Article body
Depuis l’annonce par Michel Freitag du Naufrage de l’université, en 1995, on a l’impression que la plupart des ouvrages ou articles consacrés à la « crise » de l’université au Québec répètent tous, à peu de chose près, les mêmes observations. D’abord, la nécessaire distance entre l’université et la société, plus particulièrement les forces du marché qui en déterminent de plus en plus ouvertement les contours dans le contexte de la mondialisation, aurait disparu ou serait en train de disparaître. Ensuite, en conséquence, l’université s’éloignerait de sa vocation classique, humaniste, elle renoncerait à produire des esprits et des citoyens éclairés pour se conformer au rôle d’usine à diplômes professionnels. Ce discours, on le répète maintenant depuis des années et on continuera certainement de le répéter encore longtemps pour une raison très simple : aussi convaincant soit-il, tout se passe comme s’il n’engendrait pour ainsi dire à peu près aucun effet concret. On peut bien montrer, comme Pierre Hébert le fait ici, les conséquences catastrophiques d’une telle conception de l’université, cela n’empêche ni les gouvernements, ni les administrations universitaires de s’engager toujours plus aveuglément en faveur de l’« université guerrière », d’une université qui se conçoit au service de l’État dans la guerre qu’il mène sur le marché mondial pour conserver son rang. En ce sens, il en est au Québec de l’université comme de l’éducation primaire et secondaire : tout le monde qui se fait entendre dit que ça ne va pas et appelle de ses voeux une réforme, qui vient effectivement, mais pour empirer encore les choses (si c’est possible). Tout se passe, étrangement, comme si la société québécoise avait perdu la capacité d’entretenir à propos de l’éducation une dialectique : plutôt que des discours qui s’entrechoquent, se contredisent, entrent en débat, en discussion, il y a apparemment d’un côté la critique, qui se répète à force de ne pas être entendue, de l’autre une véritable langue de bois totalement imperméable, complètement fermée sur elle-même. Pour prendre encore l’exemple de l’éducation primaire et secondaire : après tous les discours critiques, de Jean Larose à Denise Bombardier, sur la pauvreté de l’éducation québécoise, un technocrate patenté du Ministère déclarait il y a peu avoir compris que l’éducation devait être « branchée » sur la « vraie vie » le jour où il a constaté qu’on ne lui avait pas montré à l’école comment effectuer un « changement d’huile ». Ce qui fait qu’on reste bouche bée est moins la bêtise de l’auteur (on s’est habitué, il faut croire) que le fait qu’il puisse énoncer une telle ânerie impunément, comme si tout ce qu’on avait dit et écrit depuis des années ne voulait strictement rien dire.
Pierre Hébert met à juste titre l’accent sur la colonisation de l’univers quotidien des universitaires par l’imaginaire et le langage de la guerre menée tambour battant pour s’emparer des parts du marché mondialisé. Là réside probablement l’aspect le plus original de son petit ouvrage. Plus un mot de la langue à l’université, montre-t-il, qui n’ait été contaminé : parle-t-on de la « mission » de l’université, de la « formation » qu’elle doit assurer à la « clientèle étudiante », c’est toujours de la même visée qu’il s’agit : assurer la « dépendance de l’université en regard de la demande sociale » (p. 59). L’université ne pense plus que « recrutement, positionnement, performance, compétitivité » (il ne manque que la désormais fameuse « synergie »), comme si les « forces de l’intelligence » se prêtaient à la « militarisation » (p. 12). Le plus troublant, cependant, à mon sens, est que Hébert n’a aucune difficulté à montrer que ce discours est, bien au-delà des cénacles des administrateurs, de plus en plus intériorisé par les professeurs eux-mêmes (et ne parlons pas des étudiants, toujours inquiets de ce que « vaut » leur diplôme sur le marché). Il serait bien insuffisant de croire que la « nouvelle université guerrière » se contente de déprécier les humanités au profit des prétendues « sciences de la gestion », par exemple. Bien plus, elle réorganise ou réoriente, là où on s’y attendrait le moins, la façon même dont on conduit les études, souvent avec la complicité active des intéressés. L’auteur cite le cas des études littéraires. Là, comme en plusieurs autres domaines, c’est de moins en moins l’objet de l’étude qui détermine la façon de l’aborder que l’inverse : comme il faut être subventionné pour être reconnu comme « chercheur » sérieux et comme il vaut mieux travailler en équipe pour recevoir de (grosses) subventions, « l’objet des études littéraires est devenu tout sauf le texte, puisque celui-ci ne peut être étudié collectivement » (p. 27). Ainsi que le résume l’auteur : « comme il faut former des chercheurs-professionnels et que les impératifs de recherche sont la productivité, comme également celle-ci procède de la division du travail et de la sous-traitance, les études littéraires se sont donné un objet et une méthode qui permettent d’atteindre cette fin » (p. 28). Extraordinaire cas où les moyens sont devenus purement et simplement la fin : on ne demande plus une subvention pour faire une recherche, on fait une recherche (élaborée sur mesure) pour demander une subvention.
Tout cela, nous (les universitaires) en sommes venus à le considérer normal. Les protestations contre la mondialisation marchande font certes partie, à l’université comme au-delà de ses murs, de la doxa désormais ; tout professeur qui se respecte en vient à dénoncer vide de sens de la marchandise généralisée. Mais cela n’empêche aucunement les universitaires (comme tout le monde) de jouer le jeu à fond, dans leur cas d’adopter des comportements effectifs qui confirment le caractère « guerrier » de l’université. Il est normal de demander des subventions, de façonner des projets plus ou moins bidon pour les obtenir, de passer des heures et des heures à remplir un curriculum vitae modèle CRSH, FCAR, ou modèle je-ne-sais-pas-quoi, normal de considérer que l’enseignement est une sorte de « punition » (p. 49), de produire à toute vapeur des communications, des articles, des recensions et tout le reste qu’on voudra inscrire dans son curriculum vitae pour le gonfler toujours plus. Cependant, ce faisant, demande Pierre Hébert, comprend-on qu’on en vient à considérer normal le divorce entre le travail intellectuel et l’université ? Car, comme chacun sait (mais comme chacun l’oublie ou feint de l’ignorer), le travail intellectuel est lent, très lent, et demande énormément de patience, d’efforts, de temps. Celui à qui on demande de produire toujours plus, toujours plus vite, ou de devenir, pour paraphraser Pierre Hébert, une sorte d’« universitaire de la qualité totale » (voir p. 29), est n’importe quoi sauf un intellectuel.
Mais, dira-t-on, arrive enfin à l’université, après des années de vaches maigres, du sang neuf. Nous sortirons bien un jour de la crise financière et déjà nous avons recommencé à engager. Les jeunes professeurs, c’est connu, apportent toujours dans leurs bagages une touche de contestation... Erreur profonde, selon Pierre Hébert. Les jeunes professeurs, d’abord, n’ont rien connu d’autre, ils ont souvent été formés dans ce modèle qui célèbre la division du travail plutôt que la construction patiente d’une oeuvre. En outre, ils sont pressés de toutes parts, coincés dans la machine comme jamais leurs prédécesseurs ne l’ont été ; comme on a exigé d’eux très souvent, au moment de l’embauche, sinon un postdoctorat, du moins des publications, ils doivent continuer à produire toujours plus, toujours plus vite. C’est pourquoi ils ne contesteront rien dans l’université telle qu’elle est ; même plus, on peut raisonnablement penser qu’ils vont consolider le tournant pris par les universités, qu’ils vont confirmer que, compressions budgétaires ou pas, l’université a changé de nature. C’est ce qui fait conclure à Pierre Hébert que « des moyens accrus ne f[eront] qu’ajouter des pièces sur les nouvelles fondations que nous nous sommes données depuis quelques années » (p. 37).
Pierre Hébert (comme d’autres avant lui, par exemple Georges Leroux : « Entre substance et fonction. Les enjeux du concept de l’université aujourd’hui », Arguments, 3, 2, printemps-été 2001, p. 39-47) oppose à l’université telle qu’elle est non pas l’idéal de l’université humaniste mais plutôt « une université à deux faces, l’une appuyée sur la réalité, mais l’autre critique, à distance du réel » (p. 59). C’est, quand on y pense, à la fois très peu (on demande seulement que soit ménagé un certain espace pour le travail intellectuel et pour l’humanisme) et probablement beaucoup trop (la nouvelle université guerrière ne tolère guère ce qui n’est pas « performant »). Cette posture a du moins le mérite de mettre à nu l’impasse dans laquelle l’université se trouve, l’incapacité, pour l’instant du moins, de voir au-delà de ce qu’elle est devenue.