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Edgar Cabanas enseigne la psychologie à l’Université de Madrid et est également rattaché à l’Institut Max-Planck à Berlin. Il publie régulièrement des critiques à l’endroit de la psychologie positive. Eva Illouz est chercheure à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris et enseigne la sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a publié quelques ouvrages sur le thème du « marché des émotions ». On dirait que les auteurs consacrent leur vie à la critique pour ne pas dire à la démolition de la psychologie positive. Le texte qui paraît au verso du livre résume bien leur propos.

Le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait : telle est l’idée à laquelle la psychologie positive prétend conférer une légitimité scientifique. Il suffirait d’écouter les experts et d’appliquer leurs techniques pour devenir heureux. L’industrie du bonheur, qui brasse des milliards d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures capables de faire obstruction aux sentiments négatifs, de tirer le meilleur parti d’elles-mêmes en maîtrisant leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes. Mais n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à nous convaincre que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie sont de notre seule responsabilité? Et si ladite science du bonheur élargissait le champ de la consommation à notre intériorité, faisant des émotions des marchandises comme les autres?

INTRODUCTION

« Le bonheur est partout, […] Il a imprégné notre imaginaire culturel, jusqu’à occuper une place centrale dans nos existences, ad nauseam » (p. 9). Au début du présent siècle, on recensait chez Amazon 300 titres comportant le terme bonheur, aujourd’hui 2000. Selon les auteurs, on en est venu à croire que le bonheur est « un ensemble d’états psychologiques susceptibles d’être instaurés et commandés par la volonté […], le seul but qui vaille la peine de poursuivre, le critère à l’aune duquel il nous faudrait désormais mesurer la valeur de notre vie » (p. 10). Il est présenté comme « une affaire de choix personnel ». C’est le message qui découle, par exemple, du film The pursuit of happyness (2006) dont le rôle principal est joué par Will Smith; ce message est également proposé par des personnes influentes comme Oprah Winfrey et a été imposé depuis deux décennies par … la psychologie positive « à grand renfort de financement ». Pourtant, les études réalisées dans le cadre de la psychologie positive démontrent bien que les facteurs sociaux ne sont pas négligés et que le bonheur n’est pas seulement considéré comme une affaire de responsabilité personnelle.

Sous l’influence de cette psychologie positive, le bonheur est entré dans les universités et tient une bonne place dans les priorités sociales et politiques. D’après les auteurs, il est même devenu « une marchandise » comme les autres, une obsession, une obligation, « une sorte de pornographie émotionnelle »! Les auteurs ont donc entrepris de montrer les faiblesses épistémologiques, théoriques, phénoménologiques, méthodologiques et morales de cette approche qui, selon eux, s’impose malgré les critiques venant de toutes parts. Critiques amplifiées par les auteurs, plutôt redondantes et, pour la plupart, injustifiées.

ÉLÉMENTS DU CONTENU

Le premier chapitre porte sur la naissance et l’expansion de la psychologie positive. Selon les auteurs, cette nouvelle approche « a insufflé de l’oxygène à une discipline – la psychologie – chroniquement incapable de trouver son objet d’étude, une discipline ayant un besoin perpétuel de réinvention conceptuelle pour conserver son rang, s’attirer des financements et rester ‘à la mode’ » (p. 41-42). Cette psychologie positive s’est imposée grâce au travail de Martin Seligman (président de l’APA en 1998-99) qui a reçu « une illumination », de Mihaly Csikszentmihalyi (désigné comme « un autre born again »), d’Ed Diener, Barbara Fredrickson, Sonya Lyubomrisky ainsi que de Richard Layard de la London School of Economics et de multiples autres « experts du bonheur ». Ce chapitre me donne l’impression que les auteurs décrivent l’apparition d’une mafia, d’un groupe terroriste ou d’une secte religieuse avec ses « choristes », ses « prosélytes », ses « avocats » et ses « apôtres » dont le terme revient environ 10 fois par chapitre.

Un élan semblable se poursuit dans les chapitres suivants. La psychologie positive…

  • a « ravivé » l’individualisme et le narcissisme, les auteurs oubliant ainsi l’influence de la culture et celle des médias;

  • s’est introduite partout : dans les écoles, les organisations et même dans l’armée, les auteurs faisant fi des nombreux résultats positifs en ces domaines;

  • est de mèche avec l’idéologie néolibéralisme et « est en train de faire des citoyens des sociétés néolibérales de véritables ‘psytoyens’ » (p. 154), un commentaire pseudo-marxiste tout à fait dépassé;

  • a fait du bonheur « une marchandise fétiche » que l’on vend sous diverses formes : gérer vos émotions, soyez vous-mêmes, épanouissez-vous, donnant ainsi naissance à un nouveau métier que pratiquent les apôtres et produit un marché « juteux »;

  • est une science « réductionniste »; pourtant la psychologie positive ne propose pas une théorie unifiée, mais un ensemble de principes favorisant le bonheur;

  • a proposé des mesures tout à fait inadéquates du bonheur, d’autant plus qu’il y a, selon les auteurs, quelque chose de malsain à vouloir mesurer le bonheur;

  • se caractérise par des préjugés idéologiques et par un manque total d’autonomie par rapport au marché et à la politique technocratique. Pourtant, de plus en plus de scientifiques réclament des politiques qui pourraient contribuer au plus grand bonheur du plus grand nombre et servir également la justice;

  • a tellement insisté sur le fait que le bonheur dépend de nous qu’elle rend coupable ceux qui ne sont pas heureux, créant ainsi un nouveau type « d’happycondriaques »;

  • met l’accent sur le bonheur de façon à détourner l’attention des indicateurs socio-économiques, comme les inégalités;

  • propose une approche du management qui rend le travailleur satisfait pour qu’il accepte la culture de l’entreprise (par exemple, la culture Google);

  • insiste grandement sur la souplesse, la résilience et le développement post-traumatique parce que c’est avantageux pour les entreprises et les compagnies d’assurances qui voient leurs coûts diminuer.

Avec ces dernières critiques : cacher les problèmes sociaux, imposer la culture de l’entreprise et exploiter les travailleurs, les auteurs ne font pas la part des choses entre les chercheurs et ceux qui utilisent leurs résultats, comme s’il y avait connivence entre ces personnes…

MISE EN CONTEXTE

Il est entendu qu’il existe un marché du bonheur. Il se peut que le bonheur soit devenu une norme, ce que les auteurs qualifient de « tyrannie ». Il est certain que la psychologie positive a suscité des critiques pertinentes et fondées qui l’ont d’ailleurs incitée à apporter des corrections et améliorations, comme c’est le cas pour toute nouvelle approche. Par exemple, les critiques justifiées de B. Ehrenreich, de B. Held et de R. Lazarus, pour ne citer que ces chercheurs, ont reproché à la psychologie positive d’introduire une trop grande dichotomie entre émotions positives et émotions négatives. Avec l’apparition de ce qu’on a appelé la deuxième vague, on a retenu la nécessité des deux types d’émotions qui ont favorisé l’espèce humaine au cours de son évolution et qui sont nécessaires pour une vie équilibrée.

Rappelons que l’idée fondamentale de la psychologie positive consiste à reconnaître qu’après 100 ans de psychologie traditionnelle où les psychologues se sont occupés à traiter les troubles psychologiques, il devenait impérieux de considérer aussi le développement personnel et le bonheur. La psychologie positive ne s’oppose pas à la psychologie traditionnelle, elle la complète.

Dans une perspective plus large, la critique classique faite aux psychologues selon laquelle ces derniers négligeraient les variables socio-économiques dans l’explication du bonheur (et de bien d’autres thèmes), comporte une bonne part de vérité. Mais, depuis ses débuts, la psychologie positive n’a pas négligé ces variables et a considéré, par exemple, que son travail consistait à indiquer quelles sortes de familles donnent des enfants sains et quels milieux de travail favorisent la plus grande satisfaction des travailleurs.

CRITIQUE DE LA CRITIQUE

Certaines critiques sont utiles et permettent à un champ de recherche d’avancer. Mais l’ensemble des critiques du présent livre devient moins crédible devant le manque de nuances, devant des raccourcis criants, des suppositions et des insinuations malveillantes ainsi que des amalgames comme celle où l’on confond psychologie positive et « pensée positive » à la Norman Peale. De plus, il est vrai que l’obsession du bonheur peut devenir étouffante, mais le livre laisse souvent l’impression que vouloir le bonheur est une vraie malédiction et que c’est, évidemment, la faute de la psychologie positive et de ses sbires. Les auteurs oublient que, de tout temps, les gens ont cherché le bonheur. Même le sévère Pascal observait (dans ses Pensées, en 1670) : « Tous les hommes recherchent d’être heureux; cela est sans exception; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent à ce but ». C’est la recherche obsessive du bonheur qui est malsaine. La seconde vague de la psychologie positive, pour sa part, prône l’acceptation de ses émotions.

La critique, si importante et utile en science, devient ici suspicieuse, parce qu’elle se présente comme une charge à-bras-raccourci qui rejette tout de la psychologie positive et de la psychologie en général. Les critiques des auteurs ne tiennent pas compte des progrès récents de la psychologie évolutionniste et de la neuropsychologie qui viennent compléter ou nuancer les propositions premières de la psychologie positive. L’appel à la prudence du côté du « marché du bonheur » est, certes, bienvenu, mais cette invitation dégénère en paranoïa, comme s’il y avait anguille sous roche ou complot en la demeure.

Virginie Bloch-Lainé de Libération a bien précisé ce que j’avais ressenti vaguement et l’a exprimé clairement : « Illouz veut mettre de la sociologie là où domine la psychologie ». On dirait que les auteurs de cet ouvrage ont des comptes à régler. Sinon, pourquoi pareille hargne et pourquoi cette critique « caricaturale », selon l’expression d’un lecteur (sur Internet).

CONCLUSION

Les auteurs admettent que la science du bonheur puisse aider certaines personnes et que le bonheur soit une notion digne d’étude, « mais non dans sa forme et ses usages actuels ». Ceci parce que la psychologie positive viserait à faire des travailleurs et des militaires, des citoyens heureux et obéissants; bref, elle ferait du bonheur « un instrument du pouvoir ». « Sois heureux et tais-toi » de lancer Illouz en entrevue.

Il faut donc, selon eux, « se méfier des apôtres du bonheur » parce qu’ils ne peuvent, malgré leurs promesses, nous donner les clés de la bonne vie, « ces clés restant parfaitement introuvables ». C’est faux, car les psychologues offrent de nombreux moyens probants efficaces pour diminuer le malheur (la psychologie traditionnelle) et augmenter le bonheur (la psychologie positive).

Pour une présentation disons plus appropriée en français de la psychologie positive et du bonheur, je suggère :

  • Le dossier intitulé « La psychologie positive » dans la Revue québécoise de psychologie, vol. 26, no. 1, publié en 2005.

  • Le dossier intitulé « Le bonheur 3.0 » dans la Revue québécoise de psychologie, vol. 38, nos 1 et 2, publié en 2017.

  • Bouffard, L. (2019). Homo beatus. Petite somme sur la science du bonheur. Paris, France : Éd. Persée.

  • Mandeville, L., D’Arcy-Dubois, L., Labrecque, M.-È. et Bouffard, L. (2008). Dix ans de psychologie positive. Revue québécoise de psychologie, 29(3), 249-262.

  • Shankland, R. (2012). La psychologie positive. Paris, France : Dunod.