dorais et Searles, 2001), ne constituent que quelques exemples de l’intérêt que suscitent les questions identitaires. Ces travaux s’inscrivent dans le cadre plus large de réflexions menées par des auteurs tels que Schnapper (1994), Elbaz et Helly (1995), Anderson (1996), Balibar (1998) ou Kymlicka (2002) sur les origines du nationalisme ou sur le rôle du multiculturalisme dans un univers en voie de mondialisation.

Si certaines de ces études et réflexions prennent en compte la situation spécifique des personnes nées à l’étranger ou issues de parents immigrés, les travaux sur les identités des membres des minorités ethnoculturelles restent relativement peu nombreux au Québec. La recherche dans ce domaine a surtout porté sur les jeunes. Meintel (1992), par exemple, a montré que des jeunes d’origine chilienne, salvadorienne, grecque et portugaise habitant Montréal percevaient leur identité comme fluide et multidimensionnelle (ils se considéraient canadiens et québécois, mais différents des Québécois dits « de souche »), ce qui constituait un enrichissement à leur avis. À l’instar des informateurs de Meintel, les étudiants vietnamiens interviewés par Méthot (1995) se sentaient généralement liés à leur culture et à leur pays d’origine (ou à ceux de leurs parents), mais se considéraient aussi comme pleinement québécois ou canadiens.

Une étude effectuée en région (Mimeault et al., 2001) a montré que les jeunes d’origine immigrée installés hors de Montréal et de Québec s’identifiaient le plus souvent à leur région et qu’ils comptaient s’y établir après leurs études s’ils y trouvaient un emploi. Enfin, une recherche doctorale sur les appartenances de jeunes autochtones et enfants d’immigrants (Gallant, 2002) a révélé que ceux-ci ne privilégiaient pas nécessairement les identités ethnoculturelles, leur identification première pouvant aussi bien se rattacher à leur genre ou à leur occupation qu’à leur langue ou à leur origine géographique. À la suite de Meintel (1992), Gallant met les chercheurs en garde contre la tentation de donner à l’ethnicité une importance qu’elle n’a pas toujours pour les populations étudiées.

Il n’en reste pas moins qu’on est en droit de s’interroger sur la façon dont les minorités ethnoculturelles d’origine immigrée – et pas seulement les jeunes – voient leur place dans le Québec d’aujourd’hui. Les études contemporaines sur l’immigration s’intéressent beaucoup aux aspects dits transnationaux de l’ethnicité et du nationalisme, ainsi que sur la formation de diasporas. Loin d’entraîner la rupture totale, ou presque, des liens avec la société d’origine, les mouvements migratoires modernes permettent très souvent la constitution de champs sociaux à cheval sur le pays d’origine et la société d’accueil, champs dont l’activité peut prendre différentes formes : constitution de marchés transnationaux ; participation simultanée à la vie politique du pays d’origine et du pays d’accueil ; idéologies encourageant les immigrés et leurs descendants à rester fidèles à une mère-patrie réelle ou – dans le cas des diasporas – plus ou moins mythique (Baschet al., 1994 ; Bruneau, 1995). Il peut donc s’avérer intéressant d’étudier la façon dont se construit l’identité de membres de minorités ethnoculturelles insérées dans des réseaux sociaux potentiellement transnationaux et (ou) diasporiques.

Peu de travaux se sont explicitement penchés sur la question et ici encore, les études disponibles concernent surtout les jeunes (Meintel, 1993 ; Richard, 2000). Ces études ont montré le désir qu’entretiennent beaucoup de ces jeunes de venir en aide à leur pays d’origine (ou à celui de leurs parents), tout en se considérant comme pleinement québécois. Un article de Dorais (2001), qui analyse la nature diasporique des communautés vietnamiennes du Québec, décrit lui aussi comment les membres de ces communautés s’intéressent à leur terre d’origine et participent activement à des réseaux familiaux transnationaux, tout en désirant s’intégrer (sans toutefois s’assimiler) à leur pays d’accueil.

Aux États-Unis, des chercheurs travaillant en milieu vietnamien ont décrit le rôle des valeurs et des réseaux familiaux dans la construction des communautés immigrées (Kibria, 1993 ; Nash et Trinh Nguyên, 1994), et ce même chez les jeunes de deuxième génération (Zhou et Bankston, 1994). De son côté, Gold (1992) a insisté sur la fonction identitaire de l’organisation politique anti-communiste des Vietnamiens de Californie, tout en soulignant l’importance de l’institution familiale et du désir d’insertion à l’Amérique. Une situation semblable (tension entre politique, famille et insertion) a été décrite pour la France (, 1985 ; Bousquet, 1991), et on a tiré des conclusions similaires en ce qui concerne, entre autres, les réfugiés cambodgiens en France (Simon-Barouh, 1982), les Chinois de Montréal (Chan, 1991) ou la diaspora arménienne (Tölölyan, 2000).

Tous ces travaux montrent l’existence d’un double pôle identitaire chez les minorités : intérêt pour le pays d’origine, d’une part ; participation à la société d’accueil, de l’autre. Cette dualité se manifeste dans le cadre de réseaux transnationaux communautaires (à teneur souvent politique) ou familiaux. Sur le plan théorique, deux modèles principaux sont couramment utilisés pour expliquer ce type de situation : l’analyse des champs sociaux englobant à la fois le pays d’origine et la société d’accueil (Glick Schiller, 1999) et l’existence d’un type spécifique d’entité transnationale, la diaspora, qui, selon Tölölyan (1996), se caractériserait par la prééminence de valeurs et institutions visant à construire une mémoire collective et à maintenir les liens avec le pays d’origine et entre communautés émigrées. Dans cet article, nous examinerons comment des personnes d’origine vietnamienne vivant à Montréal et à Québec élaborent des identités ethnoculturelles[1] en adéquation avec la dimension transnationale de leur expérience de vie, en nous demandant jusqu’à quel point ces identités et les pratiques qui les mettent en oeuvre correspondent au modèle proposé par Tölölyan pour définir les diasporas.

Les Québécois d’origine vietnamienne

En 2001 (données du recensement fédéral), le Québec comptait 28 310 résidents ayant déclaré une origine ethnique vietnamienne, soit 18,7 % du total canadien. Plus de 90 % d’entre eux habitaient Montréal et la région métropolitaine, mais on trouvait aussi de petites concentrations de Viéto-Québécois à Québec (environ 1 000 personnes), Gatineau et Sherbrooke.

La population québécoise d’origine vietnamienne s’est formée à partir de quatre vagues migratoires distinctes (Dorais, 2000). Avant les événements d’avril 1975 (conquête du sud du Vietnam par les troupes communistes du nord), le Canada comptait déjà quelque 1 500 personnes d’origine vietnamienne – étudiants ou anciens étudiants établis au pays – dont au moins 1 100 vivaient au Québec. À cette première vague s’ajoutèrent, de 1975 à 1978, 7 770 réfugiés politiques fuyant l’arrivée des communistes, dont 5 050 (65 %) s’installèrent en sol québécois[2]. La troisième vague migratoire est composée des réfugiés de la mer, ces personnes d’origine urbaine ou rurale appartenant à toutes les couches de la société, ayant fui en masse le Vietnam en réaction au durcissement du régime socialiste et aux troubles de la fin des années 1970[3]. De 1979 à 1981, le Canada accueillit 53 651 Vietnamiennes et Vietnamiens – d’origine chinoise pour la moitié d’entre eux – qui se répartirent partout au pays. Le Québec en reçut près de 12 000.

Les personnes arrivées du Vietnam à partir de 1982 constituent la quatrième vague migratoire. La majorité d’entre elles avaient des parents résidant au Canada, qu’elles sont venues rejoindre dans le cadre de la politique de réunification des familles. Avec leurs compatriotes déjà installés au pays, ces réfugiés et immigrés ont établi au fil des ans un réseau complet de commerces, associations et autres organismes ethniques (lieux de culte, cours de langue vietnamienne, journaux, etc.), se donnant ainsi une bonne organisation communautaire, tout en maintenant le contact avec leurs parents et amis vivant ailleurs dans le monde.

Méthodologie

Nos données sur les identités ethnoculturelles de Vietnamiens du Québec émanent d’un projet de recherche qui s’est déroulé de mai 1997 à mai 1998[4]. Ce projet consistait à recueillir et analyser des informations qualitatives sur les réseaux transnationaux et leur rôle identitaire chez des résidents d’origine vietnamienne de Montréal et de Québec. Vingt-huit entrevues furent complétées, dont sept à Québec et 21 à Montréal et en banlieue. Elles portaient sur les points suivants : itinéraire migratoire de la famille ; répartition géographique des proches ; nature des contacts maintenus avec ceux-ci ; définition de l’identité ; rôle identitaire de la langue et de la culture ; différences entre les Vietnamiens du Québec et du Canada et ceux du Vietnam et de la diaspora ; rapports avec le Vietnam et avec la société d’accueil.

L’échantillon comprenait 15 femmes et 13 hommes, répartis en trois groupes d’âge : dix personnes (six femmes et quatre hommes) de moins de 25 ans ; huit (cinq femmes et trois hommes) de 25 à 49 ans ; et dix (quatre femmes et six hommes) de 50 ans et plus. Cet échantillon comptait une grande proportion d’étudiants (dix personnes, toutes dans la vingtaine) et de retraités (sept personnes âgées de 65 ans et plus)[5]. Parmi les dix répondants actifs sur le marché du travail, huit occupaient un emploi professionnel ou administratif, alors que deux oeuvraient dans le domaine des services. Le profil de nos informateurs n’est donc pas représentatif de celui de l’ensemble des Vietnamiens du Québec et du Canada, dont la plupart travaillent comme ouvriers d’usine, employés du domaine des services ou travailleurs manuels (Dorais, 2000, p. 18).

En ce qui concerne les dates d’arrivée au Québec par contre, notre échantillon rend mieux compte des diverses vagues d’émigration des Vietnamiens. Il comprenait en effet deux personnes ayant quitté le Vietnam comme étudiantes, avant 1975 ; quatre réfugiés de la période 1975-1978 ; huit réfugiés de la mer (1979-1981) ; et dix personnes arrivées après 1982. Nos répondants étaient d’ascendance entièrement vietnamienne, sauf pour un homme de père cambodgien et pour un autre de mère sino-vietnamienne (chinoise du Vietnam). Il va sans dire qu’un tel échantillon n’a pas de valeur statistique et que toute répartition chiffrée selon le sexe, l’âge ou la profession ne peut être qu’indicative. L’intérêt de l’exercice réside plutôt dans l’expression, par les personnes ayant participé aux entretiens, de l’importance qu’elles accordent aux manifestations individuelles et collectives de leur identité.

L’expression des identités

Trois questions du schéma d’entrevue invitaient les informateurs à s’exprimer sur leur identité ethnoculturelle, leur perception de la culture vietnamienne et le rôle identitaire joué par leur langue d’origine. Pour ce qui est de la première question, près du tiers des répondants (9 / 28), tant hommes (cinq cas) que femmes (quatre cas) disent se considérer avant tout comme vietnamiens. Ces personnes ont souvent (cinq cas sur neuf) 50 ans et plus, mais le groupe comprend aussi une bonne proportion (quatre cas) de jeunes de moins de 30 ans. Voici comment certains qualifient leur identité.

Pour être franc, je me considère vietnamien, mais très québécois aussi. Comment je pourrais dire ça, c’est que j’ai une mentalité qui est beaucoup plus vietnamienne […] sauf que j’ai vécu toute mon enfance avec des Québécois, donc on peut pas dire que je retiens rien des Québécois […] Mais je me considère toujours vietnamien parce que j’ai la peau, j’ai la face d’un Vietnamien, je parle vietnamien, j’ai des attitudes vietnamiennes aussi. Alors je ne peux pas dire que je ne suis pas un Vietnamien ; je suis même plus vietnamien [que québécois].

homme de 22 ans, né au Québec

Je suis vietnamienne parce que je suis née au Vietnam et de tradition vietnamienne .

femme de 70 ans, arrivée en 1981

La majorité des répondants (19 / 28) expriment toutefois une identité mixte : « moitié-moitié », « Québécois (ou Canadien) d’origine vietnamienne », etc.

Moi maintenant je suis ici depuis onze ans, je me suis identifiée comme résidente, comme Québécoise, comme Canadienne […] On ne peut pas effacer toute notre culture, c’est sûr nous gardons notre culture. Mais c’est plus varié, moitié-moitié.

femme de 47 ans, arrivée en 1986

Je suis pas plus québécoise ni plus vietnamienne, mais physiquement, je ne peux pas nier que je suis vietnamienne […] Partagée ma mentalité, oui vraiment partagée. C’est pas Québécoise, pas Vietnamienne ; je suis partagée parce que je trouve que les deux mentalités y a du bon et du mauvais là-dedans.

femme de 21 ans, arrivée en 1985

La totalité de l’échantillon revendique donc une identité qui fait appel à la dimension vietnamienne. Le degré de « vietnamité » de chacun, ainsi que l’expression de son identité spécifique, peuvent varier selon des facteurs liés à l’histoire personnelle, mais dans tous les cas, il y a volonté nette de se rattacher à ses origines. Ce rattachement n’empêche toutefois pas la plupart des répondants de se sentir liés à leur pays d’adoption. Cette multiplicité d’appartenances prend souvent, mais pas exclusivement, la forme d’une identité culturelle en bonne partie vietnamienne, accolée à une identité civique canadienne et (ou) québécoise.

Pour pousser plus loin notre compréhension de l’identité ethnoculturelle, nous avons demandé à nos informateurs quelles étaient, selon eux, les caractéristiques principales de la culture vietnamienne, et ce qu’ils considéraient le plus important dans cette culture. Leurs réponses à la première partie de la question tournent surtout autour de trois thèmes : l’institution familiale (19 mentions), la persévérance et l’ardeur au travail (15 mentions), et une certaine réserve mêlée de fierté (14 mentions). Quatre jeunes soulignent aussi l’importance des études et des diplômes.

Les réponses au second volet de la question font état d’un seul thème principal, l’institution familiale. En effet, la majorité des répondants jugent que ce sont la famille (15 mentions), le respect des aînés (six mentions), le culte des ancêtres (cinq mentions), l’honneur familial (quatre mentions) et (ou) le respect des autres (trois mentions) qui constituent les aspects essentiels de la culture vietnamienne. Ces 33 mentions liées à l’institution familiale comptent pour les trois quarts des 44 caractéristiques jugées particulièrement importantes par nos informateurs. Voici quelques exemples de réponses aux deux parties de la question :

Je crois que [la principale caractéristique] c’est l’honneur, l’honneur de ne pas perdre la face, parce que c’est ça. Une fille qui se marie, puis si elle divorce, c’est le déshonneur de la famille, ou si un garçon qui n’est pas marié a un enfant, c’est vraiment le déshonneur.

femme de 24 ans, arrivée en 1983

La culture vietnamienne se caractérise surtout par le respect des aînés et la solidarité dans la famille.

homme de 65 ans, arrivé en 1979

Ils sont travailleurs, persévérants et proches de leur famille […] Dépendants aussi de la famille. Ce qui est le plus important pour eux c’est justement la famille : le culte des ancêtres, le respect des aînés. Les études aussi.

homme de 24 ans, arrivé en 1982

Interrogés sur les principales différences entre Vietnamiens et Québécois « de souche », nos informateurs ont tendance à définir ceux-ci comme une sorte d’antithèse d’eux-mêmes[6]. Les Québécois seraient peu attachés à leur famille et moins travailleurs que les Vietnamiens mais par contre, ils auraient tendance à être plus libres et plus ouverts qu’eux.

Les Vietnamiens […] Peut-être plus à cause de la relation familiale, on est plus attaché. Moi j’ai remarqué que des parents [québécois], ils ont hâte que leurs enfants aient l’âge de 18 ans pour les sortir de la maison.

femme de 21 ans, arrivée en 1985

La plus grande différence que je vois a un rapport avec le travail. Les Vietnamiens travaillent et ne rouspètent pas, contrairement aux Québécois.

femme de 46 ans, arrivée en 1981

En somme, nos répondants voient leur culture – centrée sur la famille et le travail – de façon assez positive. Ils estiment toutefois que les Québécois « de souche » possèdent des qualités – l’ouverture d’esprit par exemple – qui leur manquent. Certains jeunes trouvent l’institution familiale parfois pesante et envient sans doute un peu leurs amis québécois, mais tous les informateurs estiment que la famille garde son importance au sein de la diaspora. La grande majorité d’entre eux croient aussi que cela s’applique également aux jeunes nés ou élevés à l’étranger, quoique dans ce cas, plusieurs apportent des nuances.

La première génération conserve encore en elle le sens ou le caractère sacré de la famille. Pour la deuxième génération, ils s’adaptent très bien à la société québécoise […] C’est-à-dire qu’ils sont plus ouverts. Ils s’adaptent assez bien aux changements, mais pour eux, comme moi dans mon cas, on essaie toujours de garder les liens familiaux. Parce que c’est important.

homme de 25 ans, arrivé en 1990

Oui la famille est toujours importante. Mais c’est difficile de faire comprendre ça aux enfants car ils n’ont pas la même mentalité […] Ici à l’école, on leur dit que si les parents les frappent il faut téléphoner au 911. De plus en plus, les enfants vietnamiens ont moins de sentiments familiaux qu’au Vietnam. Ici, ils ne voient pas beaucoup leurs parents chaque jour.

homme de 42 ans, arrivé en 1975

L’institution familiale semble donc toujours constituer une référence culturelle et identitaire importante pour une bonne partie des Vietnamiens du Québec. La langue vietnamienne aussi, quoique à un moindre degré. Lorsqu’on demande aux informateurs si les jeunes nés ou élevés hors du Vietnam peuvent être vietnamiens sans parler la langue, dix d’entre eux affirment que oui (un « oui » parfois nuancé) et un nombre égal dit que non. Cinq répondent « peut-être » et trois disent ne pas savoir. La mentalité, les valeurs (surtout familiales) et même le « sang » exerceraient ainsi des fonctions plus fondamentales que la langue dans le maintien de l’identité vietnamienne en situation diasporique.

Le rapport au groupe ethnique

Afin de mieux comprendre comment nos répondants perçoivent la place des Viéto-Québécois au sein de la diaspora vietnamienne, nous leur avons posé quelques questions sur les caractéristiques principales des communautés vietnamiennes – au Québec comme ailleurs – les problèmes de celles-ci, leur organisation et leurs principales institutions.

Lorsqu’on demande aux répondants si les communautés vietnamiennes de Québec ou de Montréal sont unies, la moitié d’entre eux (14 / 28) affirme que oui, alors que l’autre répond non (6 / 28), oui et non (5 / 28), ou dit ne pas savoir (3 / 28). Les raisons d’affirmer que la communauté est unie tiennent surtout à l’existence de fêtes et activités collectives (huit mentions), à la présence d’associations ethniques (six mentions) et à un sentiment de solidarité (cinq mentions). Les facteurs de désunion, par contre, consisteraient avant tout en chicanes et commérages (cinq mentions), ainsi qu’en dissensions politiques au sein de la communauté (quatre mentions). Ces chicanes, dissensions et attitudes compétitives sont perçues comme les problèmes communautaires les plus importants.

Plusieurs répondants reconnaissent que malgré ces problèmes, la présence d’organismes vietnamiens dans la ville qui les a accueillis les a aidés à s’y insérer. La plupart d’entre eux estiment toutefois avoir eu des difficultés à bien s’adapter. Seuls certains jeunes – y compris, bien sûr, ceux qui sont nés ici – et les personnes ayant quitté le Vietnam pour faire des études à l’étranger disent ne pas avoir vécu de problèmes d’adaptation. Les autres parlent surtout de difficultés liées à la langue, au climat, à la mentalité, au travail et à la nourriture, l’apprentissage du français ayant constitué leur problème majeur. Pour les personnes qui ne parlaient pas cette langue avant de quitter le Vietnam, il a fallu s’approprier un idiome nouveau et sans rapport aucun avec la langue maternelle. Les autres ont dû s’adapter au français québécois, fort différent de celui appris au Vietnam ou en France.

Quand on leur demande si, dans leur ensemble, les Vietnamiens d’outre-mer forment une collectivité organisée, nos informateurs ont du mal à répondre. Seuls six d’entre eux affirment que oui. Les autres estiment que non (neuf cas), ou ne savent pas (dix cas). Contrairement à ce que le modèle de Tölölyan (1996) pourrait laisser présager, les associations collectives transnationales qui tentent de regrouper les Vietnamiens de l’étranger selon leurs affinités politiques, professionnelles ou religieuses ne semblent généralement pas être perçues comme ayant un impact important sur l’organisation des communautés diasporiques.

Par rapport aux Chinois, je crois que les Vietnamiens du monde, nous ne formons pas une collectivité organisée. Pas bien organisée comme les Chinois […] Les Vietnamiens c’est un peu plus relax, c’est pas trop rigide comme les Chinois. J’ai l’impression qu’il n’y a pas de réseaux […] On a des activités chez les catholiques, les bouddhistes, et aux États-Unis les anciens militaires, mais c’est pas très fort comme la collectivité des Chinois.

homme de 51 ans, arrivé en 1990

Je pense pas [qu’on soit organisé à l’échelle internationale]. Bien j’en ai vu. Il y en a des organisations, des communautés dans chaque grande ville en Amérique, en Europe. Je ne sais pas.

femme de 26 ans, arrivée en 1988

Je ne suis pas au courant. La famille c’est le plus important ; et la solidarité familiale ; et les pagodes.

femme de 72 ans, arrivée en 1979

Pour la plupart de nos informateurs, la solidarité familiale transnationale est plus importante que l’organisation communautaire pour régler les problèmes personnels ou collectifs découlant de la vie en diaspora. Quand on leur demande quelles sont les institutions majeures pour les Vietnamiens d’outre-mer, ils mentionnent spontanément la famille et (ou) le culte des ancêtres, plutôt que les associations et organismes formels qui tentent de structurer la diaspora. Si les institutions formelles jouent un rôle quelconque, c’est au niveau local plus qu’international.

Le rapport au Vietnam

Même s’ils vivent en diaspora depuis parfois longtemps, nos répondants se sentent encore généralement intéressés par leur pays d’origine. Nous leur avons donc demandé comment se manifestait cet intérêt et quelle était son importance.

Seuls six informateurs sont retournés au Vietnam depuis leur départ du pays. Tous y ont constaté des changements, mais aussi des constantes. Pour les deux plus jeunes (moins de 30 ans), l’expérience a été positive, mais les plus âgés semblent avoir ressenti un certain malaise lors de leur séjour, ne reconnaissant plus tout à fait les choses et les gens qu’ils avaient quittés plusieurs années auparavant. Ce malaise, qui s’ajoute au traumatisme vécu par certains lors de la guerre ainsi qu’à la différence dans les conditions de vie, explique sans doute le fait que généralement parlant, nos informateurs n’envisagent pas de retourner vivre en permanence au Vietnam. Seuls quelques très jeunes répondants affirment qu’il leur serait éventuellement possible d’aller un jour s’installer là-bas. Les autres disent ne pas vouloir du tout rentrer au Vietnam (quatre cas) ou, le plus souvent, n’envisager d’y séjourner que pour leurs vacances ou dans le cadre d’un emploi temporaire.

Même si nos informateurs ne prévoient pas retourner vivre au Vietnam de façon définitive, ils continuent à être intéressés par ce qui s’y passe. À cinq exceptions près[7], tout le monde affirme ressentir de l’intérêt pour son pays d’origine (ou celui de ses parents). Tous aussi[8] disent qu’il est important de s’occuper des questions vietnamiennes. Les raisons pour ce faire sont nombreuses, mais elles tournent généralement autour d’un sentiment de solidarité envers le peuple vietnamien, auquel on estime toujours être lié, parfois par parents interposés quand on est né à l’étranger.

Oui je m’intéresse beaucoup à ce qui se passe au Vietnam, j’ai hâte qu’il se développe, parce que tu sais que là-bas, il y a encore la mentalité communiste. C’est quand même le pays d’origine de mes parents, je veux savoir ce qui se passe là-bas.

homme de 22 ans, né au Québec

C’est important pour moi parce que j’aime les gens là-bas. Je ne veux pas qu’ils souffrent ou qu’ils soient dans la misère.

femme de 46 ans, arrivée en 1981

De temps en temps j’écoute les nouvelles. Au fond ça ne m’affecte pas beaucoup. Pour l’instant je ne pense pas important de s’occuper de ce qui se passe au Vietnam, mais si un jour on a les moyens, je pourrais aider les orphelins.

femme de 28 ans, arrivée en 1988

On peut donc observer un attachement certain au Vietnam. Nos informateurs se rendent compte qu’il leur serait difficile de retourner vivre dans leur pays d’origine, mais très peu – sinon aucun – d’entre eux rejettent celui-ci totalement. À quelques rares exceptions près, tous disent s’intéresser à la situation du peuple vietnamien et plusieurs souhaitent que les jeunes s’y intéressent aussi, même si, de façon réaliste, on constate que ceux-ci ont plus de liens avec le Québec et le Canada qu’avec le Vietnam.

Cet intérêt soutenu des Vietnamiens du Québec pour leur pays d’origine correspond à l’un des critères proposés par Tölölyan (1996) pour définir les diasporas. Un autre critère par contre, la prééminence des organismes politiques et idéologiques transnationaux, semble faire défaut, comme on l’a vu précédemment. Le modèle diasporique ne s’applique donc peut-être pas complètement à la situation décrite ici.

Le rapport au Québec

Nos répondants vivent dans une société d’accueil qui se caractérise par une double appartenance. Qu’ils habitent Québec ou Montréal, le discours ambiant leur rappelle constamment qu’ils sont citoyens d’un État (le Québec) majoritairement peuplé de francophones d’origine surtout européenne, et dont la langue officielle est le français, mais que cet État fait lui-même partie d’un pays bilingue (le Canada) dont la majorité de la population – comme celle du reste de l’Amérique du Nord – est anglophone. Le schéma d’entrevue comprenait des questions sur la façon dont les répondants perçoivent la vie politique québécoise et canadienne, sur les rapports qu’ils entretiennent avec la population majoritaire et sur les gestes qu’ils posent pour préserver leur identité ethnoculturelle allochtone.

La majorité des informateurs (18 / 28), peu importe le sexe ou l’âge, se disent intéressés par la politique d’ici. Dix autres personnes par contre affirment que cela les intéresse « peu » (sept cas) ou « pas » (trois cas) :

Moi, je m’intéresse beaucoup à la politique. Regarde la photo avec la madame Kim Campbell [première ministre intérimaire du Canada en 1993]. J’ai travaillé pour son parti. J’ai travaillé dans la communauté vietnamienne […] Il faut écouter les immigrants. Sais-tu pourquoi? Parce que les immigrants ont deux expériences […] Moi j’ai deux cultures, mais toi tu as seulement une culture.

femme de 47 ans, arrivée en 1986

Oui c’est important quand on est canadien.

homme de 70 ans, arrivé en 1987

Oui [c’est important] parce que je suis québécois et que le Canada est mon pays. J’ai une responsabilité en tant qu’électeur.

homme de 24 ans, arrivé en 1980

La majorité des répondants semblent se sentir d’abord liés au Canada, quoiqu’ils ne contestent pas la légitimité de la culture québécoise francophone et qu’ils affirment vouloir s’y adapter. Cet attachement au Canada relève avant tout d’une certaine crainte à l’égard des bouleversements politiques, mais il est peut-être aussi partiellement lié au fait que les trois quarts des informateurs (21 / 28) considèrent que le gouvernement (surtout fédéral en l’occurrence) s’occupe bien des réfugiés et des immigrants.

Les rapports avec les membres de la société d’accueil paraissent excellents, quoique les réponses reflètent peut-être une certaine normativité, les répondants ayant craint de se montrer désagréables envers les chercheurs. Les 26 personnes qui ont exprimé une opinion à ce sujet affirment entretenir de très bonnes relations avec les gens d’ici. Vingt et une d’entre elles disent avoir des amis québécois « de vieille souche ». Dix ont des parents ou des connaissances ayant épousé des Québécois, et trois sont eux-mêmes engagés – ou l’ont été – dans des relations sentimentales mixtes.

La majorité de mes amis sont québécois. J’ai des amis vietnamiens, mais ils sont rares. Avant de sortir avec mon copain vietnamien, j’ai toujours sorti avec des Québécois. C’est le seul avec qui j’ai sorti qui est vietnamien.

femme de 21 ans, arrivée en 1985

Oui j’ai de bonnes relations avec les gens d’ici, comme amis.

homme de 65 ans, arrivé en 1979

Si les relations semblent au beau fixe, nos répondants ne sont pas tous convaincus que les Québécois et les Canadiens les comprennent vraiment. Seuls quatre d’entre eux affirment que c’est le cas. Les autres croient qu’on ne les comprend pas (cinq cas) ou, le plus souvent, donnent une réponse prudente : « oui et non », « un peu », « aucune idée ».

Le désir de s’intégrer et de participer à la vie de la société d’accueil – que ce soit par l’action politique ou en développant des amitiés avec les gens d’ici – n’est pas synonyme d’assimilation culturelle, bien au contraire. À une exception près (un homme d’âge moyen), tous nos répondants, y compris ceux qui sont nés au Québec, peuvent mentionner les moyens concrets qu’ils prennent pour préserver leur identité vietnamienne. Ces moyens sont nombreux, mais quelques-uns se démarquent des autres : la pratique du culte des ancêtres (13 mentions) ; l’usage de la langue vietnamienne (13 mentions) ; la participation à des fêtes, réunions et visites (13 mentions) ; la pratique du bouddhisme ou du catholicisme (12 mentions) ; la participation aux activités des associations ethniques locales (neuf mentions). La préservation de l’identité relève donc autant de la culture que de la vie sociale ou de la langue.

Certains soulignent qu’ils ne font pas d’efforts conscients pour préserver leur identité. Les initiatives qu’ils prennent à cet égard vont de soi. Elles découlent tout naturellement de leur moi profond, qui est vietnamien.

Moi je pense que je n’ai pas besoin de rien changer. Juste rester moi.

femme de 47 ans, arrivée en 1986

[Préserver l’identité] c’est la conscience d’avoir certains devoirs envers ton pays natal. C’est le sens sacré de la famille, les liens familiaux et la culture.

homme de 25 ans, arrivé en 1990

Il suffit que je sois en contact avec mes amis et ma famille pour rester Vietnamien. Je pratique le culte des ancêtres à la pagode […] Mais je tiens à préciser que je ne fais pas ça pour préserver mon identité vietnamienne. C’est ma « vietnamité » qui me pousse à faire ça.

homme de 29 ans, arrivé en 1980

Nos informateurs semblent généralement prêts à s’intégrer au Canada et au Québec et à participer pleinement à leur société d’accueil, même s’ils trouvent qu’on ne les comprend pas toujours parfaitement. Ce désir de participation ne les empêche toutefois pas de rester fiers d’être Vietnamiens, Viéto-Québécois ou Viéto-Canadiens. Il leur semble tout naturel de vouloir préserver leur culture d’origine et pour eux, l’intégration n’est pas synonyme d’assimilation.

Ce survol rapide des représentations identitaires d’un groupe de 28 personnes d’origine vietnamienne vivant à Montréal et à Québec nous a permis de constater la présence chez nos répondants d’identités ethnoculturelles relativement fluides, reflétant des expériences de vie faites d’éléments originaires d’ici et d’ailleurs. Nos observations rejoignent en cela celles de Meintel (1992), Méthot (1995) ou Gallant (2002) sur l’identité de jeunes Québécois issus des minorités ethnoculturelles.

Comme on vient de le voir, tous nos informateurs se disent prêts à s’intégrer à la société d’accueil – le Canada et (ou) le Québec – et à y participer pleinement aux plans économique, politique et social, même si plusieurs jugent que les membres de cette société ne les comprennent pas vraiment. Tous, aussi, sont fiers de leurs racines vietnamiennes et trouvent naturel de vouloir préserver leur culture d’origine ou celle de leurs parents.

Ce désir de rattachement aux origines n’empêche toutefois pas une bonne partie des répondants de se sentir également liés à leur pays d’adoption. Le degré de « vietnamité » (identité de base perçue comme vietnamienne) varie d’un individu à l’autre, selon l’histoire et la personnalité de chacun. Cette appartenance multiple (vietnamienne, canadienne, québécoise) prend souvent, mais pas exclusivement, la forme d’une identité culturelle que les répondants définissent comme « vietnamienne » (ou mixte), et d’une identité civique (rattachement à un État-nation) « canadienne » et (ou) « québécoise », le Québec étant généralement perçu comme faisant intégralement partie du Canada.

L’identité culturelle « vietnamienne » est définie par nos informateurs comme fondée sur des valeurs spécifiques (famille, piété filiale, travail), sur le « sang » (être d’ascendance vietnamienne) et sur la langue, quoique cette dernière ne soit pas toujours jugée essentielle à la définition de l’identité. On perçoit la culture comme pouvant être influencée – mais pas complètement transformée – par les différents environnements locaux où vivent les Vietnamiens d’aujourd’hui (Vietnam, Québec-Canada, États-Unis, Europe, etc.).

La solidarité familiale, noyau incontournable, de l’identité culturelle vietnamienne, joue un rôle beaucoup plus important que les organismes communautaires locaux et internationaux (associations d’entraide ; organisations professionnelles, politiques ou religieuses) quand il s’agit de régler les problèmes individuels ou collectifs découlant de la vie en diaspora. Nos répondants semblent se percevoir avant tout comme appartenant à des réseaux composés de parents et amis dispersés à travers le monde (y compris au Vietnam), avec qui on entretient divers types de contacts, plutôt que comme membres d’une communauté internationale structurée.

Comme nous l’avons mentionné en introduction, les auteurs ayant étudié la vie sociale des Vietnamiens aux États-Unis et en France ont souligné eux aussi l’importance primordiale des réseaux familiaux, sans nier pour autant le rôle des organismes communautaires. Au Québec comme ailleurs, les relations familiales et parentales semblent ainsi jouer le premier rôle dans l’organisation et le fonctionnement des communautés vietnamiennes, même si celles-ci se sont également dotées de nombreuses institutions collectives.

Cette importance secondaire accordée aux institutions transnationales formelles ne permet pas, semble-t-il, d’expliquer la situation identitaire des Vietnamiens du Québec grâce au modèle de diaspora proposé par Tölölyan (1996). Rappelons que selon ce modèle, les communautés diasporiques se caractérisent d’abord par le fait qu’elles ont dû quitter leur pays de force et qu’elles veulent rester en rapport entre elles ainsi qu’avec leur lieu d’origine. Si ces caractéristiques correspondent bien à la situation des Vietnamiens d’outre-mer, il n’en est pas de même de l’élément principal du modèle : travailler activement au maintien ou à la construction d’une mémoire collective, grâce à la prééminence accordée aux associations et autres organismes communautaires.

L’absence de cet élément ne signifie pas que l’identité des Viéto-Québécois ne soit pas marquée par leur expérience migratoire. Au contraire, comme le montrent nos entrevues, la majorité de nos répondants se reconnaissent une identité vietnamienne, tout en se réclamant aussi d’une appartenance au Québec et au Canada. Exception faite de trois ou quatre individus plus âgés se considérant comme des exilés (« je suis vietnamien mais je vis au Canada »), quand nos informateurs définissent qui ils sont, ils font d’abord référence à une culture, à un mode de vie et à des valeurs considérés comme plus ou moins « vietnamiens », plutôt qu’à un État-nation spécifique. Cependant, pour la majorité d’entre eux, l’autodéfinition inclut aussi une dimension territoriale, qui est généralement canadienne et (ou) québécoise (cf. des affirmations comme « je me sens à la fois vietnamien et canadien »).

Comme nous l’avons vu plus haut, on peut donc sans doute parler d’une identité composite comprenant deux volets, l’un culturel (l’identité « vietnamienne ») et l’autre civique (l’identité canadienne et québécoise). Mais les choses ne sont pas si simples. D’une part, le sentiment d’appartenance au Québec et (ou) au Canada peut avoir une dimension culturelle (on se reconnaît différent des Vietnamiens du Vietnam, des États-Unis, d’Europe ou d’ailleurs). D’autre part, la grande majorité de nos répondants considèrent que la culture vietnamienne émane encore d’un lieu précis, le Vietnam. En ce sens, l’État-nation vietnamien constitue une sorte de mère-patrie pour eux, même quand ils s’opposent au régime (communiste) qui contrôle actuellement le pays et qui, dans l’opinion de plusieurs, ne jouit d’aucune légitimité (Dorais, 2001).

L’identité culturelle « vietnamienne » ne peut donc être complètement séparée d’une certaine forme d’identité nationale, spécialement chez ceux qui sont nés au Vietnam et qui appellent parfois cette nation « mon pays », tout en se disant en même temps québécois et (ou) canadiens. Corollairement à cela, il est douteux que nos plus vieux informateurs se considèrent comme faisant partie intégrante du territoire et du peuple canadiens – même s’ils revendiquent généralement une appartenance au Canada – alors qu’au contraire, beaucoup de jeunes se sentent liés de près aux nations québécoise et (ou) canadienne, tout en se percevant aussi comme profondément vietnamiens.

Cette forme complexe d’identité, même si elle n’est pas entièrement diasporique au sens où l’entend Tölölyan, n’est pas non plus nationale au sens où l’on comprend généralement ce terme (sentiment d’appartenance et de loyauté envers un seul État-nation, que celui-ci soit réel ou virtuel). C’est pourquoi il faut peut-être parler d’identité ethnoculturelle à géométrie variable (et à dimensions transnationales), définie à la fois par des éléments de culture (plutôt « vietnamiens »), de citoyenneté (plutôt canadiens et québécois) et d’ethnicité (plutôt liés au statut de minorité issue de l’immigration).

Une telle forme d’identité peut faire à la fois appel aux solidarités familiales, à l’histoire de vie individuelle et aussi, quand il le faut, à la mémoire collective et aux institutions qui l’incarnent. Le modèle qui explique le mieux une telle situation est sans doute celui ébauché par Clifford (1994), qui définit des « dimensions diasporiques », c’est-à-dire des moments, dans l’histoire des communautés transnationales issues de l’immigration, où la mémoire et l’action collectives prennent le pas sur les expériences individuelles et familiales dans la construction de l’identité ethnoculturelle. La recherche sur les identités vietnamiennes au Québec devrait peut-être se diriger maintenant vers une étude plus attentive des facteurs politiques et idéologiques ayant mené à la formation et au développement des communautés observées. Une telle recherche permettrait de mieux comprendre les conditions d’émergence et d’occultation, dans une collectivité immigrée donnée, de cette dimension diasporique définie par Clifford, faisant ainsi avancer le débat sur le transnational et les diasporas.