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Cet article a été soumis à la fin de 2022 et n’a pas pu tenir compte des développements ultérieurs en Ukraine.

Le conflit armé international en Ukraine s’est déclenché en 2014 avec l’occupation de la Crimée et des hostilités par l’entremise des « républiques » autoproclamées de Donetsk et Louhansk comme « proxies » de la Russie. Ensuite, le 24 février 2022, la Russie a envahi à large échelle l’Ukraine, mettant le droit international humanitaire (DIH) à rude épreuve. Au début du conflit, un rapport a été produit à la suite d’une mission d’enquête à laquelle l’auteur de cette contribution a participé. Celle-ci survole quelques faits établis par la mission et leur qualification en DIH. Bien que ce rapport ait tout autant analysé le respect du droit international des droits humains (DIDH), le présent article traite uniquement de la partie consacrée au DIH, dont le soussigné a rédigé un premier projet, qui fut ensuite discuté et approuvé par les membres de la mission[1]. Dans ce cadre, l’accent est mis sur les difficultés d’établir certains faits et de les qualifier comme violations du DIH. Suivent ensuite des réflexions plus larges sur les défis que ce conflit et sa perception dans l’opinion publique représentent pour le DIH, sur les opportunités qui en découlent pour améliorer le respect du DIH et pour développer ses règles, ainsi que sur les besoins de développements du DIH démontrés par ce conflit.

I. Le rapport de la Mission établie par l’OSCE sous le mécanisme de Moscou

Le 3 mars 2022, le mécanisme de Moscou de la dimension humaine de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a été invoqué par l’Ukraine, soutenue par 45 États participants, dont le Canada[2]. Une mission d’experts (ci-après « la Mission ») fut mandatée, réunissant le professeur Wolfgang Benedek (Autriche), la professeure Veronika Bílková (République tchèque) et l’auteur de cette contribution (Suisse), pour enquêter sur les violations du DIH et du DIDH, ainsi que pour établir les faits et les circonstances d’éventuels cas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le 13 avril 2022, la Mission a présenté son rapport comprenant une centaine de pages (ci-après « le Rapport »)[3]. Un deuxième rapport, toujours établi dans le cadre du mécanisme de Moscou, mais par des expertes en majorité différentes, a couvert la période du 1er avril 2022 au 25 juin 2022[4]. Bien qu’il soit arrivé à des conclusions similaires au premier rapport, il en a permis la mise à jour, pendant que d’autres mécanismes étaient encore en train de s’organiser et de recueillir des données.

A. Méthode de travail et limites

Lors de la collecte des informations et de la rédaction du rapport, la mission a été confrontée à plusieurs difficultés et obstacles pratiques.

1. Limitation dans le temps

Tout d’abord, le temps alloué à la préparation du rapport était limité à trois semaines, période pendant laquelle des hostilités actives se déroulaient sur l’ensemble du territoire ukrainien et de nouvelles allégations de violations étaient publiées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les événements sur lesquels la Mission d’experts a enquêté couvrent la période du 24 février au 1er avril 2022, date à laquelle le rapport devait être finalisé. Après la fin formelle des investigations, les médias ont rapporté que des exécutions sommaires d’un grand nombre de civiles[5] avaient eu lieu pendant l’occupation russe de villages situés à proximité de Kiev, notamment à Bucha. Sont apparues des photos et des vidéos de civils tués dans les rues, en partie avec les mains liées, et des rapports faisant état de plusieurs fosses communes. Ces informations laissent croire que des crimes de guerre majeurs ont été commis par des membres des forces armées russes. Un tel événement mérite et requiert une enquête internationale sérieuse sur place, avec des experts médico-légaux, que la Mission, même si le temps à disposition avait été prolongé, n’aurait pas pu mener. Entretemps, des rapports détaillés ont été rendus publics, fondés sur un grand nombre de témoignages de survivants. Par contre, à notre connaissance, il n’existe pas encore de rapport public sérieux faisant état des constatations des médecins légistes.

2. Manque d’expertise, d’accès au terrain et à certaines autorités

La Mission n’a pas pu se rendre sur le territoire ukrainien, puisque l’OSCE a déconseillé aux experts d’y aller. Il n’était pas possible d’accéder en toute sécurité aux lieux de violations potentielles, et comme l’OSCE n’avait plus de présence expatriée sur le terrain, elle ne pouvait pas organiser de réunions et prendre des rendez-vous en Ukraine. Une « visite de terrain » aurait donc été largement symbolique. Enfin, l’OSCE a pu nous fournir des moyens financiers ayant permis l’engagement de certaines collaboratrices, mais elle n’a pas mis d’experts (militaires, médecins légistes, spécialistes de l’évaluation d’images satellites…) à notre disposition. Nous n’avons évidemment pas pu engager « sur le marché du travail » de telles expertes avec effet immédiat, car elles avaient d’autres engagements.

La Mission souhaitait recevoir de première main des positions des deux parties. Cependant, la Fédération de Russie a informé la Mission qu’elle considérait le mécanisme de Moscou comme largement dépassé et redondant. De ce fait, elle a refusé de désigner un agent de liaison. La capacité de l’Ukraine à coopérer pleinement était également limitée en raison des hostilités en cours sur son territoire. La Mission a regretté, en particulier, de ne pas avoir réussi à créer un contact avec les militaires ukrainiens. Cela aurait été crucial pour évaluer certaines violations du DIH sur la conduite des hostilités, y compris par la Fédération de Russie. La qualification juridique de la destruction de certains villages aurait, par exemple, impliqué la nécessité de savoir si et comment les forces armées ukrainiennes les avaient défendus. Il est intéressant de noter que même la deuxième mission sous le Mécanisme de Moscou, qui s’est pourtant rendue en Ukraine, n’a pas pu obtenir des informations de première main des militaires ukrainiens.

3. Désinformation et propagande

Enfin, la Mission a été confrontée à une grande quantité de désinformation et de propagande diffusée par différents canaux en relation avec le conflit. Une telle désinformation est habituelle dans les conflits armés, mais, dans ce conflit, même les médias occidentaux ont donné des informations qu’on doit qualifier d’au moins partiales. La Mission a donc fait de gros efforts pour rassembler et comparer les informations provenant de sources diverses, et a soigneusement évalué la qualité de ces sources.

4. Bases des conclusions de la Mission

En dépit de ces limitations, la Mission a pu avoir accès à une grande variété de sources permettant d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Cela a été en partie possible grâce à la coopération de l’Ukraine en tant qu’État invitant, à l’exception de ses forces armées. En outre, la mission s’est adressée à un grand nombre de contacts au sein d’organisations internationales ayant une connaissance de la situation, comme la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine[6]. Elle a également reçu des informations précieuses de la part d’organisations non gouvernementales spécialisées, comme la Plate-forme pour l’investigation des crimes de guerre en Ukraine, composée de plus de vingt ONG locales, ainsi que plusieurs ONG internationales d’investigation spécialisées notamment en matière d’analyse d’images satellites et de géolocalisation d’images. Des chercheurs universitaires spécialisés, d’autres personnes expérimentées, des journalistes et des victimes possédant une connaissance particulière des évènements ont été également des sources précieuses. Enfin, les technologies modernes ont grandement facilité le travail de la Mission, que ce soit pour avoir des contacts avec des interlocutrices en Ukraine, ou pour s’assurer de la véracité de certaines allégations.

En dépit du manque de coopération de la part de la Fédération de Russie, la Mission d’experts a fait de son mieux pour prendre en compte les positions russes en suivant toutes les déclarations publiques russes et les médias russes.

B. Les violations du droit international humanitaire constatées

Nous soulignerons dans la deuxième partie de cette contribution combien il est difficile d’analyser de façon impartiale le respect du DIH dans ce conflit en dépit du fait que l’Ukraine a été victime d’une agression et que la Russie est donc responsable de toutes les souffrances humaines du conflit, même lorsqu’elles sont directement causées par l’Ukraine.

Cependant, en DIH, la conclusion générale de la Mission a été que pendant la période considérée, des violations ont été commises tant du côté ukrainien que du côté russe. Dans de nombreux cas, les deux parties ont également respecté le DIH et exprimé publiquement leur volonté de se conformer à leurs obligations en vertu du DIH. Toutefois, les violations commises par la Fédération de Russie sont de loin plus importantes par leur ampleur et leur nature. En raison du temps limité et des moyens à sa disposition, la Mission n’a pas été en mesure de procéder à une évaluation détaillée de la plupart des allégations de violations du DIH concernant des incidents particuliers. Néanmoins, la Mission a constaté des schémas clairs de violations du DIH par les forces russes sur de nombreux points examinés − et quelques violations commises par l’Ukraine. Selon les rapports des ONG et les médias, cette appréciation reste valable.

En dépit de son mandat, la Mission n’a pas été en mesure de déterminer d’auteurs individuels ou de personnes remplissant les conditions nécessaires à la responsabilité de commandement pour des crimes de guerre. Notre rapport contient des conclusions sur les violations du DIH par la Russie et l’Ukraine et mentionne simplement quelles violations constitueraient des crimes de guerre, si les individus responsables pouvaient être identifiés.

Quant aux violations du DIH, la Mission en a identifié dans plusieurs domaines. Elle a noté, par exemple des exécutions sommaires, des viols, la privation de civils d’assistance humanitaire (lors des sièges et par rapport à des couloirs humanitaires), des attaques ciblant de l’héritage culturel ou des écoles, et différentes violations dans le cadre de la guerre navale. Ci-après nous présentons seulement une sélection de ces violations, qui n’est pas fondée sur leur gravité, mais sur l’intérêt et les problèmes juridiques qu’elles soulèvent. La torture et le viol sont certes horribles, mais interdits dans toutes les circonstances, sans aucune justification possible, et ne soulèvent aucun problème au niveau de la substance du DIH. D’un autre côté, les sièges et la guerre navale soulèvent beaucoup de questions juridiques qui méritent des réponses plus claires que celles du DIH existant, mais ces questions dépassent le cadre de cette contribution.

1. Conduite des hostilités

a) Difficultés d’établir des violations des règles sur la conduite des hostilités

Il est beaucoup plus facile d’établir des violations du DIH dirigées contre des personnes qui sont au pouvoir d’une partie au conflit (par exemple, déterminer si un prisonnier a été torturé ou si une personne a été violée), que de déterminer les violations du DIH sur la conduite des hostilités (par exemple, si une personne tuée ou une école détruite par un bombardement aérien constitue une violation du DIH). En particulier, la question de savoir si une attaque est licite en vertu de cette partie du DIH ne dépend pas des résultats de l’attaque, mais plutôt d’une évaluation ex ante par la partie attaquante. En outre, il faut établir si une attaque a respecté le principe de distinction[7], s’est conformée à la règle de proportionnalité[8] et si toutes les précautions pratiquement possibles ont été prises pour épargner la population civile[9]. Ceci nécessite une analyse du statut de la personne ou du bien visés, de la question de savoir si cette personne ou ce bien était la cible véritable de l’attaque, de l’utilisation véritable ou prévue du bien visé, de la valeur militaire pour l’attaquant de l’élimination de la personne ou du bien visés par rapport à l’ampleur (le cas échéant) des effets incidents sur les civils attendus et la question de savoir quelles autres mesures de précaution pratiquement possibles l’attaquant aurait pu prendre pour éviter ou minimiser les effets incidents sur les civiles. L’évaluation de ces facteurs pour une attaque donnée nécessitait souvent la connaissance des plans militaires des deux parties, ce dont la Mission ne disposait pas. Dans le cas d’attaques spécifiques, seuls des arguments de plausibilité pouvaient être avancés, sauf sur la base de déclarations de la partie qui aurait violé le DIH. En outre, certains schémas pouvant être observés conduisaient à la conclusion qu’une partie n’avait pas respecté le DIH. Par exemple, s’il est possible qu’un hôpital ait été utilisé par le défenseur à des fins militaires ou qu’il ait été détruit par erreur, il n’est guère possible que ce soit le cas lorsque cinquante hôpitaux sont détruits.

b) Violations des règles sur la protection de la population civile contre les effets des hostilités

En vertu du DIH, le fait de prendre pour cible des civils ou des biens civils constitue une violation du DIH et un crime de guerre[10]. Des civils peuvent en revanche être tués et des biens civils détruits sans qu’il y ait violation du DIH. C’est le cas d’une attaque contre une cible légitime qui mène à des victimes ou destructions incidentes, dont l’attaquant doit s’attendre à ce qu’elles ne soient pas excessives par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu[11]. De plus, l’attaquant et l’attaqué doivent prendre toutes les mesures de précaution pratiquement possibles pour minimiser l’impact incident d’attaques (même en soi licites) sur la population civile[12]. Des civiles et des biens civils peuvent également être affectés par erreur lors d’une attaque licite. Ces erreurs ne violent pas le DIH lorsque l’attaquant a pris toutes les mesures pratiquement possibles pour les éviter[13].

La Mission a trouvé des preuves que les civils ont été pris pour cible dans un nombre limité de cas uniquement, notamment lorsque des civiles ont été abattues individuellement, à l’extérieur de bâtiments, ou exécutées sommairement lorsqu’elles étaient sous le contrôle des forces russes. Au-delà de cela, il est inconcevable qu’autant de civils aient été tués et blessés, et qu’autant de biens civils −y compris des maisons et des immeubles d’habitation, des hôpitaux, des biens culturels, des écoles, des bâtiments administratifs, des établissements pénitentiaires, des postes de police, des stations d’eau et des réseaux électriques −aient été endommagés ou détruits si la Russie avait respecté ses obligations en matière de distinction, de proportionnalité et de précaution dans la conduite des hostilités en Ukraine. C’est particulièrement le cas lorsque les destructions et les décès se sont produits loin des combats au sol que menaient les deux parties. Même dans les cas où les combats opposaient les deux parties, comme lors de la conduite du siège de Marioupol, nous avons trouvé des exemples de violations manifestes, notamment la destruction du théâtre et de la maternité de Marioupol. Ces conclusions ont été possibles dans ces cas en particulier parce que la Russie a avancé (ce qui est rare dans ce conflit) une version des faits que nous avons pu prouver être fausse.

c) Utilisation d’armes explosives à effet étendu dans la guerre urbaine

Selon le DIH, même lorsqu’une arme n’est pas interdite (par exemple, les armes à sous-munitions pour la Russie et l’Ukraine, qui ne sont pas parties à la Convention d’Oslo les interdisant[14]), son utilisation doit respecter les règles de distinction, de proportionnalité et de précaution. La Mission a déterminé que même si certaines cibles étaient, par hypothèse, des objectifs militaires et des combattantes, il est hautement improbable que l’utilisation incontestée d’armes à sous-munitions, de munitions à grand rayon d’explosion −comme les grosses bombes ou les missiles non guidés, l’artillerie et les mortiers, les systèmes de roquettes à lancement multiple (MLRS), et les bombes muettes larguées par des avions −et l’utilisation présumée d’armes incendiaires, de phosphore blanc et de bombes thermobariques ou à vide dans des zones densément peuplées était dans chaque cas le seul choix possible pour le commandant russe[15], surtout si l’on considère le large éventail d’armes que possède la Russie. La Mission a donc conclu que la Russie n’avait pas pris toutes les mesures de précaution possibles dans le choix des armes, comme elle aurait dû le faire en vertu du DIH.

2. Hôpitaux et ambulances

La Mission a accordé une attention particulière aux objets spécialement protégés tels que les unités et les moyens de transport médicaux, les centrales nucléaires, le patrimoine culturel et les écoles. Pour prendre l’exemple des hôpitaux, selon différents rapports crédibles, entre cinquante-deux et soixante-quatorze hôpitaux et ambulances ont été détruits ou endommagés au cours du premier mois du conflit. Même en supposant que certaines attaques étaient dirigées contre des installations utilisées pour commettre des actes nuisibles à l’attaquant[16] ou qu’elles ont été incidemment endommagées par des attaques visant des cibles légitimes, cela ne peut expliquer le grand nombre d’installations touchées. En outre, dans un seul cas, la Russie a vaguement affirmé avoir donné l’avertissement prescrit par le DIH −mais sans délai et sans indication de ce qui devait être fait pour préserver la protection spéciale[17]. Par conséquent, dans aucun des cas, la protection spéciale n’a été perdue.

3. Le droit de l’occupation

L’applicabilité du DIH de l’occupation militaire pendant la phase d’invasion est controversée[18]. La Mission a appliqué un concept fonctionnel de l’occupation. Selon cette approche, certaines règles du DIH de l’occupation militaire ont progressivement commencé à s’appliquer dès que la Russie a obtenu le contrôle des questions régies par ces règles. En fonction du degré de contrôle russe, les obligations négatives d’abstention s’appliquent dès que la conduite qu’elles interdisent est matériellement possible (par exemple lorsque la personne bénéficiant de l’interdiction de la tuer, torturer, violer ou déporter tombe entre les mains des forces d’invasion), tandis que les obligations positives de fournir et de garantir ne s’appliqueraient qu’à un stade ultérieur, lorsqu’un plus grand niveau de contrôle est acquis. Cette approche tient compte des réalités fluides et dynamiques de la guerre moderne et de l’absence de lignes de front définies. Elle a permis à la Mission d’appliquer le DIH de l’occupation militaire à tous les abus commis par les forces russes à l’égard des civils ukrainiens qui se trouvaient, ne serait-ce que temporairement, au pouvoir des forces russes.

La Mission a conclu qu’une grande partie du comportement des forces russes dans les parties de l’Ukraine qu’elles ont occupées avant et après le 24 février 2022, violait certaines règles du DIH relatif à l’occupation militaire, y compris par l’intermédiaire de leurs mandataires −les « républiques » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk entretemps annexées. Certaines autres règles du droit de l’occupation militaire ont toutefois également été respectées. Une préoccupation particulière est provoquée par les allégations ukrainiennes selon lesquelles cinq cent mille civils ukrainiens auraient été déportés, par la Russie, depuis des territoires ukrainiens (provisoirement) occupés en Russie. Il s’agirait là aussi de violations du DIH et de crimes de guerre[19]. La Russie fait valoir que ces civiles sont des réfugiées qui se sont volontairement enfuies en Russie. Sans accès sur le terrain, la Mission n’a pas pu vérifier le bien-fondé de ces allégations et elles n’ont toujours pas été sérieusement vérifiées à ce jour.

4. Prisonniers de guerre

La Mission n’a disposé que de très peu d’informations sur les prisonniers de guerre (PG) détenus par les deux parties au conflit. La Mission s’est étonnée du petit nombre de PG reconnus par les deux parties (comparé avec le nombre de soldats tués) et a regretté que ces PG ne bénéficiaient pas des visites du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) exigées par le DIH[20]. À la fin de l’année 2022, les deux parties ne donnent toujours pas pleinement accès aux CICR aux PG qu’elles détiennent et ne laissent pas le CICR s’entretenir avec ces PG avant de procéder à des échanges négociés avec une approche très transactionnelle. Cela provoque la crainte que des PG russes, en particulier, sont rapatriés contre leur gré, risquant des persécutions en Russie.

Certaines violations ont également été identifiées concernant les pratiques de l’Ukraine en matière de traitement des PG. Des images très troublantes de mauvais traitements sont apparues sur les réseaux sociaux et beaucoup de PG ont été exposés à la curiosité publique, ce qui est interdit par le DIH[21]. La Mission a été particulièrement préoccupée par le fait que les PG capturés par l’Ukraine étaient à l’origine tous considérés comme des criminels et traités d’une manière incompatible avec la Troisième Convention de Genève. Entretemps, la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine a visité un grand nombre de PG ukrainiens rapatriés en Ukraine et de PG russes internés en Ukraine et elle a publiquement déploré des mauvais traitements commis contre les PG par les deux parties[22].

5. Traitement des dépouilles mortelles et information des familles

La Mission a détecté sur les médias sociaux de nombreuses images de soldats et de civils morts qui indiquent que leurs dépouilles ne sont pas traitées décemment et enterrées de manière respectueuse, comme elles auraient dû l’être en vertu du DIH[23]. La mise en ligne de photos de soldats morts n’est pas une manière acceptable de les identifier et d’informer les familles concernées[24]. Les parties doivent notifier les morts qu’elles sont en mesure d’identifier à l’État dont ils dépendent, via le CICR[25]. L’utilisation signalée par l’Ukraine d’un logiciel de reconnaissance faciale peut permettre l’identification de certains des morts, mais pour préserver la dignité de ces derniers, les résultats ne doivent pas être rendus publics ni être exploités à des fins de propagande[26]. Une transmission à la famille via les réseaux sociaux ne peut être envisagée que sans images et si tous les moyens prévus par le DIH pour informer la Russie et la famille ne fonctionnent pas. L’Agence centrale de recherches du CICR doit également être informée dans tous les cas, afin de pouvoir conserver une trace en vue de futures demandes des familles[27].

II. Défis et opportunités que représente la guerre en Ukraine pour le droit international humanitaire

Le conflit en Ukraine constitue un défi fondamental pour le DIH, a montré certaines lacunes importantes du DIH des conflits armés internationaux, mais peut également constituer une opportunité pour le développement du DIH.

A. Défis

Jusqu’au 24 février 2022, il y avait unanimité que les conflits armés non-internationaux (CANI) avaient largement remplacé les conflits armés internationaux (CAI), pour lesquels le DIH conventionnel est le mieux développé. En conséquence, les efforts se concentraient sur le développement du DIH des CANI, surtout par des règles non contraignantes, en prétendant que le DIH coutumier est largement le même pour les deux types de conflits, en recourant à des analogies entre les réglementations des deux types de conflits et par l’engagement de groupes armés non étatiques. Le CAI en Ukraine a ramené le DIH des CAI au centre de l’attention des gouvernements occidentaux et de l’opinion publique occidentale. Il a malheureusement démontré que même dans les situations pour lesquelles le DIH a été conçu et vis-à-vis de ses destinataires incontestés – les États, en l’occurrence même des États développés avec des forces armées parfaitement organisées −le DIH n’est pas suffisamment respecté et souvent mal compris.

1. La tendance fâcheuse de mélanger jus in bello et jus ad bellum

Toutes celles qui analysent le respect du DIH dans le CAI qui sévit en Ukraine sont confrontées ou succombent même à l’amalgame constant, compréhensible, mais juridiquement erroné, entre le jus ad bellum (le droit portant sur la licéité d’une guerre, interdisant, entre autres, l’agression) et le jus in bello (le droit régissant la façon dont la guerre doit être menée). Le DIH fait partie du jus in bello. Bien que l’Ukraine soit victime d’une attaque armée de la part de la Russie et qu’elle ne fasse que se défendre, la Russie et l’Ukraine doivent toutes deux respecter les mêmes règles du DIH. Cette séparation totale entre le jus ad bellum et le jus in bello est essentielle pour l’efficacité du DIH dans tous les conflits armés, car tous les belligérants prétendent se battre pour une cause juste. La plupart de celles et ceux qui se battent sont effectivement convaincus que leur cause est juste et celle de leur adversaire injuste. Si les règles régissant la conduite de celle qui se bat pour défendre son pays contre une agression étaient assouplies, les parties ne pourraient jamais convenir, au cours d’un conflit armé (lorsque le DIH est censé exercer son effet protecteur), de qui doit se conformer à quelles règles. En outre, les raisons humanitaires de cette séparation sont encore plus impérieuses. Les personnes touchées par les conflits armés ont autant besoin de protection contre le belligérant qui combat en conformité avec le jus ad bellum que contre un belligérant qui le viole. Elles ne sont pas responsables du fait que « leur » État ait violé le jus ad bellum et elles ont besoin de la même protection et de la même assistance, qu’elles soient du « bon » ou du « mauvais » côté. D’un point de vue conceptuel, cela peut se justifier par le fait que le jus in bello confère des droits non seulement aux États, mais aussi aux êtres humains. Les droits accordés par le droit international aux individus, comme le droit d’une personne blessée à être soignée, ne sont pas annulés simplement parce que leur État a agi en violation du droit international[28].

Cette séparation totale entre le jus ad bellum et le jus in bello, reconnue dans les décisions judiciaires[29] et dans le Protocole I[30], ainsi que l’égalité des belligérants devant le DIH qui en résulte, sont particulièrement difficiles à accepter en Ukraine. Ainsi, des affirmations juridiquement correctes en DIH, comme celle que si l’Ukraine défend chaque maison d’un village, les forces armées russes peuvent, sans violer le DIH, attaquer chaque maison, pouvaient choquer les interlocutrices ukrainiennes et l’opinion publique ukrainienne et internationale.

L’une des conséquences de ce rejet de la distinction entre jus ad bellum et jus in bello est l’indifférence à l’égard des violations, certes moins systématiques, commises par l’Ukraine. L’opinion publique et les gouvernements occidentaux se préoccupent notamment peu du traitement des PG, discuté ci-dessus. Il est étonnant qu’un pays comme l’Ukraine, qui prétend défendre les valeurs de l’Occident, ne donne toujours pas accès au CICR à tous ses PG, en violation claire du DIH[31]. On ne peut qu’espérer que les pays occidentaux qui soutiennent l’Ukraine le lui rappellent, comme ils doivent le faire selon l’article 1 commun aux Conventions de Genève[32].

2. La difficulté d’accepter l’action humanitaire neutre et impartiale

Pour des raisons similaires à celles qui rendent l’acceptation de l’applicabilité égale du DIH aux deux parties difficile à accepter, l’Ukraine et l’opinion publique occidentale ont eu et continuent à avoir de grandes difficultés à accepter la neutralité de l’action humanitaire du CICR dans ce conflit. Cette neutralité est pourtant essentielle pour avoir une chance d’avoir accès à toutes les victimes du conflit. Ainsi, le Président du CICR a été fortement critiqué d’avoir rencontré le ministre des Affaires étrangères russe, Serguei Lavrov[33]. L’Ukraine s’est insurgée contre la volonté du CICR d’assister des Ukrainiens au sud de la Russie, que celle-ci prétend être des réfugiés et ayant été déportés en Russie en violation du DIH[34]. Sur les réseaux sociaux, on a reproché au CICR de devenir ainsi complice de ce crime de guerre. Finalement, plus récemment, l’Ukraine s’en est prise violemment au CICR parce qu’il ne critique pas publiquement les violations du DIH par la Russie et n’en ferait pas assez pour avoir accès aux PG ukrainiens internés en Russie[35].

Même les ONG engagées dans la protection des droits humains ont dû subir les conséquences de cette situation. Amnistie internationale a par exemple publié un communiqué critiquant l’Ukraine pour avoir déployé ses soldats au milieu de concentrations de civils, mettant ainsi ces derniers en danger en raison d’attaques russes[36]. Elle a subi immédiatement une tempête de critiques de la part de l’Ukraine, de l’opinion publique occidentale, mais aussi de la part de ses propres militants et de certains experts du DIH[37]. À mon avis, ces critiques n’étaient pas tant dues à une analyse insuffisante de la part d’Amnistie de vérifier s’il était dans chaque cas pratiquement impossible de déployer ses troupes dans des positions alternatives, mais au sentiment qu’il était inacceptable de critiquer l’Ukraine bien qu’elle se défendait uniquement contre l’invasion russe.

3. L’impression que le DIH est toujours violé

La crédibilité du DIH et la volonté de le respecter sont minées par l’impression que le DIH est toujours violé, créée par la Russie par son comportement et l’absence de toute tentative de justifier son comportement au regard du DIH ainsi que par les rapports des médias, des ONG, et les allégations des gouvernements occidentaux. Or, cette impression est fausse, même en Ukraine. L’expérience de l’auteur de ces lignes, qui a oeuvré pendant une décennie dans des conflits armés au Moyen-Orient et en ex-Yougoslavie, est que la plupart des règles du DIH sont respectées dans la majorité des cas. On ne peut pas compter sur les médias, les ONG ou les rapports d’enquête officiels pour rendre compte de manière impartiale du respect et des violations. Ils ont raison de considérer que les violations sont des scandales qu’il faut immédiatement médiatiser, tandis qu’ils considèrent le respect du DIH comme « normal » et aussi digne d’intérêt que le fait que la plupart des conducteurs respectent les limitations de vitesse la plupart du temps. En outre, prétendre que l’adversaire viole systématiquement le DIH est un outil de propagande important pour tout belligérant. Il faut également se rappeler que les cas où les parties à un conflit respectent le DIH (par exemple, les mesures de précaution lors d’une attaque, les ordres d’arrêter une attaque planifiée) se produisent souvent en secret, alors que les violations sont de plus en plus médiatisées.

Les victimes frustrées par cette impression ne croient souvent plus au DIH. Par conséquent, ces victimes, ainsi que ceux qui se battent en leur nom, sont moins susceptibles de respecter le DIH. Enfin, et surtout, très peu d’individus seraient prêts à respecter des règles protégeant ceux qu’ils perçoivent comme leurs ennemis s’ils sont convaincus qu’ils sont les seuls à les respecter.

4. Une mauvaise compréhension du DIH

Comme dans beaucoup d’autres conflits armés, mais avec un impact beaucoup plus grand sur l’opinion publique particulièrement mobilisée sur ce conflit, les médias et l’opinion publique font preuve d’une incompréhension considérable du DIH. Chaque maison détruite, chaque civil tué est considéré comme la preuve d’une violation du DIH. Comme nous l’avons démontré plus haut, c’est faux. Même des attaques ciblées sur des objectifs militaires sont qualifiées d’indiscriminées, par exemple lorsque la Russie cible des lignes de chemin de fer, essentielles pour le ravitaillement militaire des forces ukrainiennes, ou un centre d’accueil pour les volontaires occidentaux qui veulent se battre pour l’Ukraine, situé près de la frontière polonaise.

Tout effort pour distinguer les crimes de guerre des violations du DIH est sans espoir. Contrairement à l’impression donnée dans les débats publics actuels par les médias, les ONG et les représentants des États occidentaux, un État, même la Russie, ne peut pas commettre de crimes de guerre. Il commet des violations du DIH. Celles-ci ne sont pas nécessairement moins graves que des crimes de guerre. Les êtres humains commettent des crimes de guerre. Un crime de guerre ne peut être constaté que si une auteure individuelle peut être déterminée et qu’elle a agi avec la connaissance et l’intention nécessaires, ou en cas de responsabilité du commandement. Dans ce dernier cas, le fait qu’un individu ait été la commandante des auteurs n’est pas suffisant.

5. La perception de sélectivité dans les pays du Sud

Ce qui est particulièrement grave pour le DIH est que dans les pays du Sud (où la plupart des conflits armés continuent à se dérouler), il y a une forte perception de deux poids deux mesures, car la souffrance des victimes de guerre et les violations en Ukraine reçoivent beaucoup plus d’attention que des violations comparables du DIH commises contre des civils africains ou arabes. Rappelons que selon les chiffres de l’ONU, beaucoup plus de civils sont morts en raison du conflit armé en Éthiopie qu’à cause de celui qui ravage l’Ukraine. Certes, l’Éthiopie n’a pas attaqué un voisin, mais cela relève du jus ad bellum. En jus in bello, le fait qu’en Éthiopie nous sommes confrontés à un CANI ne devrait pas faire de différence, car on nous explique depuis trente ans que les règles du DIH applicables aux deux types de conflits sont largement les mêmes[38] – et les pays occidentaux l’expliquent régulièrement aux pays du Sud ravagés par des CANI. Un sentiment similaire de doubles standards est provoqué par une comparaison avec la situation dans la bande de Gaza, au Yémen et en Syrie. La Syrie est d’ailleurs un cas particulièrement significatif à cet égard, car la Russie y applique depuis huit ans les mêmes tactiques qui, dès qu’elles provoquent des victimes européennes, sont fortement critiquées en Ukraine. Tout cela renforce le préjugé – erronée, selon l’avis de l’auteur – que le DIH est un programme occidental au profit de l’Occident.

B. Opportunités

1. Interprétations plus humanitaires que dans le passé et développements possibles du DIH

Cette guerre a montré des opportunités pour le développement du DIH, qui devraient être utilisées après la fin de la guerre. Lorsqu’ils ont critiqué le comportement de la Russie, les États occidentaux ont adopté des interprétations plus humanitaires du DIH qu’avant le 24 février 2022[39]. Ainsi, ils ont critiqué l’utilisation d’armes explosives à effets étendus dans les zones densément peuplées, bien qu’ils aient rejeté la campagne du CICR visant à ce que les États s’engagent politiquement à ne pas utiliser d’armes explosives dans les zones densément peuplées, à moins qu’ils ne prennent des mesures d’atténuation suffisantes pour limiter leurs effets à grande échelle et les risques de dommages aux civils qui en découlent[40]. De nombreux États occidentaux sont restés, du moins avant le 24 février 2022, opposés à de nouvelles obligations juridiques à cet égard. On peut espérer que leur réaction aux pratiques russes en Ukraine témoigne d’un changement d’attitude. Le fait que plus que 80 États (y compris les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Turquie et le Royaume-Uni) aient adopté à Dublin le 18 novembre 2022 une déclaration politique sur l’utilisation de telles armes dans de telles circonstances[41] donne de l’espoir, bien qu’il ne s’agisse que d’un engagement politique et que la déclaration ne demande pas expressément d’éviter l’utilisation de telles armes dans les zones densément peuplées.

En outre, en critiquant la Russie, les États occidentaux ont jugé inacceptable l’utilisation de bombes à sous-munitions et de phosphore blanc, bien que plusieurs États occidentaux aient affirmé précédemment qu’elles n’étaient pas contraires au DIH[42]. Il sera donc difficile de justifier leurs positions dans les futures négociations diplomatiques et l’utilisation de telles armes dans les futurs conflits armés.

2. Volonté de faire respecter la DIH et de mettre fin à l’impunité

En ce qui concerne l’obligation de rendre des comptes pour les violations du DIH et les crimes de guerre, de nombreux mécanismes internationaux se sont immédiatement mis à l’oeuvre, comme l’OSCE discutée ci-dessus, la Cour pénale internationale, ou la Commission internationale indépendante d’enquête sur l’Ukraine établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.

a) La poursuite de crimes de guerre

La volonté de mettre fin à l’impunité pour les crimes de guerre en Ukraine est sans précédent. La responsabilité principale incombe aux autorités nationales −en Ukraine et en Russie, ainsi que dans tout autre État −en vertu du principe de la compétence universelle. En vertu de ce principe, chaque État est compétent en matière de crimes de guerre commis en Ukraine. Lorsque ces crimes constituent des infractions graves aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel I, chaque État a même l’obligation de poursuivre les suspects ou de les extrader[43].

En ce qui concerne l’Ukraine, déjà pendant le deuxième mois de la guerre, la Mission s’est réjouie des dizaines de milliers d’enquêtes ouvertes par la Procureure générale de l’Ukraine de l’époque contre de présumés auteurs de crimes de guerre. Cela ne s’était jamais produit auparavant, pendant qu’un conflit armé était encore en cours. Dans ses enquêtes, la Procureure bénéficiait de l’appui de plusieurs États occidentaux, ce qui est également réjouissant. La Mission regrettait toutefois que – en date du 1er avril 2022 – aucun des suspects faisant l’objet de ces milliers d’enquêtes n’eût combattu pour l’Ukraine. Entretemps, le nouveau Procureur général a déclenché quelques enquêtes contre des Ukrainiens. Selon le principe de la compétence universelle, il peut et doit poursuivre des suspects russes, même s’ils sont PG. La poursuite des suspects ukrainiens, qui correspond également à une obligation en DIH, serait toutefois beaucoup plus facile à réaliser. Du côté russe, la Mission a été également informée de l’existence d’une commission enquêtant sur les crimes de guerre. Elle aussi se concentre malheureusement exclusivement sur des suspects ukrainiens.

Le conflit en Ukraine a stimulé la volonté et les moyens investis par les États occidentaux dans les poursuites pour crimes de guerre fondées sur la compétence universelle. On peut en particulier se réjouir de plusieurs initiatives en cours sur la collecte et la préservation des preuves aux niveaux mondial, régional et national par des acteurs publics et privés. La CPI a déployé des activités dans la zone de conflit à une vitesse sans précédent. On n’imagine pas comment la CPI et les États occidentaux pourraient justifier des efforts moindres pour lutter contre l’impunité des crimes de guerre dans les futurs conflits armés, y compris non internationaux.

De l’avis de la Mission, puisque, au moins par rapport à la Russie, la volonté politique nécessaire existe, la lutte contre l’impunité pour crimes de guerre peut être menée largement avec les mécanismes existants. Il faudra toutefois assurer une meilleure coordination entre les très nombreux acteurs engagés. Nous reviendrons dans la prochaine section sur certaines propositions dans ce domaine.

b) Engagement des États occidentaux pour faire respecter le DIH en Ukraine

Ce qui est peut-être le plus important est que les réactions aux violations russes ont montré une volonté sans précédent des États occidentaux de faire respecter le DIH. L’opinion publique occidentale se mobilise et les États occidentaux – y compris les États neutres comme la Suisse – prennent des sanctions sans précédent, non seulement en raison de l’agression initiale et continue par la Russie, mais aussi à chaque fois que de nouvelles allégations de violations du DIH apparaissent. On peut également présumer que les États occidentaux font confidentiellement des démarches auprès de leur allié ukrainien pour obtenir son respect du DIH, y compris avec les armes qu’elles lui livrent. Tout ceci est conforme à l’obligation de faire respecter le DIH, prévue à l’article 1 commun des Conventions de Genève et du Protocole additionnel I. Tous les États, y compris ceux qui ne sont pas impliqués dans le conflit armé, doivent faire tout ce qui est raisonnablement en leur pouvoir pour prévenir et faire cesser les violations du DIH commises par la Russie et l’Ukraine[44]. Avant le 24 février 2022, cette interprétation a été contestée par plusieurs États occidentaux[45]. Le fait qu’ils prennent actuellement contre la Russie toutes les mesures qu’on peut espérer permet d’entrevoir un changement d’attitude. Ce n’est toutefois pas certain, car il est impossible de distinguer les sanctions justifiées par le droit à la légitime défense collective contre l’agression russe de celles visant le respect du DIH.

L’Assemblée générale de l’ONU a également récemment recommandé aux États membres de créer un registre qui devrait permettre aux victimes ukrainiennes d’enregistrer les dommages qu’elles ont subis – suivant des violations du jus ad bellum ou du DIH - en vue d’une future réparation par la Russie[46].

Un tel engagement est également nécessaire dans d’autres conflits armés, où des violations du DIH aussi graves que celles dont nous avons été témoins en Ukraine se produisent. Cela était incontestablement le cas dans plusieurs conflits armés qui ont ravagé ces dernières décennies le Moyen-Orient et l’Afrique. Qu’il s’agisse là de CANI et non pas, comme en Ukraine, d’un CAI, ne constitue pas une différence essentielle pour le DIH et les victimes, mais uniquement du point de vue du jus ad bellum.

c) Nécessité de mettre à jour certaines règles et certains mécanismes du DIH au vu des expériences faites en Ukraine

Sur un aspect, la guerre en Ukraine constitue en même temps un défi et une opportunité pour le DIH. Elle nous a rappelé à quel point les mécanismes d’application du DIH sont faibles. La Russie a été, pendant ces dernières années, l’un des pays les plus importants s’opposant à tout consensus en vue de nouveaux mécanismes de mise en oeuvre du DIH, par exemple à l’idée de réunions périodiques des États parties aux Conventions de Genève discutant du respect du DIH[47]. La guerre en Ukraine affaiblit durablement son influence internationale. Elle n’est toutefois malheureusement pas le seul État qui s’oppose à tout développement dans ce domaine.

L’Assemblée générale des Nations Unies a récemment pris des initiatives novatrices pour surmonter certains des obstacles à l’exercice effectif de la compétence universelle. Elle a établi pour la Syrie et le Myanmar des mécanismes d’enquête internationaux qui recueillent des preuves de crimes internationaux et identifient les individus responsables de ces crimes[48]. Le mécanisme met ensuite les preuves qu’il a recueillies à la disposition, soit des États exerçant la compétence universelle, soit d’un tribunal international une fois celui-ci établi. La Commission internationale des juristes suggère que l’Assemblée générale crée sur cette base un mécanisme permanent de responsabilité universelle, qui pourra à la fois servir les organes d’enquête de l’ONU et recueillir des preuves susceptibles d’être utilisées dans de futurs procès pénaux devant des tribunaux internationaux et nationaux, y compris sur la base du principe de compétence universelle[49]. L’Allemagne a promu cette idée au sein du G7. Elle permettrait certainement d’éviter de longues préparations lors de la création d’un nouvel organe d’enquête, d’éviter la perte d’expertise et les doublons et d’éviter les doubles standards. Un tel mécanisme ne devrait cependant pas estomper la différence fondamentale entre la collecte de preuves pour un procès pénal et la constatation de violations du DIH et du DIDH par les États. La première doit répondre à des normes de preuve beaucoup plus élevées que les secondes. La volonté sans précédent, évoquée plus haut, des États occidentaux de lutter contre l’impunité dans la guerre en Ukraine devrait augmenter les chances de succès de cette proposition.

En outre, nous l’avons vu plus haut, en raison de l’absence d’obligations de transparence, il est pratiquement impossible de déterminer sérieusement les violations du DIH dans la conduite des hostilités. Si on ne veut pas continuer à fonder des condamnations de violations de ces règles sur des spéculations, des déclarations des parties et des vraisemblances, il faut prévoir de telles obligations de transparence.

Sur le fond, le conflit a par exemple démontré que le DIH a une vision simpliste de la protection des centrales nucléaires. Il interdit les attaques contre les réacteurs qui risquent de libérer les forces dangereuses[50]. Or, le conflit en Ukraine a démontré que le plus grand risque est celui que le système de refroidissement ne fonctionne plus en raison d’une interruption de l’alimentation en électricité. En outre, nous avons compris que le facteur le plus important pour la sécurité d’une centrale nucléaire est que son personnel, familier avec l’installation, puisse continuer à travailler sous occupation ennemie, et ne soit pas stressé par la présence de militaires ennemis, craignant des attaques de ses habitations (qui ne sont pas toujours interdites si des militaires s’y installent également) et qu’il puisse être régulièrement relevé.

Dans un tout autre registre, l’utilisation des médias sociaux et des nouveaux moyens d’identification pour informer les familles des victimes de guerre nécessite une mise à jour. La pratique ukrainienne de mettre des images de PG et de soldats morts sur Facebook est certes inacceptable, car elle expose ces victimes à la curiosité publique. Toutefois, le DIH devrait tenir compte des nouvelles possibilités de reconnaissance faciale et les notifications prévues par le DIH devraient pouvoir être complétées par des possibilités de rassurer la famille par les réseaux sociaux. Enfin, les vieilles règles du DIH de la guerre navale sur les blocus se sont à nouveau révélées inadaptées aux réalités contemporaines. Certes, la Russie n’a pas officiellement déclaré un blocus des côtes ukrainiennes. Si elle l’avait fait, les manuels internationaux[51] et nationaux sur la guerre navale lui auraient permis d’empêcher tout trafic commercial aussi longtemps que le blocus ne vise pas d’affamer la population civile ukrainienne ou ait des effets disproportionnés pour sa sécurité alimentaire. Les effets pour la sécurité alimentaire en Afrique ou le niveau du prix du blé n’ont même pas été envisagés.

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Le CAI en Ukraine est malheureusement marqué par beaucoup de violations du DIH. L’image qu’en donnent les médias est pire que la réalité et ce n’est malheureusement pas le seul conflit armé dans lequel des violations du DIH sont commises. L’attention particulière que lui portent l’opinion publique et les gouvernements occidentaux est en partie due au fait que la Russie est clairement l’agresseur dans ce conflit. Pour le DIH, cette considération de jus ad bellum ne devrait toutefois pas être décisive. Les violations ukrainiennes, certes moins graves et moins systématiques, devraient également être combattues.

Ce conflit comporte des défis énormes pour le DIH. Il donne toutefois également des opportunités d’améliorer le DIH et son respect, si l’opinion publique et les gouvernements occidentaux appliquent les mêmes interprétations et déploient les mêmes efforts par rapport aux conflits armés qui se déroulent ailleurs. C’est la force du droit qu’il comporte des règles qui sont les mêmes pour toutes et tous.