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Le jury du prix Jean-Charles Falardeau a été bien inspiré de consacrer La fin de la famille moderne comme le « meilleur livre en sciences humaines » paru en 2000. Il s’agit d’un livre rigoureux dans la construction de son objet et dans son exposition. Il réussit à démontrer que « le type de famille est organiquement lié à un type de société ». Ce qui renoue heureusement avec les ambitions des fondateurs de la sociologie, tandis que leurs héritiers – à l’exception de Parsons auquel je suis tentée de joindre Bourdieu – ont oublié, laissant l’objet sociologique « famille » en déshérence. Ainsi, pour s’en tenir au registre francophone, dans le Traitéde sociologie de Gurvitch en 1967, aucun chapitre n’y était consacré. Malgré les travaux d’Andrée Michel, les sociologues féministes qu’elle avait formées ou inspirées s’y sont peu attachées en tant que telles par la suite, préoccupées qu’étaient la plupart d’entre elles de cerner l’articulation entre « production » et « reproduction ». Ce qui a produit des hypothèses novatrices auxquelles toutefois le « retour de la sociologie de la famille » (incarné, par exemple, par Jacques Commaille, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly et leurs disciples) reste largement imperméable, Irène Théry occupant une position plus mitoyenne.
La force de ce livre tient à son érudition qui intègre les apports de la sociologie à ceux de l’histoire, de l’anthropologie et de la psychanalyse. Cette intégration théorique est mise au service d’un questionnement empirique sur les transformations contemporaines de la famille replacées dans le long terme de la modernité. Dagenais ne traite pas de la fin de la famille (comme on dit si facilement à la télévision), mais de la fin de la famille moderne, de cette famille qui avait pour ambition de faire de l’enfant un individu autonome. Ambition qui a pris corps sur plusieurs siècles. C’est à la reconstruction théorique de l’idéal-type de la famille moderne, sous l’angle du rapport à l’enfant et de la relation conjugale, qu’est consacrée la majeure partie de ce livre. Reconstruction nécessaire pour saisir l’ampleur des transformations à l’oeuvre depuis une trentaine d’années. Il est sûr que, depuis sa fondation moderne, la famille avait connu de nombreuses transformations, parfois profondes (taille ; rôle du père ; intervention de l’État, notamment), mais celles-ci ne remettaient toutefois pas en question la place centrale de l’enfant dans la vie conjugale et familiale, non plus qu’une famille reposait sur l’alliance d’un père et d’une mère.
Si Dagenais admet (p. 200) que « cette remise en question fondamentale ouvre la porte à des possibles intéressants, comme elle ferme la porte à des iniquités d’un autre âge », il insiste pourtant sur le fait que « la crise de la famille », alliée à celle de l’éducation, « signale que nous ne croyons plus tout à fait dans ce monde à transmettre ». Les rôles déconstruits débouchent sur de l’imprévisibilité, sur du désarroi, que manifeste, par exemple, la violence parentale étrangère à l’exercice d’une autorité. Mais le défaut d’autorité, s’il n’emprunte (heureusement) pas régulièrement cette forme extrême, est pourtant devenu massivement banal ; la socialisation, dorénavant soumise à l’amour, place les enfants sur le même pied que les adultes qui se débarrassent ainsi de leur responsabilité – ce que souligne aussi Louis Roussel, dans son dernier livre, L’enfance oubliée, (Paris, Odile Jacob, 2001) ; Roussel qui s’était élevé, dès La famille incertaine, (Paris, Odile Jacob), 1989, contre l’interprétation partiale de l’apparition de « l’enfant-roi ».
Pour aborder ce nouveau rapport à l’enfant, Dagenais développe son analyse au regard de deux aspects : la sous-fécondité et la redéfinition de la relation conjugale. Il écrit (p. 232) que le mariage moderne « était fortement encouragé par la socialisation différentielle des genres » et, ajoute-t-il, « par l’obligatoire réalisation subjective d’un genre par l’autre ». Autrement dit, selon Dagenais, « pour réaliser un genre assumé comme attribut d’une subjectivité, il ne suffit pas d’exercer des tâches définies comme féminines ou masculines, il faut le faire dans le cadre d’un engagement : pour l’autre. […] L’identité moderne se caractérise par une sorte de contrainte psychologique à réaliser le genre. […] en se mariant, on ne fonde pas une vie de couple, une entreprise, ou une unité de consommation. La réalisation du genre est essentiellement orientée vers la fondation d’une famille à travers l’accomplissement des tâches reliées au genre. » La transformation contemporaine se situe dans une « désubjectivation de l’engagement » (p. 233), car « l’identité de chacun est construite en dehors de la relation ». La grande affaire est désormais, pour chacun et chacune, la « construction du moi », à l’égard de laquelle le mariage (ou l’union) est une expérience parmi d’autres. Cette vision décapante, proposée par Dagenais, permet de mieux comprendre, même si tel n’est pas le propos de l’auteur, que les derniers à évoquer, aujourd’hui, un « projet parental », sont les gays et les lesbiennes mobilisés par la revendication de l’homoparentalité.
Ce souci primordial de la « construction du moi » aboutit logiquement, dans un couple hétérosexuel, à l’effritement des figures du père et de la mère modernes. Jusque là, je n’ai aucune réticence à suivre l’analyse particulièrement stimulante et originale de Dagenais. J’aurais pourtant quelque réserve sur la phrase qui articule le passage de l’examen de la sous-fécondité et de la relation conjugale : « La dualité de la figure parentale moderne objectivait l’universalité de la personne ; l’unicité de la figure parentale contemporaine objective aux yeux de l’enfant le particularisme de la personne. » (P. 231) La réserve ne tient pas au constat. Il me paraît juste au regard de l’enfant. Elle se situe à propos de « l’universalité de la personne ». Cette représentation suppose un enfant neutre, un enfant asexué. Or, un enfant, y compris dans la modernité, c’est aussi un garçon ou une fille. Voyait-il, voyait-elle son père, et sa mère, selon qu’il était un garçon ou qu’elle était une fille, avec les mêmes yeux ? Il ne s’agit pas, dans cette question, d’une référence à OEdipe, mais à la construction différentielle des « genres » – pour reprendre ce terme utilisé par l’auteur ; pour ma part, j’écrirais « sexes », d’autant plus qu’il s’agit d’une construction… mais, il s’agirait là d’un autre débat qui me paraît de plus en plus incontournable à promouvoir aujourd’hui, tenant compte de la publicité accordée à la procréation médicalement assistée et à l’homoparentalité ; cela dépasserait incontestablement le cadre de ce compte rendu. Pour y revenir, j’évoquerais l’hypothèse que « l’unicité de la figure parentale contemporaine » ne tiendrait à la « désubjectivation de l’engagement », que si on admettait que celle-ci repose sur la transformation majeure que constitue le passage, des hommes aux femmes, du contrôle de la fécondité des femmes, ce à quoi Dagenais se montre rétif. Il a empiriquement raison : la chute de la natalité n’a pas attendu la pilule, elle s’est déployée tandis que le contrôle de la fécondité des femmes était masculin, ce qui lui donnait un air d’universalité. Reste que la reconnaissance du droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité a radicalement bouleversé la famille moderne : elle a concrétisé le passage de la complémentarité des "sexes", du père et de la mère, à la cohabitation d’un homme et d’une femme. Elle a marqué, enfin, l’avènement de la femme au statut d’individu. Cela constitue un problème pour la famille. Pas pour les femmes.
Dagenais marque sa distance par rapport à cette thèse exposée dans La famille désinstituée (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1995). Il l’explicite dans une perspective de sociologie « compréhensive » qui rend le dialogue possible. Je souhaite, par ce compte rendu, inciter les lecteurs et les lectrices à le poursuivre. Le livre de Dagenais fournit, en un discours érudit et immédiatement accessible à qui est exigeant, la possibilité de réfléchir sur la famille contemporaine, au-delà des solutions prônées par les « intervenants » qui renoncent à mesurer l’ampleur des questionnements qu’elle pose pour parer au plus pressé et par les sociologues qui (se) rassurent en imposant la tolérante appellation « familles » au détriment de la ringarde « famille ». Et pourtant… Sans compter que je n’ai pas, ici, fait référence, par autocensure quant à la compétence légitimée et par faute de place, au chapitre VII qui porte sur « le type sociologique de la famille canadienne-française ». Au-delà des perspectives dessinées par Bouchard (Gérard), ce chapitre est susceptible de fournir des munitions à un débat à nouveaux frais – « sans partisanerie », comme nous aimons à dire, pour ne rien dire – sur les conditions de possibilité d’un État québécois : comment penser la souveraineté politique sans tenir compte de la représentation du peuple quant au contrat social qui s’incarne aussi dans la famille ? Rousseau a écrit des pages impérissables à ce propos. Dagenais a écrit un grand livre qui (re)lance le débat. Ici. Maintenant.