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Pendant longtemps, les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement du fait des activités des entreprises multinationales sont restées impunies non seulement en raison de la personnalité juridique distincte de leur filiale et de leurs sous-traitants, des frontières[1], mais surtout parce que le droit international ne leur imposait pas des obligations en matière des droits de l’homme et de l’environnement. Pour remédier à cette irresponsabilité des entreprises face au phénomène de plus en plus croissant de la globalisation et ses conséquences négatives sur les droits de l’homme et de l’environnement, des outils de régulation sont apparus nécessaires[2].

Le devoir de vigilance des entreprises se situe dans ce sillage. La notion de vigilance raisonnable est avant tout un principe de droit international public, en vertu duquel la responsabilité de l’État peut être engagée non seulement s’il porte atteinte au droit d’un autre État, ou des ressortissants d’un autre État, mais aussi si par sa passivité il a rendu possible cette atteinte sur son territoire, fut-il par un acteur privé[3]. Il a été étendu aux entreprises à la suite des travaux de John Ruggie[4]. Il ressort des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux Entreprises et aux Droits de l’Homme : mise en oeuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies (ci-après Principes Ruggie) que les entreprises doivent respecter les droits de l’homme et prévenir les atteintes de ces derniers. Cette obligation est formulée au principe 11 en ces termes : « les entreprises devraient respecter les droits de l’homme. Cela signifie qu’elles devraient éviter de porter atteinte aux droits de l’homme d’autrui et remédier aux incidences négatives sur les droits de l’homme dans lesquelles elles ont une part »[5]. Dans la perspective de John Ruggie, le devoir de vigilance apparaît comme l’une des modalités pour les entreprises de remplir leur obligation de respecter les droits de l’homme[6]. Le devoir de vigilance vise à rendre les entreprises responsables en matière des droits de l’homme et de l’environnement en leur imposant l’identification, la connaissance et la prévention des risques sur l’ensemble de la chaine de valeur, ainsi que l’accès des victimes à la justice en cas de défaillance.

Si le devoir de vigilance connaît un développement remarquable depuis 2011 et une actualité renouvelée au niveau international ces dernières années, reste que la notion de vigilance constitue un objet de débat ancien à l’échelle internationale. En effet, les prémices du concept de devoir de vigilance remontent au cours des années 1970. On les retrouve notamment dans les principes de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (ci-après OCDE) en 1976[7], révisés le 27 juin 2000, le 25 mai 2011[8], puis le 8 juin 2023, la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’Organisation internationale du travail (ci-après OIT) en 1977, amendée en 2000 et 2006, révisée en 2017 et 2022, puis le Pacte mondial des Nations Unies lancé en 2000 par Kofi Annan à destination des entreprises. La notion de vigilance connaît une actualité nouvelle depuis le tournant des années 2010 avec l’adoption des Principes Ruggie[9].

Ces instruments juridiques internationaux bien que dépourvus de portée contraignante traduisent la nécessité d’inscrire la responsabilité des entreprises dans la réalité de leur chaine de production à l’échelle mondiale[10]. L’OCDE a joué un rôle majeur dans l’émergence d’un devoir de vigilance de droit souple[11] à travers la publication des principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales. Les principes directeurs n’instituent pas d’obligations contraignantes. Il s’agit de recommandations que les gouvernements adressent aux multinationales. D’après les principes généraux de l’OCDE, les entreprises devraient respecter les droits de l’homme internationalement reconnus vis-à-vis des personnes affectées par leurs activités. De ce point de vue, les principes directeurs posent les jalons d’une responsabilité des entreprises pour les atteintes aux droits de l’homme sur leur chaine de valeur[12].

La déclaration de principe tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT de 1977, amendée en 2000 et 2006 puis révisée en 2017 et 2022, pose le principe du devoir de vigilance des entreprises. La version 2022 de la déclaration est très explicite sur le contenu du devoir de vigilance[13]. Les principes contenus dans la déclaration tripartite visent à orienter les entreprises. Leur application bien qu’importante et nécessaire au regard de l’utilisation des chaines d’approvisionnement mondiales[14] n’est pas obligatoire. Toutefois, l’OIT est d’avis que les parties intéressées peuvent suivre ces principes au même titre que les lignes directrices afin de concrétiser le travail décent pour tous, objectif consacré dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030.

Le Pacte mondial des Nations Unies (ci-après Pacte) lancé lors du Forum économique mondial de 1999 par Kofi Annan à destination des entreprises est une initiative mondiale d’engagement volontaire des entreprises en matière de développement durable. Ce pacte est structuré autour de 10 principes. Le principe 1 invite les entreprises à promouvoir et à respecter la protection du droit international relatif aux droits de l’homme. Le principe 8 invite les entreprises à prendre des initiatives tendant à promouvoir une plus grande responsabilité en matière d’environnement. Le Pacte est basé sur un engagement volontaire des entreprises.

Dès lors, il apparaît clairement que le devoir de vigilance des entreprises a été au départ formulé dans les instruments juridiques dépourvus de portée contraignante, apparaissant ainsi comme un droit souple[15] du fait de son caractère déclaratif[16]. Il s’est agi alors pour les entreprises multinationales de faire le choix de l’autorégulation pour s’affranchir le plus possible d’une réglementation imposée par les pouvoirs publics et pour ces derniers d’encourager les multinationales à se réguler[17]. En tout état de cause, les instruments juridiques de droit souple relatifs au devoir de vigilance des entreprises ont posé les jalons d’une responsabilité des entreprises pour les atteintes aux droits de l’homme dans leur chaine de valeur.

En dépit de cette avancée, il s’est avéré nécessaire de passer d’un engagement de type volontariste à une obligation de nature contraignante par l’effet de « magnétisme incontournable » du droit dur[18]. Dans cette perspective, plusieurs pays ont adopté des législations spécifiques au devoir de vigilance. Le Royaume-Uni a adopté en 2015 une loi sur l’esclavage moderne pour créer plus de transparence dans toutes les chaines d’approvisionnement[19], la France a adopté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre[20], les Pays-Bas ont adopté la loi du 13 novembre 2019 relative au devoir de vigilance lié au travail des enfants[21], l’Allemagne a adopté le 11 juin 2021 la loi sur le devoir de diligence des entreprises pour éviter les violations des droits de l’homme dans les chaines d’approvisionnement[22] et la Commission européenne a publié le 23 février 2022 une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité[23]. D’autres initiatives législatives parlementaires sont en cours à l’échelle européenne24.

Le concept de devoir de vigilance n’est pas étranger dans l’ordre juridique africain. Bien qu’il n’existe pas à l’échelle africaine une convention générale relative au devoir de vigilance en matière des droits de l’homme et de l’environnement, la diligence raisonnable est circonscrite dans certains secteurs et instruments juridiques africains. Le secteur minier a été l’un des premiers champs au sein desquels un « devoir de diligence » a été évoqué de manière expresse[24]. Dans ce contexte, plusieurs initiatives impliquant l’Afrique ont émergé en lien direct comme le Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour des chaines d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque[25], le règlement de l’Union européenne dit « minerais de sang »[26], et indirect comme l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives[27] (ITIE), le processus de Kimberley[28], la vision minière africaine[29], la stratégie de promotion de la responsabilité sociale des entreprises pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger[30] et le Dodd Frank Act aux États Unis[31].

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après la Charte)[32] a créé la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples[33](ci-après la Commission) pour assurer la promotion et la protection des droits de l’homme en Afrique. En vertu de l’article 45 de la Charte, cette institution régionale a quatre missions : la promotion des droits de l’homme et des peuples; la protection des droits de l’homme et des peuples; l’interprétation de toute disposition de la Charte à la demande d’un État partie, d’une institution de l’Union africaine (ci-après UA) ou d’une organisation africaine reconnue par l’UA; exécuter toutes autres tâches qui lui seront éventuellement confiées par la conférence des chefs d’État et de gouvernement. La Commission examine les communications, déposées aussi bien par les États[34] que d’autres personnes[35], et formule des recommandations[36]. Si au départ les recommandations de la Commission n’étaient ni exécutoires ni obligatoires, reste que les décisions récentes de la Commission et celles des organes politiques de l’UA font déduire que les États doivent exécuter les décisions de la Commission. De ce point de vue, le conseil exécutif de l’UA lors de sa 35e session tenue du 4 au 5 juillet à Niamey avait appelé les États parties à se conformer aux demandes de mesures conservatoires, à mettre en oeuvre les décisions rendues dans les communications de la Commission[37]. Cet appel a été réitéré par le même conseil exécutif lors de ses sessions ordinaires[38].

Les fonctions de la Commission ont été renforcées et complétées par l’institution de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après la Cour)[39] à travers l’adoption en juin 1998 du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples[40]. La Cour a une compétence contentieuse et consultative. Dans sa compétence contentieuse, la Cour est chargée d’appliquer et d’interpréter la Charte, le Protocole et tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme dans les affaires ou différends qui lui sont soumis[41]. Dans sa compétence consultative[42], la Cour peut donner son avis, à la demande d’un État de l’UA, de l’un de ses organes ou de toute organisation africaine reconnue par l’UA, sur toute question relative à la Charte ou tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme à condition que l’objet de l’avis ne soit pas lié à une question examinée par la Commission. L’on peut penser, à la lecture du contenu des compétences contentieuse et consultative de la Cour, qu’elle exerce des compétences identiques à celles de la Commission, ce qui potentiellement peut aboutir à un conflit entre ces deux institutions de protection des droits de l’homme à l’échelle africaine. Il n’en est rien. Juridiquement, la complémentarité est la règle conventionnelle en vertu de l’article 2 du protocole portant création de la Cour[43].

La Commission[44] a développé, en vertu de son mandat[45], une intense activité aussi bien réglementaire que jurisprudentielle dans le sens des obligations de diligence et de protection des droits de l’homme et de l’environnement par les entreprises. À ce titre, plusieurs résolutions ayant un lien direct ou indirect avec le devoir de vigilance ont été adoptées par la Commission à l’instar de : la Résolution sur l’élaboration des lignes directrices pour la soumission de rapports d’État en ce qui concerne les industries extractives[46], la Résolution relative à la Déclaration de Niamey visant à garantir le respect de la Charte africaine dans le secteur des industries extractives [Résolution de Niamey][47], la Résolution sur la nécessité d’élaborer des normes relatives aux obligations des États de réguler les acteurs privés intervenant dans la fourniture de services sociaux[48], la Résolution sur les industries extractives et les droits fonciers des populations communautés autochtones en Afrique [Résolution sur les industries extractives][49] et la Résolution sur les entreprises et les droits de l’homme en Afrique adoptée à la 74e session ordinaire organisée virtuellement du 27 février au 07 mars 2023. Dans le même sens, plusieurs projets et études en cours au sein de la Commission ont trait au devoir de vigilance. Tel est le cas du projet de plan décennal (2020-2030) sur l’éradication du travail des enfants, du travail forcé, de la traite des êtres humains et de l’esclavage moderne en Afrique[50], la note consultative au groupe des pays africains à Genève sur l’instrument juridiquement contraignant visant à réglementer le droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises[51].

Au-delà de ces instruments juridiques de nature non contraignante, la Commission est d’avis que la Charte en ses articles 21, 24, 27, 28, 29 impose des obligations contraignantes de diligence raisonnable aux entreprises en matière des droits de l’homme et des peuples et de l’environnement. Elle a amorcé sa jurisprudence sur les obligations des entreprises en matière des droits de l’homme et des peuples découlant de la Charte dans l’affaire SERAC[52]. Elle a développé et consolidé cette position dans l’affaire Kilwa[53] La réforme des codes miniers africains, intervenue vers les années 2015, bien que ne faisant pas expressément référence au devoir de vigilance contient des règles qui s’en apparentent. Les législations du Kenya et de la Tanzanie réglementent expressément le devoir de vigilance des entreprises.

Il se pose tout de même la question du contenu du devoir de vigilance dans les instruments juridiques africains. En d’autres termes, les instruments juridiques africains contiennent-ils des règles relatives au devoir de vigilance des entreprises en matière de développement durable telles que formulées par les standards internationaux? Autrement dit, quel est l’état des lieux de la réglementation assimilable à un devoir de vigilance en Afrique ?

Deux idées majeures émergent de l’analyse des instruments juridiques africains. D’une part, certaines normes africaines actuelles contiennent des dispositions qui s’apparentent aux exigences du devoir de vigilance (I). D’autre part, certains projets de l’UA contiennent des dispositions expresses relatives aux exigences propres du devoir de vigilance dont l’examen préliminaire permet de dégager une conception africaine du devoir de vigilance (II).

I. Les instruments juridiques africains actuels contenant des dispositions qui s’apparentent aux exigences du devoir de vigilance des entreprises

Lorsque l’on analyse scrupuleusement certains instruments juridiques africains actuels, on se rend compte qu’ils contiennent des dispositions qui s’apparentent aux exigences du devoir de vigilance des entreprises. Les instruments de droit positif (A) et de droit souple (B) contiennent des dispositions de cette nature.

A. Les instruments juridiques de droit positif

Trois catégories d’instruments juridiques de droit positif contiennent des dispositions qui s’apparentent au devoir de vigilance des entreprises. La Charte[54] (1), certaines législations nationales qui réglementent expressément le devoir de vigilance en tenant les acteurs privés responsables de leurs violations des droits de l’homme (2) et certaines législations minières africaines (3)

1. La charte africaine des droits de l’homme et des peuples impose des obligations directes aux acteurs privés en matière de droits de l’homme et de l’environnement

On sait que dans l’une de ses acceptions, le devoir de vigilance en matière des droits de l’homme est un ensemble de mesures prises par une entreprise pour à la fois identifier et agir en cas d’atteintes réelles et potentielles portées aux droits de l’homme[55].. Le devoir de vigilance oblige les entreprises à réparer les violations des droits de l’homme occasionnées par leurs activités. On retrouve les traces de ces deux traits caractéristiques dans trois articles de la Charte. Sur la base de ces textes, la Commission a eu à mettre en oeuvre la responsabilité des entreprises pour violations des droits de l’homme.

De première part, les articles 27, 28 et 29 de la Charte édictent les devoirs des sujets de droit en matière des droits de l’homme. Ces devoirs s’articulent autour de l’obligation de respecter autrui sans discrimination, de préserver la sécurité collective, la morale, l’intérêt commun, de préserver et de renforcer la solidarité sociale et nationale. Les articles 27, 28 et 29 de la Charte ont été interprétés par la Commission, en vertu de ses prérogatives[56], comme imposant des obligations directes aux acteurs privés[57]. De l’avis de la Commission, les États ne sont pas les seuls acteurs dont les actions peuvent avoir des conséquences sur les droits de l’homme[58]. Se fondant sur l’affirmation selon laquelle « l’État est obligé de protéger les titulaires de droits contre d’autres sujets »[59], la Commission estime que les États doivent maintenir et renforcer un système de réglementation efficace afin de garantir que les acteurs privés respectent les droits de l’homme[60]. Ce faisant, les États doivent garantir les mécanismes de responsabilité, d’indemnisation des victimes de manière adéquate et le droit à un recours. La notion d’acteurs privés à laquelle fait fréquemment référence la Commission doit être interprétée de manière large comme incluant les entreprises[61]. En ce sens, le Groupe de travail sur les industries extractives, l’environnement et les violations des droits de l’homme[62] (ci-après GTIE) estime que les devoirs des individus figurant aux articles 27 à 29 de la Charte s’appliquent également aux sociétés[63]. Ainsi compte tenu de l’énorme pouvoir dont elles bénéficient, comparées à celui des individus, elles devraient avoir un niveau correspondant d’obligation de diligence et de protection plus élevé[64].

De seconde part, sur la base des articles de la Charte, la Commission a développé une jurisprudence remarquable sur les obligations des acteurs non étatiques, y compris les entreprises en matière des droits de l’homme et de l’environnement. Deux affaires intéressantes sur le sujet méritent d’être soulignées: L’affaire SERAC[65] et l’affaire Kilwa[66].

Dans l’affaire SERAC, la plainte exposait que le gouvernement du Nigéria était directement impliqué dans l’exploitation du pétrole par le biais d’une société d’État, le Nigeria National Petroleum Company, laquelle était actionnaire majoritaire dans un Consortium avec Shell Petroleum Development Corporation. Les activités de ce consortium avaient causé de graves dommages à l’environnement et des problèmes de santé au sein de la population Ogoni du fait de la contamination de l’environnement[67]. La Commission a indiqué que :

[l]es gouvernements ont le devoir de protéger leurs citoyens, non seulement en adoptant des législations appropriées et en les appliquant effectivement, mais également en protégeant lesdits citoyens d’activités préjudiciables qui peuvent être perpétrées par les parties privées[68].

La Commission a reconnu expressément que les compagnies pétrolières avaient affecté de manière considérable le bien-être des Ogonis en violation des obligations de la Charte et des principes internationalement reconnus[69] et a exhorté le gouvernement nigérian à s’assurer qu’une compensation adéquate soit versée aux victimes des violations des droits ainsi violés.

Dans l’affaire Kilwa, un groupe du Mouvement révolutionnaire de libération du Katanga est entré dans la ville de Kilwa en République démocratique du Congo (RDC), ne s’est pas livré à une confrontation armée avec les militaires et les membres de la police locale, car ces derniers n’ont opposé aucune résistance. Cependant, la société Anvil Mining (société de droit australienne), soucieuse de protéger ses intérêts dans la ville, a mis à la disposition de la 62e brigade d’infanterie des forces armées de la RDC stationnées à Pweto du matériel logistique et des vivres, ainsi que de l’argent pour les aider à déloger le mouvement insurrectionnel. Au cours d’une offensive lancée par ces forces de défense, de graves violations des droits de l’homme ont été commises[70]. La référence explicite dans cette affaire à la responsabilité des entreprises[71] pour violation des droits garantis par la Charte marque clairement un développement positif[72].

Dans ces deux affaires, la Commission a clairement établi la distinction entre les obligations des États et des entreprises en matière des droits de l’homme en vertu de la Charte. Les obligations des États sont de deux ordres. Premièrement, il ressort de la jurisprudence SERAC que l’État a une obligation générale de protection. Cette obligation implique que l’État prenne toutes les mesures nécessaires pour se protéger des atteintes aux droits de l’homme commises par les tiers, y compris les entreprises[73]. Deuxièmement, les États sont tenus de faire respecter les droits de l’homme découlant de la Charte par les entreprises et les tenir pour responsables en cas de violation et les obliger de réparer. Dans l’affaire Kilwa, la Commission a explicitement demandé au gouvernement de la RDC de tenir Anvil Mining responsable et de réparer.

Les entreprises sont tenues de respecter le principe de la diligence raisonnable même si ultimement la responsabilité de réparer incombe à l’État. D’après la Commission, les entreprises ont des obligations vis-à-vis des titulaires des droits[74], elles trouvent leur base à l’article 27, paragraphe 2 de la Charte. Il s’agit d’obligations négatives et positives. Négativement, les entreprises ont une obligation directe basée sur le principe de « ne pas nuire » et une obligation indirecte articulée sur la mise en jeu de leur responsabilité du fait de leurs activités lorsque celles-ci ont causé des dommages ou ont eu pour effet de compromettre la jouissance des droits de l’homme protégés par la Charte[75]. Positivement les entreprises ont des obligations de responsabilités fiscales et de transparence en vertu des articles 21 et 24 de la Charte, des obligations d’information et de consultation des personnes impactées par leurs activités. Dans l’affaire Kilwa, la Commission a « souligné la nécessité et l’impératif juridique que les entités du secteur des industries extractives exercent leurs activités dans le respect des droits des communautés d’accueil. Elles devraient éviter de se livrer à des activités qui violent les droits des membres de la communauté dans leurs zones d’exploitation. Cela inclut la non-participation ou le non-soutien à la perpétration de violations des droits de l’homme et des peuples »[76]. Au-delà de l’obligation de respecter la diligence raisonnable qui incombe aux entreprises, celles-ci doivent contribuer à la réparation accordée aux victimes. En ce sens, à la suite de la décision Kilwa, la Commission a adressé une lettre à la Anvil Mining Company lui demandant de reconnaitre sa responsabilité par une déclaration publique et de contribuer à la réparation accordée par la Commission aux victimes de violations[77].

Certaines législations nationales africaines n’hésitent d’ailleurs pas à imposer directement aux entreprises la diligence raisonnable en matière des droits de l’homme.

2. Certaines législations nationales tiennent les acteurs privés responsables de leurs violations des droits de l’homme

Deux législations nationales particulières, tiennent directement responsables les acteurs privés de leurs violations des droits de l’homme. Il s’agit des législations kényane et tanzanienne[78]. Ces deux États ont intégré dans leur droit des sociétés la diligence raisonnable en matière des droits de l’homme.

Le Kenya est l’un des premiers pays africains à avoir intégré les exigences du devoir de vigilance dans son corpus normatif. Ce pays a pris des mesures en vue de mettre en oeuvre les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux droits de l’homme. Ces mesures ont trait aux dispositions législatives et réglementaires avec des obligations contraignantes d’une part et au plan d’action contenant des obligations souples d’autre part.

Au niveau législatif et réglementaire, quatre textes en lien avec le devoir de vigilance ont été adoptés au Kenya. Le State Corporations Act de 1986 dans sa version révisée de 2012[79] et le Code of Governance for State Corporations[80]. Ils renforcent la transparence, mettent l’accent sur l’obligation de rendre compte dans la gouvernance d’entreprise et la parité de genre dans le conseil d’administration. La législation relative au marché public de 2015[81] oblige les entreprises soumissionnaires de respecter les règles relatives au devoir de vigilance en matière des droits de l’homme[82]. Le Community Land Act[83], législation foncière adoptée en 2016, met l’accent sur le principe du consentement préalable, libre et éclairé entre investisseurs et communautés dans l’hypothèse où un projet d’investissement d’envergure est de nature à affecter les droits des peuples autochtones et leur environnement.

Le gouvernement du Kenya a élaboré un plan d’action national sur les entreprises et les droits de l’homme[84]. Ce plan concerne les entreprises opérant dans plusieurs secteurs d’activités. Le Micro and Small Enterprises Authority placé sous l’égide du ministère kényan de l’Industrie, du commerce et des coopératives diffuse les instruments relatifs aux principes directeurs des Nations Unies auprès des petites et moyennes entreprises et supervise l’implémentation de la politique gouvernementale en la matière[85]. Le plan de vigilance du Kenya touche également le secteur des droits sociaux. À cet égard, la mention doit être faite de l’augmentation du salaire minimum en 2017[86] et l’édiction des mesures visant à lutter contre le travail des enfants. Elles concernent l’adoption du National Policy on Elimination of Child Labour de 2016 et la création du Child Protection Unit dans la police kényane[87].

3. Revue des législations minières africaines pertinentes en l’espèce

L’accroissement exponentiel de l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles sur le continent africain présente des risques réels d’atteinte aux droits de l’homme et à l’environnement[88]. De ce point de vue, le secteur minier a été l’un des premiers champs au sein desquels un « devoir de diligence » a été évoqué de manière expresse[89]. Certains pays africains ont dès lors modifié leur législation minière. Le mouvement de renouvèlement[90] se situe à partir des années 2012, il a pour but d’améliorer la gouvernance dans ce secteur et de l’arrimer aux standards internationaux en la matière.

Bien que le devoir de vigilance ne figure pas expressis verbis dans ces textes, on y retrouve des règles qui s’apparentent à son régime. En effet, certains codes miniers africains, sans parler du devoir de vigilance, obligent les entreprises opérant dans le secteur minier à protéger les droits de l’homme et l’environnement. Le contenu des droits de l’homme concernés ainsi que l’étendue des obligations environnementales y sont singuliers. Tout comme les mécanismes de contrôle et de sanctions.

En effet, certaines législations minières africaines édictent à l’encontre des entreprises opérant dans le secteur l’obligation de respecter les droits de l’homme. Ainsi l’article 5 du Code minier du Gabon[91] dispose « la politique nationale du secteur minier a pour fondement [entre autres] le respect des droits de l’homme impactés par les activités minières [et] la responsabilité sociale des opérateurs ». Le Code minier du Sénégal[92] indique en des termes quasi identiques que tout titulaire de titre minier a l’obligation de respecter et de protéger les droits humains dans les zones affectées par les opérations minières[93]. Plusieurs législations minières africaines obligent les entreprises opérant dans le secteur minier à protéger la santé, la sécurité, l’hygiène, la sureté des populations, des travailleurs de la mine et des biens, tel est le cas du Code minier du Cameroun[94]. La même obligation est inscrite dans le Code minier de la Guinée[95], du Gabon[96] et du Burkina Faso[97]. L’article 64 de la législation minière du Gabon pose le principe de l’interdiction de l’utilisation de la main-d’oeuvre n’ayant pas atteint la majorité civile dans les activités minières artisanales. L’interdiction du travail des enfants dans les mines et carrières est également présente dans la législation minière de la Guinée[98] et du Burkina Faso[99].

Le souci de la protection de l’environnement est au coeur de certaines législations minières africaines. À ce titre l’exploitation des ressources minières est subordonnée à des études d’impact environnemental, une étude de dangers et des risques et un plan de gestion environnementale et sociale pour la fin de l’exploitation[100]. Dans le même sens, le titulaire d’un permis d’exploitation minière est tenu de mettre en oeuvre des mesures de réhabilitation, de restauration et de fermeture des sites miniers y compris l’enlèvement des usines et de carrière pour que ces sites retrouvent leur état stable et sécurisant antérieur[101]. En tout état de cause le titulaire du permis d’exploitation minière est tenu de réparer les dommages causés à l’environnement en cas de retrait[102].

Le principe de la transparence dans le secteur minier est prégnant dans plusieurs législations minières africaines. À ce titre, il est généralement indiqué dans ces textes que tout titulaire de titre minier ou d’autorisation, tout intervenant dans la commercialisation sont tenus de se conformer aux engagements internationaux pris par les États africains et applicables à leurs activités pour l’amélioration de la gouvernance dans le secteur minier, notamment ceux relatifs au processus de Kimberley et à l’ITIE[103]. Le code guinéen va plus loin en définissant des stratégies pour s’assurer du respect de l’interdiction de la corruption[104] et en sanctionnant de manière spécifique le pot-de-vin[105].

Certaines législations minières africaines recourent au mécanisme de surveillance administrative pour assurer le respect par les entreprises des règles édictées en la matière et prévoient des sanctions essentiellement pénales. Les systèmes miniers africains définissent les règles relatives au contrôle et à la surveillance de l’exploitation des mines[106]. L’exploitation minière ne fait pas souvent l’objet d’un contrôle des autorités locales, mais celui des autorités centrales[107]. Au Cameroun, la surveillance et le contrôle des activités minières sont assurés par les fonctionnaires, les inspecteurs et inspecteurs adjoints assermentés du ministère responsable des mines et les autres administrations compétentes ou de tout organisme dûment mandaté[108]. Les autorités administratives ainsi désignées ont le pouvoir de transiger avec les entreprises minières auteurs de la violation de certaines dispositions de la législation minière[109]. La transaction intervenue en cas de manquement à la législation minière cohabite avec l’instauration des sanctions pénales dans certains cas[110]. Dans cette perspective, certaines législations minières africaines consacrent la responsabilité pénale des personnes morales[111].

Comme on le voit, certains instruments juridiques africains de nature contraignante contiennent des dispositions obligeant les entreprises à respecter les droits de l’homme et l’environnement lesquelles s’apparentent aux exigences du devoir de vigilance. Ces instruments de droit positif cohabitent avec ceux de droit souple.

B. Les instruments juridiques de droit souple

L’UA, consciente de l’impact de plus en plus fort de l’activité des entreprises sur les droits de l’homme et l’environnement, en l’absence de l’existence d’une convention africaine contraignante sur la question, a adopté certaines résolutions sectorielles à l’instar de la Résolution de Niamey visant à garantir le respect de la Charte dans le secteur des industries extractives (1), la Résolution sur les industries extractives et les droits fonciers des populations et communautés autochtones en Afrique (2). La Commission a également, dans le cadre de ses prérogatives découlant de la Charte, fait des observations générales sur les obligations des États de réguler les acteurs privés (3).

1. La résolution de Niamey visant à garantir le respect de la Charte Africaine dans le secteur des industries extractives

La Résolution de Niamey[112], adoptée à la 60e session ordinaire de la Commission tenue du 8 au 22 mai 2017 à Niamey dans la perspective des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, met l’accent sur l’idée que les entreprises ont des obligations de diligence et de protection élevées en matière des droits de l’homme en application des articles 21, 27 et 29 de la Charte[113]. La Résolution de Niamey intervient un an après l’adoption par la Commission de la Résolution sur l’élaboration des lignes directrices pour la soumission de rapports d’État en ce qui concerne les industries extractives[114]. Cette dernière résolution édicte les principes de l’établissement des rapports d’État en vertu des articles 21 et 24 de la Charte relatifs aux industries extractives, les droits de l’homme et l’environnement[115].

D’après la Résolution de Niamey, les entreprises opérant dans les industries extractives ont l’obligation juridique de respecter les droits énoncés dans la Charte. Cette résolution promeut la transparence des conditions des contrats de concession, la protection de l’environnement, donne aux communautés impactées et autres personnes touchées par l’exploitation minière les moyens de s’informer et de prendre en compte leurs préoccupations. À cet égard, la Résolution de Niamey demande aux États de légiférer sur les mesures spécifiques à prendre par l’entreprise, pour s’assurer que ces communautés d’accueil soient incluses dans tous les processus décisionnels les concernant; que, si leurs moyens de subsistance ou leur environnement s’en voient affectés, qu’elles en soient indemnisées de manière adéquate; de prévoir des responsabilités civiles et pénales pour les sociétés, y compris les sociétés de sécurité privées employées par les industries extractives pour violations des droits de l’homme[116].

2. La résolution sur les industries extractives et les droits fonciers des populations et communautés autochtones en Afrique

À sa 69e session ordinaire organisée virtuellement du 15 novembre au 5 décembre 2021, la Commission a adopté la Résolution sur les industries extractives[117]. Cette résolution met l’accent sur quatre points novateurs dans le champ juridique africain relativement aux industries extractives. Elle sauvegarde les droits ancestraux des peuples autochtones, institue l’obligation de consultation des communautés autochtones, étend le champ de l’évaluation d’impact et améliore l’accès des victimes au recours.

En premier lieu, la Résolution 490 (LXIX) 2021 a le souci de la sauvegarde des droits ancestraux des peuples autochtones. On sait que les peuples autochtones ont des droits naturels sur les terres qu’ils occupent du fait de l’antériorité de leur installation. Ils y ont développé un mode de vie singulier, lequel fait partie de leur identité. De ce point de vue, la nécessité de la sauvegarde de ces droits ancestraux est un impératif. Ailleurs, ils font l’objet d’une constitutionnalisation et priment sur les régimes miniers[118]. C’est pourquoi la Résolution 490 exhorte les États à adopter des politiques et des lois qui sauvegardent les droits des populations et communautés autochtones à la propriété et au contrôle coutumier de leurs terres et reconnaissent le mode de vie des populations autochtones[119].

Deuxièmement, dans la plupart des législations minières modernes, l’obligation de consultation est une règle cardinale[120]. Au-delà de la consultation, les législations régissant l’octroi des concessions minières devraient intégrer en leur sein le principe du consentement libre, préalable et éclairé[121]. La question, de l’identité de la partie autochtone ayant la capacité de donner le consentement libre, préalable et éclairé au nom des peuples autochtones, peut se poser en pratique face au silence de la Résolution 490.

Troisièmement, il est admis de manière traditionnelle que l’exploitation de tout projet minier passe par le préalable d’une étude d’impact environnemental. La Résolution 490 ne limite pas une telle étude uniquement à l’impact environnemental. De fait, elle étend le champ de cette étude. De ce point de vue, une évaluation de l’impact social, culturel, économique et sur les droits de l’homme doit être menée avant la mise en oeuvre de toute activité extractive sur les terres des communautés autochtones. La Résolution 490 indique qu’une telle évaluation doit être participative.

Quatrièmement, le souci d’améliorer l’accès des peuples et communautés autochtones à la justice est au coeur de la Résolution 490. On sait que les questions de la responsabilité des entreprises et d’accès à des voies de recours pour les victimes sont intimement liées[122]. Consciente de ces enjeux, la Commission cherche à faciliter l’accès des peuples autochtones à la justice de deux manières. D’abord, elle exhorte les États à consacrer des ressources humaines, financières et techniques adéquates aux institutions nationales de défense des droits de l’homme et à accroitre leur capacité à surveiller et à prendre en charge efficacement les impacts des activités des industries extractives sur les droits des populations/communautés autochtones. Ensuite, elle exhorte les États à mener des campagnes de sensibilisation, en collaboration avec les parties prenantes concernées, afin d’accroitre la capacité des populations et communautés autochtones à accéder aux recours juridiques et non juridiques à leur disposition.

3. L’observation générale de la Commission sur les obligations des États de réguler les acteurs privés intervenant dans la fourniture de services sociaux

L’observation générale sur les obligations des États de réguler les acteurs privés intervenant dans la fourniture de services sociaux (ci-après observation) est un projet de la Commission. Il s’inscrit dans le contexte de l’adoption de la Résolution 434[123] « sur la nécessité d’élaborer des normes relatives aux obligations des États de réguler les acteurs privés intervenant dans la fourniture de services sociaux ». Ce projet est mené en application de l’article 45(1) a de la Charte qui donne mandat à la Commission de mener des études et des recherches sur les problèmes africains dans le domaine des droits de l’homme et des peuples. Bien que l’observation générale soit encore au stade de la consultation publique, la note explicative, issue de la première phase du processus de rédaction, établie par la Commission, contient des indications importantes sur la position de cette institution sur la question du devoir de vigilance des entreprises en matière des droits de l’homme.

L’obligation de diligence raisonnable en matière des droits de l’homme fait l’objet d’un développement particulier dans l’observation générale de la Commission. L’observation souligne d’emblée que la diligence raisonnable obligatoire en matière des droits de l’homme est devenue de plus en plus l’épine dorsale de la conformité des acteurs privés au droit international relatif aux droits de l’homme[124]. Elle indique que pour s’acquitter de leur devoir de diligence raisonnable, les entreprises doivent prendre des mesures globales et proactives pour découvrir les risques pour les droits de l’homme, réels et potentiels, tout au long du cycle de vie de leurs opérations, pour identifier les risques, les prévenir et les atténuer lorsqu’ils existent[125]. Selon l’observation générale, le devoir de vigilance comporte quatre éléments clés. Premièrement, l’entreprise doit faire des études d’impact sur les droits humains pour identifier et évaluer les dommages réels ou potentiels causés par ses activités ou qui peuvent être directement liés à ses opérations. Deuxièmement, l’entreprise doit intégrer les résultats de l’évaluation de l’impact sur les droits humains dans toutes ses opérations, en prenant les mesures appropriées en fonction de son implication dans l’impact. Troisièmement, l’entreprise doit suivre l’efficacité des mesures et des processus pour faire face aux impacts négatifs sur les droits humains afin de savoir s’ils fonctionnent. Quatrièmement, l’entreprise doit communiquer au public exactement comment ces impacts sont traités tout en démontrant aux parties prenantes et aux victimes en particulier qu’il existe des politiques adéquates pour appliquer le respect des droits humains dans la pratique[126].

L’observation indique sept mesures à mettre en oeuvre par les entreprises pour respecter ces quatre éléments. Il s’agit d’établir des mécanismes des droits de l’homme qui évaluent régulièrement tout impact négatif que leurs opérations, pratiques, services et produits peuvent avoir sur les droits de l’homme et des peuples ; intégrer les conclusions de leurs évaluations d’impact dans la culture, la gestion et le fonctionnement de l’entreprise ; consulter les groupes concernés et fournir des plateformes pour une participation significative avant, pendant et après le cycle du projet ; divulguer des informations financières et opérationnelles au public d’une manière accessible et transparente, conformément aux lois pertinentes sur la liberté d’information ; payer leur juste part d’impôts ; respecter les droits des travailleurs et s’abstenir d’imposer ou de faciliter des politiques qui annuleraient ou compromettraient la capacité de l’État à s’acquitter de ses obligations internationales en matière de droits de l’homme[127]. Il convient de souligner que les cinq premières mesures sont inspirées des Principes Ruggie[128] tandis que les deux dernières trouvent leur source à l’article 29(6) de la Charte et du principe 76 des Principes d’Abidjan[129].

L’observation générale s’inscrit dans la perspective d’autres instruments juridiques africains sous étude dont l’adoption projetée contient des dispositions expresses relatives aux exigences du devoir de vigilance des entreprises.

II. Les instruments juridiques africains sous étude et dont l’adoption est projetée qui contiennent des dispositions expresses relatives aux exigences du devoir de vigilance des entreprises

Au niveau de l’UA, plusieurs instruments juridiques projetés contiennent expressément des dispositions relatives aux exigences du devoir de vigilance des entreprises, l’analyse de leur ampleur (A) permet de déceler les grandes lignes de la conception africaine du devoir de vigilance (B).

A. L’ampleur des projets de l’UA en rapport avec les exigences du devoir de vigilance

Certains projets développés au sein du GTIE (2) et surtout le Projet de plan décennal 2020-2030 sur l’éradication du travail des enfants, du travail forcé, de la traite des êtres humains et de l’esclavage moderne en Afrique (1) contiennent des dispositions relatives au devoir de vigilance.

1. Le projet de plan décennal pour l’éradication du travail des enfants, du travail forcé, de la traite des êtres humains et de l’esclavage moderne en Afrique (2020-2030)

Le Projet de plan décennal pour l’éradication du travail des enfants, du travail forcé, de la traite des êtres humains et de l’esclavage moderne en Afrique (2020-2030) (ci-après « Projet »)[130] est un plan d’action conçu dans le cadre de la mise en oeuvre de l’agenda 2063. Il vise à aider toutes les parties prenantes à l’échelle du continent à déployer des efforts pour la réalisation de l’objectif de développement durable (ci-après « ODD ») 8.7. On sait que la cible 8.7 appelle tous les pays à :

prendre des mesures immédiates et efficaces pour supprimer le travail forcé, mettre fin à l’esclavage moderne et à la traite des êtres humains, interdire et éliminer le travail des enfants sous toutes ses formes, y compris le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, et d’ici à 2025, mettre fin au travail des enfants sous toutes ses formes.

D’autres cibles de l’ODD 8 qui vise à « promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous » s’appliquent également à la cible 8.7. De l’avis du projet, les fléaux abordés par l’ODD 8.7 sont interdépendants[131]. À titre d’illustration, le Projet souligne que le travail forcé est souvent motivé par la traite des êtres humains et les quatre pratiques ont les mêmes causes profondes[132]. Bien plus, ces injustices sociales sont souvent liées aux violations d’autres droits fondamentaux à l’instar de la non-discrimination, la liberté d’association, le droit de négociation collective pour de meilleurs salaires et conditions de travail ainsi que des protections en cas de violence, d’abus et de harcèlement[133]. Dès lors, le projet estime qu’il est nécessaire d’adopter une approche holistique pour faire en sorte que la politique et la réglementation soient coordonnées de manière globale au lieu d’être traitées séparément.

Le plan d’action décennal du Projet est guidé par des valeurs inhérentes aux instruments et cadres politiques continentaux et internationaux qui lui servent de fondement. À cet égard 10 principes directeurs[134] ont été identifiés, le 10e a trait à la diligence raisonnable. En vertu de ce principe

les parties prenantes du monde des affaires veillent à observer le principe de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme afin d’éviter tout impact négatif sur les droits de l’homme du fait de leurs activités ou pouvant être directement liés aux produits ou services de leurs relations commerciales. Les gouvernements doivent définir des obligations en matière de diligence raisonnable afin de s’assurer que les sociétés privées agissent conformément aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies ou à d’autres instruments internationaux[135].

Sur le plan des stratégies, le projet indique qu’il est de la responsabilité des États d’adopter des instruments juridiquement non contraignants et promouvoir leur mise en oeuvre à l’instar des principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme[136].

2. Les projets développés au sein du GTIE

Le GTIE a reçu de la Commission, la mission d’entreprendre des recherches sur l’impact des industries extractives en Afrique dans le contexte de la Charte. Dans le cadre de l’accomplissement de cette mission, le GTIE a mené plusieurs activités, dont deux ont un lien direct avec la question du devoir de vigilance des entreprises en matière des droits de l’homme et de l’environnement. Il s’agit de l’étude approfondie sur les industries extractives, l’environnement et les droits de l’homme et la participation au processus d’élaboration d’un traité contraignant des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme[137].

Par rapport à la première activité, sur la base d’un constat élémentaire suivant lequel le pouvoir des industries extractives en Afrique est en pleine croissance, tandis que les impacts négatifs de leurs activités sur les droits de l’homme et l’environnement sont non réglementés ou mal réglementés sur le continent[138], le GTIE a entrepris des études en vue d’établir que les entreprises extractives sont tenues en vertu de la Charte de prévenir et de réparer les impacts de leurs activités sur les droits de l’homme et l’environnement. En ce sens, le GTIE a élaboré, les lignes directrices et principes d’établissement des rapports d’État en vertu des articles 21 et 24 de la Charte, que la Commission a adopté en octobre 2018[139]. Les lignes directrices reconnaissent pour les entreprises en général non seulement l’obligation de respecter les droits de l’homme mais aussi et surtout spécialement pour les entreprises extractives des obligations légales positives comme négatives de transparence, d’information, de consultation des peuples et de contribution au développement des communautés affectées par les opérations minières. En d’autres termes, d’après les lignes directrices, il existe des obligations légales positives comme négatives, non seulement pour les États, mais également pour les entreprises intervenant dans les industries extractives, qui vont au-delà des normes de responsabilité sociale des entreprises volontaires[140].

S’agissant de la seconde activité, dans le cadre de sa participation au processus d’élaboration d’un traité contraignant des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, le GTIE a élaboré une note consultative au groupe des pays Africains à Genève sur l’instrument juridiquement contraignant visant à réglementer le droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises[141]. Le GTIE indique dans cette note consultative que:

While it is the duty and primary responsibility of States to protect human rights and ensure that companies do not violate them, it is also the responsibility of business enterprises, as entities whose operations carry major social, economic and environmental impacts, to put in place measures that ensure respect for human rights and to contribute positively to the realization of the right to development[142].

La note consultative du GTIE au-delà de mettre en lumière le devoir de vigilance des entreprises fournit des indices précieux de la conception africaine du devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

B. La conception africaine projetée du devoir de vigilance des entreprises en matière des droits de l’homme et de l’environnement

Lorsque l’on analyse la plupart des instruments juridiques africains, deux idées majeures émergent sur la perception du devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. D’abord l’Afrique affirme son attachement aux Principes Ruggie (1). Ensuite, l’Afrique va au-delà de ces principes, les contextualise en vue de les adapter aux réalités locales (2) toute chose sujette à critique (3).

1. L’attachement aux principes Ruggie

La quasi-totalité des instruments juridiques africains actuels et projetés relatifs au devoir de vigilance affirme l’attachement aux principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies ou d’autres instruments internationaux[143]. Ainsi les entreprises doivent respecter les droits de l’homme et prévenir les atteintes aux droits de l’homme. Cette obligation est formulée dans le Rapport de John Ruggie[144] au principe 11[145].

Le principe 19 décline les paramètres de la diligence raisonnable tandis que les principes 18 et 19 en décrivent les principales composantes[146]. L’entreprise peut se doter de tous les moyens nécessaires et prendre toutes les précautions utiles, exercer néanmoins une incidence négative sur les droits de l’homme qu’elle n’a pas pu empêcher. En pareille hypothèse, le principe 22 indique qu’elle devrait prévoir des mesures de réparation ou collaborer à leur mise en oeuvre suivant des procédures légitimes[147].

La conception africaine du devoir de vigilance intègre tous les principes ci-dessus déclinés. En effet, l’observation générale de la Commission sur les obligations des États de réguler les acteurs privés indique que:

pour mettre en oeuvre les quatre éléments de la diligence raisonnable, les acteurs privés doivent a) établir des mécanismes des droits de l’homme qui évaluent régulièrement tout impact négatif que leurs opérations, pratiques, services et produits peuvent avoir sur les droits de l’homme et des peuples, b) intégrer les conclusions de leurs évaluations d’impact dans la culture, la gestion et le fonctionnement de l’entreprise, c) consulter les groupes concernés et fournir des plateformes pour une participation significative avant, pendant et après le cycle du projet, d) divulguer des informations financières opérationnelles au public d’une manière accessible et transparente, conformément aux lois pertinentes sur la liberté d’information, e) payer leur juste part d’impôts, f) respecter les droits des travailleurs et g) s’abstenir d’imposer ou de faciliter des politiques qui annuleraient ou compromettraient la capacité de l’État à s’acquitter de ses obligations internationales en matière de droits de l’homme[148].

2. Le dépassement des principes Ruggie par la prise en compte des principes de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et des réalités locales

La conception africaine du devoir de vigilance des entreprises ne se limite pas uniquement à celle des principes directeurs, elle intègre la prise en compte des principes de la Charte et tient compte des réalités locales. De ce point de vue, dans la perspective africaine, le champ d’application du devoir de vigilance, les droits des victimes sont singuliers en Afrique.

Premièrement, le GTIE estime que le champ d’application du devoir de vigilance devrait être plus large. Les petites et les moyennes entreprises ne devraient pas être exclues des obligations des entreprises en matière des droits de l’homme. Le GTIE justifie l’inclusion de cette catégorie d’entreprises par l’idée que les victimes subissent les abus des entreprises en matière des droits de l’homme de la même manière quel que soit la taille de l’entreprise en cause qu’elle soit grande, moyenne ou petite. De l’avis du GTIE s’il est admis que certaines sociétés mères agissent à travers leur succursale, filiale, sous-traitants lesquels peuvent être de moyennes ou petites tailles, il est logique que toutes ces entités soient comptables de leurs violations des droits de l’homme avec cette particularité que les grandes entreprises avec leurs impacts plus importants, peuvent être soumises à des exigences plus strictes.

Deuxièmement, les droits des victimes sont particulièrement envisagés en lien avec le devoir de vigilance dans le sens de leur accès à des recours. De ce point de vue le GTIE, dans la note consultative au Groupe des pays africains à Genève[149], tout en réaffirmant son attachement à l’institution d’un mécanisme de réparation entendue au sens du Rapport de John Ruggie comme « toute procédure judiciaire ou non judiciaire courante relevant ou non de l’État par laquelle des réclamations concernant des atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises peuvent être déposées et des recours formés »[150] décline ses compétences minimales. De l’avis du GTIE, le processus de nominations des membres du mécanisme doit être placé sous le sceau de la spécificité et de la transparence de manière à éviter un conflit d’intérêts entre les membres nommés. Le mécanisme doit avoir le pouvoir de recevoir des plaintes aussi bien des individus que des groupes. Le mécanisme doit être en mesure de requérir des informations aussi bien aux entreprises qu’à l’État et ses démembrements, incluant des missions d’enquête. Le mécanisme doit être capable de recueillir la comparution des entreprises. Le mécanisme doit être en mesure de déterminer la réparation adéquate pour les victimes. L’originalité des propositions du GTIE s’apprécie en lien avec les critères d’efficacité du mécanisme tels que systématisés dans les Principes Ruggie. Ils sont au nombre de huit : la légitimité fondée sur la confiance des acteurs; l’accessibilité fondée sur la communication aux acteurs ; la prévisibilité basée sur la clarté de la procédure ; l’équité basée sur un accès égal aux sources d’information; la transparence fondée sur l’information suffisante des parties ; la compatibilité de l’issue des recours avec les droits de l’homme; l’apprentissage permanent en vue d’améliorer le mécanisme et prévenir les réclamations et atteintes futures; la participation et le dialogue concernant les moyens d’examen et de solution des plaintes[151].

Les mérites de l’approche africaine du devoir de vigilance des entreprises peuvent être améliorés.

3. Analyse critique de la conception africaine projetée du devoir de vigilance des entreprises et regard positif sur les avancées existantes

La conception africaine du devoir de vigilance a le mérite de ne pas se limiter exclusivement à l’obligation des entreprises de « respecter les droits de l’homme » mais également de respecter les droits collectifs des peuples, notamment le droit de disposer librement des richesses et des ressources naturelles garanties au titre de l’article 21 de la Charte. Le concept de développement durable, notion mettant en lumière l’interdépendance entre le développement, l’environnement et les droits de l’homme, apparaît en filigrane dans la conception africaine du devoir de vigilance. Au-delà de ces mérites, la conception projetée du devoir de vigilance africaine devrait partir des différents instruments juridiques existants aussi bien au niveau international que national pour être à la fois novateur et singulier. À cet égard plusieurs pistes peuvent être explorées. Elles ont trait au champ d’application, à la nature des obligations, aux modalités de mise en oeuvre du devoir de vigilance, aux modalités de contrôle et de sanction.

S’agissant du champ d’application, contrairement à certains instruments juridiques qui imposent le devoir de vigilance uniquement aux entreprises d’une certaine taille[152] en excluant dans la plupart les petites, la conception projetée africaine est beaucoup plus ambitieuse et réaliste. Dans la perspective africaine, les grandes entreprises ainsi que les petites et moyennes entreprises devraient être astreintes au respect du devoir de vigilance. La configuration de l’économie africaine, dominée par les entreprises opérant aussi bien dans le secteur formel et informel, milite en faveur de ce qu’aucune entreprise ne soit exclue du champ d’application du devoir de vigilance. Ainsi, la réglementation du devoir de vigilance en Afrique devrait intégrer l’hypothèse que toutes les entreprises soient concernées. Une telle conception aura le mérite de partager le poids des obligations de vigilance entre société mère et chaine de valeur en faisant en sorte que chaque entité puisse prendre à son niveau des mesures pour éviter d’impacter négativement les droits de l’homme et des peuples. Elle éviterait également l’exclusion de certaines entreprises du devoir de vigilance[153]. Ainsi toutes les entreprises opérant dans n’importe quel secteur d’activité, y compris les institutions financières, les banques seraient concernées. Elle s’appliquerait dès lors que l’entreprise est basée en Afrique ou bien qu’installée dans des pays tiers, réalise son chiffre d’affaires en Afrique.

Relativement à la nature des obligations, alors que certains instruments internationaux actuels limitent la diligence raisonnable à certains droits de l’homme[154], la conception africaine a le mérite d’élargir le devoir de vigilance des entreprises non seulement aux droits de l’homme, à l’environnement, mais aussi et surtout au droit des peuples. La spécificité de la notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, élément majeur de la conception africaine de la diligence raisonnable, ne peut être mise en évidence qu’en lien avec le contexte politique et historique de l’adoption de la Charte, seul instrument régional de protection des droits de l’homme à consacrer expressément le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes. En effet, les conséquences néfastes de l’exploitation coloniale ont marqué les rédacteurs de la Charte dans la formulation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il s’est alors agi d’appeler l’attention des gouvernements africains sur le fait que pendant la période coloniale l’exploitation des ressources naturelles et humaines de l’Afrique s’est faite au profit des puissances étrangères, privant les Africains de leurs droits inaliénables et de leurs terres[155]. De ce point de vue, le souci d’élimination de toute forme d’exploitation économique étrangère dans le but de permettre à la population de chaque pays africain de bénéficier pleinement des avantages provenant de ses ressources nationales est au coeur du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes au sens de la Charte[156]. Ainsi, le contenu du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes est développé de manière particulière dans la Charte. Alors que dans le Pacte international relatif aux droits économique, sociaux et culturels (ci-après PIDESC), en vertu de ce droit, les peuples déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel[157], à ce titre les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et leurs ressources naturelles, dans la Charte le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes est beaucoup plus détaillé. Ainsi la Charte indique que ce droit est exercé dans l’intérêt exclusif des populations, en aucun cas le peuple ne doit en être privé. La Charte met un accent particulier sur la nécessité d’une légitime récupération et une indemnisation adéquate en cas de spoliation.

S’agissant des droits de l’homme concernés, actuellement la conception africaine intègre, outre la Charte, mais aussi et surtout le droit international des droits de l’homme dans la perspective des Principes Ruggie[158]. À la suite il serait indiqué d’y inclure l’expression « tout instrument juridique international pertinent relatif aux droits de l’homme ». Les enseignements de l’affaire Kilwa révèlent que le caractère limitatif des instruments internationaux des droits de l’homme peut conduire les entreprises à échapper à l’obligation de diligence. Il parait dès lors nécessaire d’adopter une conception large, y compris les conventions internationales relatives aux crimes internationaux. Au-delà de ce mérite d’avoir une conception large des atteintes à l’environnement en faisant une distinction nette entre changement climatique avec ses conséquences traitées par les négociations internationales et les États et les risques environnementaux. Elle devrait donc intégrer aussi bien le risque environnemental que le risque climatique[159].

En rapport avec les modalités de mise en oeuvre, le recours aux six étapes définies dans le guide de l’OCDE sur le devoir de vigilance dans les politiques d’entreprises[160] peut s’avérer précieux. Les entreprises devraient également être tenues de communiquer toutes les informations sur le processus de mise en oeuvre du devoir de vigilance, ses résultats ainsi que ses objectifs, tel que le suggère la Commission nationale consultative des droits de l’homme de France[161].

Enfin, la conception africaine du devoir de vigilance devrait mettre l’accent sur les modalités de contrôle, l’accès des victimes aux voies de recours et à la réparation. Le contrôle du respect par les entreprises du devoir de vigilance doit être fait, de manière complémentaire et non concurrente de l’encadrement judiciaire, par une autorité administrative[162]. L’efficacité du devoir de vigilance est tributaire de l’existence de recours effectif. Cela suppose que la conception africaine projetée devrait intégrer l’existence d’une voie de recours judiciaire avec possibilité de mise en oeuvre de la responsabilité pénale et civile des entreprises fautives. Dans le même sens, la médiation et la transaction devraient être exclues[163]. Les formes de voies de recours mentionnées dans les Principes Ruggie ne font nullement allusion à la médiation ou à la transaction[164]. La voie judiciaire est fondamentale dans la dynamique de mise en oeuvre du devoir de vigilance. Elle s’avère efficace par rapport aux modes alternatifs de règlement de différends. Le recours à la voie judiciaire participe du processus de durcissement du devoir de vigilance dans la perspective de son effectivité. La voie judiciaire en ce qu’elle se caractérise par la publicité des débats et l’égalité entre les parties est transparente pour les victimes par rapport aux solutions fondées sur la médiation et la transaction caractérisées par l’opacité qui peuvent susciter la suspicion au sein de l’opinion[165]. À titre comparatif la voie judiciaire est au coeur du devoir de vigilance dans son acception française[166]. Vu sous cet angle l’institution d’autres mécanismes devrait être complémentaire et non concurrente de la voie judiciaire.

Le droit à la réparation des victimes devrait être renforcé en faisant basculer la charge de la preuve des victimes vers les entreprises.

***

Le devoir de vigilance n’est pas inconnu dans les instruments juridiques africains. Ces derniers contiennent des dispositions qui s’y apparentent et des dispositions expresses y faisant référence. L’analyse des instruments juridiques africains met en lumière deux constats majeurs. D’abord, l’Afrique affirme son attachement au devoir de vigilance tel que formulé dans les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme[167]. Ensuite, l’Afrique va au-delà du devoir de vigilance figurant dans les principes onusiens, le contextualise en vue de l’adapter aux réalités locales. Ainsi, selon la conception africaine du devoir de vigilance, les grandes entreprises, les petites et les moyennes doivent être concernées. Le devoir de vigilance tel qu’issu des instruments juridiques africains ne se limite exclusivement pas à l’obligation des entreprises de « respecter les droits de l’homme », il s’étend également à l’obligation de respecter les droits collectifs des peuples, notamment le droit de disposer librement des richesses et des ressources naturelles garantis au titre de l’article 21 de la Charte. Le concept de développement durable, notion mettant en lumière l’interdépendance entre le développement, l’environnement et les droits de l’homme, apparaît en filigrane dans la conception africaine du devoir de vigilance. Le devoir de vigilance africain est ambitieux sur la question des droits des victimes. Au-delà de ces mérites, la conception africaine projetée du devoir de vigilance devrait partir des différents instruments juridiques existants aussi bien au niveau international que national pour être à la fois novateur et singulier. À cet égard, la réglementation du devoir de vigilance en Afrique devrait intégrer l’hypothèse que toutes les entreprises soient concernées. Une telle conception aura le mérite de partager le poids des obligations de vigilance entre société mère et chaine de valeur en faisant en sorte que chaque entité puisse prendre à son niveau des mesures pour éviter d’impacter négativement les droits de l’homme et les communautés. Elle éviterait également l’exclusion de certaines entreprises du devoir de vigilance. Ainsi toutes les entreprises opérant dans n’importe quel secteur d’activité, y compris les institutions financières, les banques seraient concernées. Elle s’appliquerait dès lors que l’entreprise est basée en Afrique ou bien qu’installée dans des pays tiers, réalise son chiffre d’affaires en Afrique. S’agissant des droits de l’homme concernés, actuellement la conception africaine intègre outre la Charte mais aussi et surtout, le droit international des droits de l’homme dans la perspective des Principes Ruggie, il serait indiqué d’y inclure l’expression « tout instrument juridique international pertinent relatif aux droits de l’homme ». Le devoir de vigilance africain devrait avoir une conception large des atteintes à l’environnement en intégrant aussi bien le risque environnemental que le risque climatique. En fin le renforcement du droit à la réparation des victimes pour plus d’efficacité devrait faire basculer la charge de la preuve des victimes vers les entreprises. L’effectivité de ces aménagements nécessite, l’adoption d’un instrument juridique africain véritablement contraignant. L’aboutissement du projet de l’UA sur la question des entreprises et des droits de l’homme s’avère nécessaire.