Abstracts
Résumé
Cette étude propose que le biais de mémoire vers les souvenirs d’échecs chez des préadolescents contribue au développement d’un biais négatif d’auto-évaluation et à l’anxiété d’évaluation, qui médiatisent la relation entre le biais de mémoire et les symptômes dépressifs chez des adolescents. 826 élèves (423 filles) entre 10 et 15 ans, ont répondu à des questionnaires autorapportés en trois temps de mesure sur quatre ans. Testés avec l’analyse de médiation (Mplus), les résultats du modèle testé suggèrent que l’effet du biais de mémoire vers les souvenirs d’échecs sur le développement des symptômes dépressifs, est partiellement indirect et médiatisé par le biais d’auto-évaluation négatif et l’anxiété d’évaluation. Sachant le rôle des biais vers des souvenirs d’échecs, de l’anxiété d’évaluation et du biais négatif d’auto-évaluation dans la présence de symptômes dépressifs, ces aspects pourraient être pris considération dans les interventions faites avec des jeunes présentant de tels symptômes.
Mots-clés :
- souvenirs d’échec,
- dépression,
- anxiété,
- biais d’auto-évaluation,
- anxiété d’évaluation,
- adolescence
Abstract
This study proposes that memory bias toward failures in preteens contributes in a bias of self-estimation and to test anxiety that mediatize the relation between the memory bias and the development of interiorized troubles at 15 years old. 826 students (423 girls) between 10 and 15 years old answered a self-reported questioner about our variables in three measuring times in four years. Tested with the mediation analyses (Mplus), our results suggest that the effect of the memory bias toward the failure memories on the development of depressives symptoms is partially indirect and mediatized by negative bias of self-evaluation and test anxiety. Knowing the role of bias towards memories of failure, test anxiety and negative bias of self-evaluation in the presence of depressive symptoms, these aspects could be taken into consideration in interventions with young people presenting such symptoms.
Keywords:
- failure,
- success,
- depression,
- anxiety,
- self-estimation bias,
- test anxiety,
- adolescents
Article body
Introduction
Les troubles intériorisés, dont font partie les symptômes dépressifs, sont des problèmes complexes ayant donné lieu à de nombreuses recherches tant du point de vue de l’examen de leurs causes que de leurs corrélats (Hopkins et al., 2013; Piché et al., 2008). Ces symptômes affectent particulièrement les jeunes à l’adolescence, qui tendent à intérioriser les symptômes de détresse (Luyten et Fonagy, 2018; Salk et al., 2017). Les symptômes dépressifs sont caractérisés par le sentiment de vide, de tristesse et d’irritabilité (Maina et al., 2016). Ce type de symptômes affecte largement les adolescents et les adolescentes. À cet effet, selon l’enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire de 2016-2017, entre 4 et 8 % des élèves du secondaire auraient souffert de dépression majeure durant leurs parcours (EQSJS). À l’adolescence, les jeunes vivraient, depuis 2010, de plus en plus de symptômes intériorisés dont font partie les symptômes dépressifs (EQSJS, 2016-2017). Être une fille serait aussi lié à un plus grand risque de développement des symptômes dépressifs. Selon les deux méta-analyses de Salk et al. (2017), les symptômes dépressifs et la dépression majeure affecteraient disproportionnellement les femmes et les filles, et c’est à l’adolescence que la différence entre les sexes serait plus marquée. Toujours selon ces méta-analyses, la différence entre les sexes serait plus présente dans l’occurrence de symptômes dépressifs, que dans le diagnostic de dépression majeure. Cependant, les hommes et les femmes pourraient utiliser des modalités différentes d’expression des symptômes dépressifs. En effet, ces derniers exprimeraient les symptômes dépressifs sous forme extériorisée, alors que les femmes décriraient plus des symptômes intériorisés. La dépression majeure serait ainsi largement sous-diagnostiquée chez les garçons et les hommes (Call et Shafer, 2018; Martin et al., 2013).
Les causes des symptômes dépressifs sont complexes et multifactorielles (Cicchetti et Toth, 1998;). De ces causes, on y retrouve plusieurs variables personnelles comme les vulnérabilités génétiques préexistantes (Dillon et Pizzagalli, 2018; Marin et al., 2011) et l’émotivité négative durant la petite enfance (Clark et Watson, 1991; Hayden et Klein, 2001; Shankman et Klein, 2003; Reed et Derryberry, 1995). Des variables de nature plus environnementales comme les événements de vie difficiles et des milieux de vie adverses seraient aussi liés à l’émergence de ces symptômes (Pechtel et Pizzagalli, 2010; Thapar et al., 2012). Les symptômes dépressifs ont aussi été liés aux biais cognitifs, autant dans leur émergence que dans leur maintien. À ce sujet, une méta-analyse sur la mémoire autobiographique générale suggère que ce type de mémoire serait lié à une plus grande occurrence de symptômes dépressifs (Sumner et al., 2010). La représentation qu’une personne se fait d’elle-même a beaucoup à jouer sur les émotions ressenties dans un milieu donné et les souvenirs sont porteurs de ces croyances (Bandura, 1997). Nous fondant sur la théorie sociocognitive de Bandura (1986), nous supposons qu’une intériorisation plus élevée d’expériences d’échecs que de réussites conduirait l’élève à développer un biais négatif, injustifié sur sa compétence. Cette auto-évaluation négative de sa compétence s’accompagnerait d’une anxiété devant les situations d’évaluation vues comme des occasions de vivre de nouveaux échecs. La nature modifiable de ce type de biais (Werner-Seidler et al., 2018) et leur implication, dans l’état des jeunes dans le milieu scolaire, a retenu notre attention.
Cette étude vise ainsi à vérifier un modèle conceptuel proposant qu’un biais de mémoire vers les souvenirs d’échecs à 10 et 11 ans, contribue à la présence d’un biais négatif d’auto-évaluation de compétence et d’une anxiété d’évaluation qui, ensemble, médiatisent la relation entre le biais de mémoire et la présence de symptômes dépressifs chez des jeunes en début d’adolescence. Ce modèle sera mis à l’épreuve à l’aide de données tirées d’un projet longitudinal plus vaste portant sur le développement de la perception scolaire d’élèves, entre la fin du primaire et la mi-secondaire. Le biais de mémoire a été mesuré à l’an 2 de ce projet, le biais d’auto-évaluation de compétence et l’anxiété d’évaluation l’ont été deux ans plus tard, alors que la mesure des symptômes dépressifs a été prise à l’an 5 du projet.
Souvenirs d’échecs et mémoire autobiographique
La mémoire autobiographique réfère aux souvenirs des faits et aux événements personnels survenus au cours de la vie. On y distingue généralement deux systèmes. Le premier est la mémoire sémantique, qui concerne la connaissance de soi qui n’est pas rattachée à un temps ou un endroit précis. Le second système est la mémoire épisodique qui réfère à la mémoire d’événements spécifiquement situés dans le temps et l’espace, et qui sont personnellement expérimentés comme étant accompagnés d’un sens autonoétique de revivre le passé (Tulving, 1993, 2002). C’est dans la mémoire épisodique que sont stockés les souvenirs d’expériences personnelles qui fondent notre identité. Cette mémoire permet non seulement de se souvenir d’événements spécifiques et de les situer dans le temps et dans l’espace, mais aussi de déterminer les éléments différenciant une situation d’une autre. Le contenu de cette mémoire contribuerait au maintien d’une identité cohérente et d’une personnalité stable (D’Argembeau et al., 2013). Avec le temps et les expériences, une représentation plus complexe de soi et de son interaction avec l’environnement se formerait (Conway et Pleydell-Pierce, 2000; Lemogne et al., 2006; Tulving, 1993). Les croyances découlant de l’interprétation des expériences vécues auraient un impact sur l’individu, en particulier sur son sentiment d’efficacité personnelle (Bandura 1997; Vanlede, 2007). Deux aspects de la mémoire autobiographique pertinents à notre étude seront rapidement évoqués : l’organisation des souvenirs en mémoire et le processus cognitif lié à la spécificité des souvenirs.
Organisation des souvenirs en mémoire
Tous les souvenirs n’ont pas une valeur égale dans la construction de l’identité. Rathbone et al. (2008) ont montré que les individus se fondent sur des souvenirs différents, pour se constituer des identités différentes au cours de leur vie, et que la base de chacune est constituée de souvenirs saillants orbitant autour d’une période pertinente. Rathbone et Steel (2015) ont ensuite montré que les souvenirs négatifs étaient associés à une image aussi négative de soi. Certains individus ont un biais vers les souvenirs d’échecs : ils se rappellent plus aisément ces derniers que de leurs réussites, de sorte que les souvenirs d’échecs sont plus centraux dans leur identité et dans leur image de soi. Si une identité est fondée sur une prédominance de souvenirs d’échecs, ces derniers restent pertinents, peu importe leur distance temporelle entre le moment présent et celui de l’expérience objet de ces souvenirs (Wilson et Ross, 2003). Étant plus saillants, ils sont plus susceptibles d’être récupérés aisément et d’avoir un impact sur la perception et l’évaluation de soi dans diverses situations de la vie (Wilson et Ross, 2003; Rathbone et Steel, 2015). L’organisation des souvenirs d’échecs en mémoire autobiographique peut porter sur des domaines précis et en venir à modifier les comportements de la personne, dans les situations relevant du domaine en question ou d’un autre, qui lui est similaire (Piché et al., 2008). Dans cette étude, nous centrons notre intérêt sur les souvenirs reliés aux expériences de réussites et d’échecs scolaires, pour mettre en lumière une voie de développement des symptômes dépressifs à l’adolescence en milieu scolaire. Outre que la valence subjective des souvenirs, ceux-ci n’ont pas tous la même précision en termes d’information les constituant. Le lien entre la mémoire autobiographique et les symptômes dépressifs est surtout présent lorsque les souvenirs sont de nature plus générale (Sumner et al., 2010).
Spécificité des souvenirs
On distingue deux grands types de souvenirs en mémoire autobiographique : spécifiques et généraux. Selon Conway et al. (2000), les souvenirs spécifiques portent sur une situation ou un événement de courtes durées, qui ne s’est produits qu’une fois, à un endroit et un moment précis. Ainsi, se fondant sur un événement particulier, les souvenirs spécifiques comportent des détails de la situation où il est survenu, par exemple, « lorsque j’ai fait mon examen de français au début de l’année, je l’ai échoué ». Pour leur part, les souvenirs généraux concernent un ensemble de situations ou d’événements comportant peu de distinctions, et ils s’étendent sur une plus longue durée (Williams et Broadbent, 1986). À titre d’exemple : « Lorsque je fais des examens, j’échoue toujours. ». Philippot et al. (2003) ont montré qu’une récupération de souvenirs généraux en mémoire autobiographique est propice à une plus grande activation émotionnelle que la récupération de souvenirs spécifiques. Des études ont montré que les souvenirs généraux sont stables dans le temps, robustes et liés à la perception plus envahissante des expériences négatives (Brittlebank et al., 1993; Leahy et al., 2017; Marchetti et al., 2018).
Dans les études de Williams et al. (1986) et de Lemogne et al. (2006), les patients dépressifs semblaient avoir plus de difficulté que les autres à rapporter des souvenirs autobiographiques spécifiques ainsi que des souvenirs positifs. La tendance à maintenir, sur une plus longue durée, leurs souvenirs d’événements négatifs et à se rappeler davantage de souvenirs négatifs que de souvenirs positifs a été d’abord vérifiée dans les années 70 (Lloyd et Lishman, 1975). Depuis, plusieurs études rapportent un lien entre les souvenirs autobiographiques généraux et les symptômes dépressifs dont fait état la méta analyse de Sumner et al. (2010). De plus, dans l’étude de Lemogne et al. (2006), une mesure du temps de latence dans l’engagement dans la tâche récupération des souvenirs positifs des patients dépressifs, a montré qu’ils s’y engageaient pourtant bien. À ce sujet, la méta-analyse de Gaddy et Ingram (2014) rapporte que les personnes dépressives se rappelaient mieux les mots négatifs faisant référence au soi, que ceux ne faisant pas une telle référence. Ces résultats suggèrent que leur moins bonne performance dans la récupération de souvenirs positifs pourrait découler davantage d’une déficience spécifique que d’un manque de motivation. D’autres mettent en lumière l’apport du stress chronique dans les difficultés spécifiques d’encodage menant au développement de différentes psychopathologies, dont la dépression (Dillon et Pizzagalli, 2018; Marin et al., 2011). La modification de ce biais de mémoire peut être liée à la réduction des émotions négatives (Rubin et al., 2018). L’étude des variables médiatrices dans des domaines précis aide à la compréhension du phénomène. Les souvenirs autobiographiques généraux seraient liés à différents biais cognitifs dont certains relatifs à l’auto-évaluation (Hallford et al., 2013; Vanlede, 2007), sujet dont il sera question dans le prochain paragraphe. Les deux prochaines sections mettront en lien les variables médiatrices de l’étude avec les souvenirs autobiographiques et les symptômes dépressifs.
Biais d’auto-évaluation
Le sentiment d’efficacité personnelle concerne l’auto-évaluation d’une personne à propos de sa compétence ou son habileté à organiser et à exécuter un type de performance. Selon Bandura, à qui on doit ce concept, quatre sources d’information sont utilisées dans cette auto-évaluation : les expériences de maîtrise et l’intériorisation des souvenirs de ces expériences, l’observation d’autrui et la comparaison sociale, la persuasion verbale et les rétroactions reçues d’autrui, et l’interprétation des états psychologiques et physiologiques ressentis devant une tâche (Bandura, 1997).
Résultant d’un traitement personnel des informations de ces diverses sources, l’auto-évaluation de sa compétence dans un domaine donné n’est pas nécessairement objective et peut être inexacte. Cette auto-évaluation peut présenter un biais positif quand la personne surévalue sa compétence, ou un biais négatif, quand elle la sous-évalue. Les biais liés à l’auto-évaluation des compétences seraient entre autres, liés aux souvenirs pertinents qu’une personne a à propos d’elle-même (Bandura, 1997). Des chercheurs ont montré que l’auto-évaluation de sa compétence prédit parfois mieux la réussite ou l’échec, que la compétence elle-même (Bandura, 1986; Bouffard-Bouchard et al., 1990). Selon les résultats de l’étude longitudinale de Bouffard et al. (2011), ce biais ne fluctue pas à chaque nouvelle expérience et paraît relativement stable dans le temps. En raison d’une attention davantage centrée sur les expériences d’échecs que de réussites, le biais négatif d’auto-évaluation de compétence pourrait être lié directement aux souvenirs d’échecs. Dans l’étude de Vaillancourt et Bouffard (2009), le biais négatif d’auto-évaluation, était lié à un processus de traitement erroné de l’information contribuant à donner injustement un sens négatif à un message, et de ce fait, agissait comme une distorsion cognitive. Ce biais a aussi été lié à une estime de soi et un bien-être psychologique faibles (Bouffard et al., 2011; Cole et al., 1998; Vaillancourt et al., 2014). Ce type de biais s’accompagnait de stratégies d’évitement plus nombreuses et d’un abandon précoce d’une tâche (Bouffard et al., 2003), plus d’ennui, moins de curiosité et de choix de tâches présentant des défis et des attentes de rendement plus faibles (Bouffard et al., 2006). Enfin, les élèves d’écoles primaires et secondaires ayant un biais négatif d’auto-évaluation tendaient plus que les autres, à attribuer leurs résultats à des causes externes non contrôlables (Bandura, 1997; Bouffard et al., 2003) et à vivre plus d’anxiété d’évaluation (Bouffard, et al., 2006; Panayiotou et al., 2017; Vaillancourt et al., 2014).
Anxiété d’évaluation
L’anxiété d’évaluation comporte trois grandes dimensions : cognitive, émotive et comportementale (Cassady, 2010). L’aspect cognitif est lié à l’inquiétude devant le test et les résultats de celui-ci, ainsi qu’à la difficulté de la récupération d’information en situation d’évaluation. L’aspect comportemental peut se manifester par la procrastination et une persévérance moindre devant un obstacle (Yerdelen, McCaffrey et Klassen, 2016). L’aspect émotionnel se traduit par des réactions physiques déclenchées dans la situation spécifique de l’évaluation, telle que la bouche sèche et l’accélération du rythme cardiaque (Cassady, 2010). Ces difficultés ont des conséquences sur le fonctionnement des élèves. Les élèves présentant une anxiété d’évaluation élevée tendent à être plus distraits durant les examens et comprennent plus difficilement les questions et les consignes (Zeidner, 1998). L’anxiété d’évaluation a été liée à une estime de soi plus faible (Hembree, 1988; Zeindner, 1998), à une insécurité plus marquée et de la détresse psychologique. Une des conclusions de trois méta-analyses sur l’anxiété d’évaluation est que dès la 3e année du primaire, celle-ci est clairement liée à une moins bonne performance scolaire (Hembree, 1988; Seipp, 1991; von de Embse et al., 2018). Cette diminution dans les performances scolaires a été liée à un sentiment de compétence moins positif (Cassady, 2010; Yerdelen et al., 2016). Finalement, les souvenirs d’échecs dans des situations passées et une auto-évaluation négative de sa compétence ont aussi été associés à de l’anxiété (Bandura, 1986; King et al., 1989; Panayiotou et al., 2017; Roick et Ringeisen, 2017; Vaillancourt et al., 2014)
En résumé, la littérature suggère que les modèles cognitifs de la dépression considèrent le biais de mémoire vers des événements négatifs, tels les échecs, comme une des caractéristiques de l’état dépressif. Alors que ces modèles assument que ce type de biais de mémoire, contribue à l’émergence et au maintien de l’humeur dépressive, comme le soulignent Gaddy et al. (2014), aucune étude empirique n’a encore montré que la relation est bien dans cette direction et non l’inverse. La plupart des études dans ce domaine ont été conduites en laboratoire et ont utilisé des mots positifs, neutres ou négatifs que les participants devaient mémoriser. Le rappel de ces catégories de mots a ensuite été comparé chez des personnes classées comme ayant ou non des troubles dépressifs. Cette approche ne permet pas de se prononcer sur la direction des liens observés, entre l’état dépressif et le biais de mémoire, en faveur des mots négatifs. Elle ne permet pas non plus de savoir si le biais de mémoire se limite à la situation immédiate dans laquelle il est observé, ou s’il représente un processus s’appliquant à la mémorisation des événements survenant dans la vie courante. Par ailleurs, des travaux ont suggéré qu’un biais de mémoire vers les souvenirs d’échecs jouerait un rôle dans le développement d’un biais négatif d’auto-évaluation de compétence (Cole et al., 1999; Cole et al., 1998; Hallford et al., 2013; Vanlede, 2007) et dans l’anxiété d’évaluation, deux phénomènes ayant déjà été associés à des symptômes dépressifs. À notre connaissance, aucune étude n’a encore examiné comment le biais de mémoire envers les souvenirs d’échecs, le biais d’auto-évaluation de compétence et l’anxiété d’évaluation sont reliés, et plus important encore, le sont avec les symptômes dépressifs. Pris ensemble, les constats issus de notre recension suggèrent que le biais d’auto-évaluation de compétence et l’anxiété d’évaluation pourraient être des médiateurs dans la relation entre le biais de mémoire vers les souvenirs d’échecs et la présence de symptômes dépressifs.
LA PRÉSENTE ÉTUDE
L’objectif de la présente étude, est de vérifier un modèle des relations entre le biais de mémoire des souvenirs généraux d’échecs en mémoire autobiographique, le biais d’auto-évaluation de compétence, l’anxiété d’évaluation et les symptômes dépressifs. Ce modèle, illustré dans la Figure 1, postule que le biais de mémoire envers les souvenirs d’échecs d’élèves en 5e ou 6e année du primaire est lié, trois ans plus tard, à la présence de symptômes dépressifs, lien étant cependant indirect et médiatisé par le biais d’auto-évaluation et l’anxiété d’évaluation mesurée l’année précédente.
MÉTHODE
Participants et procédure
Les données de cette étude proviennent d’un projet longitudinal plus vaste, portant sur le développement des biais d’auto-évaluation de la compétence, chez des élèves recrutés dans différentes écoles publiques de la Rive-Nord de Montréal, dont la majorité dessert une population de milieu économique moyen. L’échantillon comporte 826 enfants (423 sont des filles). Le taux d’attrition est autour de 4 % par année et s’explique à plus de 90 % par le déménagement de l’élève hors du territoire de la commission scolaire ou par son absence le jour, où le recueil de données a été fait. Le test du « Little MCAR » indique que l’attrition présente un patron complètement aléatoire, ce qui nous permet de considérer notre échantillon comme valide. Le consentement des parents a été préalablement obtenu. L’âge moyen des élèves à l’an 1 du projet longitudinal était 10,7 ans (ÉT = ds 66). Le taux d’acceptation des parents à la participation à cette étude était supérieur à 95 %. La grande majorité des parents étaient canadiens-français (90,7 %), 8 % ont refusé d’indiquer leur nationalité, et un même pourcentage de 1,3 % étaient haïtien ou asiatique. Chez les pères, 26,8 % avaient un diplôme universitaire, ce qui était aussi le cas de 22,8 % des mères. Un diplôme collégial était détenu par 24,7 % des pères et 36,8 % des mères, 23,6 % pères et 19,8 % des mères avaient un diplôme secondaire, 21,8 % des pères et 16,9 % des mères avaient une qualification professionnelle et 3,1 % des pères et 3,7 % des mères étaient sans diplôme.
À chaque temps de mesure, les élèves ont été informés qu’ils pouvaient refuser de répondre et qu’en tout temps, ils pouvaient se retirer sans aucune conséquence. Les questionnaires ont été remplis en séance collective tenue durant les heures régulières d’école. La mesure d’habiletés scolaires a été prise une seule fois, à la première année du projet plus vaste duquel sont tirées les données de cette étude. Les souvenirs d’échec et de succès ont été mesurés l’année suivante, tandis que la perception de compétence et l’anxiété d’évaluation l’ont été à l’an 4. La mesure de symptômes dépressifs a été prise à l’an 5. Le Tableau 1 résume les temps de mesure des différentes variables.
Comme le revenu des parents, la scolarité de la mère et du père, l’âge et le genre des jeunes ont déjà été liés au développement de l’anxiété et de la dépression, ils ont été intégrés dans notre étude à titre de variables de contrôle (Evans et English, 2002; Lewinsohn et al., 1998; Michael et al., 2007; Phipps, 2003). En raison de la probabilité que le rendement scolaire des jeunes soit lié à leurs souvenirs de réussites et d’échecs, cette variable a aussi été incluse comme co-variable. Le rendement des jeunes en français et en mathématiques a été transmis par les enseignants. La corrélation entre les deux matières étant très élevée (r (825) = 0,78), un score moyen a été calculé.
Instruments de mesure
Biais de mémoire vers les échecs
En l’absence d’un instrument déjà validé en français, à l’an 2, la présence de souvenirs généraux d’échecs et de réussites à l’école a été mesurée à l’aide d’un outil développé par l’équipe de recherche. La mesure comprend douze énoncés dont six portent sur les souvenirs d’échecs et les six autres, de contenu identique, portent sur les souvenirs de réussites. Les deux exemples qui suivent sont tirés de cet instrument. « Cet élève a un souvenir généralement négatif de ses résultats à l’école. » « Cet élève a un souvenir généralement positif de ses résultats à l’école. » Le participant devait indiquer sur une échelle Likert de 1 (pas du tout) à 4 (tout à fait) à quel point il jugeait ressembler à l’élève fictif[2] décrit dans chaque énoncé. Le score positif moyen est de 1,59 (ÉT = 0,80). Une analyse factorielle exploratoire indique que les énoncés saturent bien, sur leur facteur d’appartenance : les indices de saturation vont de 0,41 à 0,69 pour les énoncés sur les souvenirs d’échecs et de 0,43 à 0,73 pour ceux réussites. En outre, les deux facteurs sont négativement corrélés (r (825) = -0,39). Pour chacun des types de souvenirs, la moyenne des six énoncés est calculée et plus elle est élevée, plus ceci indique que l’élève garde un souvenir général élevé de ses échecs ou de ses réussites à l’école selon le cas. Les indices de cohérence interne sont de 0,77 pour les souvenirs d’échecs et 0,89 pour ceux de réussites.
Afin de déterminer le biais de mémoire envers les souvenirs d’échecs à l’an 2, le score moyen à l’échelle des souvenirs de réussites a été soustrait du score moyen à l’échelle de souvenirs négatifs. Plus le score résultant de cette opération est positif, plus il indique un biais de mémoire envers les souvenirs d’échecs. À l’inverse, un score négatif indique un biais de mémoire envers les souvenirs de réussites. L’étendue des scores est de -3,00 à 2,50 (ÉT = 1,07) et seulement 7,8 % des élèves ont un score positif indiquant la présence d’un biais de mémoire envers des souvenirs d’échecs.
Habiletés mentales
Les habiletés mentales ont été évaluées à l’an 1 avec la version française de l’Épreuve d’habiletés mentalesOtis-Lennon forme J, élémentaire II (Sarrazin et al., 1983). Ce test comprend 80 questions faisant appel à différentes notions telles que les comparaisons, le vocabulaire et la sériation, cherchant à mesurer la capacité de raisonnement de l’élève. Ce dernier doit indiquer sa réponse entre cinq choix proposés. Pour chaque élève, le nombre de bonnes réponses est converti en un indice d’habiletés mentales selon son âge chronologique. Dans une précédente étude longitudinale couvrant cinq années consécutives, menée auprès d’élèves d’âge semblable (Bouffard et al., 2011), cette mesure était très stable entre les temps de mesure (r variant de 0,78 à 0,83) et fortement liée aux notes de fin d’année en français et en mathématiques (r allant de 0,74 à 0,79) pendant cette période. Ceci permet de conclure que le test d’aptitude mentale était pertinent pour évaluer les ressources intellectuelles liées à l’apprentissage scolaire.
Perception de compétence scolaire
La mesure de la perception de compétences scolaire a été prise à l’an 4 l’aide de la version française (Guilbert, 1990) des cinq énoncés de la sous-échelle scolaire du questionnaire Perceived Competence Scale for Children de Harter (1982). Le participant devait indiquer sur une échelle Likert de 1 (pas du tout) à 4 (tout à fait) à quel point il jugeait ressembler à l’élève fictif décrit dans chaque énoncé. Voici en exemple un de ces énoncés : « Cet élève arrive presque toujours à trouver les réponses en classe. » Ce format de réponse est identique pour tous les instruments qui suivent. La moyenne des cinq énoncés est calculée et plus elle est élevée, plus l’élève a une perception positive de sa compétence. L’indice de cohérence interne de l’échelle est satisfaisant (α = 0,78) et semblable à celui de la version originale en anglais (α = 0,81) et de la version validée en français (α = 0,77).
Biais d’auto-évaluation de compétence
Le biais d’auto-évaluation de compétence a été calculé à l’an 4 de l’étude. Il correspond au score résiduel standardisé de la régression de la perception de compétence, sur l’indice d’habiletés mentales mesuré à l’an 1. Ce score indique l’ampleur et la direction (positive ou négative) de l’écart entre le potentiel de l’élève, et celui qu’il juge avoir (Bouffard et al., 2006; Bouffard et al., 2011; Vaillancourt et Bouffard, 2009). L’étendue des scores est de -3,80 à 2,21 (ÉT = 0,99). Plus le score résiduel est supérieur à zéro, plus ceci indique un biais d’auto-évaluation positif, tandis que plus ce score est inférieur à zéro, plus il indique un biais d’auto-évaluation négatif (Bouffard et al., 2011). Un score négatif a été obtenu de 45,5 % des élèves.
Anxiété d’évaluation
À l’an-4, l’anxiété d’évaluation a été mesurée à l’aide de six énoncés de la sous-échelle d’anxiété de l’Échelled’émotions académiques de Govearts et Grégoire (2008), pour chacun desquels, l’élève devait indiquer sur une échelle Likert de 1 (pas du tout) à 4 (tout à fait) à quel point il jugeait ressembler à l’élève fictif décrit. L’exemple qui suit fait partie de ces énoncés « Cet élève est inquiet quand il sait qu’il aura un examen ». La moyenne des cinq énoncés est calculée et plus elle est élevée, plus l’élève rapporte une anxiété d’évaluation élevée. L’indice de cohérence interne est satisfaisant (α = 0,84) bien qu’un peu inférieur à celui de l’instrument original (α = 0,91).
Symptômes dépressifs
À l’an 5, les symptômes dépressifs ont été mesurés à l’aide de la version française de Führer et Rouillon (1989) de l’instrument de Radloff (1979). Il comporte 20 énoncés et dans la présente étude son indice de cohérence interne atteint 0.91. Pour chacun des énoncés dont un exemple suit, l’élève devait indiquer sur une échelle Likert allant de 1 (jamais ou rarement 0 ou 1 jour) à 4 (la plupart du temps, ou tout le temps, 5 à 7 jours), la fréquence à laquelle il avait, durant la semaine précédente, ressenti le type de situation ou d’émotion décrite « Je me sentais incapable de sortir de ma tristesse même avec l’aide de ma famille et de mes amis. ». Selon le test VariMax, le test détecte bien les quatre axes rapportés des symptômes dépressifs; l’humeur dépressive, l’irritabilité, le ralentissement psychomoteur et l’affectivité négative (Führer et Rouillon, 1989). Ce test est adéquat pour cerner des symptômes dépressifs, mais n’est pas un outil diagnostique (Führer et al., 1989). Cet outil a été validé auprès des adolescents francophones (Boulard et al., 2014).
CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES
La réalisation de la présente étude fait partie du projet plus vaste et est incluse dans le certificat éthique associé au programme de recherche subventionné par le CRSH. L’approbation écrite des parents a préalablement été requise pour permettre la participation des élèves à l’étude. Pour s’assurer de l’assentiment libre, éclairé et continu des participants, à chacun des temps de mesure, les assistants de recherche leur rappelaient qu’en dépit du consentement de leurs parents, ils n’étaient pas tenus de répondre au questionnaire et que leur décision à cet égard n’aurait aucun impact négatif scolaire, social ou personnel. Au moment de la présente étude, aucun contact direct avec les participants n’a été requis et les données préalablement anonymisées ne permettaient aucune identification.
RÉSULTATS
Analyses préliminaires
Une analyse descriptive des données a été conduite pour s’assurer de la normalité de leur distribution. Les valeurs d’asymétrie et du kurtosis se situent entre -1 et +1 indiquant que les données sont normalement distribuées sur chacune des variables. Des données aberrantes univariées ont été identifiées dans la mesure des symptômes dépressifs et dans la mesure de la prédominance des souvenirs. Aucune donnée multivariée aberrante n’a été détectée.
Analyses principales
Une analyse de corrélation a été conduite pour vérifier que les variables d’intérêt étaient corrélées de manière modérée pour assurer la validité des résultats de l’analyse de médiation. Les résultats sont présentés dans le Tableau 2 et indiquent, comme attendu, un lien négatif entre le biais d’auto-évaluation et le biais de mémoire vers les souvenirs négatifs, et un lien positif entre ce même biais de mémoire et l’anxiété d’évaluation en contexte scolaire. Les liens entre le biais d’auto-évaluation d’une part et les symptômes dépressifs et l’anxiété d’évaluation d’autre part sont tous deux négatifs. L’anxiété d’évaluation est positivement liée aux symptômes dépressifs. Enfin, parmi toutes les covariables, seul le genre des élèves est lié positivement aux symptômes dépressifs. En somme, les conditions de base pour tester le modèle de médiation sont respectées et le genre, sera la seule covariable considérée dans les analyses subséquentes.
Le modèle de médiation a été testé avec la version 7.3 du logiciel Mplus (Muthén et Muthén, 2010-2014) et les données manquantes ont été estimées à l’aide de la méthode FIML. Cette méthode produit des estimations fiables et non biaisées des données manquantes, lorsque le patron des données manquantes n’est pas strictement aléatoire (Enders et Bandalos, 2001; Graham, Olchowski et Gilreath, 2007; Muthén, Kaplan et Hollis, 1987). Pour juger de la validité d’un modèle, la pratique actuelle veut que les indices d’adéquation suivants soient considérés : la valeur du Khi carré (χ2), l’indice de correspondance comparé (CFI), le Tucker Lewis Index (TLI) l’indice de la moyenne standardisée de la valeur résiduelle (SRMR), et la racine d’erreur quadratique moyenne d’approximation avec son intervalle de confiance (RMSEA). Idéalement, la valeur du χ2 devrait être non significative, ce qui est cependant rare quand l’échantillon est important comme dans cette étude. La valeur du SRMR doit être inférieure à 0,10 ou 0,08, le CFI et le TLI sont jugés acceptables lorsqu’ils sont supérieurs à 0.90 et excellents lorsqu’ils sont supérieurs à 0,95 et le RMSEA est jugé acceptable lorsqu’il est inférieur à 0,08 et excellent lorsqu’il est inférieur à 0,05 (Kline, 2005).
Les résultats de l’analyse indiquent que les données s’ajustent bien au modèle comme le montrent les indices qui sont tous satisfaisants : χ2(826,21) 299,047 p < 0,001 CFI = 1,00, TLI = 1,021, RMSEA = 0,000 (0,000, 0,056), SRMR = 0,009. L’effet total et indirect des variables a ensuite été examiné. La Figure 2 présente le modèle testé et les valeurs des liens. L’examen des effets directs et indirects dont les valeurs sont présentées dans le Tableau 3, indique un effet de médiation partiel du biais d’auto-évaluation et de l’anxiété d’évaluation dans la relation entre le biais de mémoire vers des souvenirs d’échecs et les symptômes dépressifs.
Comme indiqué dans le Tableau 3, l’effet total direct du biais de mémoire est de β = 0,29, p < 0,001. Les effets indirects du biais d’auto-évaluation [β = 0,08, p < 0,01] et de l’anxiété d’évaluation [β = 0,03, p < 0,05], diminue l’effet direct du biais de mémoire à β = 0,19, mais il reste significatif (p < 0,001). Ceci permet de conclure que si le biais de mémoire vers des souvenirs d’échec, prédit de manière conséquente, les symptômes dépressifs mesurés trois ans plus tard, une partie de son effet vient du biais d’auto-évaluation et de l’anxiété d’évaluation auxquels il est relié.
DISCUSSION
L’objectif de notre étude était de vérifier un modèle de médiation du lien entre ces symptômes dépressifs et les souvenirs d’échecs, passant par la présence d’un biais négatif d’auto-évaluation de compétence et d’une anxiété d’évaluation. Tout d’abord, parmi toutes les covariables testées, le sexe est la seule qui était liée à la variable dépendante. La plus grande occurrence des symptômes dépressifs relevée chez les adolescentes dans notre modèle n’est pas un fait inédit. Dans les deux méta-analyses de Salk, Hyde et Abramson, (2017), le fait d’être une fille augmentait le risque de souffrir de symptômes dépressifs, surtout à l’adolescence. Ceci dit, certaines études suggèrent que les différences sexuelles dans la présence des symptômes dépressifs viennent en partie du fait que les hommes et les femmes diffèrent dans leurs modalités d’expression de leur détresse (Addis, 2008; Wide et al., 2011). Les instruments de mesure mesureraient davantage les symptômes des femmes que ceux des hommes. On peut se demander si ce facteur est impliqué dans la différence observée entre les garçons et les filles dans cette étude. Nous avons aussi constaté un lien entre les médiateurs de notre modèle. Ainsi, conformément à la théorie de Bandura (1986) et aux observations faites dans d’autres études, un biais négatif d’auto-évaluation est lié à une anxiété d’évaluation plus élevée (Connell et Ilardi, 1987; Bouffard et al., 2006).
Liens directs et indirects
Selon la théorie sociocognitive de Bandura (1986), une intériorisation plus élevée d’expériences d’échecs que de réussites conduirait l’élève à développer un regard minoratif, injustifié sur sa compétence. Cette mésestime de sa compétence s’accompagnerait d’une anxiété devant les situations d’évaluation vues comme des occasions de vivre de nouveaux échecs. Cette dynamique serait d’autant plus probable quand ces échecs sont vécus tôt dans l’histoire des apprentissages de l’élève, et que ce dernier s’en attribue la responsabilité et les voit comme étant stables et incontrôlables. Une compréhension des médiateurs en question dans la relation entre les biais vers les souvenirs d’échec et les symptômes dépressifs pourrait contribuer à diversifier les cibles d’action contre la détresse de certains adolescents (Hallford et al., 2013). Concernant ces approches cliniques, selon les études portant sur l’efficacité de la thérapie basée sur les souvenirs, « Remeniscent based therapy » le rapport aux souvenirs autobiographiques peut diminuer l’occurrence des symptômes dépressifs (Cuijpers et al., 2019; Moral et al., 2015; Rubin et al., 2018). Cette thérapie offre une variété de thèmes sur lesquels des souvenirs sont rapportés pour ensuite donner lieu à une réinterprétation suivie d’une intégration cognitive du souvenir (Moral, et al. 2015). C’est dans cet ordre d’idée que nous avons voulu comprendre une voie indirecte du développement de ces symptômes dans le milieu scolaire. Selon notre modèle conceptuel, nous attendions que le biais négatif d’auto-évaluation et l’anxiété d’évaluation agissent comme médiateurs du lien entre le biais de mémoire vers des souvenirs d’échecs et les symptômes dépressifs. Les résultats de nos analyses suggèrent que les liens prédits dans le modèle conceptuel sont présents. Le biais négatif d’auto-évaluation et l’anxiété d’évaluation des élèves vers la fin du primaire médiatisent bien la relation entre le biais de mémoire vers des souvenirs d’échecs et les symptômes dépressifs qu’ils rapportent trois ans plus tard. Comme nous l’avions supposé, une mémoire où prédominent les souvenirs d’échecs est de nature à amener l’élève à développer une vision injustement négative de sa compétence en même temps que de l’anxiété devant l’évaluation. Ces deux caractéristiques contribuent par la suite à expliquer une partie des symptômes dépressifs rapportés par les élèves. Pour autant, le biais de mémoire vers des souvenirs d’échecs mesuré trois ans plus tôt est toujours directement lié aux symptômes dépressifs. Quelques études récentes ont montré qu’un schéma négatif de soi, combiné à un biais attentionnel vers les souvenirs d’échecs, était lié au développement de la dépression et à sa sévérité (Disner et al. , 2017; Everaert et al., 2017). Ces études s’intéressaient particulièrement aux adultes, mais nos résultats suggèrent que cela est aussi le cas chez de plus jeunes personnes en début d’adolescence. Nos résultats permettent de mettre en lumière un mécanisme indirect par lequel les symptômes dépressifs se développent en milieu scolaire.
Pris dans leur ensemble, les résultats de notre étude suggèrent qu’une mémoire privilégiant des souvenirs généraux d’échecs chez des enfants à la fin du primaire est, trois ans plus tard, associée directement et indirectement à la présence de symptômes dépressifs. Pour autant, il existe une certaine controverse dans la littérature quant à la tendance des personnes à se rappeler davantage de souvenirs positifs ou négatifs. Selon les observations de Sedikides et Green (2009), parce qu’elle serait encodée de manière plus superficielle au moment de leur occurrence, la mémoire des évènements négatifs serait moins importante. Sedikides et al. (2009) propose l’intervention d’un processus de négligence mnémonique impliquant la minimisation des expériences d’échec. Dans le cas des expériences de succès, elles donneraient lieu à plus d’élaboration motivée par la protection de soi, ce qui expliquerait la présence d’un biais vers les souvenirs de réussites dans la population générale. Pourtant, toujours selon cet auteur, certaines personnes se souviendraient plus aisément de leurs expériences négatives. Baumeister, Bratslavsky, Finkenauer et Vohs (2001) ont une position différente et concluent d’une recension des écrits que les expériences à valence négative produisent un effet plus stable et plus persistant que les événements à valence positive, dans la majorité des sphères de vie. Selon ces auteurs, ceci s’expliquerait par un traitement de l’information mettant plus d’accent vers les stimuli aversifs pour des raisons de préservation de l’espèce. Dans la présente étude, seulement 7,8 % des jeunes présentaient un biais de mémoire vers les souvenirs d’échec, ce qui concorde davantage avec la position de Sedikides et al. (2009) qu’avec celle de Baumeister et al. (2001). Comme peuvent le suggérer les résultats de cette étude, un biais vers des souvenirs généraux de réussite, est lié à une vision plus optimiste de sa performance et moins d’anxiété d’évaluation et a ainsi, une valeur adaptative contribuant potentiellement à préserver les jeunes de développer des symptômes dépressifs.
Limites et forces
Comme toute autre étude, celle-ci comporte certaines limites méritant d’être signalées. La première concerne sa nature corrélationnelle qui ne permet pas d’inférer de causalité dans les relations entre les variables. Pour autant, le devis longitudinal couvrant une période de quatre années permet de réduire l’importance de ce problème. Une autre limite est le fait de n’avoir eu pour source d’information qu’un seul répondant, le jeune lui-même. Le problème associé à cette procédure est celui de la variance commune partagée de nature à augmenter la force des relations observées. Ici encore, l’utilisation du devis longitudinal diminue la portée de ce problème. Il est en effet peu probable que les jeunes se soient rappelés, d’une année à l’autre, du contenu de leurs réponses. Par ailleurs, si nous convenons que des sources multiples d’informateurs sont généralement souhaitables, nous pensons qu’au vu des souvenirs de réussites et d’échec, de la perception de compétence et de l’anxiété ressentie en situation d’évaluation, le jeune lui-même est certainement la source la plus crédible d’information. Une troisième limite est l’absence de mesure antérieure des symptômes dépressifs et l’impossibilité qui s’ensuit d’en contrôler les effets. Des études ont montré que la présence durant l’enfance d’une émotivité négative et de l’anxiété, joue un rôle dans le développement ultérieur de troubles dépressifs (Clark et Watson, 1991; Shankman et Klein, 2003). Reed et Derryberry (1995) ont montré que des personnes ayant des traits plus névrotiques, manifestaient dans une tâche de détection de mots, un biais de mémoire vers des qualificatifs négatifs. Il se pourrait alors que des jeunes de notre étude aient eu très tôt dans leur développement, une émotivité négative les menant à porter plus d’attention et se rappeler davantage de leurs échecs que de leurs réussites. Enfin, comme nous l’avons déjà signalé, les hommes et les femmes pourraient différer dans leurs modalités d’expression de leur détresse. On peut dès lors se demander si l’instrument de mesure utilisé dans cette étude est plus propice à mesurer les symptômes des femmes que ceux des hommes.
Du côté des forces de cette étude, sauf erreur, c’est apparemment la première à avoir examiné un patron prospectif de relations entre les souvenirs de réussites et d’échec, la perception de compétence, l’anxiété d’évaluation et la présence de symptômes dépressifs du moins, chez d’aussi jeunes personnes et dans une perspective longitudinale. Cette étude contribue ainsi à pallier un peu au manque d’études prospectives, déploré par certains, sur le rôle prédictif des biais de mémoire dans la présence future d’anxiété et de symptômes dépressifs chez les enfants et les adolescents (Hipwell et al., 2011; Muris et al., 2009). Aussi, certaines études proposent que la dépression ne soit pas considérée comme un concept catégoriel, mais doive plutôt être vue sur un continuum (Andrews et al., 2007; Hankin et al., 2005), permettant alors de clarifier sa relation avec d’autres concepts. C’est l’approche que nous avons retenue dans la présente étude, ce qui a permis d’observer la dynamique de sa relation avec le biais de mémoire, le biais d’auto-évaluation et l’anxiété d’évaluation. Enfin, l’approche longitudinale d’une durée de quatre ans, la grandeur de l’échantillon, le nombre équilibré de garçons et de filles et les diverses covariables considérées dans l’étude sont autant de points positifs à signaler.
Études futures et implications
Les résultats de cette étude suggèrent quelques pistes pour des études futures. Une qui nous semble plus importante, concerne l’identification des caractéristiques associées à la tendance à se rappeler davantage, des expériences d’échecs que de réussites. En effet, comme nous l’avons vu, les personnes tendent généralement à garder un souvenir de leurs performances plus positif qu’elles ne l’étaient, et ont une préférence pour se rappeler les événements positifs et ignorer ou oublier les informations négatives référant au soi (Sedikides et Green, 2000; Sedikides et al., 2005; Walker et al., 2003). Or, même s’ils sont peu nombreux, certains enfants de notre étude ont fait l’inverse. Il y aurait lieu d’examiner le rôle de la réactivité émotionnelle du jeune enfant devant les échecs dans l’encodage en mémoire de ces derniers. Comme Dweck l’a montré dans nombre de travaux, assez jeunes, des enfants manifestent de l’impuissance apprise en réponse à de premiers échecs, laquelle crée un déficit émotionnel conduisant à une faible estime de soi, et éventuellement, à la dépression (Diener et Dweck, 1978; Dweck et Bempechat, 1983; Dweck et Leggett, 1988). Par ailleurs, selon Harter (1999) l’intériorisation et l’adhésion aux normes propres à la culture ou au milieu de vie sont des phénomènes essentiellement sociaux. Certaines pratiques ou certains commentaires négatifs des parents, relevant les incapacités personnelles de l’enfant à respecter les normes qu’ils valorisent, pourraient ternir l’image que l’enfant se fait de lui-même et induire un sentiment généralisé d’échec (Lewis, 1992). La dynamique des échanges parents-enfants devant les expériences d’échecs de l’enfant nous paraît être une autre piste à explorer. Plus précisément, une étude pourrait examiner si certaines réactions parentales, devant les échecs pouvant amener l’enfant à croire qu’éviter ceux-ci est une condition pour préserver l’amour et le soutien de leurs parents, favorisent le développement d’un biais de mémoire vers les échecs. Dans une autre lignée, le rôle de la prédisposition génétique à réagir au stress dans l’encodage déficient a été étudié dans le contexte du développement des psychopathologies (Dillon et Pizzagalli, 2018; Marin et al., 2011). Il serait intéressant de l’étudier en contexte scolaire en examinant les situations contextuelles modératrices, par exemple, le climat de classe, le rapport aux pairs et le rapport aux évaluations.
Enfin, sachant que le biais vers des souvenirs d’échecs, l’anxiété d’évaluation et le biais négatif d’auto-évaluation sont associés à la présence de symptômes dépressifs, ces aspects pourraient être pris considération dans les interventions faites avec des jeunes présentant des symptômes dépressifs par exemple, dans la thérapie à l’entraînement à la spécificité de souvenirs autobiographiques. Ce type de thérapie basée est largement utilisée chez les adultes âgés (Cuijpers, et al. 2019; Moral et al., 2015). Elle vise à rendre les souvenirs autobiographiques généraux plus spécifiques et utilise deux grandes voies d’action pour ce faire : le développement de nouvelles stratégies de résolution de problèmes et la réduction de la nature envahissante des émotions associées aux souvenirs autobiographiques (Barry et al., 2019; Werner-Seidler et al., 2018). Il nous semble que ce type de thérapie serait une voie à explorer dans la prévention des symptômes dépressifs liés aux situations évaluatives en milieu scolaire.
Appendices
Notes
-
[1]
Adresse de correspondance : Université du Québec à Montréal, 100, rue Sherbrooke Ouest, Montréal (QC), H2X 3P2. Courriel : Parent-taillon.elizabeth@courrier.uqam.ca
-
[2]
L’étude plus vaste à laquelle participaient les élèves comprenait l’examen de certains aspects pouvant paraître menaçants. Selon Harter (1982), en montrant que d’autres peuvent présenter des caractéristiques ou comportements semblables à ceux décrits dans les énoncés, l’utilisation d’un élève fictif permet alors de diminuer l’aspect de menace.
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