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Bien qu’il annonce dès le début « qu’il n’y a rien de mieux que la rigueur de l’histoire pour bien comprendre » et « raconter la vie et l’âme du peuple canadien-français » (p. 12), Je me souviens / Io mi ricordo n’est pas un livre d’histoire. Il doit donc être jugé avec des paramètres qui ne sont pas ceux propres de la discipline historique. Le livre de Dino Fruchi est plutôt un témoignage d’amour vers son pays d’adoption, le Québec. Né en Toscane, en Italie, en 1919, M. Fruchi est débarqué à Montréal après la Deuxième Guerre mondiale, à 32 ans. Presque un demi-siècle plus tard, il publie ce livre, qui s’ajoute à d’autres publications parues au Québec et en Italie entre 1979 et 1993, ouvrages de fiction ainsi qu’une grammaire de la langue italienne. Pendant sa vie québécoise, M. Fruchi a été surtout bibliothécaire et enseignant d’italien dans la région métropolitaine de Montréal.

Je me souviens / Io mi ricordo nous révèle que la vie de M. Fruchi au Québec a été caractérisée par une heureuse intégration avec le milieu francophone et une identification totale avec ses aspirations d’indépendance. Ses idées politiques, qu’il dérive de la mémoire collective des Québécois, sont très nettes : « L’incompatibilité chronique entre les deux peuples francophone et anglophone, qui dure depuis 238 ans au Canada, est insoluble » (p. 43). Il est pour le « Oui » pendant le référendum de 1980 (p. 30). Il accuse le gouvernement fédéral de semer « la confusion et la panique quant à l’avènement d’un éventuel Québec souverain » (p. 31). Il considère que « le Bloc québécois siège au parlement fédéral pour défendre et faire respecter les droits du Québec et pour soutenir leurs aspirations légitimes » (p. 33). En outre, la préface du livre est rédigée par M. Guy Bouthillier, président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, et le livre est dédicacé à feu Jean Martucci, bibliste de renom, ancien président du Conseil de la langue française et délégué général du Québec à Milan, en Italie, pendant une des périodes les plus dures de la diplomatie québécoise à l’extérieur du pays. M. Fruchi définit M. Martucci comme un « Italo-Québécois de coeur et d’esprit » (p. 5).

Il ne s’agit pas ici de contester ou d’appuyer les idées politiques de M. Fruchi. Voyons plutôt pourquoi et pour qui il a écrit son livre et comment il l’a fait. Il s’agit d’une édition tête-bêche italienne et française, avec une très courte bibliographie (onze titres), dans la version française seulement. Le seul propos explicite du livre est celui d’expliquer le Québec « aux italophones, ceux d’ici, ceux d’ailleurs aussi, de New York, Buenos Aires ou Rome » (p. 8). Les différences entre les versions italienne et française sont donc intéressantes. En voici quelques-unes. La population des colonies britannniques lors de la Conquête de 1760 est 20 fois plus nombreuse que celle du Canada dans la version française (p. 17), 19 fois dans l’italienne (p. 17). Pour ce qui est de la crise d’octobre de 1970, la version française est non seulement plus détaillée, mais elle ajoute aussi que les forces policières étaient opposées à la loi sur les mesures de guerre parce qu’elles savaient qu’il ne s’agissait que d’un petit groupe de terroristes ; que la sympathie du public à l’égard du FLQ s’éteint avec la mort de Pierre Laporte ; et que ses ravisseurs furent « exilés » (p. 29). Par ailleurs, la version italienne paraît expliquer que la cellule du FLQ révéla sa taille minuscule seulement après son démantèlement, et que le gouvernement donna à ses membres la permission de partir (p. 31). Pour ce qui est du référendum de 1980, là encore la version française est plus détaillée (p. 30). Finalement, la description de l’animosité entre les deux peuples est beaucoup plus forte dans la version italienne, qui parle explicitement des « besoins intrinsèques et spécifiques à deux nationalités différentes » qui vivent dans une relation qui est celle « de type militaire, entre supérieur et subalterne » (p. 13, en italien dans l’original).

Faisons quelques observations sur la langue. L’italien de la préface de M. Bouthillier est tout simplement affreux. Celui de M. Fruchi est meilleur, mais il est évident que son identification à la communauté francophone et à sa langue a été totale. Par exemple, les mots statuto (p. 8), divisa (p. 12), giuramento (p. 19), consiglio d’amministrazione (p. 19), corporazione (p. 29) ne signifient pas la même chose en français et en italien ; canado francese n’existe pas ; « île aux OEufs » (p. 14) n’est pas « Île aux oeufs » en italien (p. 15), et « Pierre de Vaudreuil-Cavagnal » (p. 17) devient « Pierre-Vaudreuil-Cavagnal » (p. 17). En outre, il faudrait décider si en italien on doit écrire Québec avec l’accent ou sans. Et pour finir, Jeffery Amherst n’est ni « Jeffrey » ni « Jefferey », pas plus en italien qu’en français.

Cela dit, cet acte d’amour et d’admiration envers le Québec est le meilleur témoignage de ce que M. Fruchi lui-même souhaite pour les nouvelles communautés d’immigration : que « les Canadiens français soient les premiers à reconnaître que leur présence a enrichi de plusieurs façons leur mode de vie » et qu’elles « soient en mesure d’établir un parallèle entre leur pays natal », où « elles n’avaient pas la possibilité de s’épanouir selon leurs aspirations... et leur pays d’adoption » (p. 44). Voilà donc une bonne raison pour ne pas reléguer ce petit livre aux oubliettes.