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Le droit d’intervention de l’Union africaine est-il l’incarnation juridique du fantôme « mi-Ange mi-Démon » ? Voilà un questionnement intéressant qui permet de cerner les contours, les alentours et les pourtours de ce concept encore énigmatique. Si en éristique plus particulièrement chez le sophiste Protagoras, « l’homme est la mesure de toute chose »[1] et que « sur toutes choses il est toujours possible de formuler deux discours », le pour et le contre, il est également possible de proposer deux thèses comprenant tour à tour une théorie pure et une critique toute aussi pure du droit en ayant toujours raison[2]. Cette démarche « sans rivage »[3] mêlant la théorie à la critique, l’acceptation à la répudiation offre une opportunité de percer les mystères du droit d’intervention de l’Union africaine (UA). De prime abord, l’UA est une organisation intergouvernementale d’États africains créée le 9 juillet 2002, à Durban en Afrique du Sud, en application de la Déclaration de Syrte[4] (Libye) du 9 septembre 1999. Elle remplace l’Organisation de l’unité africaine (OUA)[5]. En succédant à sa devancière, elle se propose de renouveler et de consolider le projet d’intégration politique et économique dont les prémisses remontent à 1963. À cet effet, l’Acte constitutif de l’Union africaine (Acte constitutif de l’UA)[6] signé le 11 juillet 2000 et entré en vigueur le 26 mai 2001 fixe des objectifs et instaure un cadre institutionnel bien plus rénové que celui de l’OUA limité dans une approche strictement diplomatique. C’est dans cette redynamisation institutionnelle qu’est élaboré et adopté le Protocole portant création du Conseil de paix et de sécurité le 9 juillet 2002. Cet instrument marque ainsi la volonté des États africains de mettre un terme à la fatalité des guerres et de se doter des mécanismes capables de relever les défis de la paix et de promouvoir une politique de défense commune. Voilà pourquoi, la mise sur pied de la nouvelle organisation a été accompagnée des slogans tels que : « réveil africain », « renaissance africaine », « appropriation africaine », « africanisation des problèmes », « solutions africaines aux problèmes africains »[7], sans être exhaustif. Cet enthousiasme témoigne de l’entrée du continent dans une nouvelle ère, celle de la prise en charge par l’Afrique elle-même de la résolution de ses propres problèmes. Plus précisément par la création d’une nouvelle organisation, les États africains prenaient définitivement acte de leur volonté d’ouvrir une nouvelle page de traitement de l’intégralité de leurs problèmes tant politiques et économiques que sociaux et culturels. Bien avant sa naissance, pour accélérer l’intégration du continent africain à l’échelle mondiale et placer l’Afrique sur un sentier de croissance durable, la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement de l’OUA avait déjà approuvé le 11 juillet 2001 un plan de développement intégré qui répond de manière cohérente et équilibrée aux principales priorités sociales, économiques et politiques du continent : c’est le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD)[8]. Désormais sous tutelle de l’UA, le NEPAD vise à promouvoir la croissance accélérée et le développement durable, éradiquer la pauvreté généralisée et extrême, et mettre fin à la marginalisation de l’Afrique dans le processus de mondialisation. Consciente que la paix constitue la condition préalable à la sécurité et au développement du continent, la nouvelle organisation africaine prône la prévention, la gestion et le règlement des conflits. Ainsi, pour apporter une solution aux problèmes chroniques de paix et de sécurité du continent, elle consacre expressément son droit d’intervention dans les États membres, ce qui est une première dans l’histoire des mécanismes régionaux régis par le chapitre VIII de la Charte des Nations Unies. L’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA qui inaugure cette nouveauté garantit « Le droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité ».

L’étude appelle quelques précisions terminologiques. Tout d’abord, la notion d’intervention est l’une des plus ambiguës du droit international en raison de son contenu élastique. Pendant la période classique, elle était utilisée par référence aux pressions spécifiques et ponctuelles dans le cadre des relations pacifiques. Au XIXe siècle, elle est considérée comme la négation du principe actuel de la non-ingérence[9]. Au XXe siècle elle renvoie à une opération menée par l’État afin de protéger ses propres citoyens[10]. Il a fallu attendre l’entre-deux guerres pour que ce concept revête sa signification actuelle à savoir l’immixtion dans le domaine réservé d’un État. C’est dans cette perspective que depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies, la doctrine est unanime sur le fait que « l’intervention consiste en l’immixtion d’un État, d’un groupe d’États ou d’une organisation intergouvernementale dans les affaires internes ou externes d’un État souverain […] sans le consentement de celui-ci, et ce dans le but de lui imposer sa volonté »[11]. Concrètement, l’intervention consistera en des mesures de contraintes d’ordre politique, économique ou militaire constituant une ingérence dans les affaires intérieures de l’État concerné[12]. Dès lors, le droit d’intervention de l’Union africaine s’inscrit dans le cadre général du droit d’intervention qui se définit comme la faculté juridique que s’est donnée cette organisation dans son acte constitutif, d’entreprendre des actions coercitives sur le territoire de ses États membres pour protéger la population contre la commission de certaines atrocités[13] énumérées dans l’article 4(h) précité.

Ce droit d’intervention marque ainsi une offensive de l’Organisation contre cette vigueur traditionnelle de la souveraineté étatique dans l’ordre régional africain[14]. La problématique de cette étude peut ainsi être formulée de la manière suivante : le droit d’intervention de l’Union africaine est-il une arme à double tranchant ? Le but de cette réflexion est de montrer que le droit d’intervention de l’UA est un couteau à double tranchant. D’un côté il répond aux impératifs des nations les plus civilisées à savoir les droits de l’homme et la démocratie mais de l’autre côté il se heurte à la résistance de certains principes traditionnels du droit international à savoir la non-ingérence dans les affaires internes des États et l’interdiction du recours à la force. La méthodologie retenue est essentiellement herméneutique qui consiste à interpréter les instruments juridiques afin révéler le visage caché du droit d’intervention de l’UA. Cela n’est possible que si l’on commence par présenter le recto de ce droit avant de cerner son verso.

I. Le recto du droit d’intervention

Le recto du droit d’intervention de l’UA constitue son aspect visible ou mieux celui consacré par son dispositif juridique. L’analyse minutieuse des textes de l’Union permet de comprendre le soubassement de cette notion. Il s’agit d’abord de démontrer que la consécration du droit d’intervention est le fruit d’un changement de paradigme dans la politique de l’organisation, ensuite de relever les faits déclencheurs de celui-ci.

A. Fruit du changement paradigmatique

La consécration du droit d’intervention de l’UA fait suite aux mutations profondes ayant affecté la politique de l’organisation continentale. Absent sous l’empire de l’OUA, le droit d’intervention est une innovation institutionnelle de l’UA. Dès lors, il convient de rappeler le paradigme classique avant d’envisager le paradigme actuel.

1. Le paradigme classique

Le 25 mai 1963, trente-deux chefs d’États africains se réunissent à Addis-Abeba, en Éthiopie, pour fonder l’OUA. Créée au lendemain des indépendances sous l’impulsion du panafricaniste Kwame Nkrumah, la première organisation continentale africaine est la manifestation de la vision panafricaine d’une Afrique unie, libre et en pleine possession de sa propre destinée. Dans sa Charte constitutive, les fondateurs ont reconnu que la liberté, l’égalité, la justice et la dignité sont les objectifs essentiels en vue de la réalisation des aspirations légitimes des peuples africains et qu’il est nécessaire de promouvoir la compréhension entre les peuples africains et améliorer la coopération entre les États africains en réponse aux aspirations des africains pour la solidarité et la fraternité, dans une unité plus grande allant au-delà des différences ethniques et nationales. Dès lors, l’OUA a pour but de faciliter l’union et la solidarité entre pays africains pour parachever la décolonisation et se libérer du racisme de l’apartheid. La philosophie directrice est celle d’un panafricanisme centré d’une part sur le socialisme africain et d’autre part par la promotion de l’unité africaine.

Préoccupée dès sa création à la décolonisation et la lutte contre l’apartheid[15], l’OUA sera au cours de son évolution subjuguée par de nombreux conflits à la fois interétatique et infra étatique. Pour tenter d’y faire face, les chefs d’États africains ont décidé, par la Déclaration du Caire de juin 1993, de créer un instrument à l’échelle continentale, le Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits de l’OUA. Cette réponse africaine aux problèmes africains vient ainsi matérialiser la volonté de résolution des conflits existants lors de la création de l’OUA, à savoir l’établissement de la Commission de médiation, de conciliation et d’arbitrage qui n’a malheureusement pas été effective et la mise en place de différents comités ad hoc pour la résolution des conflits. Ce processus de réforme marque une réponse à la marginalisation de l’organisation continentale africaine. D’une part, avec la fin de l’apartheid, l’OUA avait réalisé son objectif principal de libérer l’ensemble du continent ; c’est ainsi qu’il était important de lui assigner d’autres défis. D’autre part, l’organisation devait se réinventer pour retrouver sa crédibilité, perdue du fait de sa passivité à l’égard des crises qui ont déstabilisé le continent dont celle du Rwanda, ainsi que sa frilosité à l’égard des régimes autoritaires et non démocratiques. Le Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des différends de l’OUA a pour objectif premier de prévoir et prévenir les conflits. En cas de conflit, il a la responsabilité de rétablir et de consolider la paix en vue de faciliter le règlement du conflit. AÀ cette fin, l’OUA peut constituer et déployer les missions civiles et militaires d’observation et de vérification de taille et de durée limitées. Ces objectifs montrent que les pays africains étaient convaincus qu’une action prompte et décisive dans ces domaines permettait d’éviter l’éclatement des conflits et au cas où ils surviennent, d’empêcher qu’ils dégénèrent en conflits intenses ou généralisés. En mettant l’accent sur les mesures d’anticipation et de prévention et sur l’action concertée de rétablissement et de consolidation de la paix, ces pays évitaient d’avoir recours à des opérations de maintien de la paix complexes et onéreuses qu’ils auront des difficultés à financer[16]. La philosophie de ce mécanisme se résumait ainsi pour l’essentiel dans la prévention et l’anticipation des conflits et si le besoin d’une véritable opération de maintien de la paix s’imposait, l’OUA devait s’adresser à l’ONU. Ce nouveau mécanisme, qui a constitué une première sur la scène africaine et internationale, a non seulement permis aux pays africains de donner un contenu concret à la « culture de la paix » qui présente une aspiration forte pour l’ensemble de leurs peuples, mais a surtout donné à l’Afrique l’occasion de capitaliser une expérience non négligeable dans la quête collective de recherche de solutions durables aux conflits[17].

Toutefois, le mécanisme est pris en otage par la doctrine de l’OUA de règlement des conflits. En effet, depuis sa création, l’OUA a élaboré une doctrine qui inspirerait les méthodes et principes devant orienter le règlement des conflits sur le continent : la non-ingérence. Ce principe général limite la compétence de l’Organisation en matière de règlement pacifique des conflits, puisqu’à première vue l’OUA ne s’occupe que des conflits entre États à l’exclusion des conflits au sein des États. C’est justement ce qui justifie le fait qu’elle s’est toujours refusée à traiter au fond les conflits internes, condamnant même les sécessions ainsi que les activités subversives tendant à susciter des guerres civiles, rappelant que les conflits internes relèvent en premier de la responsabilité de l’État lui-même. La Déclaration de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement sur la création au sein de l’OUA d’un Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits fait mention que celui-ci s’appuie sur les objectifs et principes de la Charte de l’Organisation, en particulier l’égalité souveraine des États membres, la non-ingérence dans les affaires intérieures des États, le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États membres, de leur droit inaliénable à une existence indépendante, le règlement pacifique des différends. Il fonctionne également sur la base de la coopération et du consentement des parties au conflit. En clair, la philosophie de l’OUA est basée sur la non-intervention. Or l’incapacité de l’Organisation d’intervenir dans un conflit sans l’accord des parties concernées avait pour résultat de limiter ses pouvoirs, voire de paralyser son action. Plus précisément, son Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits s’appuyait sur les objectifs et principes de la Charte de ladite Organisation, en particulier l’égalité souveraine des États membres, la non-ingérence dans les affaires intérieures des États, le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États et le règlement pacifique des différends[18].

S’il est vrai que l’OUA a joué un rôle déterminant dans la libération et la décolonisation de l’Afrique[19], l’accent mis sur certaines institutions du droit international public que sont la souveraineté et l’indépendance[20] de ses membres ne lui a pas permis de jouer un rôle significatif dans le maintien de la paix et de la stabilité sur le continent[21]. La norme westphalienne de la non-ingérence dans les affaires intérieures consacrée par la charte de l’ancienne organisation africaine en 1963 a été la cause de l’inertie, de la léthargie et de la paralysie de cette organisation devant les massacres subis par les peuples africains, et une des raisons des échecs répétés de l’OUA dans sa quête de solutions aux crises qu’a connues le continent. L’immobilisme de cette organisation est illustré par le génocide rwandais. Autrement dit, l’application stricte du principe de non-ingérence dans les affaires internes des États membres représentait le facteur de blocage essentiel et expliquait en grande partie l’impuissance et la faiblesse de l’Organisation de l’unité africaine et de ses mécanismes dans le domaine de la paix et de la sécurité[22].

Par ailleurs, faute d’une révision de la Charte de l’OUA ou de l’adoption d’un instrument juridique contraignant pour y inclure la création, les règles de fonctionnements et les missions du Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, un flou assombrissait les bases juridiques précises sur lesquelles il était fondé ainsi que la portée juridique de ses décisions. De telle sorte qu’il était difficile d’indiquer la force juridique et la portée des décisions et des actions du mécanisme vis-à-vis des États membres[23]. Ensuite, l’absence de volonté politique et d’engagements concrets allait de pair avec la faiblesse des moyens (financiers, logistiques, humains) pour faire face aux situations d’urgence. À ce constat s’ajoutait le fait que les puissances non africaines qui contribuaient financièrement au Fonds de la paix ou celles qui déployaient des moyens logistiques ou militaires le faisaient sur la base de leur propre agenda, quand n’étaient pas prises en compte des considérations qui ne servaient guère les intérêts et les objectifs de l’OUA[24]. Ce qui fait que d’une part l’Organisation était restée un acteur périphérique dans la plupart des conflits du fait de l’ampleur de la tâche et, d’autre part, les principes consacrés dans sa Charte limitaient son rôle dans la gestion des conflits dans la mesure où le respect de la souveraineté nationale entravait une intervention effective dans les conflits internes[25]. Loin des ambitions affichées, le mécanisme adopté au Caire s’avéra ne pas être un véritable « organe de prévention, de gestion et de règlement des conflits », ni un organe d’intervention et de sécurité[26].

2. Le paradigme actuel

Le bilan mitigé de l’OUA, notamment son incapacité à s’adapter aux mutations de la société internationale a conduit les États africains au renouvellement du dispositif institutionnel. L’Acte constitutif de l’UA marque la volonté de cette organisation de répondre aux contraintes sécuritaires de l’Afrique. En effet, l’UA opère un changement de paradigme dans la doctrine continentale de résolution des crises en mettant en place un système de sécurité plus structuré que celui de l’OUA. Ainsi, de la non-ingérence on bascule à la non-indifférence, avec pour corollaire, l’intervention de l’UA dans les affaires qui jadis relevaient de la compétence des États membres. S’il est vrai que l’article 4 de l’Acte constitutif de l’UA énumère parmi les principes de l’UA la non-ingérence dans les affaires intérieures des États se traduisant par l’attachement de cette organisation aux principes de souveraineté et d’intégrité territoriale, paradoxalement, les points (h) et (j) du même article consacrent le droit de l’UA à intervenir dans un État membre dans certaines circonstances graves. On peut dire à première vue que l’Acte constitutif de l’UA remet en cause ce principe hérité des traités de Westphalie à savoir la non-ingérence dans les affaires intérieures des États, principe consacré par la Charte de l’OUA du 25 mai 1963. Toutefois, un examen minutieux de ce principe permet de constater que sa portée juridique n’est pas la même selon que l’on est sous l’OUA ou l’UA. Sous la première, sa portée était erga omnes c’est-à-dire qu’il s’appliquait aussi bien à l’égard des États qu’à l’égard de l’Organisation. Alors que sous la deuxième, sa portée est relative, car il ne vise plus que les États membres et non l’Organisation. Ce qui signifie que l’intervention de l’UA en tant qu’organisation continentale n’est plus perçue comme une ingérence; seule entre dans cette catégorie l’intervention unilatérale entre États membres.

Deux raisons suffisent à justifier ce changement radical de doctrine. Premièrement, il répond à la nécessité pour la nouvelle organisation continentale de prévenir l’impuissance dont a souffert sa devancière qui n’a pas su endiguer les multiples crises politiques et humanitaires[27] qu’a connues le continent[28] en faisant du principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États son cheval de bataille[29]. Deuxièmement, il répond à la nécessité pour l’UA de pallier l’impuissance ou la défaillance des États qui n’ont pas su assumer la responsabilité de protéger de leur population qu’implique la souveraineté[30]. C’est donc en raison du constat de l’instabilité chronique et en vue de la stabilisation du continent que l’Acte constitutif de l’UA a, dans le cadre de la compétence normative externe de l’Organisation, consacré le droit d’intervention[31] en tant qu’instrument de la sécurité collective africaine[32]. Considérée comme fondement politique du droit d’intervention de l’UA, la sécurité collective traduit l’idée d’une indivisibilité et d’une solidarité de la paix entre États, tous concernés par les problèmes sécuritaires de chacun[33].

Une stabilité durable du continent africain exige par conséquent une organisation de la paix autour d’un mécanisme de sécurité des États[34]. C’est dans cette perspective que l’UA a mis en place un système de sécurité mieux organisé que celui de l’OUA, constitué autour du Conseil de paix et de sécurité qui dispose d’un mécanisme continental d’alerte rapide et qui voit osciller autour de lui d’autres structures spécialisées comme les forces africaines prépositionnées ou forces africaines en attente, le comité des sages et un comité d’état-major[35]. Ce dispositif permet ainsi de rendre effectif le droit d’intervention de l’UA. En fait, l’idée de création du Conseil de paix et de sécurité fut le résultat d’une pression interne exercée à un double niveau sur l’OUA. Premièrement, les États membres étaient soucieux d’impliquer de manière plus concrète l’Organisation dans la restauration et la préservation de la paix en raison de la multiplication de conflits internes à travers le continent dans l’après-guerre froide. Deuxièmement, la Commission de l’UA eut une réflexion similaire qui a conduit à des rapports prônant la création d’un véritable organe de gestion des conflits en raison de la prise de conscience, par son secrétariat, des défaillances de l’Organe central du Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits[36]. C’est dans cette perspective que l’organisation continentale intègre de nouveaux concepts dans sa doctrine, à savoir : la non-indifférence[37], l’imposition des sanctions en cas de changements anticonstitutionnels de gouvernement et le déploiement des missions d’appui à la paix.

Le Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité de l’UA du 9 juillet 2002 entré en vigueur en décembre 2003, confère de larges pouvoirs à cet organe en matière de prévention, de gestion et de règlement des conflits. À la différence de sa devancière, la nouvelle organisation continentale s’est ainsi dotée d’un cadre normatif lui permettant, en principe, d’intervenir en cas de conflit et d’envisager des actions diplomatiques voire militaires, lorsque les circonstances l’exigent. C’est justement ce qui ressort de l’article 2 du Protocole qui l’institut :

Il est créé, au sein de l’Union, conformément à l’article 5(2) de l’Acte constitutif, un Conseil de paix et de sécurité, qui est un organe de décision permanent pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits. Le Conseil de paix et de sécurité constitue un système de sécurité collective et d’alerte rapide, visant à permettre une réaction rapide et efficace aux situations de conflit et de crise en Afrique.

À l’évidence, la création de l’UA a permis de faire table rase du dispositif normatif adopté au fil des ans dans le sillage de l’OUA et de confier à la nouvelle organisation des missions beaucoup plus ambitieuses. Le Conseil de paix et de sécurité de l’UA est une incarnation de ce que l’éminent politologue kényan, feu professeur Ali Mazrui, a appelé « Pax Africana », qui fait référence à « une paix qui est établie, protégée et maintenue par l’Afrique elle-même »[38].

En tant que responsable de la sécurité collective sur le continent, le Conseil de paix et de sécurité doit apporter des réponses efficaces et immédiates aux situations de crise et de conflit. Ses fonctions vont de la diplomatie préventive et la facilitation des accords de paix à la mise sur pied des opérations de maintien ou de restauration de la paix. À cet effet, il assume les fonctions d’opérations d’appui à la paix et d’intervention conformément à l’article 4(h) et (j) de l’Acte constitutif de l’UA, le §h donnant à l’Union le droit d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence dans des circonstances graves et le §j permettant aux États membres de solliciter l’intervention de l’Union pour restaurer la paix et la sécurité. Bref, en tant qu’organe de décision permanente de l’UA pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, le Conseil de paix et de sécurité permet à l’Union d’intervenir directement dans les pays en crise. Il peut ainsi recommander l’intervention d’États membres s’il considère que la sécurité et la stabilité d’un pays ou d’une région sont menacées. Les quinze membres qui composent cet organe une fois élus s’engagent à assumer des fonctions, entre autres, dans le domaine du « rétablissement de la paix, y compris les bons offices, la médiation, la conciliation et l’enquête »[39], à suivre « les progrès réalisés en ce qui concerne la promotion des pratiques démocratiques, la bonne gouvernance, l’État de droit, la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[40], à imposer « des sanctions chaque fois qu’un changement anticonstitutionnel de gouvernement se produit dans un État membre »[41], ce qui marque un tournant dans la doctrine de gestion des crises de l’Union.

En créant le Conseil de paix et de sécurité et en le dotant des pouvoirs susmentionnés, l’UA s’est dotée d’une structure institutionnelle faisant ainsi droit à la longue quête du continent pour assumer le leadership dans la recherche de solutions aux défis continentaux liés à la paix et à la sécurité[42]. Dès lors, l’UA entend apporter une réponse aux conflits qui déstabilisent le continent afin, non seulement de combler le désintéressement de la communauté internationale mais également de cerner les causes de ces conflits. C’est dans cette perspective que le Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité[43] introduit la notion de consolidation de la paix qui comprend des actions visant à promouvoir d’une part des réformes institutionnelles et économiques et d’autre part des actions humanitaires.

B. Les faits déclencheurs

Les articles 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA et 4(h) du Protocole sur les amendements à l’Acte constitutif de l’UA[44] consacrent deux hypothèses de mise en oeuvre du droit d’intervention de l’organisation panafricaine. Il s’agit d’abord de la responsabilité de protéger et, ensuite, de la menace grave de l’ordre légitime.

1. La responsabilité de protéger

Tirant des leçons du bilan très critiqué de l’OUA, l’UA affiche dans son Acte constitutif de grandes ambitions en matière d’intégration politique et économique du continent. Sur les quatorze objectifs consignés dans l’Acte constitutif de l’UA, trois suffisent à justifier les nouvelles priorités de l’organisation continentale à savoir : « Promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité sur le continent » ; « promouvoir les principes et les institutions démocratiques, la participation populaire et la bonne gouvernance »; « promouvoir et protéger les droits de l’Homme et des peuples conformément à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples et aux autres instruments pertinents relatifs aux droits de l’Homme »[45]. Les principes de fonctionnement de cette Organisation s’inscrivent également dans cette politique mettant en avant d’un côté les questions de paix et de sécurité et de l’autre côté les questions de gouvernance respectueuse des droits de l’homme et de la démocratie. Parmi ces principes[46] figure « le droit de l’Union d’intervenir dans État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité »[47]. Ce droit d’intervention se fonde clairement autour du concept qui s’appellera par la suite la responsabilité de protéger.

En effet, lors de la présentation du rapport du millénaire, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) Kofi Annan, préoccupé par les questions de violation des droits de l’Homme se demandait :

Si l’intervention humanitaire constitue en fait une attaque inacceptable sur la souveraineté, comment devons-nous réagir face à un nouveau Rwanda, à un nouveau Srebrenica, à une violation flagrante et systématique des droits de l’homme qui porte atteinte à tous les préceptes de notre humanité commune ?[48]

Répondant à cette exhortation, les travaux de Bernard Kouchner et de Mario Bettati[49] et surtout le rôle du Comité international de la Croix Rouge (CICR) en matière de défense des droits humains, ont permis à l’humanité de passer de la notion du « droit d’ingérence humanitaire »[50] à celle de la responsabilité de protéger. Cette dernière a été systématisée et consacrée dans l’ordre juridique international en 2005 lors du Sommet mondial de l’ONU, à la suite des travaux de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE)[51], qui a publié son rapport en 2001 sur le thème « La responsabilité de protéger ». Dès lors, la responsabilité de protéger est cette obligation qui incombe non seulement aux États mais également à la communauté internationale d’intervenir sur le territoire d’un État souverain afin de protéger les populations civiles des crimes de masse en cas de faillite par cet État à son obligation de protéger lui-même sa population.

Dans le Document final du Sommet mondial de 2005[52] qui s’est tenu du 14 au 16 septembre 2005 à New York, les chefs d’État et de gouvernement réunis ont consacré explicitement la responsabilité de protéger. Les paragraphes 138[53] et 139[54] de ce document font respectivement référence à la responsabilité qui incombe à chaque État de protéger sa population contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité et la responsabilité qui incombe à la communauté internationale de prendre des moyens pacifiques lorsque l’État en question ne parvient pas à protéger sa population, et dans le cas extrême de recourir à la force. Il ressort que la responsabilité de protéger incombe à l’État dont les populations sont victimes de violations et d’exactions de guerre. La communauté internationale quant à elle n’a qu’une

responsabilité subsidiaire activée lorsque tel ou tel État est manifestement soit incapable, soit peu désireux d’accomplir sa responsabilité de protéger ; ou est lui-même l’auteur effectif des crimes ou atrocités en question ; ou lorsque des personnes vivant à l’extérieur d’un État donné sont directement menacées par des actes qui se déroulent dans cet État[55].

En effet, il est admis en doctrine que les droits de l’homme, en tant que droits fondamentaux naturels, inaliénables et inviolables[56] sont exclus du champ d’application du principe de non-ingérence[57]. En conséquence, la faillite de l’État à faire face aux violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire sur son territoire non seulement engage sa responsabilité mais également constitue une menace à la paix et la sécurité internationales justifiant l’intervention de la communauté internationale.

Toutefois, cette intervention de la communauté internationale doit être collectivement organisée dans le cadre des organisations internationales, universelles ou régionales[58]; ce qui s’oppose donc aux interventions unilatérales des États comme ce fut le cas de l’intervention française au Mali[59]. À l’échelle mondiale, la responsabilité de protéger est du ressort de l’ONU. C’est ce qui justifie l’adoption par l’Assemblée générale de cette Organisation de la résolution 63/308[60] sur la responsabilité de protéger du 7 octobre 2009. Une année plus tard, le Conseil de sécurité évoque pour la première fois le concept dans ses résolutions du 28 avril 2006[61] et du 31 août 2006[62]. Ce qui fait de la responsabilité de protéger une doctrine onusienne.

Au niveau régional africain, c’est dans le cadre de l’UA que la responsabilité de protéger est organisée[63]. L’article 4(h) de son Acte constitutif constitue une innovation institutionnelle sans précédent. L’UA est la première organisation régionale au niveau mondial à consacrer explicitement dans sa Charte constitutive le droit d’intervention dans un État membre en cas de commission de crimes graves tels que les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité. Dans son Rapport portant sur la mise en oeuvre de la responsabilité de protéger, du 12 janvier 2009, le Secrétaire général des Nations unies fait remarquer à propos de l’institutionnalisation du droit d’intervention de l’UA :

[l]’évolution de la pensée et de la pratique en Afrique a été à cet égard particulièrement remarquable. Tandis que l’organisation de l’unité africaine insistait sur la non-intervention, l’Union africaine qui lui a succédé a mis l’accent sur la non-indifférence. En 2000, cinq ans avant la reconnaissance par le sommet mondial de 2005 de la responsabilité de protéger, l’Acte constitutif de l’Union africaine prévoyait, à l’alinéa h) de son article 4, le « droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité[64].

Même si l’Acte constitutif de l’UA n’évoque pas explicitement ce concept, le droit d’intervention de l’UA s’analyse comme un instrument de mise en application de la responsabilité de protéger en Afrique.

2. La menace grave de l’ordre légitime

La création de l’UA ainsi que de l’Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS) en 2003 est consécutive à l’inaction de l’OUA à faire face aux défis de sécurité et de défense sur le continent. C’est ainsi que l’UA entend bâtir une sécurité collective africaine reposant sur son Conseil de paix et de sécurité. Toutefois, la nature de l’insécurité sur le continent a connu des mutations profondes avec l’avènement des nouvelles formes de menaces comme le terrorisme, la piraterie maritime et le brigandage maritime, sans être exhaustif. À cela s’ajoutent de nouvelles formes de défis liés à la gouvernance interne dont les changements anticonstitutionnels de gouvernement. Dès lors, se pose la question de l’adéquation du cadre normatif de l’UA aux nouvelles formes d’instabilité. En raison de l’incomplétude juridique dans l’Acte constitutif de l’UA, certains États, dont la Libye,[65] ont proposé certaines modifications à son article 4(h). Ainsi, sept mois après le lancement de l’Organisation, les Chefs d’État et de gouvernement adoptent les premiers amendements à l’Acte constitutif de l’UA. Les amendements présentés par certains États membres dans la période qui a suivi le sommet de Durban en 2002 ont été successivement examinés lors de la première session extraordinaire de la Conférence de l’UA qui s’est réunie le 3 février 2003 à Addis-Abeba et la deuxième session ordinaire de la Conférence à Maputo (Mozambique) le 11 juillet 2003.

Dès lors, l’amendement de l’article 4(h) a permis d’élargir le champ d’application du droit d’intervention de l’UA dans un État membre pour inclure un nouveau motif d’intervention à savoir les situations où il y a une « menace grave de l’ordre légitime »[66]. Désormais, sur recommandation du Conseil de paix et de sécurité[67], l’UA peut sur décision de la Conférence[68] intervenir dans un État membre lorsqu’il existe une menace grave à l’ordre légitime en vue de rétablir la paix et la stabilité. Telle est la formulation du nouvel article 4(h) qui consacre

le droit de l’Union africaine d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir, les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité ainsi qu’une menace grave de l’ordre légitime afin de restaurer la paix et la stabilité dans l’État membre de l’Union sur recommandation du Conseil de paix et de sécurité[69].

À côté des atrocités graves aux droits de l’homme déjà consacrées par l’Acte constitutif de l’UA, le Protocole sur les amendements de 2003 ajoute une circonstance pouvant autoriser l’intervention de l’Union dans un État membre, à savoir la menace grave à l’ordre légitime en vue de restaurer la paix et la sécurité.

Il s’agit là d’une clause très vaste qui dote l’UA d’une doctrine interventionniste plus large. L’émergence de cette nouvelle forme d’intervention traduit le passage graduel de l’intervention purement humanitaire à une intervention politique. Toutefois, le Protocole ne définit pas et/ou ne fournit pas d’indications précises sur cette notion de l’ordre légitime qui demeure à ce jour vague et sans précédent dans le droit international. En effet, à la différence des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et du génocide dont les définitions sont prévues dans les instruments juridiques internationaux[70] et précisées par la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux, la notion d’ordre légitime n’est définie ni dans le droit international général ni dans le droit régional africain. Il appartiendrait donc à la Cour de justice de l’UA, en sa qualité d’organe judiciaire principal de l’organisation d’interpréter ce droit d’intervention en vue de restaurer l’ordre légitime[71]. Cependant, en attendant sa mise en place effective[72], la question est du ressort de la Conférence qui tranche à la majorité des deux tiers, conformément à l’article 26 de l’Acte constitutif de l’UA.

S’il est vrai que le quatrième cas ajouté dans le Protocole sur les amendements de l’Acte constitutif de l’UA qui consiste à autoriser le droit d’intervention de l’UA même dans le cas « d’une menace grave de l’ordre légitime » n’est défini à ce jour dans aucun texte de droit positif, ni national, ni international, on peut néanmoins l’interpréter de façon extensive en référence aux principes de cette organisation. L’Acte constitutif de l’UA a consacré deux principes majeurs qui constituent la pierre angulaire de sa politique, à savoir le « Respect des principes démocratiques, des droits de l’homme, de l’État de droit et de la bonne gouvernance »[73] et les « Condamnation et rejet des changements anticonstitutionnels de gouvernements »[74]. En partant de ce postulat, il semble de toute évidence que le droit d’intervention de l’UA vise les changements anticonstitutionnels de gouvernements démocratiquement élus. C’est à ce titre que l’article 30 de l’Acte constitutif de l’UA ajoute : « Les Gouvernements qui accèdent au pouvoir par les moyens anticonstitutionnels ne sont pas admis à participer aux activités de l’Union »[75]. Il s’agit en fait d’une situation politique relevant de la souveraineté de l’État mais qui peut donner lieu à une intervention de l’Union si elle est jugée comme « une menace grave de l’ordre légitime »[76] par au moins deux tiers des États membres de l’organisation.

Encore faut-il se demander qu’est-ce qu’un changement anticonstitutionnel de gouvernement ? L’Acte constitutif de l’UA est muet sur la question. En revanche, c’est le Règlement intérieur de la Conférence en son article 37 qui s’est chargé par la suite de définir, conformément à la Déclaration de Lomé[77], les cas susceptibles d’être qualifiés de changements anticonstitutionnels de gouvernement. Il s’agit entre autres du coup d’État militaire ou tout autre coup d’État contre un gouvernement démocratiquement élu; l’intervention de mercenaires pour remplacer un gouvernement démocratiquement élu; le remplacement d’un gouvernement démocratiquement élu par des groupes armés dissidents et des mouvements rebelles; le refus d’un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti vainqueur après des élections libres et justes; le renversement ou le remplacement d’un gouvernement démocratiquement élu par des éléments, avec l’aide de mercenaires[78]. Ainsi, si l’article 4(h) du Protocole sur les amendements à l’Acte constitutif vise le régime politique, ce régime doit être établi conformément aux standards démocratiques, c’est-à-dire élu à la suite d’élections démocratiques et une accession au pouvoir dans le respect des principes constitutionnels de l’État en question, ce qui n’est pas toujours le cas dans un bon nombre de pays africains[79]. Si la notion de « menace grave à un ordre légitime » vise les coups d’État, les actions ou menaces terroristes, les manipulations frauduleuses dans les résultats d’élections, etc., alors s’agit-il ici d’une véritable consécration d’un droit d’ingérence politique dans les affaires internes d’un État souverain, contraire au principe du libre choix de son système politique, économique, social et culturel, ne touchant pas aux violations massives des droits de l’homme et qui n’a aucun trait humanitaire, comme les trois cas précédents, à savoir les crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes de guerre ?[80] Telle est la grande interrogation de Hajer Gueldich[81].

II. Le verso du droit d’intervention

Le verso du droit d’intervention de l’UA constitue son aspect caché et relève du non-dit. Dès sa consécration, les critiques se cristallisent non seulement sur sa conformité au droit international mais également sur la capacité de l’Union à réaliser cet ambitieux projet. Si une partie de la doctrine établit que cette notion jouit d’« une conformité claire au droit international général »[82], notre démarche en revanche est de montrer le contraste de celle-ci avec le droit international et de relever les défis auxquels l’Organisation est confrontée.

A. Contraste avec le droit international

Le droit d’intervention de l’UA semble être à l’opposé de certains principes classiques du droit international général et coutumier. Sans être exhaustif, on citera entre autres, les principes de l’égalité souveraine des États et de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales.

1. La résistance du principe de l’égalité souveraine

Lors de la création de l’UA, les États africains sans affecter l’affirmation de leur souveraineté redoutaient de voir se produire le scénario qui consiste à « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». C’est autour de ce postulat qu’ont surgi les interrogations sur la philosophie de l’Organisation, c’est-à-dire ses ambitions et le contenu de ses politiques communes en matière de paix et de sécurité. Afin de prévenir les éventuelles critiques sur les fondations de la nouvelle organisation et surtout aux craintes des États africains de concilier leur souveraineté avec les finalités réelles de celle-ci que Amara Essy alors Secrétaire général de l’OUA a initié une large concertation impliquant non seulement les représentants des États membres mais également la société civile africaine et des experts tant nationaux qu’internationaux pour réfléchir sur les questions institutionnelles et les objectifs assignés à l’organisation ou encore l’intégration de certaines initiatives dans les programmes de l’UA. Cette consultation, qui a bénéficié du concours des Nations unies, de l’Union européenne et même de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), a permis aux représentants des États membres de prendre en compte certaines recommandations, en particulier celles relatives aux règlements intérieurs et des statuts des quatre organes-clefs de l’UA que sont la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement, le Conseil exécutif, le Comité des représentants permanents et la Commission[83]. Ainsi, la mise en place de l’UA a été le fruit d’une construction élaborée à tel point que l’Acte constitutif de l’UA n’a été que la concrétisation de ces recommandations. C’est pourquoi cet instrument juridique est tout entier tourné vers les objectifs et principes de la nouvelle Organisation. Toutefois, en succédant à l’OUA, l’UA n’a pas fait table rase de ses principes. Son Acte constitutif rappelle solennellement les grands principes largement consacrés par le droit international, sur lesquels était fondée sa devancière tels que l’égalité, la souveraineté et l’interdépendance entre les États membres, le respect des frontières au moment de l’accession à l’indépendance, l’interdiction de recourir à l’usage de la force, la non-ingérence d’un État membre dans les affaires intérieures d’un autre État.

En revanche, au nombre des innovations introduites par l’UA figurent, entre autres, le droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, « dans certaines circonstances graves, à savoir, les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité »[84]. Cette institutionnalisation s’inscrit aux antipodes de certains principes classiques du droit international[85] dont le principe de souveraineté auquel les États africains sont fermement attachés[86]. L’introduction d’un droit d’intervention dans le dispositif juridique de l’UA est d’autant plus étonnante que les États africains ont toujours manifesté une hostilité à toute intervention, quels qu’en soient les motifs[87]. D’où l’opposition à l’idée de consécration d’un droit général d’intervention humanitaire sur le continent. C’est ce qui expliquerait le fossé entre le discours des dirigeants africains sur le droit d’intervention humanitaire et l’adoption de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA. En effet, quelques mois avant l’adoption de l’Acte constitutif, les États africains rejetaient catégoriquement toute idée d’intervention humanitaire[88] dans les déclarations adoptées par le « Groupe des 77 »[89] et par le « Mouvement des Non-alignés »[90]. Les États signataires de ces déclarations ont par ailleurs, de façon individuelle[91], condamné le droit d’intervention humanitaire en ce qu’il porte atteinte d’une part au principe de souveraineté des États et d’autre part au système de la Charte des Nations unies. La règle de la non-intervention qui depuis fort longtemps gouverne le droit international comporte l’obligation fondamentale des États de ne pas intervenir dans les affaires intérieures et extérieures d’un autre État et s’applique également à toute menace d’une telle intervention[92]. Dans la même veine, l’article 2§ 7 de la Charte des Nations unies interdit d’intervenir « dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État » sous réserve, toutefois, de l’application des mesures coercitives prévues au chapitre VII. C’est dire que le droit d’intervention de l’UA ne peut s’exercer que dans le cadre onusien et non pas dans le cadre des règles propres à cette Organisation.

Par ailleurs, à côté des crimes graves, à savoir les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité, le Protocole sur les amendements à l’Acte constitutif consacre le droit de l’Union africaine d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence en cas de « menace grave de l’ordre légitime afin de restaurer la paix et la stabilité dans l’État membre de l’Union sur recommandation du Conseil de paix et de sécurité »[93]. Cet ajout est plus complexe que ce qui est formulé jusqu’à présent, car la définition d’une « menace grave de l’ordre légitime » est difficile à déterminer et peut être sujette à une interprétation discrétionnaire. Néanmoins, en la confrontant aux principes de l’UA, il ressort qu’elle consacre un droit d’intervenir pour rétablir la démocratie et les valeurs démocratiques. Le Protocole sur les amendements de l’Acte constitutif de l’Union africaine du 3 février 2003, s’il est ratifié par les deux tiers au moins des États membres de l’UA, poserait un dilemme. D’une part, il renforcerait la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance qui pose la démocratie comme règle de droit applicable et exigible des États qui ratifient la Charte[94]. D’autre part, il constituerait une atteinte à l’autonomie constitutionnelle, principe consacré par le droit international positif[95] et coutumier[96] qui traduit la liberté étatique dans le choix de son régime politique, économique, social et culturel et ce, en dehors de toute pression extérieure. S’il est vrai que la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ne laisse plus une grande marge de manoeuvre aux États à ce niveau, force est de constater que le droit international général consacrant le principe de l’autonomie constitutionnelle des États prime sur le droit régional africain. Aussi, cette disposition est en contradiction avec le principe de la non-intervention d’un État membre dans les affaires intérieures d’un autre État membre auquel les Nations unies attachent du prix[97]. La notion de « l’ordre légitime » ouvrirait ainsi la porte à l’arbitraire et mènerait le droit d’intervention vers une conception très large, qui pourrait être dangereuse au niveau de sa mise en oeuvre, surtout lorsqu’il y a des pressions extérieures susceptibles de contraindre la majorité des États africains, déjà fragilisés par leurs dépendances financières et économiques aux États les plus puissants, à prendre une décision bien plus généreuse que ne le supporte la situation réelle[98]. Aussi, l’intervention militaire de l’UA pour restaurer l’ordre légitime dans le territoire d’un État souverain sans son consentement pourrait être accueillie par sa population comme relevant du colonialisme interafricain, c’est-à-dire l’hégémonie des États-leaders africains sur les États faibles. C’est dans ce sens qu’il faut craindre l’instrumentalisation du droit d’intervention par les puissances africaines du moment.

2. Dilemme avec la règle de l’interdiction du recours à la force

Le droit d’intervention de l’UA se heurte aussi à la règle de l’interdiction du recours à la force. Pour mieux cerner ce dilemme, il convient d’évaluer les articles 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA et 4(h) du Protocole sur les amendements à l’Acte constitutif sous deux aspects, d’une part, leur compatibilité avec la Charte des Nations unies, et d’autre part, leur compatibilité avec le droit international coutumier.

Pour le premier cas, la Charte des Nations unies interdit aux États membres le recours à la menace et à l’usage de la force dans les relations internationales[99], à l’exception du droit naturel de légitime défense en réponse à une agression armée[100]; en tout autre cas, les États membres ont accepté de déléguer l’emploi de la force au Conseil de sécurité[101]. Ces obligations sont prépondérantes par rapport à tous les engagements pris par les États[102]. En conséquence, la seule possibilité pour l’UA de recourir à la coercition armée sur la base de la Charte des Nations unies est l’article 53 qui dispose :

Le Conseil de sécurité utilise, s’il y a lieu, les accords ou organismes régionaux pour l’application des mesures coercitives prises sous son autorité. Toutefois, aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par les organismes régionaux sans l’autorisation du Conseil de sécurité.

Par conséquent, comme indiqué plus haut, si l’art 4(h) du Protocole mentionnait cette autorisation préalable, il ne poserait aucun problème au regard du droit international. Il n’inventerait pas, dans ce cas, une nouvelle règle : il se bornerait à rappeler l’article 53 de la Charte des Nations unies.

À cet égard, si la disposition de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA semble révolutionnaire, en ce qu’elle ouvre la voie au profit d’une organisation régionale du droit à recourir à la force armée pour intervenir dans des situations de crises humanitaires graves sur le continent africain dans un État souverain, il est important de rappeler, d’une part, que ce droit ne peut se faire sans l’autorisation du Conseil de sécurité et que d’autre part, les effets juridiques de cet article restent, avant tout, internes à l’Union africaine et ne tendent pas à modifier le droit international généra[103]. Or, aucun texte de l’UA à ce jour ne fait référence à l’autorisation préalable du Conseil de sécurité. S’il est vrai que l’UA reconnait la supériorité du Conseil de sécurité des Nations unies[104], la pratique montre qu’elle ne respecte pas la règle de l’autorisation préalable. Par exemple, l’intervention militaire de l’UA dans l’île d’Anjouan (Comores) baptisée « Démocratie dans les Comores » afin de déloger le dirigeant illégal Mohamed Bacar le 25 mars 2008 ou la menace de recours à la force armée contre le Burundi en 2016 n’ont jamais bénéficié d’une autorisation préalable du Conseil de sécurité. Ce qui montre l’éloignement du droit d’intervention de l’UA du dispositif onusien. C’est dire que la reconnaissance par l’UA de la supériorité du Conseil de sécurité n’emporte pas systématiquement sa volonté de soumission au monopole de celui-ci en matière de recours à la force armée. Ainsi, malgré les rappels de la responsabilité principale du Conseil de sécurité, rien ne permet de déduire des instruments juridiques de l’UA une volonté de solliciter son autorisation, contrairement à la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) qui l’a exprimé précisément : « Le Sommet n’aura recours aux mesures coercitives qu’en derniers recours et ce, conformément aux dispositions de l’article 53 de la Charte des Nations Unies, uniquement avec l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies »[105]. L’absence dans l’Acte constitutif de l’UA de mention d’une quelconque autorisation du Conseil de sécurité laisse la porte ouverte à une interprétation divergente[106].

Pour ce qui est du deuxième cas, en droit international coutumier, c’est aussi le principe de non-intervention qui est reconnu. À l’occasion de l’arrêt Nicaragua c. États-Unis, la Cour internationale de justice a d’ailleurs noté qu’il s’agissait d’un principe reconnu par la coutume internationale :

[l]e principe de non-intervention met en jeu le droit de tout État souverain de conduire ses affaires sans ingérence extérieure ; bien que les exemples d’atteinte au principe ne soient pas rares, la Cour estime qu’il fait partie intégrante du droit international coutumier. (…) L’existence du principe de non intervention dans l’opinio juris des États est bien étayée par une pratique importante et bien établie. On a pu d’ailleurs présenter ce principe comme corollaire du principe d’égalité souveraine des États[107].

Selon la Cour, il y aura intervention illicite si deux éléments sont rencontrés. Il s’agit d’une part de l’intervention qui porte sur des matières à propos desquelles le principe de souveraineté des États permet à chacun d’entre eux de se décider librement et d’autre part de l’intervention qui prend la forme de moyens de contrainte tels que la force, que celle-ci soit directe ou indirecte[108]. De plus, ce principe est une règle de jus cogens et par conséquent tous les traités conclus en violation de cette obligation sont invalides selon l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[109].

S’il est vrai qu’une partie de la doctrine soutient que le recours à la coercition armée par l’UA en vertu de son droit d’intervention n’est pas contraire à la règle de l’article 2§ 4 dans la mesure où l’État visé aurait donné son consentement préalable à une telle intervention par la ratification de l’Acte constitutif de l’UA, qu’il s’agit en l’espèce d’une intervention consentie par traité et le consentement aurait pour effet d’exclure l’idée d’un usage coercitif de la force interdit par de la Charte des Nations unies, la question fondamentale que l’on se pose est celle de savoir si les instruments juridiques de l’UA consacrant le droit d’intervention sont compatibles avec les normes impératives du droit international destinées à protéger la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États. Par conséquent, il serait moins prudent de partir de l’article 3 de l’Acte constitutif de l’UA qui inclut entre les objectifs de l’union la réalisation d’une « plus grande unité et solidarité entre les pays africains et entre les peuples d’Afrique » et l’accélération de « l’intégration politique et socio-économique du continent » pour conclure que le seul moyen pour justifier ce droit d’intervention « est de supposer que les États membres de l’Organisation ont inauguré un processus de transfert de leur souveraineté à l’Union, qui au contraire de l’ancienne Organisation de l’unité africaine est sans doute une organisation d’intégration sur le modèle de l’UE »[110].

Le concept de divisibilité de la souveraineté loin de dépendre de la seule volonté de l’État trouve ses limites devant une norme de jus cogens à l’instar de la règle de l’interdiction du recours à la force armée.

Si l’on admet que l’usage de la force par l’UA en cas de crimes graves, à savoir les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité n’est pas incompatible avec l’article 2§ 4 de la Charte des Nations unies en ce qu’il n’est dirigé ni contre « l’intégrité territoriale », ni contre « l’indépendance politique », il faut néanmoins que sa mise en oeuvre soit autorisée par le Conseil de sécurité garant de la responsabilité de protéger à l’échelle mondiale. En revanche, le recours unilatéral à la force armée pour restaurer « l’ordre légitime » dans un État bien que salutaire est illicite, car ce dernier motif d’intervention est carrément différent des trois premiers en raison de son rapport distant avec les crimes de masse qui justifient l’intervention armée. En effet, les organisations régionales et sous régionales exercent leurs compétences en matière de maintien de la paix et de la sécurité collectives conformément à la Charte des Nations unies. Or, aucune disposition de la Charte ne prévoit le recours à la force armée essentiellement à des fins démocratiques. Cette hypothèse n’est possible que si les faits liés à la démocratie menacent la paix et la sécurité internationales. Dans ces conditions, ce ne serait pas la démocratie la cible de l’intervention mais ses actes dérivés.

B. Les défis du droit d’intervention africaine

L’UA n’est pas le seul acteur à intervenir dans les questions de paix et de sécurité en Afrique. Depuis la fin de la guerre froide, le continent est marqué par un foisonnement des mécanismes régionaux qui, dans la pratique, livrent une réelle concurrence à l’organisation continentale. Aussi, le concept de droit d’intervention de l’UA loin de s’enraciner, est encore embryonnaire.

1. Le foisonnement des mécanismes sous-régionaux

L’idée d’un système de défense et de sécurité collective africain n’est pas l’apanage de l’UA. L’échec de l’OUA à assurer la sécurité du continent et le désengagement militaire progressif occidental dû aux échecs des violentes crises somalienne (1993) et rwandaise (1994) avaient poussé les États africains à mettre en place divers systèmes de sécurité dans chaque sous-région. C’est ainsi que depuis les années 1990 les organisations sous-régionales africaines à vocation économique intègrent dans leur politique d’intégration communautaire un volet sur le maintien de la paix et de la sécurité collectives[111]. En effet, depuis sa création, l’OUA, pour encourager la création de Communautés d’intégration, a divisé le continent africain en cinq zones géographiques en rapport aux cinq régions : Nord, Sud, Est, Ouest et Centre. L’Organisation estimait qu’il était plus facile d’aller à l’intégration par cercles concentriques à travers les régions qui ont vocation naturelle à se rassembler. Par la suite, l’Union africaine a reconnu, par une décision de l’Assemblée des Chefs d’État et de gouvernement, huit Communautés économiques régionales (CER) en tant qu’associations régionales d’États africains officiellement représentatives[112]. Concurremment à l’UA, ces dernières interviennent dans le maintien de la paix et de la sécurité.

La CEDEAO est la première organisation à ouvrir le rideau de cette dynamique. Instituée le 28 mai 1975, elle adoptera deux ans plus tard un Accord-cadre de non-agression et d’assistance en matière de défense (ANAD)[113]. Tout en rappelant leur adhésion aux principes classiques du droit international, les États membres de l’ancienne Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO) et le Togo s’engagent à se porter mutuellement aide et assistance contre toute forme d’agression extérieure[114]. Le 14 décembre 1981 un protocole d’application de l’ANAD est signé. Il s’ensuit la signature d’un accord de défense propre à l’ensemble des États de l’Afrique de l’Ouest[115] le 22 avril 1978 : c’est le Protocole de non-agression adopté à Lagos (Nigéria)[116]. Ce processus s’est poursuivi avec l’adoption du Protocole d’assistance mutuelle en matière de défense conclu à Freetown (Libéria) le 29 mai 1981 et du Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité le 10 décembre 1999. Ce dernier instrument juridique dote le mécanisme de paix et de sécurité de la CEDEAO d’un bras armé en l’occurrence le Groupe de contrôle du cessez-le-feu (ECOMOG)[117]. En vertu de l’article 21 du Protocole, « Le Groupe de contrôle du cessez-le-feu de la CEDEAO (ECOMOG) est une structure composée de plusieurs modules polyvalents (civils et militaires) en attente dans leurs pays d’origine et prêts à être déployés dans les meilleurs délais »[118].

Ensuite, la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), créée en 1992 en remplacement de la Conférence de coordination pour le développement de l’Afrique australe (SADCC) bien que vouée à l’intégration économique des États membres, l’article 5 de son traité révisé prévoyait déjà un volet sur le maintien de la paix et de la sécurité. Afin de réaliser cet objectif, la SADC mettra sur pied successivement un Comité interrégional en charge des affaires relatives à la sécurité en septembre 1995 et un organe pour la politique, la défense et la coopération en matière de sécurité initié le 28 juin 1996 mais qui ne sera finalisé que le 14 août 2000 à Blantyre (Malawi) à travers le Protocole sur la coopération en matière politique, de défense et de sécurité. Adopté au Sommet de Windhoek, ce protocole n’entrera en vigueur qu’à compter du 3 mars 2004[119]. Selon le Protocole relatif à l’organe de coopération en matière de politique, défense et sécurité, celui-ci est créé sur la base du chapitre VIII de la Charte des Nations unies, indiquant que les arrangements régionaux sont appropriés au maintien de la paix et de la sécurité internationales. Ce protocole offre un cadre institutionnel à travers lequel les États membres coordonnent les politiques et les activités dans les domaines politique, de défense et de sécurité. Il prévoit notamment de promouvoir la coordination et la coopération régionale en matière de paix et de sécurité[120], de prendre des mesures coercitives lorsque les circonstances l’exigent, conformément au chapitre VIII de la Charte des Nations Unies[121], d’envisager la mise au point d’un dispositif collectif de sécurité et la conclusion d’un pacte de défense mutuelle afin de répondre aux défenses militaires externes[122]. Ce dernier texte a été adopté à Dar-es-Salam (Tanzanie) en 2003 avec pour but de rendre opérationnels les mécanismes de l’organe aux fins de coopération mutuelle pour les questions de défense et de sécurité[123].

De même, l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) créée par l’accord adopté le 21 mars 1996 à Nairobi (Kenya) en remplacement de l’Autorité intergouvernementale sur la sécheresse et le développement (IGADD) créée le 16 janvier 1986 prévoit dans l’article 18A de son protocole des compétences dans les domaines de la paix et de la sécurité. Les États membres s’y sont en effet engagés à prendre toutes les mesures collectives nécessaires en vue d’éliminer toute action qui compromettrait la paix et la sécurité, de créer un mécanisme qui serait chargé du règlement pacifique de leurs différends, et à accepter la compétence prioritaire de l’IGAD dans le règlement de ces différends. Le lancement, en octobre 2005, d’une stratégie de paix et de sécurité censée permettre le développement et l’harmonisation des initiatives nationales dans le domaine de la sécurité a permis de développer une certaine structure de sécurité collective dans la corne de l’Afrique malgré l’inexistence d’un accord concret sur la défense mutuelle[124].

En outre, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale créée le 18 octobre 1983 pour faciliter le développement économique, social et culturel de l’Afrique centrale en vue de la création des structures régionales pouvant progressivement aboutir à un marché commun a, au fil des années, reconsidéré sa mission pour inclure le maintien de la paix et de la sécurité collectives[125]. Tout a commencé en 1986 lorsque le président Paul Biya du Cameroun, alors président en exercice de la CEEAC a demandé à l’ONU de fournir une assistance aux États membres de cette organisation en vue de la promotion des mesures de confiance propres à prévenir les conflits et à assurer la paix en Afrique centrale. C’est dans cette perspective que l’Assemblée générale des Nations unies, aux termes de la Résolution 46/37B du 6 février 1991, a prié le Secrétaire général de l’ONU d’apporter son assistance à la création d’une instance de concertation pour la promotion des mesures de diplomatie préventive en Afrique centrale. Le 28 mai 1992, le Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali crée un organe appelé Comité consultatif permanent des Nations unies sur les questions de sécurité en Afrique centrale. Le 8 juillet 1996, les États membres de la CEEAC signent un Pacte de non-agression. Trois ans plus tard, ils adoptent le programme de relance et redynamisation de la CEEAC avec entre autres objectifs la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Le 25 février 1999, ils créent un mécanisme de paix et de sécurité dénommé Conseil de paix et de sécurité de l’Afrique centrale et le 24 février 2000 ils adoptent un pacte d’assistance mutuelle. Le pacte de non-agression forme avec le pacte d’assistance mutuelle et le protocole relatif au COPAX un instrument juridique unique[126]. Le Protocole relatif au COPAX adopté le 24 février 2000 par les États membres de la CEEAC prévoit deux moyens de mise en oeuvre de ses objectifs à savoir le Mécanisme d’alerte rapide de l’Afrique centrale (MARAC) et la Force multinationale de l’Afrique centrale (FOMAC) qui constitue le bras armé de l’Organisation.

Toujours dans la même veine, la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) a été créée le 4 février 1998 à Tripoli (Libye) avec pour but l’établissement d’une union économique globale et la suppression de toutes les restrictions qui entravent le rassemblement de ses États membres. Lors de leur sommet ordinaire tenu en juillet 2010 à N’Djamena, les Chefs d’États de la CEN-SAD avaient constaté que, douze ans après la création de cette Organisation, elle n’avait pas pu réaliser les objectifs qui lui avaient été assignés, de même qu’elle n’avait pas pu répondre aux attentes qu’elle avait suscitées au moment de sa naissance. Aussi, avaient-ils décidé de sa refondation en vue d’en faire une véritable organisation d’intégration régionale recentrée autour de ses objectifs prioritaires que sont la paix, la sécurité et le développement économique. À cet égard, les Chefs d’États ont décidé de réviser le traité fondateur de l’Organisation, ce qui fut fait le 16 février 2013 par la Conférence des Chefs d’État, lors de sa session extraordinaire tenue à N’Djamena (Tchad)[127]. L’article 3 du traité révisé prévoit la préservation et la consolidation de la paix, de la sécurité et de la stabilité dans la zone CEN-SAD, la promotion du dialogue politique et la lutte contre la criminalité transfrontalière avec ses fléaux connexes comme le trafic de drogues, des armes, des êtres humains, le blanchiment d’argent et le terrorisme. Le traité révisé établit le Conseil permanent de paix et de sécurité de la CEN-SAD et l’article 8 lui assigne la mission de mettre en place des mécanismes de prévention des conflits; d’anticipation des crises, ainsi que des politiques au sein des États, susceptibles de conduire à des actions conflictuelles; d’entreprendre, avec l’appui de ses différents organes en vue du maintien de la paix, lorsque des conflits éclatent; d’autoriser l’organisation et le déploiement de missions d’appui à la paix; d’imposer des sanctions à l’encontre de gouvernements responsables de changements anticonstitutionnels de pouvoirs.

L’Union du Maghreb arabe (UMA), fondée en février 1989, a pour objectif de créer des rapports de fraternité entre les États membres et faciliter la libre circulation des biens et des personnes. S’il est vrai qu’elle a élargi ses objectifs pour intégrer la paix et la sécurité, il faut reconnaitre qu’à cause de ses problèmes internes, elle n’a pas beaucoup avancé dans la mise en place d’un mécanisme commun de gestion des conflits. Plus impliqués dans d’autres CER[128], certains de ces États sont peu enclins à envisager une sécurité collective développée par l’UMA[129]. La Communauté d’Afrique de l’Est (CAE ou EAC) initialement fondée en 1967, puis dissoute en 1977 avant d’être recréée le 7 juillet 2000, poursuit les objectifs de son traité fondateur qui lient étroitement intégration institutionnelle, développement économique et social et renforcement de la sécurité au sein de la zone. C’est sur le fondement de ce dernier objectif, à savoir le renforcement de la sécurité, qu’elle a créé en 2022 une force militaire régionale censée contribuer à ramener la paix dans l’Est de la RDC, en proie depuis plus de 30 ans aux violences de multiples groupes armés. Le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) est fondé en décembre 1994[130] pour renforcer le Traité de libre-échange dénommé « Zone d’Échanges Préférentiels » en place depuis le 30 septembre 1982[131]. Outre cet objectif, l’article 3(d) du traité du COMESA du 5 novembre 1993 mentionne parmi les objectifs de cette Organisation « la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité parmi les États membres afin d’accroître le développement économique dans la région »[132]. C’est sur le fondement de cette disposition que lors du quatrième sommet de l’Autorité du COMESA tenu à Nairobi (Kenya) en mai 1999, la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement a approuvé une décision pour la création d’une structure formelle d’engagement sur les questions de paix et de sécurité : c’est le Programme Gouvernance, paix et sécurité (GPS). Le programme repose sur trois piliers fondamentaux et interconnectés : la prévention des conflits, la gestion des conflits et la reconstruction post-conflit, qui traitent de l’intervention à des étapes spécifiques du cycle de vie du conflit.

Le Protocole relatif à la création du Conseil de paix et sécurité souligne expressément que les Communautés économiques régionales (CER) « font partie intégrante de l’architecture de sécurité de l’Union qui assume la responsabilité principale pour la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité en Afrique »[133]. À travers cette architecture, le Protocole instaure une pleine coopération entre l’UA et les CER. Cette coopération a été matérialisée en 2008 avec l’adoption d’un protocole d’accord de coopération dans le domaine de la paix et de la sécurité entre l’UA et les CER d’une part, et de l’autre, les mécanismes de coordination des brigades régionales en attente de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique du Nord. S’il est vrai que l’UA est le responsable principal de la paix sur le continent et qu’elle peut intervenir militairement sur le territoire d’un État membre sans son consentement en cas de crimes de masse et/ou de rupture à l’ordre légitime, cette approche trouve cependant un difficile ancrage du fait de l’attitude de défiance des CER vis-à-vis de l’UA. Plus précisément, les puissances sous-régionales récusent les interventions de l’UA dans la gestion de leurs crises du fait de l’ingérence des puissances extra-sous-régionales. Ainsi, « dans les CER où le poids des intérêts nationaux n’est jamais étranger à la gestion des crises »[134], chaque puissance régionale redoute l’implication de l’UA parce qu’elle constitue en soi un levier diplomatique et militaire au profit de puissances susceptibles de contrarier leurs intérêts respectifs[135].

C’est vrai que dans le cadre de l’Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS), l’UA est le principal responsable des questions de paix et de sécurité sur le continent; cependant cette responsabilité ne figure nullement dans l’énoncé des principes régissant sa coordination avec les CER. Ainsi, aux termes de l’article 4 relatif aux principes régissant le protocole d’accord entre l’UA, les CER et mécanismes régionaux : « La mise en oeuvre du protocole est guidée par […] le respect des principes de subsidiarité, de complémentarité, ainsi que des avantages comparatifs respectifs des Parties »[136].Toutefois, ces principes ne sont pas clairement définis. On sait simplement que la subsidiarité signifie qu’une paix durable sera plus vraisemblablement atteinte lorsque les mécanismes de résolution des conflits seront dirigés par des acteurs ayant une proximité culturelle, géopolitique et/ou stratégique à la crise[137]. Ce qui veut dire que la gestion des conflits en Afrique est de la responsabilité première des organisations sous-régionales et l’UA ne peut intervenir qu’en cas d’inaction ou d’incapacité de celles-ci à agir de manière plus efficace. Cependant, bien que la responsabilité principale de l’UA ne soit pas affirmée parmi les principes de coordination, l’article 20 du Protocole d’accord précise que les initiatives et efforts régionaux visant la prévention et la gestion des conflits, ne sauraient aucunement porter préjudicie à la compétence principale de l’UA en la matière[138]. D’où le recours au principe d’avantage comparatif. En effet, en s’inspirant prudemment du sens classique qu’on lui donne dans les relations commerciales, l’avantage comparatif impose, ici, dès lors que plusieurs organisations sont engagées sur un même terrain, de confronter leurs atouts et faiblesses de sorte à identifier celle dont l’action est susceptible d’être la plus percutante[139]. En d’autres termes, si l’UA et une organisation sous-régionale sont engagées, il est nécessaire de comparer leurs atouts et faiblesses afin d’identifier la plus efficace et la plus compétente pour prévenir et résoudre une crise. Toutefois, ni l’UA ni les organisations sous-régionales africaines ne proposent une définition des principes de subsidiarité et d’avantage comparatif. Cette imprécision juridique fait qu’en pratique, ces principes soient interprétés différemment selon les parties concernées. Or, l’interprétation unilatérale entraine une certaine concurrence qui s’accentue dans la gestion des conflits sur le continent. Par exemple, 

la cacophonie entre l’UA et la CEDEAO dans la gestion du conflit ivoirien en 2011 et la contestation du leadership de l’UA par la Ligue arabe dans le cadre du conflit qui a éclaté en 2011 en Libye, sont l’illustration topique d’une interprétation pour le moins subjective de ces principes[140].

Cet état de fait contribue à fragiliser le droit d’intervention de l’UA.

2. Un concept encore embryonnaire

La consécration du droit d’intervention de l’UA a été saluée par les peuples africains comme une solution aux problèmes chroniques de sécurité et de stabilité du continent. Toutefois, la mise en oeuvre de cette nouveauté à l’épreuve des troubles à la paix et à la sécurité en Afrique prouve à suffisance que le concept est à moitié plein. On se rappelle que pour donner corps à son droit d’intervention, l’UA a mis en place une Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS) entendue comme un ensemble d’outils fonctionnels autour du Conseil de paix et de sécurité, dont le but est de répondre d’une manière globale et entièrement complémentaire à des questions de paix et de sécurité continentales. La Force africaine en attente (FAA) constitue l’une de ses composantes majeures. Cette dernière est formée de cinq brigades régionales[141] composées de contingents multidimensionnels, incluant des composantes militaire, policière et civile, stationnés dans leurs États d’origine et prêts à être déployés rapidement : c’est le bras armé de l’UA. La doctrine de la FAA, la politique de formation, le concept logistique, le plan de conduite de l’intervention et les règles d’intervention militaire ont été adoptés en mars 2008. Ces documents constituent la base de la mise en oeuvre de la FAA. Mais dans la pratique celle-ci n’est pas pleinement opérationnelle.

Tout d’abord, les capacités des cinq brigades de la FAA sont inégalement réparties. En effet, si les brigades d’Afrique australe (SADCBRIG), de l’Est (EASBRIG) et de l’Ouest (ECOBRIG) ont déjà réalisé des progrès considérables, celles d’Afrique du Nord (NASBRIG) et centrale (ECCASBRIG) en revanche sont encore en inadéquation face aux défis de la FAA. En janvier 2016, la FAA est déclarée totalement opérationnelle, donc apte à intervenir en cas de besoin. Cependant, sur le terrain, cette force ne dispose pas d’équipements militaires et logistiques suffisants afin de pouvoir intervenir selon l’esprit du droit d’intervention de l’UA, d’où le maintien de la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC). Celle-ci a été créée par la Conférence de l’UA en 2013 en attendant l’opérationnalisation de la FAA. Elle n’est pas un organe compris dans le dispositif de l’AAPS mais elle entend doter l’UA d’une force souple et robuste, fournie par les États membres de façon volontaire afin de faire face aux situations d’urgence sur le continent.

Bien que l’UA ait déjà à son actif plusieurs opérations de maintien de la paix, que ce soit au Burundi (MIAB), au Soudan (MUAS et MINUAD), au Mali, en Centrafrique ou en Somalie (AMISOM), on peut objecter que leurs conditions de déploiement ne répondent pas aux différentes hypothèses de mise en oeuvre du droit d’intervention. Ces opérations correspondent davantage au maintien de la paix classique subordonné au consentement de l’État d’accueil que du droit d’intervention au sens de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA. C’est dire que le droit d’intervention de l’UA n’existe que sur le papier, non pas parce que les conditions de sa mise en oeuvre ne sont pas remplies mais parce que les modalités opérationnelles ne sont pas encore effectives. Par exemple, l’incapacité du gouvernement nigérian à stopper les violations massives des droits de l’homme perpétrées par le groupe terroriste Boko Haram et l’impuissance du Soudan à mettre fin à la commission des crimes de masse sur son territoire avaient offert une base exploitable au droit d’intervention de l’UA. Toutefois, la lenteur, voire l’irréalisme a coûté à cette organisation ce rendez-vous d’expérimentation du concept de responsabilité de protéger consacrée dans l’article 4(h) de son Acte constitutif précité.

Par ailleurs, l’article 21 du Protocole relatif à la création du Conseil de paix et sécurité a créé le Fonds pour la paix en vue de fournir « des ressources financières pour financer les missions de paix et autres activités en lien avec la paix et la sécurité ». Lors de l’établissement de l’UA en 2002, la décision avait été prise que cinq États à savoir l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Algérie, l’Égypte et la Lybie contribueraient pour 75% du budget de l’UA contre 25% pour les États membres restants. Cependant, certains États ne remplissent pas leurs obligations financières, ce qui par voie de conséquence limite les capacités d’intervention de l’Union. En d’autres termes, l’insuffisance des ressources financières pour les opérations de paix limite les capacités de l’Organisation à se poser comme acteur sécuritaire principal sur le continent. Les prélèvements sur le budget de l’Union ainsi que les contributions volontaires ne sont pas en mesure de couvrir le coût faramineux des opérations de paix. Nonobstant l’appui de certains États africains, la situation économique globale du continent justifie le manque flagrant de ressources financières et d’équipements militaires et logistiques[142] qui contrarient fortement l’opérationnalisation du droit d’intervention, notamment de la FAA[143]. Par exemple, pour le budget 2010 de l’UA qui s’élevait à 200 millions de dollars[144], les 75% avaient été financés par cinq pays africains, à savoir la Libye, l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte, alors que certains projets et activités, notamment les opérations de maintien de la paix qui représentaient 77% du budget total, étaient financés par les partenaires de développement[145]. Dans la même perspective, dans le budget 2012 de l’UA qui se chiffrait à 278,2 millions de dollars, la contribution des États membres représentait 44% soit 122,87 millions de dollars tandis que celle des partenaires internationaux était estimée à 56% soit 155,36 millions de dollars. Le budget prévu pour les opérations de paix s’élevait à 160,73 millions, soit 58% du budget total[146], dépassant largement les contributions africaines.

L’insuffisance des ressources financières pour les opérations de maintien de la paix entraine la dépendance financière de l’UA à l’égard de l’ONU et des partenaires externes. C’est ainsi que les limites de la capacité d’intervention de l’UA constatée notamment au Darfour[147] et en Somalie ont été financièrement et logistiquement palliées par l’ONU[148]. Néanmoins, le plus grand bailleur de fonds pour les initiatives de paix et de sécurité de l’UA est l’Union européenne (UE). Cette dernière soutient l’AAPS dans le cadre de la stratégie commune Afrique-UE adoptée en 2007. Elle encourage aussi explicitement l’établissement de la FAA, en particulier par des subventions provenant de la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique dotée de 250 millions d’euros[149]. L’UE finance aussi un programme français de mise sur pied de capacités (RECAMP[150]). Le programme de formation AMANI Africa a aussi été créé par l’UE pour mettre sur pied des capacités de gestion à long terme au sein de la FAA[151]. Ce soutien extérieur important est vital compte tenu des carences de l’AAPS. Toutefois, il pose un réel problème de l’appropriation africaine des questions de paix et de sécurité. L’adage populaire selon lequel « la main qui donne est toujours au-dessus » permet de déduire que l’AAPS est prise en otage par des partenaires extérieurs de l’UA.

***

Incontestablement, les observateurs internationaux se réjouissent de la naissance du droit d’intervention de l’UA car ce nouvel instrument juridique pourrait constituer un remède aux problèmes sécuritaires chroniques du continent. Dès lors, sa consécration marque un changement radical de l’UA par rapport à l’OUA, qui reposait sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres sans aucune exception[152] et qui, pour gérer une crise affectant un État membre, requérait le consentement de celui-ci[153]. Toutefois, l’enthousiasme récemment suscité par l’idée de protéger les individus contre les violations graves des droits de l’homme, en particulier les crimes internationaux se heurte à de nombreux obstacles, faisant de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA un tigre de papier. En effet, « malgré son engagement formel vers un nouveau paradigme dans l’action coercitive »[154], les avatars du respect de la souveraineté, principe cardinal pour l’UA, demeurent[155]. Voilà pourquoi plus de deux décennies après sa consécration, non seulement le droit d’intervention n’a pas été mis en oeuvre, mais qu’il n’a pas été évoqué par les instances dirigeantes de l’UA, qu’il s’agisse du Conseil de paix et de sécurité ou de la Conférence de l’Union. En dehors des défis opérationnels, ce droit d’intervention est également aux antipodes des principes fondamentaux du droit international général, en particulier les principes de souveraineté et de non-intervention. Ainsi, les problèmes juridiques fondamentaux que pose ce droit font de lui un Janus.