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INTRODUCTION

Depuis la publication de la méta-analyse publiée en 2000 (Marcus-Newhall et al.), intitulée Displaced aggression is alive and well: A meta-analytic review, de nombreux travaux ont été menés sur l’agression déplacée (AD). L’AD est une forme d’agression qui a lieu en deux temps. Tout d’abord une provocation initiale au cours de laquelle la personne provoquée ne réagit pas, puis dans un second temps, cette dernière va agresser un autre individu ou une « cible » de substitution dont le comportement ne permet pas de justifier l’agression. Dans certains cas, la cible (victime d’AD) a un comportement qui est perçu comme une forme de provocation par l’agresseur. Cependant, l’intensité de l’agression apparait totalement disproportionnée au regard de cette seconde « provocation ». On parle alors d’agression déplacée déclenchée (ADD; Bègue, 2015), où le comportement de la cible constitue un élément déclencheur (trigger).

Selon un modèle récent et reconnu dans la littérature (Pedersen et al., 2017), les principaux mécanismes en jeu entre la provocation initiale et l’agression sur la cible « innocente » sont les suivants : la personne provoquée va ruminer, ces ruminations peuvent être centrées sur la provocation (sur la situation, le provocateur, la vengeance) ou sur soi (ce que cela implique par rapport à ses compétences, sa valeur). Elles vont maintenir un état affectif négatif élevé jusqu’à l’agression de la cible « innocente ». L’affect de colère est principalement associé aux ruminations centrées sur la provocation, l’affect de honte à celles centrées sur soi. Compte tenu de l’aspect disproportionné et injustifié du comportement agressif et du contexte d’affect négatif dans lequel elle survient, l’AD et principalement l’ADD, apparaissent comme des formes d’agression réactive ou impulsive sur une cible de substitution.

Peu d’études se sont intéressées à vérifier de manière empirique ce modèle de l’AD, à l’exception des travaux de Pedersen et al. (2011). Afin de mieux comprendre l’effet des ruminations, celles centrées sur la provocation et celles sur centrées sur soi, sur l’AD, la présente étude cherche à établir les liens entre les affects de colère et de honte et chacun des types de ruminations, ainsi que le rôle de l’urgence négative, la facette de l’impulsivité impliquée dans les formes d’agression effectuées dans un contexte émotionnel négatif.

Les ruminations correspondent à des pensées répétitives qui peuvent se déclencher de manière automatique en présence d’un stimulus (interne ou externe), qui est généralement associé à l’expérience d’un affect négatif (Watkins, 2008). Elles sont considérées comme des stratégies de résolution de problème ou de régulation émotionnelle dysfonctionnelles (Aldao et al., 2010; Moberly et Watkins, 2008; Selby et al., 2008). Elles ne parviennent pas à apaiser l’état affectif négatif, mais se traduisent au contraire par un renforcement de cet état, par une augmentation des pensées négatives, ce qui interfère avec la capacité de résoudre un problème. Elles sont aussi associées à des difficultés au niveau interpersonnel (Smith et Alloy, 2009).

Selon le Modèle Général de l’Agression (Anderson et Bushman, 2002), l’état psychologique interne d’un individu représente différents phénomènes qui peuvent emprunter la voie affective, cognitive ou physiologique pour se manifester. S’appuyant sur ce cadre théorique, Pedersen et ses collaborateurs ont mis en place trois études (2011) pour évaluer l’effet des ruminations impliquées dans les comportements d’AD sur chacune des voies (affective, cognitive ou physiologique). Deux types de ruminations ont été identifiés comme des médiateurs de la relation entre la provocation initiale et l’agression : les ruminations centrées sur la provocation et celles centrées sur soi (Bushman et al., 2005; Miller et al., 2003; Vasquez et al., 2005). Les ruminations centrées sur la provocation consistent à blâmer l’autre : elles se concentrent principalement sur la colère et la planification d’une vengeance (Denson et al., 2006; Sukhodolsky et al., 2001) et augmentent la colère (Bushman, 2002; Rusting et Nolen-Hoeksema, 1998). Les ruminations centrées sur soi consistent à se blâmer soi-même. Bien qu’elles augmentent aussi la colère (Rusting et Nolen-Hoeksema, 1998), elles participent généralement à augmenter les affects dépressifs et les affects négatifs relatifs à l’autocritique (Mor et Winquist, 2002; Tangney et Dearing, 2002). Dans chacune des trois études (Pedersen et al., 2011), le devis expérimental débutait par une procédure reconnue pour induire des affects négatifs (Pedersen et al., 2000). Les participants devaient d’abord réaliser une tâche d’anagrammes très difficiles dans un temps limité, suivie d’une rétroaction négative de la part de l’assistant-expérimentateur. Cette manipulation servait de provocation initiale au temps 1. Les participants étaient ensuite répartis en trois groupes selon la tâche écrite de ruminations qui leur était assignée. Pour la condition des ruminations centrées sur la provocation, ils devaient se concentrer sur ce qui s’était passé au cours de l’expérimentation (actions, sentiments, interactions); les instructions restaient vagues afin de ne pas orienter les participants vers la provocation. Pour la condition de ruminations centrées sur soi, ils devaient réfléchir sur des phrases qui leur étaient présentées en haut d’une feuille, du type « Pourquoi les gens te traitent comme ils le font? » ou « Comment interagis-tu avec les gens? ». Aucune émotion spécifique n’était mentionnée dans les énoncés. Dans la condition de distraction, les participants devaient écrire sur l’architecture du campus. Par la suite, le devis expérimental était spécifique à chacune des études selon les effets à évaluer.

Dans l’étude 1 (voie cognitive), les participants devaient réaliser une tâche de complétion de mots visant à évaluer l’effet des ruminations sur les cognitions. Il est ressorti que les deux types de ruminations augmentaient l’accès à des représentations cognitives d’affect liées à l’agression (mad). Par ailleurs, les ruminations centrées sur la provocation augmentaient l’accès aux cognitions relatives à des actions agressives (hit). Les ruminations centrées sur soi augmentaient quant à elles les cognitions relatives à l’activation psychologique (alert). Dans l’étude 2 (voie physiologique), une condition de contrôle lors de la période de ruminations a été ajoutée et quatre mesures de la pression sanguine ont été prises. Il est ressorti que les ruminations centrées sur la provocation augmentaient la pression artérielle, en comparaison des ruminations centrées sur soi et de la condition de distraction. Finalement, dans l’étude 3 (voie affective), la procédure se poursuivait par une tâche qui était ensuite évaluée par un autre participant (fictif). Cette rétroévaluation pouvait être neutre ou négative, ce qui constituait alors l’élément « déclencheur » du temps 2. Les participants devaient ensuite déterminer la durée d’une stimulation sensorielle tactile potentiellement douloureuse pour le participant fictif. Le temps alloué déterminait le niveau de l’agression. L’état affectif après la provocation initiale (tâche d’anagrammes avant les ruminations) a été évalué en cotant une liste de cinq mots (regret, désolé, honteux, déçu de la tâche, déçu de soi-même) sur une échelle de Likert en neuf points. La note globale a été utilisée comme mesure de l’état affectif négatif autocritique. La mesure de la réaction émotionnelle à l’évaluation, fournie par le participant fictif, a aussi été obtenue à l’aide d’une liste d’adjectifs (heureux, content, ennuyé, irrité, en colère ou contrarié) évalués sur une échelle de Likert en cinq points. Elle a été utilisée comme mesure des affects de colère. Les auteurs de l’étude rapportent que, pour les deux types de ruminations, les affects de colère étaient des médiateurs partiels de la relation entre la provocation initiale et les gestes subséquents d’AD. Les affects négatifs relatifs à l’autocritique (désolé, déçu de soi, honteux) ne jouaient ce rôle de médiateur partiel de la relation entre provocation et gestes d’AD, que dans le cadre des ruminations centrées sur soi. Ces résultats suggèrent donc des « chemins » cognitivo-affectifs différents dans les processus qui sous-tendent la relation entre ruminations et comportements d’AD. Toutefois, avant de se prononcer sur le fait que ceux-ci s’appliquent aux personnes qui ont une tendance à ruminer et à déplacer leur agressivité, il importe de répliquer ces résultats avec des mesures de traits de la personnalité. Également, étant donné que les résultats indiquent que les affects d’autocritique et de colère agissent comme médiateurs partiels, il est possible de se demander si ces deux types d’affects interagissent ensemble avant de produire des comportements d’AD ou encore s’il existe d’autres médiateurs dans la relation entre ruminations et AD.

Les résultats de Pedersen et al. (2011) nous amènent à envisager que chez les individus qui ont tendance à se blâmer et à se critiquer, la honte serait le médiateur de la relation entre la rumination centrée sur soi et la colère. Selon l’approche théorique d’Elison et al. (2014), un scénario qui débute par une menace sociale de perte de statut ou de dévalorisation d’un individu, va se traduire par une menace au besoin de base d’appartenance de cet individu et susciter chez lui des affects reliés à la honte (embarras, infériorité, humiliation par exemple). L’inconfort associé à la honte engendrerait de la colère, c.‑à‑d. que le blâme de soi engendrerait le blâme d’autrui. Cette colère pourrait par la suite conduire à des réactions agressives. Les liens entre la propension à la honte et la colère, ainsi que l’agression, ont été empiriquement observés (Ahmed et Braithwaite, 2004; Andrews et al., 2000; Tangney et al., 1992; Velotti et al., 2017). Ceci est à rapprocher du modèle de l’ADD proposé par Miller et al. (2003) qui postule que plus une provocation initiale représente une menace pour le statut social ou la valeur d’un individu, plus sa réaction est empreinte de colère et de tendance à réagir agressivement. Si l’on considère simultanément la proposition de Miller et l’approche d’Elison, une provocation initiale qui représente une menace pour le statut social va susciter des affects de honte chez tous les individus. Certains s’en protègent toutefois plus rapidement en blâmant les autres et en se concentrant sur les affects de colère, que ceux qui commencent par se blâmer eux-mêmes. Ces derniers vont ressentir plus de honte avant d’accéder à la colère. Dans l’ensemble, les données actuelles et les dernières propositions théoriques nous invitent à tester un modèle de médiateurs multiples en série dans la relation entre ruminations et AD. Cela diffère des modèles de médiateur simple réalisés par Pedersen et al. (2011). La Figure 1 (partie du haut) présente le modèle de médiateur simple testé par Pedersen et al. (2011) pour chacun des types d’affects (colère et autocritique), ainsi que le modèle six de médiation en série proposé par Hayes (2017) qui s’applique au modèle que nous développons (partie du bas).

Figure 1

Modèle 1 de médiation simple et modèle 6 de médiation en série selon Hayes

Médiation simple

X = ruminations; M = honte ou colère; Y = comportement d’AD

a = effet direct de X sur M (quand X augmente de 1, a représente le coefficient par lequel M augmente)

b = effet direct de M sur Y (quand M augmente de 1, b représente le coefficient par lequel Y augmente)

a*b = effet indirect de X sur Y via M

c’ = effet direct de X sur Y

Médiation en série

AD = comportement d’agression déplacée

a1 = effet direct de X sur M1 (quand X augmente de 1, a1 représente le coefficient par lequel M1 augmente)

a2 = effet direct de X sur M2 (quand X augmente de 1, a2 représente le coefficient par lequel M2 augmente)

b1 = effet direct de M1 sur Y

b2 = effet direct de M2 sur Y

d21 = effet direct de M1 sur M2

a1xb1 = effet indirect de X sur Y via M1

a2xb2 = effet indirect de X sur Y via M2

a1xd21xb2 = effet indirect de X sur Y à travers M1 et M2

c’ = effet direct de X sur Y

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Pour les ruminations centrées sur la provocation (blâme d’autrui), le modèle de médiation du blâme d’autrui sur les comportements agressifs, correspondrait à celui illustré par le schéma du haut de la Figure 2. Suite à une provocation initiale, un individu qui ruminerait sur la provocation éprouverait de la honte (cause directe de la menace que représente la provocation) et de la colère. La colère ressentie serait élevée compte tenu de l’effet direct du blâme sur les affects de colère (a2) ainsi que de l’effet de la honte sur la colère (d21). On retrouve ici l’idée que les ruminations centrées sur la provocation sont marquées par la colère et centrées sur le blâme d’autrui, avec un désir de vengeance (Denson et al., 2006). Pour les ruminations centrées sur soi représentées sur le schéma du bas de la Figure 2, le blâme de soi, de par sa nature, engendrerait des affects de honte (a1), mais l’individu ressentirait aussi de la colère via l’effet de la honte (d21). Il n’y aurait pas d’effet direct du blâme de soi sur la colère (a2).

Enfin, il y a très peu de travaux qui ont évalué l’importance du trait d’impulsivité dans l’AD, alors que les diverses formes d’agression ont fréquemment été reliées à l’impulsivité (Bresin, 2019; Hecht et Latzman, 2015; Miller et al., 2012). L’impulsivité peut généralement être définie comme une tendance à exprimer des comportements qui peuvent être excessifs sans considérer adéquatement leurs conséquences (Reynolds et al., 2006). Les définitions varient d’un auteur à un autre et les instruments de mesure sont nombreux, reflétant aussi cette diversité. Denson et al. (2006) ont observé des corrélations positives moyennes entre les trois composantes du Questionnaire d’agression déplacée et de l’échelle d’impulsivité de Barratt (BIS; Patton et al., 1995). Actuellement, le modèle le plus largement accepté de l’impulsivité est celui de Whiteside et Lynam (2001). Dans ce modèle, l’impulsivité comprend cinq dimensions : a) l’urgence négative ou tendance à réagir fortement dans des conditions d’affects négatifs élevés, b) le manque de préméditation ou difficulté de concevoir et de réfléchir aux conséquences d’un acte avant d’agir, c) le manque de persévérance ou la difficulté à rester concentré sur une tâche difficile ou ennuyeuse et d) la recherche de sensation ou la tendance à s’engager dans des activités excitantes ou nouvelles; e) l’urgence positive, qui correspond à la tendance à exprimer des réponses fortes et rapides dans un contexte d’émotions positives élevées (Cyders et Smith, 2008; Cyders et al., 2007).

Selon des méta-analyses récentes (Berg et al., 2015; Bresin, 2019), l’urgence négative est liée à de nombreuses conduites problématiques et diverses formes d’agression (verbale, physique, interpersonnelle, réactive). Quelques études (Gagnon et Rochat, 2017; Miller et al., 2012) ont plus spécifiquement montré que seule la dimension urgence est négative permettait de prédire des formes d’agressions dites réactives. Ces réactions surviennent dans un état émotionnel élevé et font suite à une provocation réelle ou perçue. Elles sont aussi appelées agressions émotionnelles ou impulsives (DeWall et al., 2012). Lorsqu’il s’agit d’expliquer la source de leur colère (Novaco, 2016, p. 287), les individus trouvent généralement une origine très proche temporellement de l’expérience de colère qu’ils sont en train de vivre. Ils sont très enclins à attribuer leur colère à une provocation liée à un comportement ou à une attitude d’autrui. Le fait d’être en colère réduit la capacité des individus à pouvoir s’auto-observer objectivement ce qui rend les activateurs immédiats plus saillants. Dans le cadre de l’ADD, cela reviendrait à attribuer la source de la colère au déclencheur et non à la provocation initiale. Les gestes d’ADD surviennent après un délai temporel suivant la provocation initiale. Bushman et al. (2005) ont ainsi observé empiriquement que des gestes d’ADD étaient émis huit heures après la provocation initiale. Il est donc possible que certaines agressions réactives dites immédiates soient en fait des gestes d’AD. Il parait donc pertinent d’étudier l’effet de l’urgence négative au sein de l’AD. Jusqu’à maintenant, seule l’étude de Scott et al. (2015), à notre connaissance, a spécifiquement évalué la relation de l’urgence négative, cette facette de l’impulsivité, en lien avec des stratégies de régulation émotionnelle et le niveau de comportements d’AD émis. Pour cette étude, les participants étaient répartis en deux groupes, devant utiliser des stratégies de régulation cognitive différentes, pour gérer un état émotionnel négatif induit à partir d’une tâche réalisée dans un environnement désagréable (PASAT; Lejuez et al., 2003). Les participants devaient utiliser une stratégie de régulation basée sur la réévaluation cognitive ou une stratégie de suppression de leurs émotions. Les résultats ont permis de montrer que le niveau d’urgence négative prédisait le niveau élevé de comportements d’AD. Cependant, les résultats n’ont pas permis d’établir qu’une stratégie de régulation émotionnelle de réévaluation cognitive, considérée comme adaptée pour réguler un état émotionnel négatif, pouvait modérer ce lien. D’autres résultats, plus indirects, suggèrent aussi l’importance de l’impulsivité, et notamment celle de l’urgence négative dans ce type d’agression. En effet, le trait d’AD a été positivement associé à des mesures comportementales de violence conjugale, de rage au volant (Denson et al., 2006) ainsi qu’à des comportements à risque en lien avec des substances psychoactives, la sexualité ou l’agression (Denson et al., 2008). Ces comportements sont associés à l’urgence négative (Bresin, 2019; El Khouri et Gagnon, 2011; Settles et al., 2012). Par ailleurs, des études ont démontré que l’urgence négative était un médiateur de la relation entre la colère et des comportements agressifs vis-à-vis d’autrui (Ammerman et al., 2015), ainsi qu’entre le contrôle de soi, la labilité affective et des comportements d’automutilation, des problèmes alimentaires et de consommation d’alcool (Dir et al., 2013).

Figure 2

Hypothèse de modèle de médiation en série en fonction du blâme d’autrui ou du blâme de soi

Hypothèse de modèle de médiation en série en fonction du blâme d’autrui ou du blâme de soi

Médiation en série

AD = comportements d’agression déplacée

a1 = effet direct de X sur M1 (quand X augmente de 1, a1 représente le coefficient par lequel M1 augmente

a2 = effet direct de X sur M2 (quand X augmente de 1, a2 représente le coefficient par lequel M2 augmente)

b1 = effet direct de M1 sur Y

b2 = effet direct de M2 sur Y

d21 = effet direct de M1 sur M2

a1xb1 = effet indirect de X sur Y via M1

a2xb2 = effet indirect de X sur Y via M2

a1xd21xb2 = effet indirect de X sur Y à travers M1 et M2

c’ = effet direct de X sur Y

Les flèches en pointillés représentent les relations non significatives

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En résumé, deux types de ruminations sont à l’oeuvre entre le temps 1 (provocation initiale) et le temps 2 (comportement agressif) de l’AD, les ruminations centrées sur la provocation et celles centrées sur soi. Leurs actions au niveau cognitif, affectif et physiologique sont différentes, mais chacune d’entre elles permet de maintenir des affects négatifs et d’en augmenter l’intensité au-delà de l’effet de la provocation initiale. Chaque type de ruminations est marqué par un type spécifique d’affects. Les ruminations centrées sur la provocation sont principalement associées à la colère, et celles centrées sur soi à des affects relatifs à la honte, la dévalorisation. Actuellement, le rôle de la colère comme médiateur, partiel ou total, de la relation entre les ruminations (centrées sur soi ou sur la provocation) et gestes d’AD a été identifié dans une étude expérimentale. Le rôle de la honte reste encore mal compris. En outre, pour bien saisir leur portée, ces données expérimentales méritent d’être répliquées sur le plan des tendances à ruminer et à déplacer les comportements agressifs. Par ailleurs, bien que les diverses formes d’agressions qui ont lieu dans un contexte émotionnel négatif élevé soient généralement étudiées en lien avec l’urgence négative, les études sur les liens que l’AD peut entretenir avec cette facette de l’impulsivité sont rares.

L’objectif général de la présente étude est d’explorer les rôles d’une tendance à vivre des affects de honte et de colère, ainsi que de l’urgence négative dans la relation entre deux traits de ruminations, celles centrées sur la provocation ou celles centrées sur soi, et les comportements d’AD. Les hypothèses explorent plus précisément les rôles de médiateurs en série des affects de colère et de honte ainsi que de l’urgence négative dans ces relations.

Nous posons pour première hypothèse que la relation entre le blâme d’autrui (ruminations centrées sur la provocation) et les comportements d’AD est expliquée par une médiation en série des affects de honte et de colère. Il est attendu que la relation entre le blâme d’autrui et la mesure d’AD soit entièrement expliquée par les effets indirects du blâme d’autrui sur les comportements agressifs qui passent par les affects de colère (a2*b2 et a1*d21*b2, voir Figure 2).

Nous posons pour seconde hypothèse que la relation entre le blâme de soi (ruminations centrées sur soi) et les comportements d’AD est expliquée par une médiation en série des affects de honte et de colère qui diffère de celle exposée dans l’hypothèse 1, relative aux ruminations centrées sur la provocation. Il est attendu que la relation entre le blâme de soi et la mesure d’AD, soit entièrement expliquée par les effets indirects du blâme de soi sur les comportements agressifs via la honte (a1*b1 et a1*d21*b2, voir Figure 2).

Notre troisième hypothèse est que l’urgence négative est un médiateur de la relation entre la colère et les comportements d’AD quel que soit le type de ruminations (centrées sur la provocation ou centrées sur soi) impliquées dans l’AD. Il est attendu que l’urgence négative soit un troisième médiateur du modèle de médiation en série, qui explique la relation entre les ruminations de type blâme de soi ou blâme d’autrui et les comportements, en passant par la colère.

MÉTHODOLOGIE

Procédure

Cette recherche a été approuvée par le comité d’éthique de l’Université de Montréal. Afin de recueillir les données nécessaires à cette étude, un formulaire en ligne a été créé en langue française. Il comprenait une présentation de l’étude, un formulaire de consentement, des questions sociodémographiques, et les différents instruments présentés dans la section Instruments auxquels les participants devaient répondre. L’ordre de présentation suit celui de l’inclusion dans le formulaire.

Les participants ont été recrutés de trois façons. Un courriel d’invitation contenant un lien internet vers le formulaire en ligne a été envoyé à des personnes qui avaient précédemment participé à des études et signifié leur accord afin d’être recontactées, ainsi qu’à des étudiants universitaires de premier cycle en psychologie. Le formulaire a aussi été diffusé par l’intermédiaire de médias sociaux. Les critères d’inclusion étaient d’être âgés de 18 ans et plus et de s’exprimer couramment en français. Chaque participant qui complétait le questionnaire devenait éligible au tirage au sort de trois cartes-cadeaux d'une valeur de 75 dollars. La mise en place des mesures particulières dans le cadre de la pandémie de la COVID-19 qui ont été annoncées au Québec au courant du mois de mars 2020 (fermeture des écoles, des entreprises dont les services n’étaient pas essentiels, etc.), a eu lieu moins de deux semaines après l’initiation du recrutement.

Participants

L’échantillon est constitué de 222 participants, soit 185 femmes (83 %), 35 hommes (16 %) et de 2 participants (1 %) qui n’ont pas souhaité exprimer leur genre. L’âge moyen est de 32,44 ans (ÉT = 11,42). Les participants sont répartis de 18 à 75 ans, selon les tranches d’âges suivantes: 65 participants (30 %) de 18 à 24 ans, 81 (36 %) de 25 à 34 ans, 40 (18 %) de 35 à 44 ans, 23 (10 %) de 45 à 54 ans, 8 (4 %) de 55 à 64 ans et 4 (2 %) de plus de 65 ans. Le Tableau 1 présente les données sociodémographiques recueillies auprès de l’échantillon.

Tableau 1

Données sociodémographiques

Données sociodémographiques

Note. Sec.= secondaire, DEC = diplôme d’études collégiales.

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Instruments

L’UPPS-P (Billieux et al., 2012; Whiteside et al., 2005) est un questionnaire qui permet d’évaluer les cinq facettes de l’impulsivité : l’urgence négative, l’urgence positive, le manque de persévérance, le manque de préméditation et la recherche de sensations. Cette version courte est constituée de quatre items par dimension. Les participants doivent répondre selon une échelle de Likert en quatre points allant de « tout à fait d’accord » à « tout à fait en désaccord ».

Le Questionnaire d’Agression Déplacée (QAD; Denson et al., 2006; Henry et Gagnon, 2022), permet d’évaluer la tendance des individus à déplacer leurs comportements agressifs sur des personnes qui ne les ont pas provoqués. Trois dimensions sont mesurées à l’aide de 31 items : (a) la dimension affective (10 items), (b) la dimension cognitive (11 items) et (c) la dimension comportementale (10 items). Les participants doivent répondre aux items sur une échelle de Likert en sept points allant de « ne me ressemble pas du tout » à « me ressemble vraiment ». Seule la composante comportementale du QAD a été utilisée dans l’étude comme mesure d’AD.

Le Cognitive Emotion Regulation Questionnaire (CERQ; Garnefski et al., 2001; Jermann et al., 2006) évalue différents processus cognitifs que les individus utilisent après avoir vécu un événement de vie négatif ou désagréable afin de réguler leurs émotions. La nature des événements de vie sur lesquels le participant doit baser sa réponse n’est pas précisée. Ce questionnaire comporte 36 items, cotés sur une échelle de Likert en cinq points de « presque jamais » à « presque toujours ». Un score est calculé pour chacune des neuf sous-échelles qui le composent. Ces sous-échelles sont réparties au sein de deux grandes dimensions de stratégies cognitives, dites « adaptées » et « inadaptées ». Les stratégies « inadaptées » comprennent la rumination, la dramatisation, l'autoreproche ou blâme de soi, les reproches aux autres ou blâme d’autrui. Dans cette étude, seules les stratégies « inadaptées » de type blâme d’autrui et blâme de soi sont utilisées.

Le Questionnaire d’émotionnalité positive et négative à 31 items (EPN-31; Pélissolo et al., 2007) a été élaboré afin d’évaluer la tonalité affective dans la perspective des travaux de Watson et Tellegen (1985) sur la continuité entre des dispositions durables de tempérament ou de personnalité et les états émotionnels. Il comporte trois facteurs : émotions positives (10 items), émotions négatives (18 items) et émotions de surprise (3 items). Les participants doivent indiquer la fréquence à laquelle ils ont ressenti certaines émotions au cours des 31 derniers jours. Chaque item est coté sur une échelle de Likert en sept points allant de « jamais » à « plusieurs fois par jour ». Dans cette étude, parmi les 18 items se rapportant aux émotions négatives (peur, colère, honte et tristesse), seuls ceux qui constituent les sous-échelles « colère » (4 items) et « honte » (6 items) sont utilisés.

Analyses statistiques

Les analyses statistiques ont été réalisées grâce au logiciel SPSS, version 24. Les statistiques descriptives de tous les instruments et leurs composantes sont rapportées dans le Tableau 2. Tous les instruments de la présente étude ont démontré une cohérence interne bonne à excellente, à l’exception de l’EPN colère dont la cohérence était adéquate. Après examen des coefficients d’asymétrie et d’aplatissement (intervalle +1 à -1), des valeurs extrêmes et observations des graphiques, les distributions de l’urgence négative et du blâme de soi sont considérées normales.

Afin de normaliser les distributions, les trois scores les plus élevés ont été ramenés à celui de la valeur suivante pour le blâme d’autrui, et les mesures d’AD, de colère et de honte ont été transformées par la fonction racine carrée. Les analyses de médiation ont été réalisées à l’aide de la version 3.5 de la macro PROCESS (Hayes, 2017) disponible sur le site https://www.processmacro.org/. La méthode vérifiant que a ∗b diffère de zéro à l’aide d’intervalles de confiance (IC) à 95 % obtenus par une procédure de ré-échantillonnage ou bootstraping (méthode des percentiles, 5000 dans le cas de la présente étude) a été privilégiée au test de Sobel pour vérifier la médiation (Hayes, 2017).

Le genre n’a pas été inclus comme variable contrôle dans les régressions, car la version française du QAD n’a pas démontré d’effet de genre.

RÉSULTATS

Corrélations

D’après le Tableau 3, il ressort que toutes les variables sont positivement et significativement corrélées entre elles, à l’exception de la corrélation entre le blâme de soi et le blâme d’autrui qui n’est pas statistiquement significative. Les comportements d’AD sont fortement corrélés avec l’urgence négative, moyennement corrélés avec les émotions de honte et de colère, et faiblement corrélés avec le blâme de soi et d’autrui. Le blâme de soi est fortement corrélé avec l’émotion de honte et moyennement corrélé avec l’émotion de colère, alors que le blâme d’autrui est faiblement corrélé avec les deux émotions.

Tableau 2

Données et propriétés psychométriques des variables à l’étude

Données et propriétés psychométriques des variables à l’étude

Note. QAD = M = moyenne; ET = écart-type; questionnaire d’agression déplacée; AD = agression déplacée, composante comportementale du QAD; CERQ = Cognitive Emotion Regulation Questionnaire; EPN-31 = Questionnaire d’émotionnalité positive et négative

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Tableau 3

Corrélations entre les variables

Corrélations entre les variables

Note. N=222. *p < 0,05. **p < 0,01. AD = agression déplacée du QAD; EPN = Questionnaire d’émotionnalité positive et négative.

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Médiations en série à deux médiateurs

La Figure 3 illustre les résultats du test des hypothèses de médiation en série de la relation entre le blâme d’autrui ou de soi et les comportements d’AD par les affects de honte et de colère.

Concernant le blâme d’autrui (partie du bas), les ICs pour les effets indirects a1*b1 via la honte [0,002– 0,030], a1*d21*b2 [0,004– 0,031] via la honte et la colère et a2*b2 [0,00–0,039] via la colère excluent tous zéro, alors que seuls a*d21*b2 et a2*b2 étaient attendus. Plus un individu va blâmer autrui, plus il va éprouver de la honte et de la colère avant de porter des comportements agressifs. Chaque affect a un effet significatif unique sur les comportements agressifs en plus de l’effet indirect significatif de la honte via la colère. La colère ressentie sera d’autant plus forte qu’il aura éprouvé de la honte. La relation entre le blâme d’autrui et les comportements d’AD est en fait indirecte, puisque l’IC de l’effet direct entre le blâme d’autrui et les comportements d’AD n’est plus significatif quand la honte et la colère sont prises en compte dans la relation (c’= 0, 01; t = 0,43; p = 0,67). Le modèle incluant la honte et la colère comme médiateurs en série explique 24% de la variance des comportements d’agression, F (3, 218) = 23,17, p < 0,001 alors que le modèle n’incluant que l’effet du blâme d’autrui explique 3% de la variance de ce type de comportements, F (1, 220) = 6,04, p < 0,05.

Figure 3

Médiation en série de la relation entre le blâme d’autrui ou de soi et les comportements d’agression déplacée par la honte et la colère

Médiation en série de la relation entre le blâme d’autrui ou de soi et les comportements d’agression déplacée par la honte et la colère

Note. Les valeurs entre parenthèses représentent les erreurs standard des coefficients. Les flèches en pointillés représentent les relations non significatives. ns = non significatif. AD= comportements d’agression déplacée. *p< 0,05, **p< 0,001.

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Concernant le blâme de soi (partie du bas), plus les participants ressentent de la honte et de la colère et plus ils posent des gestes d’AD. Se blâmer n’a pas d’effet direct sur le niveau de colère éprouvée. Les individus qui se blâment peuvent ressentir de la colère, mais uniquement par l’intermédiaire de la honte, ce qui confirme l’hypothèse. Les ICs pour les effets indirects a1*b1 [0,002– 0,053] via la honte et a1*d21*b2 [0,019–0,05] via la honte et la colère excluent tous zéro, mais pas pour l’effet indirect a2*b2 via la colère [-0,011– 0,012]. Il ressort que la relation entre le blâme de soi et les comportements d’AD est indirecte. L’effet direct entre le blâme de soi et les comportements d’AD n’est plus significatif quand la honte et la colère sont prises en compte dans la relation (c’ = 0, 00; t = 0,13; p = 0,90). Le modèle incluant la honte et la colère comme médiateurs en série de la relation entre le blâme de soi et les comportements d’AD explique 24 % de la variance des comportements d’AD, F (3, 218) = 23,09, p < 0,001. Lorsque le blâme de soi est uniquement considéré, seuls 5% de la variance des comportements d’AD, F (1, 220) = 12,63, p < 0,001 sont expliqués par cette unique variable.

Dans la relation entre les ruminations et les comportements d’AD, les effets indirects via la honte et la colère varient selon que l’on considère le blâme d’autrui ou le blâme de soi. Pour le blâme de soi, tous les effets indirects passent tout d’abord par la honte alors que pour le blâme d’autrui, les effets indirects passent simultanément par la honte et par la colère.

Médiations en série à trois médiateurs

La Figure 4 illustre les résultats des tests des médiations en série à trois médiateurs de la relation, entre le blâme d’autrui ou le blâme de soi, et les comportements d’AD. Le troisième médiateur est l’urgence négative.

Figure 4

Médiation en série de la relation entre le blâme d’autrui ou le blâme de soi et les comportements d’agression déplacée par la honte, la colère et l’urgence négative

Médiation en série de la relation entre le blâme d’autrui ou le blâme de soi et les comportements d’agression déplacée par la honte, la colère et l’urgence négative

Note. Les valeurs entre parenthèses représentent les erreurs standard des coefficients. Les flèches en pointillés représentent les relations non significatives. ns = non significatif. AD = comportements d’agression déplacée. *p < 0,05, **p < 0,001.

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Pour la relation entre le blâme d’autrui (partie du haut) et les comportements d’AD, cela représente deux effets indirects supplémentaires entre ces deux variables par rapport à la médiation en série à deux variables (modèles de la figure 3). Ces deux effets indirects sont a) l’effet indirect via l’enchainement des trois variables, honte, colère, urgence négative et b) l’effet indirect via la colère et urgence négative. Les ICs des effets indirects a1*d21*d32*b3 via la honte, la colère et l’urgence [0,002– 0,015] et a2*d32*b3 via la colère et l’urgence [0,003– 0,018] excluent zéro. Ces effets indirects sont donc significatifs. Ce modèle explique 36 % de la variance des comportements d’AD, F (4, 217) = 30,53, p < 0,001. Pour la relation entre le blâme de soi et les comportements d’AD (partie du bas), cela représente un effet indirect via l’enchainement des trois variables, honte, colère et urgence négative. L’IC pour cet effet indirect 1*d21*d32*b3 [0,009– 0,025] exclut zéro. L’IC de l’effet indirect a1*b1 [-0,000– 0,048] n’exclut plus 0. Ce modèle de médiation en série avec trois variables explique 36 % de la variance de comportements d’AD, F (4, 217) = 30,53, p < 0,001.

Pour les deux types de ruminations considérés dans la relation avec les comportements d’AD, soit le blâme d’autrui ou le blâme de soi, l’inclusion de l’urgence négative comme troisième variable de la médiation en série révèle que la colère a un effet indirect sur les comportements d’AD à travers l’urgence négative. L’urgence négative participe à mieux comprendre le processus sous-jacent à la relation entre les ruminations de type blâme d’autrui et blâme de soi et les comportements d’AD.

DISCUSSION

L’objectif général de cette étude était d’explorer les rôles des affects de honte et de colère, ainsi que de l’urgence négative dans les relations entre la tendance à avoir des ruminations centrées sur la provocation ou centrées sur soi et les comportements d’AD. Les résultats vont dans le sens des hypothèses. Le blâme d’autrui et le blâme de soi, respectivement associés aux ruminations centrées sur la provocation ou centrées sur soi, permettent de prédire des comportements d’agression déplacée. Les résultats suggèrent qu’un modèle de médiation en série qui inclut la honte et la colère, ainsi que l’urgence négative comme médiateurs, pourrait participer à mieux expliquer la relation qui existe entre chacun de ces types de blâmes et les comportements d’agression déplacée.

Plus précisément, le rôle des affects semble différer selon le type de ruminations considéré. Dans le cas de ruminations centrées sur soi, la colère n’apparaît impliquée qu’indirectement à travers la relation de la honte sur les comportements d’agression. Les ruminations centrées sur soi n’ont pas d’effet direct sur la colère, seul le passage via la honte permet d’accéder à la colère. Ces résultats illustrent la théorie d’Elison et al. (2014) selon laquelle, dans certaines circonstances, la honte éprouvée peut évoluer vers de la colère puis des comportements agressifs, mais ils montrent également que la honte a aussi un effet direct sur les comportements agressifs. Cet effet est cohérent avec celui observé par Pedersen et al. (2011). Dans le cas des ruminations centrées sur la provocation, le modèle de médiation apparaît plus complexe. Les ruminations ont des effets directs sur les deux types d’affects qui ont à leur tour un effet direct sur les comportements d’AD. Par ailleurs, la honte a un effet direct sur la colère et sur les comportements d’AD. Ces résultats sont différents de ceux de Pedersen et al. (2011) qui montraient que seuls les affects de colère étaient des médiateurs partiels de la relation entre les ruminations et les comportements d’AD. Plusieurs éléments peuvent participer à expliquer une telle différence. Notons ainsi que la mesure des ruminations centrées sur la provocation de type blâme d’autrui, que nous avons utilisée, mesure la composante affective de ces ruminations (Denson et al., 2006) et non la composante cognitive (planification de la vengeance). La prise en compte de cette composante cognitive (Denson et al., 2006) pourrait peut-être modifier les résultats du modèle de médiation en série que nous avons appliqué. La différence dans les mesures utilisées pour les affects de honte entre la présente étude, soit la sous-échelle de l’EPN-31 qui mesure une tendance à ressentir certains affects et celle créée par les auteurs dans l’étude de référence (Pedersen et al., 2011) pour mesurer un état affectif peut aussi participer à expliquer ce phénomène. Par ailleurs, les mesures rétrospectives des deux types d’affects dans l’étude de référence de Pedersen et al. (2011) ont été effectuées à deux moments différents, la honte (autocritique) avant les ruminations, la colère après les ruminations, ce qui limite la comparaison du rôle de médiation de ces émotions sur les comportements d’AD. Les résultats ne sont donc pas directement comparables, mais ceux de la présente étude soulignent que la relation entre les ruminations et les comportements d’AD est plus complexe que ne le démontraient les précédents résultats.

Les résultats de la présente étude sont aussi parmi les premiers à évaluer le rôle de l’urgence négative en lien avec l’AD. Ils confirment le rôle de l’urgence négative comme prédicteur des comportements d’AD de Scott et al. (2015) mais surtout ils enrichissent la compréhension des processus sous-jacents à la relation entre les ruminations et les comportements d’AD. En effet, il ressort que la colère a non seulement un effet direct sur les comportements d’AD, mais qu’elle a aussi un effet indirect sur ces comportements à travers l’urgence négative. Ainsi, l’observation voulant que les individus qui éprouvent de la colère sont plus enclins à poser des comportements d’AD s’applique principalement aux individus impulsifs et qui agissent sans réfléchir aux conséquences, quel que soit le type de ruminations.

Cette étude comporte des limites qui invitent à la prudence dans l’interprétation des résultats. Tout d’abord, bien que la procédure statistique de médiation en série présente une relation directionnelle entre les variables, le devis de l’étude reste corrélationnel. Les mesures autorapportées des ruminations et émotions prises de manière transversale ne permettent pas d’avoir accès à la temporalité de la séquence des affects qui sont évalués (p. ex. « la colère a-t-elle été ressentie avant ou après la honte ? »). Seul un devis longitudinal avec les mêmes mesures permettrait de vérifier si les deux types de rumination conduisent à des comportements d’AD à travers un effet contrasté des émotions de colère et de honte. Les mesures autorapportées peuvent aussi être sensibles à certains biais, notamment la désirabilité sociale ainsi qu’à l’influence de variables confondantes, comme les facteurs de stress inattendus du contexte de recrutement et de passation concomitant au déploiement des mesures spécifiques reliées à la COVID-19 en 2020. Une autre limite de cette étude réside dans le choix des instruments pour mesurer les émotions et les ruminations. En effet, bien qu’étant une mesure de tempérament, la fenêtre temporelle de l’EPN-31 porte sur une période de 31 jours alors que les autres mesures portent sur des caractéristiques stables, comme le niveau d’urgence négative ou le type de ruminations utilisé. En outre, bien que le CERQ porte sur des événements négatifs ou désagréables pouvant inclure des provocations sociales à la base des ruminations de blâme, il n’est pas certain que les participants ont répondu à ce questionnaire en pensant uniquement à des provocations. Si tel était le cas, les modèles de médiation s’appliqueraient davantage aux précurseurs cognitivo-affectifs de l’AD qu’aux modèles théoriques à la base des hypothèses. Enfin, la composition de l’échantillon de cette étude essentiellement féminin limite également la généralisation des résultats. Il serait donc nécessaire de répliquer ces résultats lors d’une étude expérimentale ou longitudinale.

Afin de parvenir à une compréhension plus nuancée des relations causales entre les affects de honte et de colère, les futures recherches auraient intérêt à proposer des expérimentations qui permettent un suivi in vivo de l’évolution des ruminations et des affects. Plusieurs applications ou appareils électroniques permettent d’améliorer la validité écologique en procédant à des évaluations instantanées régulières (Colombo et al., 2020). Ce processus permettrait aussi d’évaluer si les comportements d’AD ne se produisent pas dans des conditions plus complexes que celles déterminées par des recherches effectuées en laboratoire. La relation entre la colère et la honte pourrait aussi être bidirectionnelle (Miller, 2013). Ainsi, suite à une provocation, un individu qui ressent initialement de la colère pourrait ensuite ressentir de la honte (d’éprouver de la colère). Il s’en blâmerait. Par la suite, cette honte, tout comme dans la perspective d’Elison et al (2014), évoluerait en colère et en blâme d’autrui. Il blâmerait celui qu’il estime responsable de l’amener à ressentir de la honte. Dans le cas de la honte ressentie initialement, l’enchainement serait inversé. Il y aurait alternance du blâme de soi et du blâme d’autrui et renforcement des émotions négatives. Ce processus n’est pas totalement sans rappeler celui de la « Cascade émotionnelle » (Selby et al., 2008; Selby et Joiner 2009). Il n’y a pas de relations bidirectionnelles entre des affects, mais un effet semblable (cascade) entre ruminations et affect : les ruminations sur des émotions négatives augmentent l’intensité émotionnelle; l’intensité de ces émotions augmente à son tour les ruminations. Cette cascade ne s’interrompt que lorsque l’individu a recours à un comportement autoagressif qui peut être comparé à un « switch » attentionnel. Ce modèle a initialement été développé pour expliquer les processus sous-jacents aux comportements dérégulés chez les personnes présentant un trouble de la personnalité limite (American Psychiatric Association, 2013). Il a depuis été démontré empiriquement dans une population clinique et non clinique (Gardner et al., 2014; Selby et Joiner 2013; Selby et al., 2015; Tuna et Bozo, 2014). Selby et al. (2015) ont démontré l’effet de cette bidirectionnalité des ruminations et des affects négatifs (triste, fâché, honteux, inquiet) au sein d’un échantillon d’adultes impulsifs. Ils ont aussi démontré que les effets de synergie observés au niveau des ruminations et des affects négatifs se traduisaient aussi par une augmentation subséquente de comportements impulsifs, incluant des agressions verbales et physiques dirigées contre autrui.

De plus, malgré les résultats soulignant le rôle potentiel de l’urgence négative, il ne s’agit certainement pas du seul mécanisme en jeu. L’AD est une forme d’agression complexe qui peut impliquer de nombreux facteurs qui pourraient aussi intervenir à différents moments de ce « long » processus. Si l’urgence négative est impliquée dans la relation entre la colère et le comportement agressif déplacé, il parait nécessaire de mieux comprendre son rôle lors de la provocation initiale où l’individu provoqué ne réagit pas et apparaît alors capable d’inhiber la réponse agressive. Il serait aussi important d’évaluer le rôle que d’autres facettes de l’impulsivité peuvent jouer dans cette forme d’agression. Chester et DeWall (2018) ont en effet démontré que l’urgence négative ainsi que l’urgence positive étaient des modérateurs partiels de la relation entre le manque de préméditation et la quête de vengeance. La mesure de vengeance était constituée de la composante cognitive du QAD vengeance et de trois items provenant de l’échelle de rumination de la colère (Sukhodolsky et al., 2001).

En conclusion, la présente étude soulève de nombreuses questions et réflexions sur les rôles des affects de honte et de colère ainsi que celui de l’urgence négative dans la relation entre les ruminations centrées sur la provocation ou sur soi et les comportements d’AD. Elle illustre certaines différences qui peuvent exister entre ces deux types de ruminations et leurs implications, dans les comportements d’AD. Elle souligne la nécessité de mieux comprendre ce phénomène complexe qu’est l’AD, en accordant autant d’intérêt aux ruminations centrées sur la provocation et la colère, que celles centrées sur soi et la honte. Ces premiers résultats peuvent aussi offrir des pistes des réflexions pour intervenir auprès de populations cliniques qui sont connues, pour présenter une forte prévalence de comportements agressifs. Distinguer les patients agressifs impulsifs, selon qu’ils présentent ou non un trait élevé de ruminations, permettrait d’envisager une hétérogénéité des expériences qui peuvent engendrer des comportements agressifs. Cela pourrait aider à sélectionner et cibler des interventions cognitives par exemple pour réduire les ruminations. Cela pourrait aussi être utilisé afin d’aider les patients à mieux identifier la provocation initiale, le sens qu’elle revêt pour eux, les affects qu’elle engendre, afin qu’ils puissent se réapproprier leur expérience et se sentir moins aliénés.