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Durant l’Uruguay Round, les pays africains se sont peu intéressés à la question de la propriété intellectuelle. Leur attention a été focalisée davantage sur des secteurs tels que l’agriculture, pour lesquels ils attendaient d’importantes retombées économiques. De même, l’accroissement démographique de ces pays a contribué à faire de l’agriculture une question centrale des négociations de l’Uruguay Round. Pourtant, la propriété intellectuelle allait au fil des années se révéler d’une importance capitale, en raison des interactions qu’elle est susceptible d’avoir avec des domaines non commerciaux tels que la santé publique. Les droits de propriété intellectuelle peuvent être définis comme étant « [l]es droits conférés à l’individu par une création intellectuelle. Ils donnent généralement au créateur un droit exclusif sur l’utilisation de sa création pendant une certaine période »[1].

Ainsi, les implications de la propriété intellectuelle sont susceptibles d’être économiques et sociales. C’est du moins ce que l’on peut déduire des effets qu’elle est susceptible d’avoir sur la santé publique. Ce n’est qu’à la fin des années 90 que les implications dommageables de l’Accord sur les aspects de la propriété intellectuelle touchant au commerce (Accord sur les ADPIC)[2] ont commencé à se faire sentir au sein des pays en développement et plus spécifiquement sur les pays africains[3]. La pandémie du VIH/Sida et le coût élevé des premiers traitements y ont été pour beaucoup[4], de même que l’acharnement de certains gouvernements tels les États-Unis à défendre le respect de la propriété intellectuelle[5]. D’ailleurs, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les différends relatifs au non-respect des normes de l’Accord sur les ADPIC se sont multipliés. Ce fut notamment le cas dans l’Affaire Canada-protection des brevets[6] où les Communautés européennes reprochaient au Canada d’avoir une législation nationale qui ne protège pas suffisamment la propriété intellectuelle concernant les inventions pharmaceutiques brevetées. Au début des années 2000, la santé publique étant devenue une priorité nationale, le Groupe africain prend l’initiative d’ouvrir publiquement le débat sur les interactions entre propriété intellectuelle et santé publique[7]. Ce débat connaitra une accalmie après l’adoption de la Déclaration de Doha sur les ADPIC et la santé publique ainsi que le paragraphe 6 de la Déclaration de Doha sur les ADPIC et la Santé publique (Décision 2003). Toutefois, le débat est à nouveau réouvert en octobre 2020 par deux Membres, dont un pays africain. La communication de l’Inde et de l’Afrique du Sud relative à une proposition de dérogation sur les principales dispositions de l’Accord sur les ADPIC pour permettre au monde de faire face à la COVID-19 s’est soldée après deux ans de négociations par l’adoption de la Décision ministérielle sur les ADPIC du 17 juin 2022 (DM 2022)[8]. Néanmoins, les réticences des Membres à trouver une solution qui permet un accès équitable aux traitements contre la COVID-19 feront dire au Directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) que : « le monde est au bord d’un échec moral catastrophique »[9].

Par ailleurs, l’absence de solidarité internationale qui a prévalu durant les deux premières années de la pandémie a remis à l’ordre du jour les préoccupations de santé publique en Afrique. En effet, avant la COVID-19, l’aspiration première de l’Agenda 2063 : l’Afrique que nous voulons ! (Agenda 2023) conditionnait la prospérité du continent à l’atteinte de certains objectifs dont l’amélioration de la santé[10]. C’est cette volonté de faire de l’Afrique un acteur de son développement qui a conduit l’Union africaine (UA) et la Commission africaine des Nations unies pour l’Afrique à prendre l’initiative de trouver une solution africaine à un problème mondial. Toutefois, l’Afrique peut-elle seulement être à la hauteur de ses prétentions en matière de santé publique ? A-t-elle la possibilité de transformer son militantisme au sein des organisations internationales en action sur le continent africain ?

L’objectif de cet article est d’analyser le changement de stratégie déployé par les pays africains à l’OMC afin de faire valoir les préoccupations de santé publique dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC, puis d’en évaluer la cohérence au sein des organisations africaines de la propriété intellectuelle et enfin à l’échelle continentale. Pour ce faire, la méthode retenue consiste à analyser les différentes approches déployées par les pays à des niveaux multidimensionnels (multilatéral, national, au sein des organisations africaines de la propriété intellectuelle et continentale), afin de faire ressortir la cohérence, les limites et les perspectives de celles-ci. Cette méthode a permis de démontrer que malgré un rôle proactif au niveau multilatéral, les pays africains peinent à coordonner et harmoniser leurs politiques au sein des organisations africaines de la propriété intellectuelle afin de tirer profit des flexibilités offertes par l’Accord sur les ADPIC. Similairement, à l’échelle nationale, certains pays africains peinent à faire prévaloir leurs intérêts sociaux sur leurs intérêts commerciaux et économiques. L’existence de telles ambiguïtés serait susceptible d’entraver les initiatives déployées à l’échelle continentale.

Par conséquent, il s’agira de revenir sur le rôle des pays africains dans le cadre des négociations relatives à l’Accord sur les ADPIC (I), puis de constater qu’il a conduit à l’introduction de flexibilités supplémentaires et à la clarification de certaines dispositions existantes (II). Toutefois, celles-ci se sont avérées peu efficaces pour endiguer la COVID-19, d’où l’adoption de la Décision ministérielle sur les ADPIC du 17 juin 2022 (III). Néanmoins, il s’avère que la portée de cette décision est plus symbolique que pratique. Cette situation a entraîné une prise de conscience des pays africains à l’échelle continentale, dont la matérialisation est la mise en oeuvre de l’Initiative Pharma.

I. L’Afrique et l’Accord sur les ADPIC : Du GATT à l’OMC

La Déclaration sur l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce et la santé publique (Déclaration de Doha sur les ADPIC)[11] est le résultat de plus d’une décennie de militantisme du Groupe africain pour une prise en considération de la santé publique à l’OMC (A). En revanche, au sein des organisations africaines de la propriété intellectuelle tout comme dans leurs rapports commerciaux bilatéraux, l’approche déployée par les pays africains est quelque peu paradoxale (B).

A. Des promesses de l’Uruguay Round à l’adoption de la Déclaration de Doha sur les ADPIC

Dans les années 70, un certain nombre de pays en développement, dont les pays africains, ont profité de l’émergence des industries pharmaceutiques indiennes de génériques et de la concurrence qu’elles se livraient pour améliorer l’accès de leurs populations aux médicaments. Cependant, dès 1986, un petit groupe de pays développés a veillé à intégrer la propriété intellectuelle dans le cadre des négociations commerciales de l’Uruguay Round (1986-1994) (UR). Malgré les difficultés auxquelles un certain nombre de pays en développement étaient confrontés en termes de pauvreté et d’accès à l’alimentation et aux médicaments, la propriété intellectuelle telle qu’intégrée dans les négociations de l’UR se proposait d’aller plus loin que les conventions internationales existantes (Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle et Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques)[12]. C’est la première fois que le système multilatéral édicte des règles de propriété intellectuelle qui affectent le domaine pharmaceutique[13]. À l’issue de l’Uruguay Round, une protection par brevet devrait être accordée aux inventions de produits pharmaceutiques et procédés connexes[14].

Les pays en développement n’avaient pas de véritables intérêts à prendre part aux négociations[15]. En effet, la protection de la propriété intellectuelle devait potentiellement augmenter le prix des médicaments et limiter l’offre de génériques disponibles sur le marché. Si les pays développés arguaient qu’un accord sur la propriété intellectuelle contribuerait à accroitre l’innovation, ils limitaient inéluctablement le transfert de technologie en faveur des pays en développement[16]. Ce fut la position défendue par les pays moins avancés (PMA) et le Groupe africain durant l’Uruguay Round. Dans le cadre d’une proposition commune, l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Chine, la Colombie, Cuba, l’Égypte, l’Inde, le Nigéria, le Pérou, la République Unie de Tanzanie et l’Uruguay demandaient que soit considéré

comme un impératif politique de la plus grande importance, la reconnaissance dans le cadre de l’Uruguay Round, des « besoins spéciaux des pays les moins avancés... pour leur permettre de se doter d’une base technologique solide et viable »[17].

Toutefois, les pressions exercées par certaines parties contractantes ont permis de faire progresser les négociations et plus tard de dissiper les craintes des pays en développement avec l’introduction de quelques dispositions, censées prendre en considération la particularité de ces pays[18]. Les États-Unis ont conditionné les concessions commerciales à la généralisation des standards américains par le biais de l’Accord sur les ADPIC[19]. Pour seules compensations, les pays en développement ont reçu des promesses relatives à une meilleure insertion commerciale de leurs économies à l’international ainsi que l’inclusion de flexibilités consolidées par les articles 7 et 8 de l’Accord sur les ADPIC[20]. Par conséquent, « l’Accord sur les ADPIC n’est […] qu’un compromis difficilement, mais finalement atteint entre les pays développés et les pays en développement pendant le processus de négociation »[21].

Par ailleurs, le cas de l’Afrique du Sud est relativement atypique. Il s’agit non seulement d’un des rares pays africains à être historiquement doté d’une industrie pharmaceutique et du premier à intégrer les flexibilités de l’Accord sur les ADPIC dans son ordre juridique national (les licences obligatoires)[22]. Entre 1986-1994, l’Afrique du Sud dispose déjà d’une industrie pharmaceutique. Il s’agit essentiellement de grands conglomérats appartenant à des firmes multinationales étrangères et de quelques petites industries nationales[23]. Sous le régime de l’apartheid, l’industrie pharmaceutique n’est pas orientée vers une meilleure accessibilité aux médicaments[24]. Les médecins prescrivent essentiellement quelques molécules vendues à des prix relativement élevés à une population majoritairement pauvre[25]. Les sanctions internationales infligées au régime de l’apartheid l’excluent de facto du libéralisme commercial jusqu’en 1991, datent de l’avènement d’un gouvernement élu démocratiquement[26]. Dès son intégration à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[27], l’Afrique du Sud rejoint les négociations de l’UR. L’influence des lobbys locaux de l’industrie pharmaceutique sur le gouvernement sud-africain l’incite à adhérer sans réserve à l’Accord sur les ADPIC[28]. Néanmoins, le changement de régime et la pandémie du VIH/Sida révolutionnent la politique du gouvernement sud-africain jusque-là orientée vers les intérêts de l’industrie pharmaceutique. En 1995, la conférence mondiale sur le VIH/Sida qui s’est tenue à Vancouver annonce la découverte des antiviraux[29]. À l’époque l’Afrique du Sud est confrontée à une explosion des contaminations sur son territoire. Elle compte la proportion de population vivant avec le VIH/Sida la plus importante au monde[30]. Pourtant, elle ne peut faire bénéficier sa population des antiviraux en raison de son adhésion à l’Accord sur les ADPIC. Par ailleurs, l’avènement d’un nouveau régime politique (1994) et l’activisme des ONG contribuent à une prise de conscience par les gouvernants de la nécessité d’améliorer l’accès de la population aux médicaments[31]. Le coût économique de la politique de promotion des brevets se fait progressivement ressentir. C’est pourquoi, le 8 mai 1996, le Parlement sud-africain adopte une nouvelle constitution, la section 27 reconnait à tout individu le droit à la santé (section 27(1)a) pourvu que l’État ait les ressources nécessaires pour ce faire (section 27(2)[32]. En 1997, le Parlement sud-africain adopte le Medicines and Related Substances Control Amendment Act[33], il intègre dans la législation nationale, les flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC, notamment les licences obligatoires d’une part, et permet également au ministre de la Santé de recourir aux importations de médicaments pour en faciliter l’accès à des prix abordables d’autre part[34]. Malgré les ravages induits par la pandémie, dès l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC, certains Membres de l’OMC – dont les États-Unis et l’Union européenne (UE) – se sont mis à veiller au respect scrupuleux de l’Accord. L’Afrique Subsaharienne compte à l’époque « 70% des cas de VIH/Sida et 90% de la mortalité liée à cette pathologie »[35]. L’Afrique du Sud est, quant à elle, le pays africain qui paie le plus lourd tribut de la pandémie. Pourtant, en 1997, 39 compagnies pharmaceutiques soutenues par les États-Unis déposent une requête devant la Haute Cour de justice de Prétoria visant au retrait du Medicines and Related Substances Control Amendment Act[36].

La médiatisation de cette affaire et la mobilisation des organisations non gouvernementales (ONG) ont fini par dissuader les 39 compagnies pharmaceutiques de poursuivre leur action en justice[37]. Elle a par ailleurs eu des impacts qui vont bien au-delà de cette affaire. Bien que les États-Unis n’aient pas porté le différend qui les opposait à l’Afrique du Sud devant l’Organe des règlements des différends de l’OMC, ils l’ont fait face au Brésil. Dans le cadre du différend Brésil-Mesures affectant la protection conférée par un brevet[38], les États-Unis reprochaient au Brésil d’avoir adopté une loi qui oblige les détenteurs des brevets à produire sur le territoire brésilien le produit breveté. En cas de violation de ladite disposition, le Brésil peut, dans un délai de trois ans, délivrer une licence obligatoire en vue de produire des génériques[39]. Toutefois, la médiatisation du cas sud-africain et la mobilisation qui s’en est suivie ont conduit les États-Unis à retirer, le 5 juillet 2000, leur plainte contre le Brésil[40].

Alors que durant l’Uruguay Round, le Groupe africain n’avait pas pris d’initiative concernant les implications de la Déclaration de Doha sur les ADPIC, ce fut le cas au début des années 2000. L’échec de la Conférence ministérielle de Seattle en 1999, la pandémie du VIH/Sida et le désintérêt des compagnies pharmaceutiques pour les maladies curables qui sévissent dans les régions les plus pauvres (tuberculose, paludisme, etc.) ont fini par mettre à mal la théorie occidentale de la nécessité de promouvoir les brevets pour améliorer l’innovation[41]. Les conséquences de l’Accord sur les ADPIC sont désormais perceptibles sur le continent africain.

Booster par la mobilisation des ONG à Seattle, le 20 juin 2001, le Groupe africain prend l’initiative de demander au Conseil des ADPIC de convoquer une session spéciale sur la Déclaration de Doha sur les ADPIC[42]. Les difficultés pour ces pays de recourir aux flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC ont joué un rôle important dans la prise de conscience africaine[43].

La volonté de l’OMC de lancer dans les mois à venir un nouveau cycle de négociation a sans doute joué en faveur du Groupe africain. En effet, le 14 novembre 2001, la Déclaration de Doha sur les ADPIC a été adoptée. Le Groupe africain est à l’origine d’un moment historique pour la jeune OMC[44], qui, par cette Déclaration, n’a pas hésité à démontrer sa volonté de mettre le commerce au service du développement économique et social de tous ses Membres. « Lorsque la Déclaration de Doha intervient en 2001, moins de 2% des patients africains [infectés par le VIH/Sida] ont accès aux thérapies du fait de leur coût rédhibitoire : 1000 euros par patient et par mois »[45].

À l’inverse des nombreuses déclarations (ou décisions) de Doha en faveur des pays en voie de développement, la Déclaration de Doha sur les ADPIC a été suivie d’une mise en application de son paragraphe 6, qui exhortait le Conseil des ADPIC de « trouver une solution rapide » aux difficultés des Membres dans la mise en oeuvre de licences obligatoires[46]. Le 30 août 2003, une décision portant dérogation à l’article 31 de l’Accord sur les ADPIC, plus connue sous la dénomination de Mise en oeuvre du paragraphe 6 de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la Santé publique (Décision 2003)[47], a été adoptée par les Membres. De même, le 1er juillet 2022, conformément au paragraphe 7 de la Déclaration de Doha sur les ADPIC[48], la dérogation dont jouissaient les PMA en vertu de l’article 66.1 de l’Accord sur les ADPIC[49] a été prorogée sur décision du Conseil des ADPIC.[50]

B. De la mise en application de la déclaration de Doha : le paradoxe africain

L’apparition de la pandémie du VIH/Sida a progressivement entrainé une prise de conscience des pays africains, qui s’est matérialisée par l’essor de leur leadership concernant les ADPIC et la santé publique à l’OMC. Toutefois, tant à l’échelle nationale (1) qu’au sein des organisations régionales de la propriété intellectuelle (2), la politique de promotion de la santé publique menée par les pays africains semble en décalage par rapport à leurs positions à l’OMC.

1. À l’échelle nationale

Le quatrième paragraphe de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC affirme

que ledit accord [Accord sur les ADPIC] peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments[51].

Il y figure le droit de recourir librement aux licences obligatoires, et de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’extrême urgence[52]. Ces quelques lignes sont le fruit d’un militantisme exacerbé du Groupe africain à l’OMC et notamment du Kenya et de l’Afrique du Sud[53].

Le Kenya tout comme l’Afrique du Sud a été durement impacté par le VIH/Sida. En 1999, selon les données de l’ONUSIDA, le VIH/Sida a causé la mort de près de 500 personnes par jour[54]. Actuellement, le Kenya est le neuvième pays au monde en termes de prévalence de personnes vivant avec le VIH/Sida[55]. Le Kenya demeure également confronté au paludisme[56] et à la tuberculose. Il fait partie des pays qui ont le niveau de prévalence de la tuberculose parmi les plus élevés au monde, soit 251 pour 100 000 personnes[57].

À l’inverse de l’Afrique du Sud, ce pays n’a pas de grandes industries pharmaceutiques installées sur son territoire. Ces capacités de production sont insuffisantes pour produire les génériques nécessaires à la lutte contre les pathologies auxquelles sa population est confrontée. C’est sans doute pourquoi le Kenya a oeuvré pour l’introduction du paragraphe 6 de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC qui donne instruction au Conseil des ADPIC de trouver une « solution rapide », afin de faciliter l’accès aux médicaments des populations des Membres qui n’ont pas les capacités de production suffisantes pour recourir aux licences obligatoires[58]. La promotion et la protection de la santé tiennent une place importante au Kenya. De fait, le droit à la santé y est consacré dans sa Constitution. L’article 43 (1)(a) dispose que : « [t]oute personne a le droit de jouir d’un meilleur état de santé possible » [notre traduction][59]. Pour ce faire, l’État à l’obligation de venir en aide aux « personnes incapables de prendre soin d’elles-mêmes »[60]. En principe, l’engagement de l’État kenyan en matière de santé publique devrait également être perceptible dans le cadre de ses engagements commerciaux. Pourtant, en février 2020, en pleine crise de la COVID-19, alors que le monde est confronté à l’une des plus graves crises sanitaires depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et le Kenya annoncent leur volonté de conclure un accord de libre-échange (ALE) susceptible d’affecter la santé publique, le US-Kenya Free Trade Agreement (USKEFTA)[61]. L’USKEFTA devrait, d’après le Représentant au commerce des États-Unis, servir de base pour la conclusion de futurs accords de libre-échange avec les pays africains[62]. Néanmoins, la politique de promotion de la protection de la propriété intellectuelle menée par les États-Unis dans le cadre des accords de libre-échange implique l’inclusion des clauses TRIPS PLUS. Il s’agit de normes de propriété intellectuelle qui vont au-delà des normes minima prévues par l’Accord sur les ADPIC. D’après le rapport du Bureau du Représentant au commerce des États-Unis publié en mai 2020, l’objectif des négociations entérinées entre les États-Unis et le Kenya en matière de propriété intellectuelle vise à

rechercher des normes […] qui reflètent les standards de protection similaire à ceux des lois américaines y compris (à titre non exhaustif) la protection des marques, des brevets, des droits d’auteur, des données d’essai, des autres données non divulguées et des secrets commerciaux[63].

Autant de domaines susceptibles d’affecter l’accès aux médicaments au Kenya. Bien que le contenu de l’Accord demeure secret, la déclaration des objectifs poursuivis dans le cadre du processus de négociation de l’USKEFTA suscite la crainte des ONG pour qui la conclusion d’un ALE Kenya–États-Unis pourrait remettre en cause la politique de promotion de santé publique jusque-là menée par le gouvernement kenyan. Le choix du gouvernement kenyan de renier son combat pour une adéquation droits de propriété intellectuelle-santé publique menée ouvertement depuis la Conférence ministérielle de Seattle (1999) pourrait se justifier par l’impératif commercial que le Kenya connait depuis l’annonce de la fin des préférences unilatérales dont ils bénéficient de la part des États-Unis (2025) sous le régime de l’African Growth and Opportunity Act (AGOA)[64].

Pourtant, l’incidence des clauses TRIPS PLUS mériterait toute l’attention des autorités kenyanes en raison de l’existence des pathologies qui affectent leur population. C’est sans doute pourquoi, les pays de l’Union Douanière d’Afrique australe (SACU) dont font partie l’Afrique du Sud, le Botswana, Lesotho, la Namibie et le Swaziland ont refusé l’inclusion par les États-Unis des clauses TRIPS PLUS[65]. Ce refus a été dicté par « le fait que la poursuite de [l’extension] de vastes [programmes] de DPI [de Droits de Propriété intellectuelle] par les États-Unis compromettrait la capacité de l’Afrique du Sud à fournir des médicaments aux personnes malades de la région »[66]. Ce qui pourrait nuire à la politique de production et de mise à disposition des antiviraux en Afrique du Sud. L’utilité des antiviraux pour vaincre la pandémie du VIH/Sida qui sévit dans les régions pauvres a été démontrée à plusieurs reprises. D’après

la US Food and Drug Administration en moyenne, « le coût d’un médicament générique est de 80 à 85 % inférieur à celui du produit de marque ». […] Lorsque les médicaments antirétroviraux de première intention ont été introduits pour la première fois dans les pays en développement, leur prix était hors de portée de millions de personnes, à plus de 10 000 dollars américains par patient et par an. À la suite de l’introduction des versions génériques, les prix ont chuté de façon spectaculaire. Aujourd’hui, les prix des traitements de première ligne dans les pays en développement sont inférieurs de 99 % — aussi bas que 100 USD par personne et par an[67].

Ainsi, l’Afrique du Sud pour qui la santé est un droit constitutionnellement reconnu a préféré s’acquitter de ses engagements envers sa population plutôt que de promouvoir l’extension de leur partenariat commercial avec les États-Unis. En revanche, le Maroc s’est lancé dans un processus de négociation commerciale qui a abouti à la conclusion de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et le Maroc (ALE Maroc–États-Unis)[68] sans pour autant évaluer l’effet qu’il pourrait avoir sur l’accès aux médicaments de sa population.

Le Maroc est la deuxième industrie pharmaceutique du continent après l’Afrique du Sud. En 2002, ce pays arrivait à couvrir grâce à la production locale près de 72% des besoins de sa population et de proposer une vaste gamme de génériques soit de 10 à 80% inférieurs au prix des produits de marque[69]. En 2004, le Maroc conclut un ALE avec les États-Unis qui est entrée en vigueur en 2006[70], soit environ cinq ans après l’adoption de la Déclaration de Doha sur les ADPIC. Pourtant, en tant que membre du Groupe africain, le Maroc a en principe joué un rôle actif pour une meilleure prise en considération de la santé publique à l’OMC. Au Maroc, le niveau de prévalence des personnes vivant avec le VIH/Sida est relativement faible, soit 0,1% de la population[71]. En revanche, chaque année au Maroc, 30 000 personnes sont infectées par la tuberculose[72]. L’accès aux médicaments à moindre coût est dans ce contexte relativement important notamment pour les populations les plus pauvres.

Le chapitre quinze de l’ALE Maroc–États-Unis est consacré à la propriété intellectuelle. Il contient certaines dispositions qui vont au-delà des normes fixées par l’Accord sur les ADPIC. C’est notamment le cas des dispositions de l’article 15.10.1 relatif aux agréments (ou autorisations) de mise sur le marché.

L’Autorisation de mise sur le marché (AMM) constitue un préalable obligatoire à toute possibilité de commercialisation d’une spécialité pharmaceutique. L’AMM est demandée par un laboratoire pharmaceutique, pour sa spécialité, sur la base d’un dossier comportant des données de qualité pharmaceutique, d’efficacité et de sécurité[73].

Il s’agit des données résultant d’expérimentation sur les animaux et les humains attestant de l’efficacité et de l’innocuité du médicament à commercialiser.[74] En principe, un médicament générique peut se baser sur des études de bioéquivalence avec le médicament d’origine pour obtenir une AMM[75]. Cette procédure permet d’abaisser le coût du médicament et constitue donc une incitation indirecte pour les industries du générique. Toutefois, dans le cadre de l’ALE Maroc-États Unis, l’article 15.10.1 soumet toutes tierces parties à l’autorisation du détenteur du brevet pour recourir à des études de bioéquivalence durant une période de cinq ans pour « tous les nouveaux produits »[76]. Par nouveaux produits, l’article 15.10.1 désigne tout « produit qui comporte un élément chimique n’ayant pas fait l’objet d’un agrément antérieur sur le territoire de la partie »[77]. Même si l’élément chimique ne résulte pas de procédés d’innovation récents, il serait considéré nouveau sur le territoire marocain, à partir du moment où il n’y a pas fait l’objet d’enregistrement. En principe, l’article 15.10.1 devrait complexifier le recours aux licences obligatoires dont le Maroc peut bénéficier en vertu des dispositions de l’Accord sur les ADPIC. Au-delà de cinq ans, le monopole relatif aux données du détenteur du brevet devrait être levé, mais l’alinéa 4 du paragraphe 10 du même article octroie en quelque sorte un monopole à vie sur les données issues de son AMM. En effet, l’article 15.10.4 b) oblige l’État partie à l’ALE d’intégrer dans

son processus d’agrément, des mesures afin d’éviter que lesdits tiers ne mettent sur le marché un produit protégé par un brevet pendant la durée d’utilisation de ce brevet, sauf en cas d’autorisation expresse ou d’accord du titulaire du brevet[78].

L’existence de cette disposition rend le recours aux licences obligatoires quasi impossibles pour les parties à l’ALE. La notion d’autorisation expresse ou d’accord du titulaire du brevet renvoie plutôt aux licences volontaires. Seule la levée du brevet peut, le cas échéant, annuler le monopole des données d’enregistrement. Par ailleurs, l’article 15.10.3 rajoute une autre sous-page de sécurité en faveur du détenteur du brevet, en précisant qu’en cas de délivrance d’AMM à un produit pharmaceutique, il devrait bénéficier, en guise de compensation, d’une période de prolongation du brevet[79].

Pour contourner les restrictions en pratique qui entravent désormais les licences obligatoires, le Maroc pourrait recourir aux importations parallèles. Elles permettent à un pays d’acquérir un médicament de marque à un prix moins élevé que ce qui lui coûte sur son territoire. En effet, les détenteurs de brevets fixent le prix d’un produit pharmaceutique parfois différemment d’un pays à un autre. Dans le cadre des licences volontaires, le détenteur d’un brevet peut fixer le prix d’un médicament en fonction du revenu par habitant d’un pays. Toutefois, dans le cas spécifique du Maroc, l’ALE Maroc–États-Unis interdit en principe aux parties contractantes de recourir aux importations parallèles et réimportations (art 15.9.4) sauf en cas d’imposition de restrictions d’importation par le détenteur du brevet[80].

Les cas du Maroc et du Kenya illustrent à bien des égards, le paradoxe de la politique menée depuis le début des années 2000 par certains pays africains. Dans les faits, ils s’autolimitent dans la mise en oeuvre des flexibilités de l’Accord sur les ADPIC. Cette situation est également perceptible à l’échelle de certaines organisations régionales de la propriété intellectuelle.

2. Les ambiguïtés des politiques menées au sein des organisations africaines régionales de propriété intellectuelle

L’insertion des pays africains dans le système commercial s’est faite en fonction des liens que les anciennes colonies entretenaient avec les puissances métropolitaines de l’époque.

Jusqu’en 1962, le droit des brevets en Afrique française était régi par les lois françaises. Sur le plan administratif, l’Institut national des brevets (INPI) était l’autorité nationale pour [les colonies] française[s]. De même, il y a à peine vingt ans, une personne souhaitant obtenir une protection par brevet dans la plupart des colonies britanniques d’Afrique pouvait le faire en réenregistrant un brevet britannique auprès de l’office local de la région africaine concernée[81].

Cette subdivision de l’Afrique sera à l’origine de la naissance de ce qui deviendra plus tard les deux principales organisations de protection de la propriété intellectuelle, soit l’Organisation de la Propriété industrielle d’Afrique anglophone (ARIPO) pour les anciennes colonies britanniques et l’Organisation africaine de la Propriété intellectuelle (OAPI) pour les anciennes colonies françaises[82].

L’ARIPO a été créé le 9 décembre 1976 à Lusaka dans le but de « mettre en commun les ressources de ses États membres en matière de propriété industrielle »[83]. En décembre 1982, le Protocole d’Harare relatif aux brevets et aux dessins et modèles industriels (Protocole d’Harare)[84] est adopté par les membres de l’ARIPO. Il porte sur les dessins et modèles industriels[85]. En raison de l’étendue de son champ, le Protocole d’Harare est susceptible d’impacter la santé publique des États signataires, notamment des plus pauvres. Actuellement, sur les 22 membres de l’ARIPO, 19 sont signataires du Protocole d’Harare[86]. En majorité, ces pays sont des PMA (13 sur 19), soit la Gambie, le Liberia, le Malawi, le Rwanda, Sao Tomé et Principe, l’Ouganda, la Tanzanie, la Zambie, le Soudan et le Mozambique[87]. En principe, les PMA bénéficient de flexibilités supplémentaires pour concilier la propriété intellectuelle et la santé publique[88]. En vertu des dispositions de l’article 66.1 de l’Accord sur les ADPIC[89] qui ont été reprises au paragraphe 7 de la Déclaration de Doha sur les ADPIC[90], les PMA sont exemptés de l’application de l’Accord sur les ADPIC nonobstant les articles 3, 4 et 5 pour une période de dix ans à compter de l’entrée en vigueur dudit Accord[91]. Cette dérogation peut être reconduite sur demande des membres bénéficiaires. Le 29 juillet 2021, les Membres ont convenu d’une prolongation de la dérogation précitée pour une période de 13 ans, soit jusqu’au 1er juillet 2034[92]. Il s’agit d’une flexibilité d’une importance capitale pour l’atteinte des objectifs de santé publique des PMA. Dans un souci d’harmonisation des engagements auxquels les PMA Membres de l’OMC ont souscrit, l’ARIPO devrait permettre à ces derniers d’en bénéficier sous le régime du Protocole d’Harare. Pourtant, il n’exclut pas automatiquement les PMA de l’application des brevets et donc de l’article 28 de l’Accord sur les ADPIC. En effet, l’article 3 du Protocole d’Harare charge l’Office de l’ARIPO de recevoir et d’examiner les demandes de dépôt de brevets applicables sur le territoire d’un membre donné. Après examen sur le fond et la forme, en cas d’acceptation, l’Office informe le(s) concerné(s) de sa décision d’acceptation. Ce(s) dernier(s) disposent d’un délai de 6 mois pour s’opposer à ladite décision[93]. En fonction de la législation du Membre, un brevet peut être interdit par exemple en raison de sa nature[94]. C’est le cas, en principe, des produits pharmaceutiques pour les PMA ou de l’ensemble des dispositions de l’Accord sur les ADPIC pour les pays qui ne sont pas Membres de l’OMC. C’est le cas du Soudan et de Sao Tomé-et-Principe. La mise en application de l’exception liée à la santé publique sous le régime de l’ARIPO dépend donc de l’introduction dans leur législation de la dérogation prévue par l’article 66.1 de l’Accord sur les ADPIC. Ces dernières années, un certain nombre de PMA ont adopté des lois qui vont dans ce sens. À titre d’illustration, le Rwanda, l’Ouganda et Zanzibar l’ont fait[95]. Dès 2009, le Rwanda adoptait la loi n°31/2009 relative à la protection de la propriété intellectuelle[96]. Son article 18.8 indique que « doivent être exclus de la protection par brevet même s’ils constituent des inventions […] les produits pharmaceutiques, aux fins d’application des conventions internationales dont le Rwanda est signataire »[97]. De même, Zanzibar a dès 2008, adopté une loi relative à la propriété industrielle, qui dans son article 3.1 x) « exclut les produits et procédés pharmaceutiques de la protection par brevet jusqu’au 1er janvier 2016 ou jusqu’à l’expiration de toute autre période que le Conseil des ADPIC aura décidé de proroger »[98].

En revanche, les PMA qui ne disposent pas de ce type de lois ne peuvent pas bénéficier de la dérogation dont ils disposent au sein de l’OMC. Malgré la crise de la COVID-19 qui a accentué la vulnérabilité des PMA en matière d’accès aux médicaments, la version 2022 du Protocole d’Harare demeure inchangée. Une étude réalisée par Centre Sud a également démontré que la période d’opposition dont jouissent les parties contractantes pour formuler une opposition sur les brevets pharmaceutiques porte également préjudice aux PMA qui disposent de lois excluant la propriété intellectuelle sur les médicaments en vertu de l’article 66.1 de l’Accord sur les ADPIC[99]. Les offices nationaux manquent de moyens financiers, d’expertise et de personnel pour traiter toutes les demandes de brevets[100]. Ils peinent parfois à réagir dans les délais qui leur sont impartis ou même à traiter la substance du brevet[101]. En effet, leur analyse s’appuie souvent sur la forme et non sur le fond.

Pour le fond, les experts des offices nationaux se limitent bien souvent à reprendre le rapport en provenance de l’office de l’ARIPO[102]. Cet office lui-même étant limité en matière de moyens humains et techniques, son contrôle se concentre essentiellement sur la forme[103] (art 3, al 2b). L’analyse de fond de l’office n’intervient que s’il constate que le caractère innovant de l’objet à breveter n’est pas conforme aux dispositions de l’article 3 (9) du Protocole d’Harare[104]. Mais pour ce faire, l’office fait parfois recours à l’expertise d’offices étrangers notamment européens et américains. D’après les conclusions de l’étude menée par Sisule F Musungu, « [il] est rare que les parties contractantes du Protocole d’Harare notifient leur opposition à la décision de l’ARIPO, malgré la possibilité qu’elles ont de ne pas reconnaître, au cas par cas, les brevets délivrés par l’ARIPO »[105]. De 1985 à 2019, l’Office de l’ARIPO a autorisé l’application de 10732 brevets[106]. À l’inverse de l’Inde qui n’accorde des brevets qu’aux médicaments issus de technologies véritablement innovantes, les normes du Protocole d’Harare sont moins strictes. Si les brevets ne peuvent excéder une durée de 20 ans conformément à l’article 3 (10)[107] du Protocole d’Harare, l’Office délivre également des brevets secondaires, « c’est-à-dire des brevets qui protègent d’autres aspects d’un médicament que le principe actif, par exemple les brevets sur une formule »[108]. Les brevets secondaires permettent de prolonger au maximum le monopole conféré par les brevets primaires au risque de prolonger artificiellement un brevet sur un médicament, sans toutefois que le fabricant n’ait introduit d’innovation[109]. Une étude réalisée sur deux antiviraux qui sont utilisés comme médicament pour le traitement du VIH/Sida, Novir et Kaletra ont recensé

108 brevets (primaires et secondaires) qui protègent ces médicaments et elle montre comment l’utilisation de brevets secondaires […] a assuré à ce fabricant jusqu’à 12 années de protection supplémentaire à compter de l’expiration des brevets primaires[110].

Ce genre de pratique est d’ailleurs courante dans le monde. En France, dans le cadre de l’affaire opposant la société Biogaran à Merck, 17 laboratoires y compris Biogaran se sont opposés à la reconduction du brevet de Merck sur l’alendronate (molécule utilisée dans le traitement de l’ostéoporose), après avoir modifié le dosage unitaire du médicament[111]. À la suite de ce recours, la Chambre de recours technique a annulé le brevet accordé à nouveau à Merck. Elle a considéré que la modification du dosage unitaire de l’alendronate ne constitue pas une innovation pouvant entrainer la prolongation du brevet. Le cas de l’alendronate montre à suffisance que même dans les pays développés, les industries pharmaceutiques sont parfois tentées de prolonger artificiellement la durée de leurs brevets. Ainsi, bien que l’ARIPO dispose de mécanismes de règlement des différends, il n’a pas les moyens et l’expertise nécessaire pour s’attaquer à un groupe pharmaceutique tel que Merk. L’affaire Biogaran c Merck devrait inciter l’ARIPO et d’autres organisations régionales de propriété intellectuelle à examiner avec minutie les dossiers de brevets secondaires, encore faudrait-il pour ce faire, que l’Office de l’ARIPO dispose de l’expertise adéquate.

Une étude réalisée par la Banque mondiale concluait que « […] l’ARIPO fonctionne comme un organisme d’enregistrement des brevets déposés et délivrés dans les pays développés sans recourir à aucun examen méticuleux des brevets en question portant sur des utilisations nouvelles ou secondaires de produits pharmaceutiques existants »[112].

Par conséquent, le fonctionnement actuel de l’ARIPO ainsi que les implications du Protocole d’Harare ne sont pas susceptibles de favoriser un meilleur accès aux médicaments. Pourtant, les populations des États membres de l’ARIPO demeurent, à l’instar d’autres populations du continent, durement impactées par le VIH/Sida, la tuberculose et le paludisme[113]. Dans ce contexte, il semble indéniable qu’une refonte de l’ARIPO qui conduit à l’adoption de règles plus rigoureuses, tout en intégrant certaines flexibilités prévues au niveau multilatéral, pourrait aider les pays africains membres de cette organisation à amélioration l’accès de leurs populations aux médicaments.

Toutefois, il existe des contre-exemples à l’ARIPO. C’est le cas de l’Organisation africaine de la Propriété intellectuelle (OAPI). Actuellement, 17 pays sont Parties contractantes à l’Accord de Bangui de 1977[114] instituant l’OAPI. Il s’agit des pays suivants : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Centrafrique, les Comores, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Tchad et le Togo. Sur les 17 membres de l’OAPI, 12 sont des PMA[115]. Pourtant, entre 1995 et 2002, une majorité de PMA n’ont pas eu recours aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC en raison des engagements auxquels ils ont souscrit au sein de l’OAPI. C’est ce qui ressort des travaux de la vingtième session du comité de développement et de la propriété intellectuelle de l’OMPI[116] qui s’est tenue en 2011. Toutefois, en 2015, l’OAPI a refondé l’Accord de Bangui (Accord de Bangui de 2015) pour prendre en considération les flexibilités dont les PMA bénéficient à l’OMC[117]. L’article 46 de l’Accord de Bangui de 2015 dispose à ce titre :

[j]usqu’à la date du 1er janvier 2033 ou à la date à laquelle ils cessent d’être classés parmi les Pays les moins avancés, les États membres ayant ledit statut ne sont pas tenus d’appliquer les dispositions de l’Annexe I en ce qui concerne les brevets […] se rapportant à un produit pharmaceutique et les dispositions de l’Annexe VIII en ce qui concerne les informations confidentielles[118].

Il importe de préciser que cette disposition a été adoptée antérieurement à la dérogation de 2022 concernant les PMA. L’Accord de Bangui de 2015 devrait être révisé à nouveau pour mieux s’ajuster aux normes multilatérales. Toutefois, dans l’hypothèse où ledit Accord n’était pas révisé, les membres PMA qui le souhaitent pourraient y déroger conformément aux dispositions de l’article 19 de l’Accord de Bangui. À cet égard, l’article 19 dispose qu’« [e]n cas de divergence entre les dispositions contenues dans le présent Accord ou dans ses annexes et les règles contenues dans les conventions internationales auxquelles les États membres sont parties, ces dernières prévalent »[119].

Néanmoins, l’arrimage du droit de l’OAPI à celui de l’OMC ne présente pas que des avantages en matière d’accès aux médicaments. En effet, l’article 6 de l’Annexe I de l’Accord de Bangui de 1977 limitait la durée des brevets à 10 ans[120], au lieu de 20 ans comme c’est désormais le cas[121]. L’article 6 de l’Annexe I au protocole susmentionné a dû le faire pour se conformer à l’article 33 de l’Accord sur les ADPIC[122]. S’il est vrai que les brevets pouvaient être prolongés pour une durée de 5 ans consécutifs, le détenteur du brevet devait apporter la preuve de son exploitation locale[123].

[L]’article 58 paragraphe 2 Annexe 1 de cet Accord [Accord de Bangui de 1977] déclarait irrecevable à l’action en contrefaçon, le brevet qui n’exploitait pas ou ne faisait pas exploiter son invention pendant une période de cinq ans à compter de la délivrance du brevet, à moins pour lui d’invoquer une excuse légitime[124].

Dans le cas précis d’un médicament, l’obligation d’exploitation du brevet aurait pu à long terme favoriser le transfert de technologie. Ainsi, une fois le médicament entré dans le domaine public, une industrie du générique aurait pu se développer et profiter aux populations des États membres de l’OAPI, ce qui constitue un préalable à l’utilisation des licences obligatoires prévues par l’Accord sur les ADPIC. Désormais, conformément à l’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC qui introduit la non-discrimination « quant au lieu d’origine de l’invention […] »[125], l’article 7.3 de l’Accord de Bangui de 2015 lève l’obligation d’exploitation[126]. En revanche, l’Accord de Bangui de 2015 ne permet pas à ces Membres de profiter pleinement du système des importations parallèles. L’article 8 de l’Annexe I les a introduits sous le régime d’épuisement. D’après Nicole Matip, l’épuisement signifie que « la marchandise, une fois qu’elle a été mise en circulation par le titulaire, n’est soumise, selon le droit des brevets, à aucune restriction »[127]. L’Annexe I limite l’épuisement et donc la capacité de recourir aux importations parallèles à l’échelle régionale. Pourtant, l’article 6 de l’Accord sur les ADPIC laisse la possibilité aux Membres de recourir librement aux importations parallèles que ce soit à l’échelle internationale ou régionale[128]. Les membres de l’OAPI auraient pu profiter de cette disposition pour recourir à ce mécanisme à l’internationale afin d’acquérir à un prix plus bas certains médicaments qui, en raison des brevets, sont vendus sur le territoire des Membres de l’OAPI pour plus cher.

L’incapacité de tirer profit des importations parallèles, pourtant non réglementées par l’Accord sur les ADPIC, pourrait s’expliquer par le manque d’expertise et de moyens auxquels l’AOPI est confronté. C’est sans doute pourquoi l’OAPI, tout comme l’ARIPO, accordent les brevets principalement sur un examen de forme. En pratique, l’examen de fond est laissé à la discrétion des juridictions compétentes des États membres en cas de litige. Ce qui revient à confier l’examen des brevets à des pays qui ne disposent pas dans les faits d’infrastructures compétentes pour ce faire. Si le Bénin a un tribunal dédié à la résolution des conflits susceptibles de naître de l’application des droits de propriété intellectuels, encore faut-il que les magistrats qui y siègent aient l’expertise adéquate[129].

L’existence de deux organisations dédiées à la propriété intellectuelle sur le continent africain ne permet pas à leurs membres de tirer profit de la mise en commun de leurs moyens financiers et humains pour concilier la propriété intellectuelle et la santé publique. Pour Ikechi Mgbeoji, cette situation est le résultat d’un legs colonial qui demeure encore présent[130]. La propriété intellectuelle a été introduite en Afrique en fonction des intérêts des anciens empires coloniaux. C’est sans doute pourquoi le champ de ces organisations porte prioritairement sur les innovations industrielles, au risque de limiter l’accès aux technologies de leurs membres.

Similairement, l’existence de deux organisations concurrentes, dans une Afrique qui se veut intégrée, présente l’inconvénient d’entraver le recours aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC. En effet, l’ARIPO est en décalage avec les révisions menées au sein de l’OAPI. Plus encore, l’absence d’harmonisation des politiques de ces deux organisations ne favorise pas la mise en commun des moyens financiers et humains nécessaires au développement des infrastructures de propriété intellectuelle. Par ailleurs, la multiplication des couches d’engagements des pays africains, sans qu’elles soient complémentaires, rend en partie leurs politiques de promotion de santé publique incohérente[131]. C’est un paradoxe que les pays africains qui, à l’unisson, réclament la prise en considération de la santé publique à l’OMC ne le fassent pas au sein d’organisations africaines. Mais quelle pourrait en être la raison ?

II. La crise de la COVID-19 : un révélateur des dysfonctionnements des flexibilités de l’Accord sur les ADPIC

L’apparition de la COVID-19 a mis à rude épreuve les systèmes de santé dans le monde et particulièrement en Afrique. Ces pays ont été durement impactés par les pénuries en médicaments et dispositifs médicaux, en raison de leur dépendance exacerbée à l’extérieur. C’est dans ce contexte particulier que deux grands producteurs de produits pharmaceutiques génériques, soit l’Inde et l’Afrique du Sud, ont émis une proposition visant à lever les entraves qui pèsent sur la capacité des États à répondre à la crise de la COVID-19 (A). La proposition de dérogation de l’Inde et de l’Afrique du Sud a permis de recentrer le débat sur les effets de la Déclaration de Doha sur les ADPIC, en mettant en exergue les limites de l’applicabilité de ses flexibilités tant en période de crise qu’en dehors (B).

A. La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud : Accord sur les ADPIC et santé publique, une préoccupation qui demeure d’actualité en Afrique

Près de sept mois après que l’OMS ait déclaré la pandémie de la COVID-19, l’Inde et l’Afrique du Sud ont coécrit une communication visant à proposer une dérogation aux sections 1, 4, 5 et 7 de la partie II de l’Accord sur les ADPIC en vue de prévenir, endiguer et traiter la COVID-19.[132] L’implication de l’Inde et de l’Afrique du Sud n’est pas anodine. Il s’agit de deux pays qui ont été durement impactés par la COVID-19, mais qui sont également des leaders dans leurs continents respectifs en matière de fourniture de médicaments génériques. L’Inde et la Chine en sont les deux premiers fournisseurs au monde, l’Afrique du Sud importe d’ailleurs les génériques de ces pays lorsqu’elle ne les produit pas.

Les révisions législatives entérinées en Afrique du Sud ont permis le développement d’une industrie locale de génériques. De plus en plus de grands groupes pharmaceutiques s’intéressent au marché sud-africain. « Récemment, Sanofi Pasteur […] a annoncé un accord de transfert de technologie conclu avec The Biovac Institute en Afrique du Sud »[133]. La production locale d’antiviraux mise en place par le prisme de la politique gouvernementale de promotion de la santé publique a permis d’améliorer l’accès aux médicaments des plus pauvres. C’est sans doute pourquoi l’Afrique du Sud milite au côté de l’Inde pour la levée de toutes les formes de protection qui seraient susceptibles d’entraver l’accès aux médicaments en vue d’endiguer, de lutter et de prévenir la COVID-19.

Par conséquent, l’Inde et l’Afrique du Sud ont justifié la nécessité de déroger aux principales dispositions de l’Accord sur les ADPIC, en raison de ses implications sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des médicaments et dispositifs médicaux[134]. De fait, les coauteurs ont lancé un appel pour

que les Membres de l’OMC travaillent ensemble pour faire en sorte que les droits de propriété intellectuelle tels que les brevets, les dessins et modèles industriels, le droit d’auteur et la protection des renseignements non divulgués ne créent pas d’obstacles à l’accès en temps utile à des produits médicaux abordables, y compris les vaccins et les médicaments […] essentiels pour lutter contre la COVID-19[135].

L’idée sous-jacente est que les contraintes liées à la propriété intellectuelle soient levées afin que l’industrie du générique puisse participer à répondre à la demande mondiale en oeuvrant aux côtés des grands groupes pharmaceutiques. En effet, les coauteurs ont mis l’accent sur la nécessité de déroger à l’Accord sur les ADPIC pour soutenir l’action des PMA et des PED dont les effets pourraient, à court, moyen et long terme, être dévastateurs sur le plan social et économique. Pour ce faire, les coauteurs demandent, à ce que la dérogation applicable à l’Accord sur les ADPIC soit « maintenue jusqu’à ce qu’une vaccination largement répandue soit en place à l’échelle mondiale et que la majorité de la population mondiale soit immunisée […] »[136].

Toutefois, l’appel à la solidarité internationale lancé par l’Inde et l’Afrique du Sud dans le cadre de l’OMC a reçu un accueil mitigé de la part de certains Membres développés et en développement dont à titre d’exemple les États-Unis, l’UE et la Chine[137]. À l’inverse, un nombre important de pays en développement et de PMA, dont une part non négligeable de pays africains, a accueilli positivement la communication de l’Inde et de l’Afrique du Sud[138]. Ces derniers n’ont pas hésité à se rallier à la cause défendue par les coauteurs. Par ailleurs, les Membres de l’OMC qui ont rejoint l’Inde et l’Afrique du Sud n’ont pas hésité à mettre davantage l’accent sur les limites des dérogations prévues par l’Accord sur les ADPIC[139].

Les critiques formulées émanent également du Groupe africain. Pourtant, une majorité de ces pays ne recourent pas aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC dans leurs engagements commerciaux bilatéraux ou régionaux. Cette situation contraste avec la politique que ces pays tentent d’insuffler à l’échelle continentale. En effet, la question de l’accessibilité aux médicaments y a pris au fil des années une importance cruciale et demeure une préoccupation pour les autorités nationales. Ainsi, dans le cadre de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA), l’UA n’envisage pas la réalisation de son aspiration première, c’est-à-dire la prospérité du continent, sans l’atteinte de sous objectifs tels que celui relatif à l’amélioration de la santé de la population[140]. Cependant, la santé publique passe avant tout par l’accessibilité des médicaments et celle-ci demeure problématique, d’où un taux de morbidité qui est parmi les plus élevés au monde, soit 24% de la morbidité mondiale[141]. Faute de moyens financiers, une part importante de la population africaine meurt chaque année de maladies transmissibles et non transmissibles. D’après l’OMS, « [p]lus de 90 % des décès dus au paludisme dans le monde et 70 % de toutes les personnes vivant avec le VIH/Sida se trouvent en Afrique »[142]. Toujours d’après l’OMS, l’accès aux médicaments demeure la solution la plus probable pour lutter contre la morbidité sur le continent. De même, en raison des prix de certains médicaments qui demeurent selon les ONG « injustement élevés », l’Afrique continue de payer un lourd tribut en vie humaine[143]. En 2015, d’après l’OMS, la pneumonie a causé la mort de près de 15 millions d’enfants de moins de 5 ans, et ce, en dépit de l’existence d’un vaccin. Son coût, « soit environ 204 $ pour les trois doses nécessaires à l’immunisation d’un enfant […][144]», a contribué à entraver l’accès à la vaccination. Le monopole que confèrent les brevets aux deux seules entreprises productrices du vaccin contre la pneumonie que sont Pfizer et GlaxoSmithKline (GSK) ne permet pas d’abaisser son coût[145]. D’après l’OMS, « [l]a pandémie de COVID-19 a encore mis en évidence les vulnérabilités de l’Afrique en matière d’accès aux médicaments, aux vaccins et aux technologies de santé vitales »[146].

En mai 2021, lors de la 74ème Assemblée mondiale de la santé de l’OMS, il a été rappelé le rôle que peuvent jouer les flexibilités prévues par l’OMC en matière d’accès aux médicaments[147]. Pourtant, malgré la pandémie de la COVID-19, une majorité de pays africains continue à ne pas recourir à ces flexibilités. Quelle pourrait en être la cause ?

B. Les limites des dispositifs de dérogation existants

Les licences obligatoires (1), les licences obligatoires spéciales et les mécanismes volontaires (2) déployés durant la crise de la COVID-19 se sont avérés insuffisants pour lutter contre la COVID-19.

1. Les licences obligatoires

L’article 8 de l’Accord sur les ADPIC pose le principe de la comptabilité entre la santé publique et la propriété intellectuelle[148]. De fait, il encourage les Membres à adopter les mesures nécessaires à la protection de la santé publique, pourvu que ces mesures soient compatibles avec les dispositions de l’Accord[149]. Ainsi, l’article 8 renvoie directement aux flexibilités qui y ont été introduites afin que les Membres puissent respecter les engagements auxquels ils ont souscrit sans pour autant renoncer à la protection de la santé publique.

L’article 31 quant à lui donne la possibilité de recourir aux licences obligatoires[150]. Il s’agit d’autorisations délivrées par les pouvoirs publics qui permettent à « un tiers [de] fabriquer le produit breveté ou à utiliser le procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet »[151]. Cependant, sauf urgence nationale, elles ne peuvent être utilisées qu’après que le Membre utilisateur ne se soit « efforcé d’obtenir » une licence volontaire et avec rémunération adéquate du détenteur du brevet[152]. Pour ainsi dire, les licences obligatoires nécessitent, en principe, hors situation d’urgence nationale, une période de négociation préalable qui peut s’avérer longue. Comme l’article 31 passe sous silence les situations susceptibles de constituer des urgences, il a fallu l’intervention en 2001 du Groupe africain pour que soient déterminés les éléments susceptibles d’être constitutifs de licences obligatoires[153]. À cet effet, la Déclaration de Doha énonce que « chaque membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence »[154]. Elle donne à titre d’illustration les situations liées aux VIH/Sida, à la tuberculose, au paludisme ou à d’autres épidémies.

Malgré les précisions apportées par la Déclaration de Doha sur les ADPIC, dans le cadre de diverses communications, les Membres qui ont rejoint l’Inde et l’Afrique du Sud n’ont pas hésité à mettre l’accent sur l’incapacité des licences obligatoires à répondre à une situation d’urgence telle que la COVID-19, voire aux objectifs de santé publique qui lui ont été originellement assignés[155]. Pourtant, dès le début de la COVID-19 et conformément à ce que soutient l’UE, qui juge les flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC suffisantes pour lutter contre la COVID-19, certains Membres à revenus élevés n’ont pas hésité à simplifier leur législation nationale afin de faciliter l’usage des licences obligatoires[156]. C’est le cas de la Hongrie, du Canada, de l’Australie et de l’Allemagne[157]. En revanche, très peu sont les pays africains à avoir introduit les flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC dans leur ordre interne. Pourtant, la COVID-19 aurait pu les inciter à harmoniser leur discours à l’OMC à leurs politiques nationales et au sein des organisations africaines de la propriété intellectuelle. Mais pourquoi un tel immobilisme ?

Une ébauche de réponse est susceptible de ressortir des communications des Membres de la coalition en faveur d’une dérogation provisoire de l’Accord sur les ADPIC. Dans le cadre de la communication IP/C/W/672, ces derniers considèrent qu’il existe une multitude d’obstacles aux recours aux licences obligatoires[158]. Parmi ces derniers, il y figure le manque de cadre institutionnel et de capacité technique. En effet, les lois adoptées devraient être suffisamment larges et précises pour englober diverses situations et répondre à de nombreux cas de figure. Par exemple,

les pays qui n’ont jamais utilisé les licences obligatoires […] devront réfléchir aux questions suivantes : quelles sont les procédures nationales à mettre en oeuvre à cet effet, que faut-il faire si de telles procédures n’existent pas, qui doit demander une licence de ce type, qui doit la délivrer, quelle serait la rémunération adéquate à payer[159].

Les membres de la coalition soutiennent également que les pressions exercées par quelques grandes puissances économiques suffisent à dissuader les Membres les plus faibles à recourir aux licences obligatoires. Dans le cadre du document IP/C/W/673, il est mentionné qu’en pleine pandémie, le Bureau du Représentant des États-Unis pour les questions commerciales (USTR) a, dans son rapport spécial 301, dénoncé « les actions de partenaires commerciaux visant de manière déloyale à délivrer, à menacer de délivrer ou à encourager d’autres à délivrer des licences obligatoires »[160]. Il a notamment indexé un certain nombre de Membres soit parce qu’ils ont eu recours aux licences obligatoires, soit parce qu’ils ont modifié leur législation en vue de le faire. Il s’agit notamment : du Chili, l’Indonésie, la Colombie, l’Égypte, l’Inde, la Malaisie, la Fédération de Russie, la Turquie, l’Ukraine et El Salvador[161]. L’USTR a explicitement demandé à certains pays de ne recourir aux licences obligatoires que « dans des circonstances extrêmement limitées et après avoir fait tout son possible pour obtenir l’autorisation du titulaire du brevet à des conditions commerciales raisonnables »[162]. Il existe des précédents à la COVID-19. En 2006, la décision de la Thaïlande de recourir aux licences obligatoires pour produire des médicaments génériques nécessaires au traitement du VIH/Sida a suscité de vives réactions de la part de certaines grandes puissances économiques, à l’instar des États-Unis[163]. Ces derniers ont menacé « la Thaïlande de sanctions commerciales si elle ne reconsidérait pas sa position et ne négociait pas avec les entreprises détentrices des brevets »[164]. Pourtant, une telle attitude est contraire aux dispositions de l’Accord sur les ADPIC et de la Déclaration de Doha sur les ADPIC, puisqu’en principe, les Membres devraient être libres de recourir aux licences obligatoires dans le but de préserver la santé de leur population. D’ailleurs, l’Organe de règlement des différends existe pour trancher les différends commerciaux susceptibles de naître entre les Membres en cas de prétendue violation des dispositions des règles fixées par les accords de l’OMC.

Par ailleurs, les membres de la coalition considèrent que les licences obligatoires ne sont pas adaptées à l’urgence sanitaire qu’impose la pandémie de la COVID-19. En effet, les licences obligatoires ont été élaborées dans un contexte fort différent de celui de la COVID-19. Son objectif à l’époque fut de permettre de répondre aux besoins des pays qui disposent des capacités de production pharmaceutique. Elle n’a pas été faite pour les pays qui sont importateurs nets de dispositifs médicaux, ce qui est le cas d’une majorité des pays africains. L’article 31 f) de l’Accord sur les ADPIC exclut donc ces pays de la possibilité de recourir aux licences obligatoires. Il stipule que : « toute utilisation de ce type sera autorisée principalement pour l’approvisionnement du marché intérieur du Membre autorisant cette utilisation »[165]. Similairement, la contagiosité de ce virus et l’apparition de nouveaux variants nécessitent une réponse urgente et concertée à l’échelle internationale, ce qui semble contraire à la nature des licences obligatoires. Les licences obligatoires devraient être négociées, produit par produit, pays par pays et au cas par cas[166]. En effet, l’article 31 exige que les négociations soient menées sur un produit spécifique, c’est-à-dire au cas par cas. Alors que le traitement de la COVID-19 porte sur une large gamme de médicaments (antibiotiques, vitamines, etc.), mais aussi d’autres dispositifs médicaux tels que les vaccins et les appareils respiratoires, etc. Le traitement d’un seul patient nécessite une multitude de licences obligatoires et probablement de négociations. Durant la crise de la COVID-19, la demande et l’attribution des brevets secondaires ont contribué à complexifier le recours aux licences obligatoires. À cet égard, les brevets se perpétuent sur des médicaments qui en entrant dans le domaine public ne nécessiteraient plus l’octroi de licences obligatoires. Dans une communication individuelle, l’Afrique du Sud faisait état de la multiplication des demandes de brevets secondaires en pleine crise de la COVID-19.

L’aperçu préliminaire des brevets permet d’avoir un cliché instantané non exhaustif de l’état des dépôts de demande et de la délivrance de brevets concernant cinq candidats thérapeutiques […]. Sur ces cinq candidats, quatre sont des médicaments reconvertis qui ont été mis au point pour traiter d’autres maladies[167].

Une telle situation augmente les entraves à l’accès aux médicaments et l’incompatibilité entre licences obligatoires et COVID-19. Par ailleurs, l’approche « pays par pays » induit par l’article 31 f) limite fortement la possibilité d’organiser une coopération internationale via un processus de réexportation (exception faite pour les pays qui sont admissibles aux licences spéciales). Par conséquent, les licences obligatoires semblent, à bien des égards, inadaptées à l’urgence sanitaire née de la pandémie de la COVID-19. Pourtant, l’émergence de nouveaux variants en Afrique, en Inde et dans le reste du monde n’a pas mené à un changement de position de la part de certains Membres, dont l’UE, pour qui les flexibilités contenues dans l’Accord sur les ADPIC suffisent à lutter contre la COVID-19.

2. Les licences obligatoires spéciales et les mécanismes volontaires

Le recours aux licences obligatoires est également limité par le paragraphe f de l’article 31 de l’Accord sur les ADPIC, qui restreint son usage à l’approvisionnement du marché intérieur du Membre qui l’a autorisé. Cette disposition a également posé de nombreuses difficultés aux Membres qui n’ont pas les capacités de production nécessaires à l’approvisionnement de leur marché intérieur en médicaments génériques. En Afrique, par exemple, 95% des médicaments sont importés[168]. Ce pourcentage cache des disparités régionales et nationales. En effet, l’Afrique centrale importe près de 99% de médicaments[169]. Seuls l’Afrique du Sud et le Maroc arrivent à couvrir, par le biais de la production locale, près de 70 à 80% des besoins de leur population[170].

Par conséquent, la majorité des pays africains dépendent de l’étranger pour s’approvisionner en génériques. C’est en principe pour permettre à tous les Membres de recourir pleinement aux dispositions de l’article 31 que la Décision 2003 déroge au paragraphe (f) et permet désormais aux Membres producteurs d’exporter une partie des médicaments produits dans le cadre de licences obligatoires auprès des autres Membres n’ayant pas la capacité de production nécessaire. L’article 31bis vient, en principe, résoudre les difficultés qu’éprouvent certains Membres à recourir aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC. C’est sans doute pourquoi les Membres qui n’éprouvent pas de difficultés de production se sont engagés à ne pas recourir à l’article 31bis en tant qu’importateur[171].

Toutefois, malgré les perspectives intéressantes offertes par l’article 31bis, dans la pratique, un seul Membre a recouru à cette disposition : le Rwanda. L’expérience du Rwanda fait aujourd’hui office de cas d’étude pour montrer les limites du mécanisme mis en oeuvre par l’Accord sur les ADPIC, voire son ineffectivité. En 2008, le Rwanda a invoqué l’article 31 bis pour importer des génériques contre le VIH/Sida auprès de l’entreprise APOTEX[172]. D’après Médecins sans frontières, le processus de fourniture des médicaments par l’entreprise canadienne APOTEX au Rwanda a pris trois ans

à cause des délais liés à l’approbation réglementaire ainsi que des discussions menées avec les titulaires de brevets […]. Entretemps, ces médicaments contre le VIH/SIDA étaient devenus disponibles et avaient été fournis par des fabricants indiens de génériques[173].

Certains fabricants de génériques ont également estimé que l’article 31bis est bien trop complexe et alourdit d’importantes pesanteurs qu’ils « ne se risqueraient jamais à fournir des médicaments sur la base de ce régime de licences obligatoires spéciales »[174]. En effet, au-delà des lourdeurs qui entravent son fonctionnement adéquat, l’interdiction de n’exporter qu’en petites quantités des médicaments sous licences spéciales empêche les fabricants de réaliser des économies d’échelles. Le fait de vendre des génériques à bas prix ne peut inciter les fabricants à répondre à une demande que, si et seulement si, ils produisent et vendent une quantité suffisante de médicaments.

C’est sans doute pourquoi, dès 2016, le rapport du Groupe de Haut Niveau des Nations Unies sur l’accès aux médicaments soulignait déjà les limites de la dérogation fixée par la Décision de 2003 puis invitait à les dépasser, et ce, afin de donner la possibilité aux membres et aux populations les plus pauvres de bénéficier pleinement d’un meilleur accès aux médicaments[175].

Malgré le constat partagé par les membres en développement, certaines délégations au sein de l’OMC, dont l’UE, ont continué d’arguer que les flexibilités de l’Accord sur les ADPIC suffisent à lutter contre la pandémie. De même, la délégation de l’UE a également mis l’accent sur les mécanismes volontaires comme autre moyen de lutte contre la COVID-19. Pourtant, la coalition en faveur d’une dérogation provisoire à l’Accord sur les ADPIC n’a cessé de soutenir que ni les licences volontaires, ni le COVAX ou encore le COVID-19 Technology Access Pool (C-TAP) n’ont été à même de lutter contre la pandémie.

En ce qui concerne les licences volontaires, l’exemple le plus souvent repris est celui de l’entreprise Gilead et du Remdesivir. Alors que la pandémie est à son paroxysme, le Remdesivir est pressenti comme un traitement contre la COVID-19. Cependant, avant que son efficacité ne soit remise en cause par l’OMS, le laboratoire a conclu des contrats bilatéraux avec des entreprises de médicaments génériques dans le but d’accroitre la production du Remdesivir. Les premières cibles ont été les pays à revenus élevés tels que l’UE[176] qui en ont acheté des stocks. En revanche, une majorité des pays en développement ont été exclus de l’offre de vente par les contrats de cession. En ce qui concerne les initiatives volontaires mises en oeuvre en partenariat avec l’OMS pour venir à bout de la COVID-19, les résultats ont été quelque peu mitigés. Bien que le COVAX ait participé grandement à vacciner les populations des régions les plus pauvres, les doses de vaccins nécessaires à l’accalmie sanitaire ont d’abord été mises à disposition des populations des pays à revenu élevé. En novembre 2021, le Directeur de l’OMS déclarait que « plus de 80% des vaccins ont été destinés aux pays à revenus élevés, tandis que moins d’un pour cent l’ont été aux pays à faibles revenus »[177]. Un changement de posture n’est intervenu à l’international qu’après que la majorité des populations des pays à revenus élevés aient reçu la troisième dose de vaccin. En janvier 2021, le Directeur de l’OMS déclarait en référence aux limites rencontrées par le COVAX et le C-TAP : « Je dois être franc. Le monde est au bord d’un échec moral catastrophique, et le prix de cet échec sera payé par les vies et les moyens de subsistance dans les pays les plus pauvres du monde »[178].

En ce qui concerne le C-TAP, c’est-à-dire l’initiative visant à la mise en commun des technologies permettant un meilleur accès à l’ensemble des thérapies et vaccins nécessaires à la lutte contre le COVID-19, les résultats furent très mitigés. Il a fallu attendre l’accalmie sanitaire et la surabondance des vaccins sur le marché pour que les États-Unis finissent par mettre à la disposition du C-TAP onze technologies relatives aux vaccins, près d’un an après avoir changé de posture concernant la levée des vaccins contre le COVID-19.

Le changement de position des États-Unis a été officiellement annoncé le 5 mai 2021, lors d’une allocution de la Représentante au commerce des États-Unis, Katherine Tai. Le soutien des États-Unis en faveur de la levée de la protection industrielle pour les vaccins contre la COVID-19 a permis d’accélérer les négociations, qui ont abouti le 17 juin 2022 à la DM 2022.

Mais quelle en est la portée réelle pour les petits pays en développement et plus spécifiquement pour les pays africains ?

III. De l’adoption d’une décision sur les ADPIC à l’OMC au « Made in Africa »

L’adoption de la DM 2022 constitue un moment historique pour l’OMC, en raison de la succession de crises qu’elle traverse depuis la Conférence ministérielle de Seattle en 1999 (A). Toutefois, son contenu semble décevant par rapport aux attentes qu’elle a suscitées. Si la solution à la COVID-19 ne peut être multilatérale, l’Initiative Pharma en propose une qui soit africaine (B).

A. La Décision ministérielle de l’OMC : une opportunité pour les pays africains ?

La reconnaissance de la santé comme une priorité de développement de l’Agenda 2063 signifie l’importance que représente ce domaine pour les pays africains[179]. Leur participation aux différents travaux multilatéraux sur les ADPIC et la santé publique semble attester de l’importance de la DM 2022 pour le continent africain. Cependant, son contenu est-il à même de permettre aux pays africains de faire face aux défis de santé publique auxquels la COVID-19 les a confrontés ?

Le contenu de la DM 2022 semble, de prime à bord, différent de la proposition initiale de l’Afrique du Sud et l’Inde. En effet, la Décision adoptée ne porte pas sur l’ensemble des dispositifs médicaux nécessaires à la lutte contre la COVID-19, mais sur la levée de la propriété intellectuelle sur les vaccins y relatifs[180]. De même, elle incorpore des flexibilités importantes par rapport au compromis négocié entre l’UE, les États-Unis, l’Inde et l’Afrique du Sud qui se limitait à déroger à l’article 28.1 de la DM 2022 de l’Accord sur les ADPIC[181]. Conformément au document qui a servi de base à la rédaction du compromis, la Décision s’appuie essentiellement sur la communication de l’UE. En effet, elle consolide principalement les flexibilités contenues dans l’Accord sur les ADPIC, tout en permettant aux Membres de déroger aux dispositions de l’article 28.1 de l’Accord sur les ADPIC[182].

De fait, les Membres de l’OMC ont la possibilité, dans le cadre de l’article 31, d’émettre des licences obligatoires sans toutefois procéder à l’adoption d’une loi ou d’un dispositif législatif spécifique. Plus explicitement, le paragraphe 2 autorise les Membres :

[à] l’utilisation de l’objet d’un brevet au titre de l’article 31 sans le consentement du détenteur du droit au moyen de tout instrument disponible dans la législation du Membre, tel qu’un décret exécutif, un décret d’urgence, une autorisation d’utilisation par les pouvoirs publics ou une décision judiciaire ou administrative, qu’un Membre a mis ou non en place un régime de licences obligatoires[183].

La Décision prend ainsi en considération les critiques de certains pays en voie de développement concernant les difficultés qu’ils rencontrent dans la mise en oeuvre d’un dispositif législatif prévoyant l’utilisation des licences obligatoires. De même, la DM 2022 ne conditionne plus les licences obligatoires à un processus de négociation préalable visant à l’obtention de licences volontaires.

Par ailleurs, conformément aux critiques formulées par les membres de la coalition, le paragraphe 3.b) autorise les membres à recourir aux licences obligatoires spéciales, c’est-à-dire déroger à l’article 31.f), en autorisant les membres qui ont les capacités productives à exporter des vaccins sous licences obligatoires auprès des membres qui n’en ont pas ou à destination des initiatives volontaires, tel que le COVAX de l’OMS[184].

Ces flexibilités supplémentaires ne concernent pas tous les membres, mais sont limitées aux membres admissibles, c’est-à-dire à l’ensemble des pays en développement.

Malgré l’aménagement des flexibilités existantes dans l’Accord sur les ADPIC, la période à laquelle elles sont intervenues limite la teneur et la portée de la Décision. Elle a été adoptée alors que les délégations ne portaient plus un grand intérêt aux vaccins COVID-19. En effet, il se posait déjà l’épineuse question de la gestion des stocks de vaccins distribués, de l’absence des technologies nécessaires à leur conservation dans les PED, etc. Pour preuve, au moment où cet article a été rédigé, à notre connaissance, aucun pays en développement n’a notifié avoir eu recours à la DM 2022.

Au-delà des symboles, la présente décision n’est qu’un compromis UE-États-Unis qui accorde quelques concessions aux demandes des membres de la coalition. Sa portée est plus symbolique que pratique vu qu’elle intervient trop tard[185]. Pourtant, elle aurait pu être d’un intérêt conséquent pour les membres africains en permettant le transfert de technologie et l’acquisition du matériel médical à moindre coût. Ce matériel, bien que nécessaire dans la lutte contre la COVID-19, est également indispensable au traitement d’autres pathologies. Toutefois, le paragraphe 8 de la Décision renvoie à un délai de six mois pour une éventuelle décision relative à l’extension de la DM 2022 à l’ensemble des dispositifs médicaux de lutte contre la COVID-19[186]. Le 19 décembre 2022, en raison de l’impossibilité de trouver un consensus concernant l’extension de DM 2022 aux traitements et aux outils de diagnostics, le Conseil général de l’OMC a approuvé la recommandation du Conseil des ADPIC de « prolonger le délai » pour l’éventuelle adoption de cette décision. Lors d’une réunion de travail, les

pays en développement et pays les moins avancés (PMA) Membres ont exprimé leur déception face au non-respect de l’échéance de décembre 2022 fixée par les ministres à la [douzième Conférence ministérielle]. Certains Membres ont fait remarquer que l’extension de la Décision sur les ADPIC était une question de crédibilité pour l’OMC[187].

Le 14 décembre 2022, dans une communication conjointe l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Bangladesh, la Bolivie, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan et le Venezuela ont souligné l’importance de l’extension de la décision sur les ADPIC pour préserver la santé des populations des pays les plus pauvres. Ils déclaraient

au minimum, l’extension des instruments de politique […] aux traitements et aux outils de diagnostic débouchera sur une approche générale donnant aux pays en développement les moyens de s’attaquer aux obstacles en matière de propriété intellectuelle qui empêchent d’élargir et de diversifier la production […] Le résultat actuel est une décision aux conditions restreintes, en raison des exigences de certains Membres de l’OMC qui ont nécessité des compromis importants de la part des coauteurs, lesquels avaient espéré une plus grande solidarité entre les Membres de l’OMC dans une situation d’urgence sanitaire[188].

Par conséquent, la présente décision ne parait pas être d’un grand intérêt pour la santé publique en Afrique ou dans le reste des autres pays en développement. Elle semble plutôt être constitutive d’une victoire symbolique pour une OMC affaiblie par une succession de crises dont le blocage du cycle de Doha, de l’Organe d’appel et la crise du système multilatéral dans son ensemble, etc. Toutefois, l’échec de l’OMC a apporté une solution adéquate qui concilie ADPIC et la santé publique semble avoir entrainé une prise de conscience africaine.

B. L’Initiative Pharma : de la mise en oeuvre d’une solution africaine ?

Le 31 mai 2021, près d’un an après l’apparition des premiers cas de COVID-19, 54 pays africains ont voté lors de la 74ème Assemblée mondiale de la santé de l’OMS, la Résolution 74.6 visant à « Renforcer la production locale de médicaments et d’autres technologies sanitaires pour en améliorer l’accès »[189]. L’objectif étant sans doute de palier aux difficultés relatives à la mise en application des flexibilités de l’Accord sur les ADPIC et plus spécifiquement des licences obligatoires. Les licences spéciales étant pour l’instant inapplicable en l’état actuel, seule une révision de l’article 31 bis pourrait rendre les dispositions qu’il contient effectives. En revanche, la levée des pressions exercées sur les pays africains pourrait contribuer à faciliter le recours aux licences obligatoires, pourvu que ces pays aient des capacités de production pharmaceutiques. À cet égard, la Résolution 74.6 s’inscrit dans le cadre d’une stratégie africaine consistant à réduire leur dépendance à l’extérieur et à développer ou accueillir des industries pharmaceutiques pour faciliter l’accès aux médicaments à moindres coûts à leur population. Cette stratégie est en phase avec l’Initiative Pharma qui a été lancée en 2019 sous l’impulsion de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA). Cette initiative est le fruit d’une collaboration entre le gouvernement des Seychelles, la CEA et l’Agence de développement de l’Union africaine[190]. L’Initiative Pharma repose sur un partenariat public-privé avec pour point focal le développement des échanges intra-africains dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale (ZLECAF)[191].

Partie du constat des lacunes du système commercial multilatéral pour répondre aux préoccupations de santé publique des pays africains, l’Initiative Pharma se propose d’apporter une solution africaine à un problème mondial. Pour ce faire, elle s’est fixé un ensemble d’objectifs visant à abaisser les coûts d’achat des médicaments par voie d’achats groupés à contrôler la qualité des médicaments qui circulent sur le continent en harmonisant les normes et les règlements de qualité pour les produits pharmaceutiques, et enfin à développer la production d’ingrédients pharmaceutiques à l’échelle locale[192].

Le mécanisme d’achat groupé est une alternative aux importations parallèles. En effet, durant la crise de la COVID-19, les pénuries de dispositifs médicaux et produits assimilés ont accru les prix des médicaments, la demande étant supérieure à l’offre. Dans ces conditions, le recours aux importations parallèles ne peut avoir qu’un effet limité sur le prix à payer des médicaments, leurs coûts restant relativement élevés. Par ailleurs, les achats groupés consistent à réunir

[des] consommateurs qui souhaitent acheter un même produit, afin d’en négocier les conditions d’achat et de bénéficier d’un tarif plus avantageux. Grâce au volume de vente garanti, le vendeur accepte généralement de consentir à un rabais par rapport à son tarif grand public, en réduisant sa marge unitaire[193].

D’après la CEA, le mécanisme d’achat groupé mis en oeuvre par l’Initiative Pharma devrait abaisser les coûts de 43%[194], ce qui devrait permettre aux pays africains de réaliser des économies importantes, de créer des emplois et de constituer des stocks importants de médicaments, etc. Les achats groupés seront prochainement expérimentés à l’échelle réduite de pays pilotes avant d’être déployés sur l’ensemble du continent[195]. Par ailleurs, pour un plein succès, les achats groupés dépendent de la fiabilité des infrastructures de transport, de la facilitation des échanges et de l’existence d’une agence africaine du médicament. L’Initiative Pharma se propose d’agir en amont et en aval des difficultés rencontrées par les pays africains en matière d’accès aux médicaments. Il ne s’agit pas de mener une politique d’autosuffisance, mais de poser les jalons d’une industrialisation pharmaceutique. Les achats groupés sont censés avoir un double effet, à court et à moyen terme. À cet égard, à court terme, ils permettront d’abaisser les prix et à moyen terme d’améliorer davantage l’accès des populations les plus pauvres à des médicaments de qualité.

En ce qui concerne la qualité du médicament, le Traité portant création de l’Agence africaine du médicament a été adopté le 11 février 2019 par la trente-deuxième session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’UA qui s’est tenue à Addis-Abeba (Éthiopie)[196]. L’objectif de l’Agence africaine du médicament est principalement d’« améliorer l’accès aux produits médicaux, sûrs, efficaces et de qualités »[197]. Malgré son importance, le texte adopté a eu du mal à recueillir le nombre de ratifications nécessaires à sa mise en oeuvre. La crise de la COVID-19 a, sans doute, contribué à dynamiser ce projet[198]. De fait, le 5 novembre 2021, l’UA a recueilli le nombre suffisant de ratifications nécessaires à l’entrée en vigueur du traité portant création de l’Agence africaine du médicament[199]. Désormais, elle aura pour mission d’autoriser la mise sur le marché des médicaments en identifiant les maladies prioritaires pour le continent, de lutter contre la contrefaçon des produits pharmaceutiques et d’inspecter les sites de fabrications des médicaments afin d’en améliorer la qualité de la production[200], etc.

Par ailleurs, il est indéniable que l’objectif ultime de l’Initiative Pharma, qui est de participer à l’approvisionnement de la chaîne de valeur de production des médicaments, ne peut être atteint sans le développement d’industries pharmaceutiques en Afrique. Actuellement, l’Initiative Pharma s’est déployée à travers 10 pays pilotes : les Comores, Djibouti, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Kenya, Madagascar, Maurice, le Rwanda, les Seychelles et le Soudan[201]. Au lieu d’être déployé en premier dans les pays qui ont une présence historique d’industries pharmaceutiques telles que l’Afrique du Sud et le Maroc, les pays pilotes de l’Initiative Pharma, à quelques exceptions près (notamment le Kenya), semblent avoir été choisis en raison du taux élevé de pauvreté de leur population et des difficultés qu’elles éprouvent à accéder aux médicaments. Certains des pays pilotes à l’instar du Soudan et de Djibouti n’ont pas d’industries pharmaceutiques qui soient implantées sur leur territoire. Le cas de Djibouti est une illustration parfaite. Il s’agit d’un des pays les plus pauvres de la planète, 47% de sa population en âge d’être active est sans emploi et environ 21% vivent sous le seuil de pauvreté[202]. Faisant partie des PMA, Djibouti n’a pas en principe à appliquer les dispositions de l’Accord sur les ADPIC qui pourraient entraver l’accès aux médicaments sur son territoire. Pourtant, en raison d’un legs colonial encore présent, le personnel de santé majoritairement formé en France prescrit essentiellement des médicaments de marque[203]. Similairement à la pratique des médecins, les pharmacies s’approvisionnent principalement en médicaments de marques, les génériques sont en général absents des pharmacies[204]. Bien que Djibouti n’ait pas depuis son indépendance pris des mesures pour protéger les brevets sur son territoire, ce n’est qu’en 2008 que les premiers génériques ont été implantés sur le marché djiboutien[205]. C’est la Banque mondiale qui a été à l’origine de cette initiative pour améliorer l’accès des populations aux médicaments, notamment celles vivant avec le VIH/Sida[206]. Dans le cas de Djibouti, l’accueil du projet Pharma devrait faciliter l’accès à des médicaments à moindres coûts en faveur d’une population majoritairement pauvre. Cette initiative pourrait également gommer les effets du legs colonial français. En effet, il est fort probable que le processus d’achat groupé et la fabrication d’ingrédients pharmaceutiques mettent l’accent sur les génériques. Djibouti pourrait également profiter du transfert technologique de ces proches voisins, qui sont également des pays pilotes du projet. C’est notamment le cas du Kenya et de l’Éthiopie.

En revanche, le développement d’une industrie pharmaceutique en Afrique dépend d’une multitude d’autres facteurs, dont l’effectivité de la ZLECAF et la facilitation des échanges sur le continent et d’un partenariat entre le secteur privé et public. Seule la réunion de ces éléments dans le cadre d’une Afrique intégrée est susceptible d’attirer les investisseurs pour y développer certains composants pharmaceutiques, voire la production de médicaments génériques. Actuellement, quelques grands groupes sont déjà installés sur le continent. C’est le cas de « GSK, Johnson & Johnson, Sano (avec des usines dans six pays africains), Sandoz et Ranbaxy. Cette dernière dispose maintenant de trois usines de fabrication situées en Afrique du Sud, au Nigeria et au Maroc »[207].

Bien que l’implantation d’industries pharmaceutiques soit encore à un niveau embryonnaire sur le continent, avec une population de plus d’un milliard d’habitants et moins de 3% de production de médicaments à l’échelle du continent[208], l’Afrique a bien des atouts pour être plus attractive. Ainsi, une Afrique en paix, mieux organisée, plus intégrée, pourrait être riche d’opportunités pour les investisseurs internationaux.

Ainsi, l’atteinte des objectifs de santé publique en Afrique dépend de facteurs multidimensionnels, c’est-à-dire multilatéraux, continentaux, régionaux, mais aussi nationaux. De même, elle dépend d’aspects économiques, politiques et commerciaux qui s’insèrent dans ce cadre multidimensionnel. De la réalisation des objectifs de santé publique dépend l’atteinte de l’aspiration première de l’Agenda 2063 de l’UA et de l’atteinte des objectifs de développement durable.

***

Face à la résurgence des défis liés à la santé publique, l’Afrique n’a eu de cesse depuis le début des années 2000 de jouer un rôle proactif pour la prise en considération des incidences de l’Accord sur les ADPIC sur la santé publique. Malgré des résultats mitigés, l’initiative africaine est palpable dans le cadre des résultats de la Déclaration de Doha sur les ADPIC. C’est d’ailleurs un pays africain qui, au côté de l’Inde, a permis de remettre récemment le débat relatif à la santé publique et aux ADPIC à l’ordre du jour du programme de négociations de l’OMC. Néanmoins, le résultat de l’appel à la solidarité internationale, lancé en octobre 2020 par l’Inde et l’Afrique du Sud, n’a pas été marqué par l’empreinte de la coalition africaine. Bien au contraire, la DM 2022 ne semble être en réalité qu’un nouveau compromis UE-États-Unis. En revanche, l’Afrique a montré au reste du monde, que malgré les difficultés économiques, sociales et sécuritaires auxquelles elle demeure confrontée, elle a pu au moins remporter une victoire symbolique au sein de l’OMC. Toutefois, malgré une unité apparente à l’OMC, la coalition africaine cesse d’exister au niveau régional. Les politiques menées par certains organismes régionaux de protection de propriété intellectuelle manquent de cohérence avec la démarche du Groupe africain à l’OMC. Par exemple, l’ARIPO peine à concilier santé publique et propriété intellectuelle en entravant la pleine jouissance de la dérogation prévue par l’article 66.1 de l’Accord sur les ADPIC. Cette disposition semble pourtant la moins contraignante dans sa mise en oeuvre. De même, au sein de l’OAPI, il a fallu attendre ces dernières années pour que ses statuts intègrent la flexibilité prévue par l’Accord sur les ADPIC en faveur des PMA. Par ailleurs, au niveau national, les pays africains peinent à se faire du legs colonial. Un legs qui entrave leur capacité à faire prévaloir la santé publique sur la propriété intellectuelle. Le cas de Djibouti et l’orientation des organisations de propriété intellectuelle africaine en sont de parfaites illustrations.

En dépit de ces ambigüités, c’est paradoxalement de l’Afrique que pourrait émerger une solution capable de concilier santé publique et propriété intellectuelle. L’Initiative Pharma propose une solution visant à combler à long terme le déficit de production de médicaments sur le continent. En créant ou en boostant les capacités de production, l’Initiative Pharma offre la possibilité aux membres africains de l’OMC de tirer profit des licences obligatoires. Pourvu que ces pays résistent aux pressions exercées par certains pays occidentaux et grands groupes pharmaceutiques.