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L’invasion de l’Ukraine par la Russie a d’ores et déjà créé un tumulte intellectuel considérable autour des questions de responsabilité qu’elle soulève. Comment concevoir cette responsabilité d’une manière qui soit à la hauteur de l’enjeu et des attentes ?

Pour certains, la responsabilité pour la guerre et pour les atrocités qu’elle a provoquées, notamment des crimes de guerre, mais également des crimes contre l’humanité[1], est avant tout celle de son président, Vladimir Poutine[2]. De nombreux autres individus sont par ailleurs associés aux crimes commis en Ukraine, qu’il s’agisse de simples exécutants accusés et poursuivis pour la commission de crimes de guerre ou encore de généraux ou politiciens soupçonnés d’en avoir donné l’ordre ou de n’avoir pas réagi à la commission de crimes commis par des personnes sous leurs ordres. Tout un pan de la recherche des responsabilités en Ukraine s’oriente donc vers la mise en cause de culpabilités individuelles. Tant les juridictions ukrainiennes, la Cour pénale internationale (CPI) et, peut-être demain, un tribunal pénal ad hoc pour le crime d’agression ont vocation à travailler dans ce sens[3].

En même temps, du point de vue du droit international, c’est bien la Russie en tant qu’État qui a procédé à l’invasion de l’Ukraine, cette invasion ne se réduisant pas, loin de là, à un duel entre les présidents Poutine et Volodimir Zelensky. C’est également la Russie qui est liée par les traités auxquels elle est partie et les obligations coutumières internationales, auxquelles elle est soumise. En outre, cette vision du droit international n’est pas qu’une abstraction : dans la pratique, le président russe bénéficie bien du concours de l’État qu’il dirige et son action trouve des relais non seulement dans d’autres individus, mais dans la réalité même d’un État russe corrompu et autoritaire[4]. Tout un pan de la recherche des responsabilités en Ukraine s’attache donc quant à lui à mettre en cause la responsabilité de l’État russe en tant que tel, qu’il s’agisse de procédures engagées devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)[5] ou de la Cour internationale de justice (CIJ)[6].

Comment concilier cette stratégie à deux mouvements consistant simultanément à engager les responsabilités individuelles et étatiques[7] ? Quelles sont les conditions de compatibilité de cette double recherche ? La question est cruciale et comporte des dimensions en même temps juridiques, politiques et théoriques avec des implications pour le devenir de la scène internationale[8], mais aussi en matière de justice transitionnelle pour la région. À un certain niveau, comme on le verra, il n’y a bien sûr rien d’incompatible entre responsabilité individuelle et étatique. Chacune dépend même de l’autre au sens où l’État ne peut violer le droit international qu’avec le concours de ses agents, et que les individus engagent leur responsabilité pénale en droit international le plus souvent par le concours qu’ils apportent aux desseins criminels d’acteurs étatiques ou du moins quasi étatiques. De fait, la détermination d’une responsabilité de l’État russe pourra aider à l’élucidation des responsabilités individuelles et inversement.

À un autre niveau, cependant, il y a bien une tension plus fondamentale entre la conception véhiculée par la responsabilité internationale de l’État et celle implicite dans une vision de la responsabilité pénale de l’individu, lesquelles sont en évidence tout au long du 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui[9]. D’une part, chaque type de responsabilité opère bien selon des modalités différentes : la responsabilité de l’État est une responsabilité de nature « civile » pour fait internationalement illicite appelant réparation, alors que la responsabilité individuelle en droit international est une responsabilité pénale pour faute appelant punition. Chacune renvoie à des modalités et à des institutions spécifiques. D’autre part et de manière plus profonde, chaque forme de responsabilité, du moins dans sa dimension stylisée et prise isolément, est porteuse d’un diagnostic distinct des causes de l’illégalité internationale et de ce que celle-ci a de plus problématique.

Si la guerre et ses conséquences sont avant tout le fait de l’État fautif, en effet, alors c’est bien que les individus sont, fondamentalement, ses outils et donc que leur responsabilité doit être essentiellement secondaire, voire pour certains non existante. Si la responsabilité découle au contraire avant tout des intentions néfastes conçues par certains individus, alors c’est leur responsabilité pénale qui doit primer sur toute mise en cause de l’État en tant que tel. Il pourrait même y avoir une injustice à s’en prendre à celui-ci, représentant d’une collectivité humaine, alors que seuls certains individus sont en définitive réellement responsables. Une zone de compatibilité existe entre ces deux paradigmes, mais ils renvoient bien à des visions de l’ordre juridique international distinctes et, potentiellement, en tension.

Ces débats ont connu un renouveau occasionnel d’intérêt de la part des juristes internationalistes, notamment lorsqu’un problème de litispendance survint brièvement dans les années 1990-2000 alors que, simultanément, Slobodan Milošević, ancien président de la Serbie, faisait l’objet d’un procès devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et que la Bosnie intentait un procès à la même Serbie devant la CIJ. Le décès prématuré de Milošević ne permit pas à la première procédure d’atteindre son terme et donc les ramifications de cette coexistence demeurèrent quelque peu obscurcies, mais cet épisode donna lieu à une littérature assez fouillée[10].

Mais, au-delà de la simple question de litispendance, c’est bien toute la question du rapport entre responsabilité individuelle et étatique qui est en jeu. Alors qu’une question clef en droit pénal international a longtemps été de savoir si l’individu pouvait encourir une responsabilité distincte pour des faits étroitement associés au comportement de l’État[11], la question s’est par la suite posée également de savoir si l’État à son tour pouvait endosser une responsabilité pour crime de son propre chef[12]. En réalité, ces débats ont présidé d’une manière ou d’une autre à toute l’émergence de la justice internationale, depuis le Traité de Versailles jusqu’à la création de la CPI[13]. Ils en constituent le substrat intellectuel, opposant tenants d’une vision « souverainiste » de la criminalité internationale revendiquant un certain primat de l’État dans la commission des grands crimes à ceux attachés à une vision mettant de l’avant le rôle crucial des individus et de leurs responsabilités directes dans l’ordre international.

Or l’invasion de l’Ukraine, à certains égards l’une des plus grandes crises qu’ait eu à connaître le droit international depuis l’invasion de l’Irak, réactive puissamment ces débats. L’invasion et ses conséquences sont-elles le fait d’un seul individu, voire de plusieurs individus, instrumentalisant l’État russe ? Sont-elles au contraire avant tout le fait de l’État russe ? Mais alors s’agit-il de l’État russe comme structure agissant en tant que telle, ou comme simple unité d’imputation d’une responsabilité qui serait en réalité principalement encourue par des individus ? Ou gagnerait-on à adopter une approche hybride, envisageant les violations du droit international commises en Ukraine comme résultantes d’une imbrication particulière entre État et individus, et, si oui, dans quelles proportions et selon quelles modalités ? S’agit-il d’un vain débat sur l’oeuf et la poule, ou au contraire faut-il s’attacher à marquer une certaine préséance de l’un sur l’autre ?

L’article commencera par brièvement retracer le processus dialectique par lequel le système contemporain de responsabilité pour violations graves du droit international s’est forgé depuis quelques années, opérant une disjonction entre l’idée d’une responsabilité pénale de l’individu d’une part et la responsabilité internationale de l’État d’autre part (I). Dans une seconde partie, j’attirerai l’attention sur le danger qu’il y a à accorder une priorité excessive tant à la responsabilité individuelle qu’à la responsabilité étatique, entendues comme indépendantes l’une de l’autre (II). Cela nous amènera enfin dans une troisième partie à envisager la manière dont on pourrait analyser la responsabilité pour violations graves du droit international de manière plus systémique de façon à mieux conjuguer ses facettes individuelles et étatiques (III).

I. L’émergence du système contemporain de responsabilité pour crimes de droit international : la disjonction des régimes

Dans la présente section, je me bornerai à fournir un compte rendu stylisé des grandes évolutions de la responsabilité internationale dans le but d’en faire ressortir l’effet cumulatif. On notera d’emblée que le droit international ne fait pas en la matière que prendre acte d’une réalité factuelle sous-jacente : à travers ses normes, il « construit » également cette réalité comme un projet normatif, celui de rendre certains acteurs plutôt que d’autres responsables. En d’autres termes, responsabilités individuelle et étatique ne sont pas que des données historiques, mais bien des constructions juridiques qui façonnent, à leur manière, la compréhension juridique du réel.

Le régime contemporain de responsabilité pour crimes de droit international est un régime issu d’évolutions intellectuelles de long terme[14]. Ses caractéristiques principales sont l’accent symbolique mis sur la responsabilité pénale des individus en droit international, une attention importante, mais de plus en plus résiduelle à la responsabilité étatique et, enfin, un rejet à peu près complet de toute dimension de responsabilité collective ou sociale. La disjonction entre différents modes de responsabilité s’analyse bien, en définitive, comme une modalité de fragmentation du droit international entre initiatives concurrentes et renvoyant à des visions différentes de la manière de s’en prendre aux crimes de droit international.

A. Hypertrophie de responsabilité individuelle

La responsabilité pénale en droit international fait un peu aujourd’hui figure de primus inter pares, tant elle concentre toutes les attentions. Adossée à une sanction impérative, accompagnée de juridictions ayant compétence de plein droit dans certains cas, elle est la marque la plus aboutie d’un système dépassant les limites du cadre interétatique.

1. Origine et évolution

La responsabilité individuelle émerge brusquement dans l’ordre juridique international, qui n’avait traditionnellement fait que peu de place aux individus comme sujets[15]. C’est le Tribunal de Nuremberg, plus précisément, après les efforts infructueux déployés pour engager la responsabilité du Kaiser Wilhelm à la suite de la Première Guerre mondiale, qui en consacre le principe[16]. La responsabilité individuelle était promise à un grand succès dans l’ordre international. Elle est devenue la pierre angulaire des divers tribunaux pénaux internationaux ad hoc créés après la fin de la guerre froide, ainsi que de la Cour pénale internationale. Elle s’applique principalement à ces crimes majeurs que sont l’agression, le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

La responsabilité individuelle occupe désormais une place dominante dans l’imaginaire international lorsqu’il s’agit de crimes de droit international. Elle répond à une aspiration profonde de rendre les individus redevables de leurs actes[17], et marque une synthèse originale entre des prohibitions issues du droit international et un appareil théorique issu du droit pénal. Elle est associée à certains bénéfices, même hypothétiques, tels que la protection sociale, ou encore la dissuasion[18]. Elle est caractérisée par la création de toute une série de juridictions internationales spécialisées, ainsi que par les efforts pour engager la responsabilité pénale au niveau national, notamment sur le fondement de la compétence universelle.

La recherche des responsabilités pénales individuelles a donné lieu, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, à des efforts multiples pour enquêter sur, juger et condamner les suspects. Ces efforts sont avant tout entrepris par les autorités ukrainiennes, notamment au sujet de soldats russes capturés[19]. La Cour pénale internationale a également compétence sur le territoire de l’Ukraine pour les actes relevant du génocide, des crimes contre l’humanité ou encore des crimes de guerre. En revanche, la Russie n’étant pas partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, la CPI n’a pas compétence en matière d’agression. C’est ce qui a d’ores et déjà créé un vaste débat sur la possibilité de créer une juridiction pénale internationale ad hoc pour juger de tels actes, notamment en ce qu’ils impliqueraient la responsabilité de Poutine[20]. D’autres procès pourraient voir le jour sur la base de la compétence universelle[21].

2. La responsabilité individuelle comme émancipation de la responsabilité étatique

Le caractère distinctif de la criminalité de l’individu est qu’elle émerge bien au terme d’une désolidarisation symbolique de l’individu de l’État. Traditionnellement, en effet, non seulement la responsabilité internationale était-elle uniquement étatique, mais celle-ci interdisait objectivement de penser plus avant la responsabilité individuelle. Cela découlait de ce que les individus étaient au mieux conçus comme des agents de l’État dont le rôle était de servir de vecteur d’imputation à ces derniers : l’État est une personne morale qui agit nécessairement, en définitive, par l’entremise de personnes physiques. Il en résultait que les agents de l’État bénéficiaient en droit international d’une défense s’ils commettaient des crimes dans l’exercice de leurs fonctions puisque leurs actes étaient en réalité imputables à l’État[22], et en tout état de cause d’immunités[23]. C’est bien à l’État lui-même qu’il convenait de faire endosser la responsabilité d’actes pour lesquels les agents de l’État n’étaient que de simples exécutants : l’instrument du crime ne saurait en être l’auteur.

L’émergence d’une responsabilité individuelle va se construire, par contraste, entièrement en porte-à-faux par rapport à cette position historique du droit international. La responsabilité individuelle émerge du fait que le caractère de gravité des crimes de droit international détruit l’idée que les individus sont de simples agents d’un dessein étatique : il les (ré) habilite, paradoxalement à travers leur engagement criminel, comme sujets à part entière[24]. Dans son acception la plus ambitieuse, cette évolution consacre une sorte de responsabilité cosmopolite des individus directement à l’égard de la communauté internationale[25], qu’ils aient agi à travers un État ou non[26].

On assiste bien, donc, à une autonomisation de la responsabilité individuelle, laquelle ne se réduit pas (même si, on le verra, elle lui est malgré tout intimement liée) à un dérivé de la responsabilité étatique. Cela se voit notamment à la manière dont le régime de responsabilité des individus se fonde sur des catégories d’analyse (actus reus, mens rea) que l’on ne retrouve nullement en droit de la responsabilité étatique et qui s’inspirent plutôt de traditions internes de droit pénal. En outre : un individu peut être condamné pour crime de droit international alors que son État ne l’est pas ; un individu peut ne pas profiter d’immunités pour crimes de droit international alors que son État continue, lui, d’en bénéficier ; et, quoiqu’il en soit, les juridictions propres à ces modalités de responsabilité sont distinctes.

3. Valeur de principe de la responsabilité individuelle

Mais il y a plus : la responsabilité pénale individuelle ne consiste pas en un simple détachement fonctionnel de la responsabilité étatique ; elle a également une valeur de principe. Accuser les individus en leur nom propre alors qu’ils ne font qu’exercer une fonction étatique pourrait être perçu, à la limite, comme leur imputant des comportements qui ne sont pas, du moins pas uniquement, les leurs. C’est bien justement là que le droit international intervient pour créer une responsabilité irréductible à celle de l’État. La responsabilité pénale « constitue » réellement l’individu, dans certaines circonstances, comme sujet à part entière du droit international, redevable de ses actes directement auprès de la communauté internationale.

En outre, cette individualisation de la responsabilité pénale en droit international est bien d’ordre public. Les États ont l’obligation de juger les personnes soupçonnées de crimes de droit international et, à défaut, la communauté internationale agit de plus en plus comme un garant de cette obligation quitte à mettre en place des juridictions internationales pour pallier leurs déficiences. L’émergence d’une compétence universelle pour certains crimes, régime tout à fait dérogatoire à la base traditionnellement territoriale ou personnelle de la compétence pénale de l’État, participe également de ce mouvement de sacralisation de la responsabilité individuelle. Cette évolution se retrouve enfin dans l’important débat engagé à partir des années quatre-vingt-dix autour de la légalité des amnisties, lequel se solde largement, sur le plan des principes du moins, en faveur d’une lutte systématique contre l’impunité et donc une impossibilité pour l’État de faire échapper ses « loyaux serviteurs » à leur responsabilité en matière de crimes internationaux[27].

Notamment, la responsabilité de l’individu ne saurait être contournée par une « re-responsabilisation » volontaire de l’État. Les États ne peuvent pas ex ante ou ex post excuser leurs agents pour les crimes commis (ni leurs agents requérir une telle licence), car, comme le soulignait le Tribunal de Nuremberg : « une idée fondamentale du Statut est que les obligations internationales qui s’imposent aux individus priment leur devoir d’obéissance envers l’État dont ils sont ressortissants »[28]. L’individu est donc laissé à lui-même, pris dans toute sa particularité et son autonomie morale.

Remarquons d’emblée le paradoxe qui préside à cette éclosion de la responsabilité individuelle : si d’ordinaire l’individu peut se retrancher derrière l’agent et l’agent derrière l’État, c’est précisément dans les circonstances extraordinaires de la commission de crimes de droit international que l’on en appelle à un sursaut de courage, au prix de conséquences qui peuvent être dramatiques (emprisonnement, persécution, poursuites, exécution). L’individu devra par exemple désobéir à des ordres ou à des lois manifestement illégales, quels que soient les risques[29]. Le droit international accouche ainsi d’une obligation sinon d’héroïsme, du moins de courage individuel, obligeant les agents de l’État à se dissocier de celui-ci dans les plus difficiles des circonstances.

B. Le déclin relatif de la responsabilité de l’État en matière de crimes de droit international

Face à ce mouvement ascendant manifesté par la responsabilité individuelle, la responsabilité de l’État pour crimes de droit international connaît objectivement, à la façon d’un vase communicant, une relative marginalisation.

1. La « décriminalisation » de la responsabilité de l’État

L’évolution de la responsabilité internationale de l’État pour crimes doit s’entendre avant tout dans le cadre de l’échec historique de la tentative de mettre en oeuvre une conception du « crime international de l’État »[30]. Cette idée a pourtant alimenté les débats de la Commission du droit international (Commission) pendant deux décennies[31]. Elle renvoyait à une conception forte de la transgression de l’ordre public opérée par les États responsables de violations graves du droit international et l’intuition qu’à celle-ci devait correspondre une responsabilité renforcée[32].

La « montagne accoucha d’une souris », cependant, et cette révolution reste largement « inachevée »[33], la Commission ayant finalement opté pour une simple responsabilité « aggravée » dont le caractère proprement pénal est significativement amoindri. La responsabilité aggravée n’est en effet pas fondée sur une faute morale particulière, mais sur l’entorse objective à certaines normes fondamentales de l’ordre international. Même si elle renforce et élargit les modalités de réponse à l’illicite, sa manifestation principale demeure la réparation du tort subi. La marginalisation de l’idée d’une responsabilité proprement criminelle pour l’État détourne donc l’attention de celui-ci en tant que destinataire d’une demande fondamentalement morale de répression.

La responsabilité de l’État pour crimes de droit international n’est certes pas entièrement un voeu pieux. Tout d’abord, elle refait surface à l’occasion, notamment dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, au gré de certaines opinions individuelles, même s’il s’agit là sans doute de l’expression d’un particularisme « américain »[34]. Il demeure possible de penser la catégorie des crimes d’État dans une perspective plus interne et transitionnelle. Mais il convient de prendre la mesure de ce que l’idée de crime de l’État a été largement défaite sur le plan international sur la base d’arguments tenant spécifiquement à la difficulté à envisager ce que pourraient être des conséquences punitives pour un souverain, alors que la responsabilité pénale de l’individu va de plus en plus de soi.

2. La responsabilité internationale « simple » de l’État pour crime

De fait, le débat s’est recentré sur la responsabilité internationale « ordinaire » pour la commission de crimes. Il demeure en effet possible que l’État soit condamné pour avoir violé, à sa manière, ses obligations en matière de non-commission et de prévention de certains crimes. Par exemple, les États peuvent clairement violer les Conventions de Genève, y compris en ce qu’elles prévoient le principe de crimes de guerre, même s’ils ne peuvent pas, en tant que tels, commettre de crimes de guerre. Cela est d’autant plus le cas que ces conventions leur imposent une obligation de les « respecter et faire respecter ». La question s’était néanmoins posée à l’occasion de l’affaire Bosnie c Serbie[35] sur la base de la Convention sur le génocide[36], où il s’agissait de savoir si la Serbie avait commis un génocide contre les musulmans bosniaques. Dans la mesure où la Convention prévoit uniquement la responsabilité pénale d’individus, la question de savoir si un État pouvait lui-même commettre un génocide était légitime.

La CIJ conclut à la responsabilité partielle de la Serbie[37]. Cela venait contredire les arguments de la Serbie, pour qui les seules responsabilités à la charge de l’État au titre de la Convention sur le génocide étaient de le prévenir et de le punir, mais pas particulièrement de ne pas le commettre. Donnant une interprétation téléologique de la Convention sur le génocide, la Cour a considéré au contraire qu’une telle obligation de ne pas commettre était implicite et pouvait être violée par un État[38]. Il ne s’agissait pas, certes, de la reconnaissance d’une responsabilité criminelle de l’État, mais bien d’une responsabilité internationale ordinaire pour ce qui s’avérait un crime lorsqu’il était commis par des individus ; l’essentiel était néanmoins qu’un État pouvait, à sa manière, commettre un génocide.

La responsabilité de l’État pour le crime de génocide pouvait être engagée de deux manières. D’une part, au titre de l’imputabilité, elle pouvait survenir dès lors que la Serbie avait exercé un « contrôle effectif » des Bosno-Serbes[39]. La Cour ne fut pas satisfaite en l’espèce de ce que ce contrôle fût avéré, donc que les actes de génocide commis par certains individus lui étaient imputables. Mais, sur le principe, l’important est néanmoins qu’en cas de contrôle effectif, la responsabilité de l’État eut bien été pleinement engagée. Par ailleurs, la Serbie a bien été reconnue responsable pour son défaut de prévention et de répression du crime de génocide[40]. Voilà qui permet de passer outre la question du contrôle effectif et d’asseoir la responsabilité de l’État sur une base distincte consistant en l’inexécution d’une obligation de prévention.

On le remarquera néanmoins, la responsabilité de l’État pour violation de la Convention sur le génocide est, dans les deux cas suscités, largement dérivative. Elle découle ou bien de ce que les actes d’individus ayant eux commis un crime de génocide sont imputables à un État, ou de ce qu’un État a failli dans son devoir de prévention de la commission de crimes par des individus. Dans les deux cas, il ne peut y avoir de responsabilité de l’État sans un lien assez direct avec la responsabilité pénale desdits individus.

3. Limites de l’engagement de la responsabilité de l’État

Cette continuité de la responsabilité internationale de l’État, y compris pour crimes, est bien sûr d’actualité dans le cas de la guerre en Ukraine. La responsabilité de la Russie en tant qu’État pourrait donc être engagée et c’est bien en ce sens qu’il faut comprendre les procès intentés par l’Ukraine devant la CIJ et la CEDH. Engager la responsabilité de la Russie permettrait de malgré tout compléter l’approche de l’Ukraine, surtout si la recherche des responsabilités pénales s’avère elle-même infructueuse. L’État a l’avantage de sa continuité et le seuil de la preuve pour la responsabilité internationale est moins élevé. Engager la responsabilité de la Russie permettrait à tout le moins d’asseoir des demandes de réparation importantes de la part des victimes ukrainiennes[41].

La responsabilité internationale de l’État demeure cependant intrinsèquement difficile à engager. Certes, la répression des individus est bien elle-même une gageure, mais du moins, comme on l’a vu, revêt-elle au moins en théorie un caractère d’ordre public impératif. À l’inverse, la soumission de tout litige devant la CIJ est marquée par le principe du volontarisme. Le procès de l’Ukraine contre la Russie devant la CIJ fait ici un peu figure de trompe-l’oeil. L’Ukraine a le mérite de l’avoir lancé, et contrairement à l’affaire Bosnie c Serbie, c’est bien la responsabilité directe de la Russie qui est posée et non comme la Serbie, la question du contrôle d’une entité distincte. Néanmoins, la Russie ne reconnaissant pas la compétence obligatoire de la CIJ, le procès est engagé sur la base d’une clause compromissoire dans la Convention sur le génocide. Cela amène l’Ukraine à reprocher à la Russie d’avoir justifié l’invasion au motif que des actes de génocide étaient commis contre les populations russes. Si l’argument paraît solide en soi, il constitue une manière extrêmement détournée de s’en prendre à la responsabilité russe[42].

Dans toutes les hypothèses, la responsabilité internationale de l’État russe, même si elle pouvait plus pleinement être engagée sur le principe, demeurerait une issue assez abstraite. Dans le meilleur des cas, elle se bornerait à établir ou bien une responsabilité pour violation des droits de la personne plutôt que pour des crimes en tant que tels devant la CEDH, ou bien une responsabilité internationale pour avoir invoqué à tort un traité de droit pénal international, bien plus que pour avoir permis des comportements criminels. Dans les deux cas, la responsabilité de l’État, en définitive, n’est pas à la hauteur du sentiment d’indignation suscité par les crimes russes en Ukraine.

II. Les dangers d’une conception univoque de la responsabilité

Les deux mouvements décrits ci-dessus marquent incontestablement l’ascension historique d’une conception fondée sur l’idée d’un certain primat de la responsabilité individuelle internationale en termes de crimes de droit international. L’on est donc passé d’une situation où seul l’État pouvait voir sa responsabilité engagée en droit international à une situation où une exception notable a été faite pour l’individu en matière de crimes de droit international, puis où la possibilité que l’État lui-même commette des crimes a été petit à petit écartée. Au total, de non-sujet du droit international, l’individu est devenu le sujet unique de son volet pénal. Certes, l’État reste passible de voir sa responsabilité engagée, mais selon des modalités qui ne caractérisent pas le crime comme tel. Pis, la responsabilité de l’État, de première et fondamentale, est presque représentée comme secondaire et dérivative : là où seul l’individu commet des crimes, l’État est reconnu responsable uniquement de n’avoir pas su les en empêcher.

Dès lors, il y a là potentiellement matière à une réelle exclusivité de la responsabilité pénale des individus en droit international. Cette exclusivité n’était pas inéluctable. À Nuremberg même, les membres britanniques de la poursuite présentaient la responsabilité allemande comme une sorte de dérivé de la responsabilité de l’Allemagne elle-même[43]. Mais, comme le souligna le Tribunal de Nuremberg, sensible aux suggestions des membres américains de l’équipe de poursuite[44], dans un obiter dictum célèbre : « Ce sont des hommes, et non des entités abstraites qui commettent des crimes dont la répression s’impose comme sanction du droit international. »[45] Une certaine direction était ainsi prise, laquelle devait avoir une influence durable sur le droit international.

Prise littéralement, cette citation promeut en effet l’idée non seulement que les individus sont susceptibles de commettre des crimes de droit international, mais encore que les États ne le sont pas. L’un exclut l’autre. Rien n’exigeait que le Tribunal de Nuremberg se prononçât en ce sens et il peut paraître peu prudent de l’avoir fait, ne serait-ce qu’au regard des débats encore à venir en 1945 sur la responsabilité criminelle de l’État (aussi peu concluants, comme on l’a vu, qu’ils se soient en définitive avérés). Dans cette perspective, il pourrait être tentant de mettre l’accent uniquement sur la recherche des responsabilités individuelles en Russie, au détriment de toute attention à d’autres formes de responsabilité.

Mais quel bilan normatif peut-on faire de ces évolutions, notamment dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine ? Une responsabilité exclusivement individuelle ou même exclusivement étatique peut-elle faire sens ? Dans cette section, on voudra surtout attirer l’attention sur les dangers inhérents à toute conception trop univoque de la responsabilité pour crimes de droit international, qu’il s’agisse non seulement d’un accent exclusif mis sur la responsabilité de l’État d’une part, mais aussi d’une focalisation excessive sur la responsabilité individuelle d’autre part. En réalité, chacune de ces approches encourt le reproche de ses biais et de ses angles morts, si bien que chacune, poussée à l’extrême, finit par plaider pour la prise en compte de l’autre. Notons que la question sera envisagée, toutes choses égales par ailleurs, en supposant que l’une ou l’autre de ses responsabilités puisse être engagée de manière satisfaisante ; il s’agira bien ici de montrer leurs limites inhérentes, et non pas telle ou telle difficulté plus ou moins circonstancielle à les engager.

A. Le danger du primat de l’État

Commençons par reconnaître les limites d’un certain primat longtemps avéré de la responsabilité de l’État comme seul correctif aux pires violations du droit international. Celui-ci a longtemps fait écran à ce que soit même concevable la responsabilité des individus, s’expose au soupçon de constituer une punition collective et ne permet pas in fine d’exprimer toute la condamnation morale qu’appellent les pires crimes commis sur la scène internationale.

1. Le dédouanement des individus

C’est peut-être sa plus grande faiblesse : une insistance sur la responsabilité de l’État tend à réduire objectivement l’idée de la subjectivité des individus. Or, cette subjectivité a pu parfois sembler historiquement écrasante, par exemple dans le cas de l’Allemagne nazie, où les individus placés au sommet du régime hitlérien étaient investis d’une responsabilité disproportionnée. Particulièrement dans des régimes dictatoriaux, tyranniques ou même totalitaires, l’accent mis sur la seule responsabilité étatique pourrait avoir tendance à occulter le rôle disproportionné du chef de l’État et de son entourage[46]. La responsabilité étatique tend, même en dehors du cas des dictatures, à diluer et à rendre abstraites les responsabilités, au détriment de la reconnaissance des choix moraux que font les individus, parfois massivement et en pleine connaissance de cause. Elle permet également aux populations de rejeter la faute de crimes sur les gouvernants, au détriment de toute prise de conscience collective de ses responsabilités[47].

À ce titre, l’idée classique en droit international que les individus sont au mieux de simples agents de l’État paraît, à certains égards, décalée dans le cas des plus hautes personnalités de l’État, et notamment du chef de l’État en personne. On conçoit bien, par exemple, que l’idée que seul l’État russe aurait à répondre de l’invasion de l’Ukraine et non pas le président Poutine aurait aujourd’hui quelque chose de fortement contre-intuitif et même de choquant. À choisir entre deux conceptions, ce n’est pas tant le président russe qui est instrumentalisé par l’État russe que l’État russe qui est manipulé par son président (même si, comme on le verra, l’un n’exclut pas forcément l’autre). Les dirigeants ont bien un rôle d’impulsion disproportionné et leurs actes ne se réduisent pas à mettre en oeuvre la volonté d’un souverain qui parlerait hypothétiquement à travers eux. En outre, si l’idée d’une irresponsabilité de l’individu en droit international a pu faire sens dans le passé à des époques où les simples citoyens vivaient une vie largement coupée du droit international, cela est de moins en moins le cas à une époque où les sociétés sont relativement plus directement exposées au système international, plus instruites de ses prohibitions et ont accès à des informations qui leur permettent de passer outre l’écran du droit interne.

En outre, le fait de mettre l’accent uniquement sur la responsabilité de l’État finira par prendre la forme d’une prophétie autoréalisatrice, dédouanant à l’avance des individus qui se « cacheront » d’autant plus volontiers derrière leur souverain. Cela risque d’innocenter des populations qui, sans prendre part directement à la commission de crimes, auront encouragé les politiques qui en annonçaient la commission. L’État ne saurait seul assumer le fardeau d’une responsabilité que d’aucuns ont endossé avec enthousiasme[48]. Contre les excès d’une obéissance aveugle et de l’anonymat de la foule, il convenait dès lors de réintroduire par le droit la centralité de la responsabilité individuelle comme une sorte d’ultime garantie de la légalité internationale. On prétendait ainsi miner préventivement la solidarité des sociétés en encourageant les individus à se désolidariser de vastes desseins criminels qui n’auraient été que peu de choses sans leur embrigadement plus ou moins volontaire. À ce titre, l’idée de la responsabilité individuelle pour crimes de droit international n’est donc pas uniquement descriptive, mais fonde un véritable projet normatif, celui selon lequel la responsabilité morale des individus devrait être la pierre angulaire d’un régime de respect des prescriptions fondamentales du droit international.

2. Le problème de la punition collective

À l’opposé du danger du dédouanement, une des craintes parfois revendiquées dans une optique de justice transitionnelle est que la responsabilité étatique vienne en réalité indirectement « accabler » injustement les individus et les populations. La perception de ce danger est ancienne et a été présente notamment dès les procès de Nuremberg et de Tokyo, où l’on chercha à minimiser, en s’en prenant aux individus, le risque de blâmer des collectivités[49]. Certains juges de la CIJ confrontés à la plainte de la Bosnie contre la Serbie de nombreuses années plus tard auront des scrupules à propos de leur propre compétence, dont ils craignaient qu’elle ne s’exerçât qu’au prix d’une responsabilité collective de la Serbie[50]. Certes, en droit, la responsabilité de l’État n’est bien que la responsabilité de celui-ci en tant que personne morale, mais dans la pratique, la confusion entre l’État et la population de l’État est aisément faite, d’autant que c’est bien in fine à la population que reviendra la charge d’assumer certains efforts de réparation.

La responsabilité de l’État apparaît dès lors comme comportant plusieurs dangers. Premièrement et dans une perspective utilitaire, elle tend à imputer aux populations la responsabilité ultime pour les errements de certains individus, au risque d’un fort sentiment d’injustice. Le débat sur le rôle qu’eut l’écrasant fardeau de la dette allemande après la Première Guerre mondiale dans la fragilisation de sa démocratie reste à ce titre pertinent[51]. La reconstruction de l’Allemagne démocratique après la Seconde Guerre mondiale parut au contraire un enjeu plus urgent que l’extraction de réparations à la charge de toute une population. Il en résulta un discrédit de l’idée que les populations dussent nécessairement subir de plein fouet les conséquences sur la scène internationale de la responsabilité de leurs souverains[52].

En outre, une des conséquences de l’accent mis sur la responsabilité de l’État est une sorte de fusion opérée entre État et populations, et une tendance à représenter ces dernières comme homogènes et également coupables. Or, la disparition de toute notion de morale individuelle avait justement été le fait fondateur des régimes totalitaires, si bien que le remède semble ici s’inspirer paradoxalement du mal. Enfin, une responsabilité sociale indifférenciée tend à gommer les distinctions au sein des sociétés entre bourreaux, complices et victimes au nom d’une conception romantique et englobante de la nation[53]. On remarquera que si de nombreux Russes soutiennent la guerre en Ukraine, nombreux également sont ceux qui s’y opposent et certains l’ont fait avec courage au prix de leur liberté. Il n’est pas sûr que ni la justice ni le droit international gagnent à un opprobre collectif, là où au contraire la capacité à encourager certains pans de la société à se désolidariser de leur État est un des plus sûrs vecteurs de résistance à la commission de crimes de droit international.

3. Une responsabilité désincarnée

Enfin, en termes plus contemporains, on pourrait dire que la responsabilité de l’État est une responsabilité désincarnée, car elle ne renvoie pas à une faute morale spécifique, alors même que le système international conçoit le crime comme révélant une profonde turpitude. Contrairement à la responsabilité pénale internationale, qui est une responsabilité pour faute morale fondée sur la liberté des agents, la responsabilité de l’État, même aggravée, découle uniquement du fait objectif d’une violation du droit international particulièrement importante. Cela se comprend d’autant mieux que l’État ne saurait avoir de conscience en tant que telle, mais on concevra également que la dramaturgie du droit international s’en trouve appauvrie, comme si les crimes de droit international ressortaient uniquement d’une sorte de mécanique souveraine. Or, si cette mécanique peut bien faciliter la commission de crimes, force est de convenir qu’elle a besoin que des individus lui insufflent une direction et un dessein avant qu’elle ne devienne criminogène.

En outre, l’idée de continuité de l’État peut être problématique lorsqu’il y a eu changement de régime et que l’on risque d’accabler un gouvernement qui tente de s’engager vers une transition. C’est ainsi, que l’Allemagne post-Première Guerre mondiale de la République de Weimar se retrouva, au moment le plus fragile de son existence, tributaire d’une obligation de réparations au terme du Traité de Versailles[54] (1919) lui incombant d’assumer le militarisme prussien à l’origine de la guerre, dont elle faisait pourtant tout pour se distinguer. À l’inverse, nul n’aurait songé à faire un procès à l’État rwandais, désormais gouverné par le Front patriotique rwandais (FPR), pour sa responsabilité dans le génocide (même si, techniquement, une telle possibilité était ouverte, car c’est bien in fine « l’État rwandais » qui avait violé la Convention sur le génocide).

La solidarisation de l’État actuel avec son incarnation criminelle précédente se justifie à la limite dans un contexte d’État à État, où les mutations de régimes ne sont guère le problème d’États tiers ayant subi un préjudice. Mais elle peut être plus difficile à justifier dans une perspective de justice transitionnelle interne où elle tirera le nouveau régime vers son passé. Elle pourrait poser un problème dans le cas de la Russie, où une réelle perspective de justice requerrait vraisemblablement un changement de régime, mais où les exigences de justice transitionnelle interne (mise en cause de la corruption et des responsabilités du régime de Poutine dans le fiasco ukrainien et donc rupture avec le passé) pourraient entrer en tension avec celles de la justice internationale (obligations de réparation à l’égard de l’Ukraine et donc continuité avec le passé).

B. Le danger du primat de l’individu

Mais y aurait-il, à l’inverse, un danger, peut-être en définitive encore plus grand (en tous les cas, désormais plus visible), à trop mettre l’accent sur les individus et, si oui, pourquoi et dans quelle mesure ? D’une certaine manière, la responsabilité individuelle en droit international est victime de son succès[55]. Elle a engendré une réalité juridique qui, à son tour, fonde une approche trop univoque de la responsabilité qu’elle réduit désormais à sa composante individuelle[56]. On peut, dans une perspective de justice transitionnelle, prendre en faute l’accent sur la responsabilité individuelle par les effets qu’il provoque à son tour : dédouanement implicite tant de l’État en tant que tel que des populations. On est bien obligé de considérer, cependant, que l’accent sur la responsabilité individuelle, en dehors de ses seuls effets, a bien avant tout une dimension épistémologique et ontologique : celle d’identifier implicitement les individus sinon comme les seuls sujets de la criminalité internationale, du moins comme les principaux.

1. Le problème de l’individualisme méthodologique

L’accent mis sur l’individu fait dès lors encourir un risque inverse au droit international que celui d’une emphase excessive sur l’État : celui d’un individualisme méthodologique[57] qui concentrerait toutes ses attentions sur la responsabilité individuelle au détriment d’une sensibilité à la manière spécifique dont d’autres acteurs, notamment collectifs, participent à la criminalité de droit international. Comme si, en quelque sorte, le crime de droit international était avant tout un crime individuel réductible aux travers moraux de certaines personnalités. Une analogie serait ici celle qui consiste à attribuer le problème du racisme uniquement à quelques individus « racistes » (même si de telles personnes, incontestablement, existent), plutôt qu’à un problème de racisme « structurel » ou « systémique »[58]. Par analogie, la criminalité de droit international, donc, serait aussi un problème structurel, nonobstant la nécessité de rendre les individus responsables de leurs actes.

Or, le fait qu’un individu soit responsable en droit international pénal, malgré son inscription dans un système étatique, ne veut pas dire pour autant que cette inscription est sans incidence normative ou qu’il faut en conclure que les individus agissent uniquement de leur propre chef criminel. Bien au contraire, cette insertion dans un destin collectif et étatique rend en définitive compréhensible un comportement qui ne le serait pas autrement : on ne saurait envisager la criminalité d’un Hitler entièrement indépendamment de l’État allemand, de même qu’il y aurait un fort danger, fût-ce au motif de mieux écarter ses immunités, de considérer que Pinochet a commis des actes de torture en dehors de ses fonctions officielles[59]. Il est ici important de bien distinguer entre une position juridique de principe (l’obéissance aux ordres et à la loi n’est jamais une défense), et la nécessité de prendre en compte une réalité sociopolitique (les ordres et la loi sont, en fait, une composante majeure de la commission de crimes de droit international).

Un des paradoxes de cette hyperindividualisation de la responsabilité internationale, en outre, est qu’elle en vient dans un premier temps à dédouaner d’autres individus présentés comme « moins » responsables, selon une gradation souvent aléatoire. Ainsi, chacun tendra à se retrancher derrière « plus responsable que lui », surtout dans un contexte où tous ne peuvent être traduits en justice. Cela est particulièrement problématique lorsque, au gré de décisions plus ou moins opportunistes de poursuite, notamment par les juridictions pénales internationales, le poids des accusations en vient à peser particulièrement sur certains plutôt que d’autres, au risque d’objectivement « innocenter » ceux qui n’ont pas subi de tels processus[60]. Pourtant, même si le président Poutine était poursuivi, cela ne retirerait rien aux responsabilités écrasantes de son vaste entourage gouvernemental et oligarchique.

Un réel danger existe, à ce titre, de rendre certains individus responsables d’actes qui sont en fait au moins pour partie commis par d’autres[61] et donc de créer des « boucs émissaires ». Dans ce scénario, les quelques individus poursuivis sont sanctionnés par des peines et des stigmates d’autant plus importants qu’on projette sur eux la responsabilité de tous ceux qui n’ont pas pu être jugés. Cela renforcera en outre l’idée d’une césure de principe entre l’action criminelle de quelques-uns et la simple omission des « bystanders », innombrables témoins passifs de ce qu’ils n’ont pas pu empêcher. L’accent mis sur la responsabilité individuelle permet également aux populations de rejeter la faute de crimes sur les gouvernants, au détriment de toute prise de conscience collective de ses responsabilités[62]. On ne maximisera pas, dans cette optique, la capacité de résistance des structures et des populations à des visées criminelles.

2. Le dédouanement de l’État

L’individualisation à outrance de la responsabilité internationale, en réalité, risque paradoxalement de se retourner contre les objectifs bien compris de l’individualisation en suggérant un modèle inspiré de la pénologie ordinaire et fondé sur la déviance de l’individu, là où tout le problème de la criminalité internationale est celui, inverse, de l’allégeance excessive de l’individu à la loi[63]. C’est toute l’idée de la « banalité du mal » de Hannah Arendt et de la constatation que les crimes de droit international ne sont pas typiquement commis par des « monstres », mais par des bureaucrates, justement, trop consciencieux[64]. Le processus d’individualisation, en ce qu’il renvoie à une notion de défiance face à la loi, pourrait donc s’avérer problématique s’agissant d’individus jugés, en réalité, pour ce qui est souvent leur adhésion enthousiaste à la loi ou même leur participation à des structures qui les dépassent. Ce sont bien plus ces structures et les formes d’allégeances qu’elles génèrent qui devraient faire en tout premier lieu l’objet de l’attention du droit international[65]. On fera ainsi plus attention au caractère systémique et non pas individuel de nombreuses atrocités[66].

De manière plus troublante, l’insistance sur la responsabilité individuelle aura, dans certains cas, pour malencontreux effet d’estomper l’attention sur les responsabilités propres de l’État[67], qu’il s’agisse d’une responsabilité internationale ordinaire ou aggravée. On assiste en réalité à une sorte de « privatisation » de la responsabilité qui a tendance à éluder le rôle spécifique des souverains. Ce biais était déjà visible par exemple à Nuremberg, où la notion de « complot » renvoyait à la rencontre entre quelques conspirateurs à partir des années trente qui auraient conçu le projet de prendre en otage l’État allemand afin de mettre à feux et à sang l’Europe et d’exterminer sa population juive[68]. De fait, l’insistance sur la responsabilité des individus s’apparente parfois à une réelle dénonciation de la facticité de l’État qui emprunte à une certaine idéologie libérale l’idée que l’État n’existe pas autrement que comme une somme d’individus[69]. On retourne en réalité la logique qui préside à la responsabilité internationale : au lieu de n’être que de simples instruments de l’État, ce sont désormais les individus qui manipuleraient l’État à leur profit.

Or, l’idée que les crimes sont avant tout commis par des individus n’est aussi valable que pour autant qu’elle est attestée par les faits historiques. À ce titre, même la description des maux du nazisme centrée sur les leaders nazis à Nuremberg s’en trouva caricaturée au point de déproblématiser le rôle de l’État allemand, voire de la population allemande. Les débats historiques depuis quelques décennies sur l’origine de l’Holocauste entre « intentionnalistes » et « fonctionnalistes »[70], par exemple, montrent que la question est bien plus complexe que ne l’avait suggéré le procès de Nuremberg. Il conviendrait donc sans doute d’approfondir l’idée d’une responsabilité étatique spécifique même si elle n’avait pas existé en droit international, non seulement en tant qu’elle est engagée à l’égard d’autres États, mais également en ce qu’elle prend sa source à l’interne dans les exigences d’une justice transitionnelle bien comprise.

La contribution de l’État aux crimes de droit international est certes complexe, mais elle peut, sans nullement remettre en question l’acquis d’un rôle individuel et dans une perspective plus théorique, s’appréhender à travers toute une série de processus : (i) lois et institutions participantes de la commission de crimes de droit international en permettant le principe ; (ii) organisation du système politique de manière à faciliter la commission et à limiter les possibilités de contestations de tels crimes ; et (iii) direction ou soutien logistiques, institutionnels et politiques à la commission de crimes. L’État, inutile de le souligner, n’est pas une coquille vide, mais un ensemble complexe, pérenne et dont l’épaisseur institutionnelle est à même de faciliter ou de freiner la commission d’infractions au gré de décisions qui ne sont pas réductibles à ses composantes[71].

La meilleure preuve du caractère étatique continu des crimes de droit international est que les individus sont relativement interchangeables et remplaçables, mais que les États, eux, demeurent. Pis, souvent les politiques criminelles sont enchâssées dans des structures d’États, si bien que même la disparition de certains leaders ne les interrompt pas. Ainsi, ni l’assassinat de Reinhard Heydrich ni la fuite de Rudolf Hess, par exemple, ne mirent une fin aux visées agressives et génocidaires du régime nazi (la mort précoce de Adolf Hitler eût sans doute seule pu avoir cet effet, mais cela demeure une conjecture). Une autre preuve tient dans ce que des régimes radicalement opposés à ceux, criminels, qu’ils ont remplacé (la République fédérale allemande après le Troisième Reich par exemple) ont néanmoins sans hésitation endossé la responsabilité de leurs prédécesseurs. Ce faisant, ils attestaient que la continuité de l’État n’est, malgré tout, pas seulement une fiction internationale, mais bien une obligation à consonance morale engageant l’État dans son fondement même[72].

En la matière, on perçoit bien que même si la responsabilité du président Poutine est écrasante dans la décision d’agresser l’Ukraine et que sa disparition ou son renversement peuvent vraisemblablement avoir des conséquences majeures[73], cela ne mènerait pas nécessairement à l’arrêt de la guerre, tant le principe de celle-ci est au moins pour partie contenu dans la structure néo-impériale de l’État russe, l’inertie et la corruption de ses institutions ou encore la part négligeable faite aux libertés publiques permettant d’assurer une réelle participation de la société civile[74]. Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, il est même concevable qu’une continuation de la coalition hégémonique entre forces postsoviétiques, appareil de sécurité, oligarques et Église orthodoxe renforce un « deep state » russe orienté vers la perpétuation d’une vision géopolitique impériale : les hommes changent, les structures restent[75].

3. Le déni du caractère majoritairement public des crimes de droit international

L’accent sur la dimension individuelle des crimes ne se trompe pas seulement potentiellement de diagnostic, elle est également normativement problématique dans la mesure où les crimes de droit international sont bien, dans la plupart des cas, des crimes de l’État. Certes, les groupes non étatiques peuvent commettre des crimes de droit international, comme l’a reconnu la CPI, même si elle a été très critiquée à cette enseigne[76], et qu’il existe de moins en moins, en droit international positif, une exigence de rattachement à l’État[77]. Mais en réalité, c’est précisément du fait de leur caractère d’acteurs à vocation publique et, en quelque sorte, quasi étatique que se justifie ce choix[78]. En outre, c’est bien avant tout dans le cadre de crimes commis par l’État que se défend l’emprise du droit pénal international : puisqu’il y a relativement peu de perspectives que l’État juge ses propres agents impliqués dans des crimes de droit international, une situation d’impunité en résulte qui exige que l’on puisse poursuivre les individus en question directement en droit international.

La tradition centrale de la justice pénale internationale est donc bien historiquement une tradition axée sur la particularité et même l’exceptionnalité du danger que fait peser le tournant criminel de l’État sur la scène internationale. Les individus jugés dans ce cas de figure le sont certes en leur nom propre et pour des actes qui leur sont imputables, comme s’ils étaient de simples atomes sur la scène internationale, mais également pour des « actions intrinsèquement collectives »[79] qui revêtent souvent un caractère étatique marqué[80]. Même si l’accent parfois mis dans les poursuites sur des subordonnés a pu écarter la centralité de cette dimension, il conviendrait de la maintenir afin de ne pas perdre de vue l’ambition propre au droit international pénal de « discipliner » les souverains[81]. En tout état de cause, ce caractère étatique est particulièrement avéré s’agissant de l’invasion russe, et même un acteur privé comme le groupe Wagner commet bien le cas échéant des crimes dans le sillage d’un souverain.

Cette imbrication avec l’État va se retrouver à travers toute la gamme des crimes de droit international. C’est le cas a fortiori du crime d’agression, dont la définition même renvoie à l’usage illégal de la force de l’État contre un autre. Si l’on peut exercer une légitime défense contre un acteur non étatique violent, celui-ci ne saurait être tenu responsable d’agression, privilège des acteurs souverains. Les individus peuvent certes être tenus pénalement responsables de leur participation à un crime d’agression, sans doute même indépendamment de tout processus visant à mettre en oeuvre la responsabilité de leur État, mais leur responsabilité est bien dérivative par hypothèse du souverain pour le compte duquel ils agissaient. De fait, ce n’est pas des individus qui envahissent l’Ukraine, mais bien avant tout la Russie en tant qu’État, et il est impossible de se méprendre sur ce point.

Si l’agression est bien un crime par excellence de l’État, c’est également le cas, à des degrés moindres, mais significatifs, des crimes contre l’humanité et du génocide. L’ampleur des moyens requis pour commettre ces crimes et leur lien avec l’exercice de la violence publique font qu’ils seront presque toujours commis par des souverains et, à défaut, par des acteurs non étatiques disposant de pouvoirs coercitifs quasi étatiques. Même si on peut concevoir qu’un génocide soit commis par un groupe non étatique en théorie, historiquement, la totalité des entreprises génocidaires ont été le fait d’acteurs étatiques ou quasi étatiques[82]. Quant aux crimes contre l’humanité, découlant d’une « attaque généralisée ou systématique », le Statut de Rome de la Cour pénale internationale lui-même souligne qu’une telle attaque doit être « en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque »[83]. C’est donc que, malgré le doute qu’a pu un temps introduire la jurisprudence de la CPI[84] et la possibilité théorique parfois envisagée que des acteurs isolés les commettent[85], les crimes contre l’humanité seront commis par des acteurs, a minima, quasi étatiques. Cette lecture est renforcée par le fait que plusieurs des infractions sous-jacentes aux crimes contre l’humanité (torture, apartheid ou disparitions forcées) semblent elles-mêmes présupposer une telle dimension.

Enfin, s’il est possible de concevoir les crimes de guerre comme potentiellement plus individuels, n’oublions pas que leur commission se réalise dans les conditions très particulières de l’exercice du monopole de l’usage légitime de la force au niveau national ou international, par des individus entièrement encadrés par l’institution militaire (ou apparentée) dans ce qu’elle manifeste de plus souverain. Les conditions très larges dans lesquelles la responsabilité du commandant est admise attestent en elles-mêmes de la nécessaire imbrication de la responsabilité pour crimes de guerre avec des processus archétypiques de certaines institutions étatiques (commandement, pouvoir disciplinaire, etc.). D’ailleurs, la CPI a bien compétence à leur égard « en particulier lorsque ces crimes s’inscrivent dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle »[86], ce qui renvoie encore plus à une conception vraisemblablement étatique.

Cette primauté du caractère étatique ou quasi étatique des crimes de droit international[87] fait qu’il est très difficile d’imaginer des crimes de droit international qui seraient commis par des individus sans le recours systémique à un appareil institutionnalisé de type public comme, le plus souvent, un État. Les crimes de droit international marquent donc bien avant tout une sorte de perversion de la logique de la souveraineté, au terme de laquelle une puissance publique dévoyée se retourne contre les populations mêmes qu’elle était censée protéger[88]. Dit autrement, on peut imaginer que si un État est responsable de crimes de droit international, certains individus agissant comme agents ne le soient pas (qu’ils n’aient pas été impliqués dans les politiques pertinentes ou n’aient pas la mens rea requise), mais il est plus difficile d’imaginer que des agents de l’État soient responsables de crimes de droit international, alors que leur État ne le serait pas.

Il existe donc une asymétrie entre responsabilités individuelle et étatique : la première mène inévitablement à la seconde ; la seconde ne mène pas toujours à la première. C’est exactement ce qui se passa après la Seconde Guerre mondiale : tous les agents des États allemands et japonais ne furent pas condamnés, loin s’en faut ; mais il eût été inconcevable que l’Allemagne et le Japon ne voient pas leur responsabilité en tant qu’État engagée dès lors que l’essentiel des membres de leurs gouvernements avait vu là leur mise en cause. C’est d’ailleurs bien ce caractère étatique qui confère aux crimes de droit international leur gravité spécifique et implique une répression proprement internationale dont les modalités juridictionnelles sont exceptionnelles (compétence universelle, tribunaux pénaux internationaux).

L’accent mis sur le caractère public des crimes de droit international tire également parti de la spécificité de la gouvernance des États et de son rôle dans le système international. Si tant les individus que les États peuvent être impliqués dans des crimes de droit international, ce sont bien les États qui ont l’obligation légale de les empêcher et de les punir, et qui sont susceptibles de se porter garants de ces obligations tant face aux États et populations tiers que face à leur propre population. Pour penser cette garantie, on peut d’ailleurs se tourner vers le droit international des droits de la personne[89] et notamment les obligations à la charge des États de prévention d’une part, et d’enquête, de poursuites, de vérité ou encore de réparations d’autre part. Ce caractère de responsabilité publique de l’État, puissamment entériné par le droit international, devrait en faire naturellement, toutes choses égales par ailleurs, la cible privilégiée de toute stratégie de justice transitionnelle[90].

Mettre l’accent sur le caractère public des crimes de droit international n’est pas la manifestation d’un réflexe étatiste incapable de penser la responsabilité autrement que comme souveraine. L’implication de l’État n’ôte rien, comme on l’a vu, à la responsabilité des individus. Elle la présente seulement sous un jour différent : moins comme une faute morale désincarnée que comme, fondamentalement, une modalité d’association à l’État ou du moins à des collectifs quasi étatiques. C’est là la thèse en même temps classique et aujourd’hui relativement hétérodoxe soutenue par Rafaëlle Maison, pour qui la responsabilité pénale internationale des individus n’est en réalité rien d’autre, indirectement, que la punition de l’État[91]. Sans nécessairement aller aussi loin, la responsabilité individuelle revêt bien un caractère logiquement subsidiaire à celle de l’État.

III. Penser la complexité du crime de droit international comme le produit d’une imbrication entre État et individus

Les limites d’approches trop exclusives de la responsabilité de l’État ou de l’individu militent fortement pour une synthèse entre les deux qui permettent de les coordonner de manière dynamique. On suggérera ici que « crime de droit international » doit bien s’entendre comme en même temps le produit d’actions individuelles et d’effets de structure étatique. Il s’agit donc d’élaborer une approche qui prend en compte ces deux dimensions : certains individus avec des velléités criminelles « trouvent » l’État qui leur permet de les mettre en oeuvre ; certains États ayant besoin de faire réaliser de basses besognes politiques « trouvent » les exécutants nécessaires à cette fin. C’est tout le défi de la stratégie ukrainienne, justement, que de mettre en oeuvre tant les responsabilités pénales d’individus russes que la responsabilité internationale de l’État russe, sans qu’aucun de ces efforts vienne déstabiliser l’autre.

Quoiqu’il en soit, on est bien passé d’une responsabilité exclusive (encore que bien hypothétique) de l’État à une coexistence de celle-ci avec la responsabilité de l’individu, laquelle ne s’est jamais imposée comme la seule solution malgré son succès. La possibilité d’une concurrence de responsabilité demeure entière et son étude doit bien être privilégiée, même si opérant typiquement sur deux niveaux différents pas toujours réductibles. L’État et l’individu sont tout à fait susceptibles d’être simultanément responsables, mais selon des modalités distinctes : l’État « internationalement » (c’est-à-dire une responsabilité pour tort de type « civile ») et l’individu pénalement. Cette situation résulte du principe même de la division entre régimes de responsabilité individuel et étatique eux-mêmes : plus on insistera sur leur irréductibilité, plus on devra s’attendre à ce que, opérant selon leurs logiques propres, ils aboutissent à des formes de responsabilité pour les mêmes faits, mais établies selon des procédures et des modalités distinctes. Dès lors, cette imbrication va se retrouver à au moins deux niveaux, substantif et juridictionnel, qui sont autant d’occasions de penser leur articulation.

A. La dimension substantive

La coexistence entre responsabilités étatiques et individuelles est, tout d’abord, un fait de droit substantif. Par exemple, le fait que l’individu ne puisse pas à titre individuel échapper à sa punition en alléguant les ordres reçus ou la loi suivie par l’État n’empêche pas que l’État, quant à lui, soit reconnu responsable du fait même de ces ordres donnés ou de ces lois promulguées, quand bien même ils auraient été commis par des individus. Tant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[92] que la CIJ[93] ont symétriquement reconnu cette possibilité. La Convention sur le génocide, notamment, en prévoyant en même temps le principe d’une responsabilité criminelle pour sa violation et la possibilité que tout litige concernant son interprétation soit présenté à la CIJ, témoignait déjà très tôt de cette possibilité[94].

La concurrence entre formes de responsabilité doit en outre se lire à l’aune d’une certaine fluidification de la distinction entre responsabilité pénale individuelle et internationale de l’État. D’une part, la responsabilité « civile » de l’individu pour crimes internationaux est d’ores et déjà entérinée sur le plan international dans le cadre du régime de réparation de la Cour pénale internationale, pour autant qu’elle se rattache à une responsabilité pénale internationale préalablement établie[95]. Il est par ailleurs tout à fait possible que l’individu soit responsable au civil, que ce soit au plan national, transnational[96] ou international[97] pour des crimes de droit international, ce qui met sa responsabilité objectivement en concurrence avec celle de l’État. D’autre part, l’idée de responsabilité pénale de l’État continue de se manifester dans certains fora juridictionnels, notamment la Cour interaméricaine des droits de l’homme[98].

Enfin, une certaine porosité existe naturellement entre différents régimes de responsabilité. Par exemple, l’article 3 de la Convention sur le génocide, relatif au « complot, l’encouragement et/ou l’incitation directe, la tentative ou la complicité »[99], bien que très inspiré du droit pénal, a été appliqué mutatis mutandis à la Serbie dans l’affaire du génocide en Bosnie. Même critiquée en l’espèce[100], une telle démarche a le mérite de suggérer des passerelles entre responsabilité étatique et individuelle. On peut d’ailleurs dire que cette passerelle a souvent été franchie dans l’autre sens puisqu’une large partie du droit pénal international consiste en une transposition au domaine de la responsabilité individuelle de règles primaires élaborées à l’origine pour les relations entre États, et ce, même si ces principes se sont souvent révélés insuffisants.

Pour autant, la démarche du droit international positif par rapport à ces problématiques d’imbrication a souvent été passive et prudente. Tant les articles sur la responsabilité internationale de l’État[101] que le Statut de la CPI[102] adoptent une attitude « attentiste », précisant bien chacun qu’ils ne sont pas concluants au sujet de toute responsabilité dans l’autre « pilier ». Il en va sans doute d’une certaine rivalité entre juridictions interétatiques et pénales, mais aussi du défaut d’intégration des tribunaux internationaux, chacun opérant dans sa sphère de compétence propre.

Un premier enjeu majeur pour la crise ukrainienne sera donc bien de concilier différentes composantes de la responsabilité, y compris dans le relatif silence du droit international.

1. L’articulation entre responsabilité individuelle et étatique

Un premier constat est que toute détermination de responsabilités individuelles en droit pénal international s’accompagne toujours ipso facto, directement ou indirectement, d’une recherche des responsabilités étatiques ou quasi étatiques. En effet, la démonstration de l’implication de l’État, le cas échéant, doit bien logiquement précéder les questions d’imputation (il ne peut y avoir d’imputation sans existence d’un crime). Cela est vrai même lorsque la responsabilité de l’État ne peut être engagée en tant que telle et que le rôle de l’État n’apparaît qu’en filigrane à travers le fonctionnement de la justice pénale internationale elle-même. En réalité, la relation entre responsabilités étatiques et individuelles est bien « symbiotique »[103]. Donnons ici trois exemples de cette convergence concrète entre responsabilités individuelles et étatiques, certainement avérée dans le cas de la Russie.

Tout d’abord, conséquence logique de la centralité de l’État à la commission de la plupart des crimes de droit international, la preuve de tels crimes impliquera souvent la preuve de leur imbrication dans le cadre de politiques étatiques. Par exemple, la commission de crimes contre l’humanité requiert une connaissance de ce qu’ils sont commis dans le cadre d’une « attaque généralisée ou systématique », notamment « dans la poursuite de la politique d’un État » et donc que leur auteur était bien conscient que ses crimes s’inscrivaient dans un horizon plus large[104]. En outre, l’évolution des modalités mêmes de la responsabilité pour crimes de droit international tend paradoxalement vers une conception de moins en moins « individualiste » de cette responsabilité, renvoyant ici à un complot, là à une responsabilité du commandant ou encore à une responsabilité pour « entreprise criminelle commune »[105]. Parfois très critiqués dans leur principe d’un point de vue pénal, ces modes d’engagement de la responsabilité trahissent cependant le caractère foncièrement collectif des phénomènes criminels auxquels ils renvoient[106]. Ils aboutissent à une vision plus bureaucratique et systémique de la responsabilité pénale mettant en avant une conception de l’individu plus comme un rouage dans un ensemble complexe que comme un démiurge (ou démon) autonome[107].

Deuxième exemple de l’imbrication des responsabilités étatiques et individuelles : la manière dont toutes les deux mettent en jeu des questions éminemment communes d’immunité. En effet, les immunités des individus ne sont jamais que des dérivés de celles des États. Penser les immunités des individus, dès lors, implique nécessairement une théorie sous-jacente des immunités des États et de leurs finalités. En réalité, le maintien des immunités souveraines de l’État pour sa participation à des crimes[108] et le débat persistant sur les immunités personnelles et fonctionnelles des membres de gouvernement pour crimes de droit international[109] attestent de la continuité de ce caractère étatique et de son importance décisive pour la détermination du statut des individus. De fait, même le débat sur une éventuelle réforme des immunités des chefs de l’État et apparenté tourne en partie autour de la question de sa compatibilité avec l’obligation qui y est par ailleurs faite aux États de poursuivre les crimes de droit international[110].

Enfin, troisième exemple du lien fort entretenu jusque dans le fonctionnement de la justice pénale internationale avec l’État, le régime de la complémentarité de la CPI. Certes, il s’agit là avant tout en droit d’une question de procédure, et la détermination de ce qu’un État n’a pas la volonté ou est dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites[111], laquelle n’emporte pas du tout, en tant que telle, une détermination de la responsabilité dudit État. En même temps, on ne peut pas ne pas voir comment, fonctionnellement du moins, la question de la recevabilité d’une affaire devant la CPI et la question du défaut de répression de criminels comme engageant la responsabilité internationale de l’État convergent de manière remarquable.

Il en ressort que la coexistence des responsabilités étatiques et individuelles, indépendamment des possibilités de la mettre en cause juridictionnellement, « hante » tous les débats sur la question. Cette coexistence consacre, du moins dans les cas où un État est effectivement impliqué, le primat logique de cette implication par rapport aux simples responsabilités individuelles. À ce titre, c’est moins l’État qui est complice des crimes commis en leur nom propre par des individus[112] que les individus qui se font les complices des crimes commis par leur État. La responsabilité individuelle apparaît donc moins comme une responsabilité cosmopolitique engageant l’individu directement face à l’humanité que comme un trait d’union avec la dimension étatique des crimes de l’individu. Elle est, dès lors, mieux analysée comme en même temps une cause et une conséquence de la responsabilité étatique que comme une fin en soi.

Cause d’abord, car même s’il n’est nul besoin d’avoir obtenu des condamnations individuelles d’agents de l’État pour pouvoir conclure à la responsabilité dudit État, la preuve de responsabilités individuelles aidera incontestablement dans certains cas. Un État ne saurait, par exemple, commettre un génocide « tout seul », et il a nécessairement besoin pour ce faire de relais individuels. C’est le contrôle de ces agents ou le défaut d’un tel contrôle qui engage sa responsabilité. La CIJ s’est ainsi, à titre incident, penchée sur la possibilité que certains officiels avaient bien l’intention de commettre un génocide pour déterminer si la Serbie avait violé la Convention sur le génocide : dès lors qu’une telle intention génocidaire n’était pas présente, l’État serbe n’aurait pu faire « pire » que ses agents[113]. Cela vaut en aval également puisque la non-répression desdits crimes engage à son tour la responsabilité de l’État. La CIJ a par exemple considéré que la responsabilité de la Serbie était mise en cause au titre de la Convention sur le génocide pour n’avoir point coopéré avec le TPIY et pour avoir vraisemblablement protégé le général Mladic[114]. La responsabilité individuelle est ensuite une conséquence de la responsabilité étatique, puisque cette dernière débouche sur une obligation pour l’État de remédier à la violation de son obligation de punir en s’exécutant désormais[115]. On déplace ainsi le problème d’une hypothétique « commission » de crimes par l’État, vers une sorte de garantie assurée par l’État que certains crimes ne seront pas commis par ses agents, à travers des obligations de prévention et de répression.

C’est donc bien contre cette toile de fond étatique qu’une grande partie des crimes de droit international seront évalués. La responsabilité des individus se conçoit comme fondamentalement dérivée du crime ou de la responsabilité de l’État (que ceux-ci aient été mis en cause ou pas). Elle consiste dans le fait de s’associer volontairement au dessein criminel dans lequel est impliqué un État. Le niveau de cette responsabilité dépendra du degré auquel les individus auront participé à la commission de crimes qui manifestent une violation des obligations de l’État et une perversion de son fonctionnement. Pour ceux ayant eu un rôle d’impulsion au plus haut niveau, la gravité de la responsabilité sera particulièrement caractérisée, car ils sont coupables d’avoir insufflé une politique criminelle à l’État, qui n’en aurait peut-être pas eu de son fait même. C’est tout le sens de la politique de la CPI consistant à s’en prendre aux plus hauts responsables.

Le président Poutine a eu tout le loisir de décider d’une autre politique, d’autant plus qu’il se trouve dans une position dictatoriale, et manifeste ainsi le plus haut degré de culpabilité. Ceux qui se sont fait les relais enthousiastes de telles politiques ont une responsabilité d’une gravité quasi équivalente. Quant à ceux qui ont exécuté contre leur gré une politique décidée par d’autres, en revanche, s’ils sont bien coupables en droit pénal international, on peut imaginer qu’ils bénéficient d’une plus grande indulgence[116]. C’est ce que reflète le travail des tribunaux pénaux internationaux non pas en matière de culpabilité (on n’est pas moins coupable que l’on est subalterne), mais en matière de peine (le fait d’être dans une position de commandement étant, par exemple, considéré comme une circonstance aggravante)[117].

Cette approche de la responsabilité pénale individuelle comme dérivée de la responsabilité étatique ne retire rien à l’élément de subjectivité morale qui lui est inhérent. La force de l’idée de responsabilité individuelle est qu’elle demeure la seule qui permette de manifester une véritable récrimination morale et une orientation rétributive au droit international. Elle jette en outre un éclairage sur l’irréductible part de responsabilité individuelle, même et justement dans des processus caractérisés au plus haut point par l’étatisation. Elle replace néanmoins cette subjectivité dans un contexte de gouvernance où les individus se distinguent ou bien par leur capacité à abonder dans le sens de desseins criminels du souverain, ou bien par leur velléité de s’en dissocier. L’importance spécifique de la responsabilité individuelle tient donc au fait que certains individus ont clairement fait preuve de docilité par rapport à leur État, alors que d’autres ne sont pas dédouanés facilement en invoquant leur respect du droit.

2. L’articulation entre responsabilité étatique ou individuelle et responsabilité collective

L’opposition entre les seules responsabilités étatique et individuelle procède également sur le mode du tiers exclu, celui que serait une responsabilité plus collective ou sociétale. On l’a vu, l’insistance sur la responsabilité pénale individuelle a été, historiquement, une manière de s’éloigner des excès d’une telle punition collective telle qu’elle fut associée, à tort ou à raison, aux réparations auxquelles fut condamné l’État allemand après la Première Guerre mondiale. Il s’agissait, en s’en prenant aux individus, de ne pas jeter d’opprobre collectif contre toute une population, au risque de l’injustice et de la violence.

De fait, la question de la responsabilité sociétale reste une pierre d’achoppement en droit international. Décrite par Karl Jaspers au sortir de la Seconde Guerre mondiale comme une sorte de responsabilité politique ou métaphysique plus que juridique[118], elle pose d’évidents problèmes. Bien plus que la responsabilité internationale de l’État (laquelle se rattache au moins à la fiction d’un État distinct de sa population), elle peut aboutir à sanctionner des individus qui se seraient dissociés des agissements de leurs États. Elle ne permettrait pas de distinguer selon les niveaux d’implication de chacun. À défaut de telles nuances, elle nourrirait une approche vengeresse de la justice internationale et ferait le lit des révisionnismes.

En même temps, si les crimes de droit international sont bien le produit d’une imbrication entre individus et État, ils le sont aussi du fait de la tolérance et du silence de la société. Manquer cette dimension risque de créer une échappatoire problématique en matière de justice transitionnelle[119]. L’exemple de la Russie en est un rappel criant, tant l’assentiment passif d’une large partie de la population à l’invasion de l’Ukraine a aidé les visées de son président ou les agissements de l’État russe. Comment, dès lors, penser l’articulation entre responsabilités individuelle et étatique comme permettant, justement, de mettre en lumière une responsabilité sociale sans sombrer dans une forme de punition collective[120] ? En réalité, la responsabilité collective se lit déjà en filigrane des responsabilités individuelle et collective, à condition de leur donner la lecture qui sied.

Par le biais individuel tout d’abord, non pas que la somme de quelques procès individuels aboutisse en elle-même à constituer une responsabilité collective (ce peut être le contraire), mais que la combinaison de procès individuels bien choisis pourra malgré tout jeter un éclairage sur le caractère plus ou moins emblématique de comportements souvent inévitablement sociétaux. On pense notamment ici aux procès « thématiques » organisés après Nuremberg tels ceux des soutiens industriels et financiers du nazisme, qui jetèrent un regard cru sur leur cooptation[121]. L’exemplarité de la justice pénale internationale, du moins si elle est bien conçue, consiste alors à montrer comment certains comportements sont moins pathologiques qu’ils ne le paraissent, car ils trouvent toute sorte de relais dans la société. À ce titre, et sans remettre en cause la centralité de l’État russe à la commission de crimes de droit international en Ukraine, remarquons que la possibilité d’engager la responsabilité individuelle de certains oligarques ou d’utiliser leurs avoirs pourrait mettre en exergue leur degré de compromission ainsi que d’une manière générale la proximité entre un capitalisme prédateur et corrompu et la déréliction de l’État.

Par le biais étatique ensuite, car si la responsabilité de l’État pour crime de droit international est bien une responsabilité de l’État en tant que tel (c’est-à-dire en tant que personne morale distincte, sujet du droit international), sa mise en oeuvre met nécessairement en jeu des ressorts collectifs. En effet, s’agissant de réparations pécuniaires par exemple, la ponction mise à la charge de l’État est aussi nécessairement une ponction sur les finances publiques, et donc sur l’impôt et la richesse nationale à laquelle la société ne peut pas se soustraire[122]. Dit simplement, même si c’est l’État qui s’acquitte d’une dette stricto sensu, c’est bien toute la communauté nationale, que ses composantes aient soutenu ou acquiescé aux crimes ou non, qui en est ultimement redevable. Même en dehors de la question des réparations, une condamnation étatique jette donc un certain opprobre sur une population qui n’a pas voulu ou n’a pas su empêcher le tyran ou l’État de commettre ses crimes. À n’en point douter, d’éventuelles réparations de guerre dues par la Russie à l’Ukraine au titre de l’agression ou d’autres crimes associeraient étroitement la population russe à tout processus transitionnel.

3. L’articulation entre punition et réparations

Enfin, la question des réparations permet au plus haut point de penser l’articulation dynamique entre différents niveaux de responsabilité. Une même violation du droit international peut être attribuée en même temps et selon des modalités diverses à certains individus ou à un État. Certes, en matière pénale, la responsabilité d’un individu est « totale » par rapport aux actes qui lui sont reprochés : on n’est pas moins responsable d’actes criminels que d’autres y ont participé aussi. En revanche, là où la responsabilité pénale comme responsabilité pour faute morale est, en quelque sorte, insécable (l’on a ou l’on n’a pas la mens rea requise), la responsabilité pour tort commis est, elle, divisible en fonction du degré de contribution au dommage. Ce qui compte lorsqu’il s’agit de déterminer la nature des réparations est bien la part contributive de chaque agent — État ou individu — à un préjudice. C’est donc là un endroit où le recoupement des responsabilités cause de toute évidence de grandes tensions, et rend nécessaire une réflexion plus fondamentale sur les réparations.

Le régime de la CPI ne focalise pas seulement l’attention sur la responsabilité pénale des individus : il en fait un axe symbolique majeur de réparations, puisqu’à la suite d’une condamnation pénale, c’est bien à leur charge qu’il ordonne que celles-ci soient accordées. Or, l’insistance sur le caractère décisif de la responsabilité des individus en matière de réparations pose un problème criant et risque fort de décevoir. On risque en effet de ne pas bien percevoir à quel point le tort causé par les individus résulte souvent d’efforts systémiques dont l’individu (aussi coupable fût-il pénalement) n’est que partiellement causalement responsable[123]. Le même problème est apparu dans le cadre des tentatives de fournir des réparations en Colombie[124], ou encore au Darfour[125], où l’accent mis sur les individus a souvent provoqué la frustration des victimes. On aura beau conclure que la responsabilité criminelle de Poutine est écrasante, la quote-part de son rôle causal dans la totalité des préjudices subis par les populations ukrainiennes doit être nécessairement pondérée, notamment au regard de la responsabilité d’autres individus et de l’État lui-même.

En outre, le caractère très sélectif des poursuites internationales garantit que, même si certains des principaux responsables sont condamnés, les réparations purement individuelles ne seront jamais à la hauteur de la sorte de programme de réparation que pourrait garantir l’État. L’impécuniosité de nombreux condamnés rendra improbables des réparations importantes, et les individus sont, quoiqu’il en soit, mal placés pour fournir toute sorte de réparations non matérielles (garanties de non-répétition ou excuses notamment)[126]. Il paraît donc inconcevable, aux vues des immenses pertes et dommages occasionnées par l’invasion de l’Ukraine, que seuls les hauts dirigeants russes soient redevables d’obligations de réparation. Pourtant, le cloisonnement juridictionnel international fait que la question des réparations étatiques demeure entièrement en dehors de la compétence des tribunaux pénaux internationaux[127].

Le régime de la Cour pénale internationale tente de pallier les insuffisances pécuniaires des condamnés en collectivisant pour partie le régime de réparations à travers le Fonds au profit des victimes, lequel reçoit des ressources émanant notamment des États. Mais ce mécanisme a des faiblesses, à commencer par l’absence d’obligation à la charge de quiconque de contribuer au Fonds, ce qui ne lui permet pas de corriger les limites d’une responsabilité reposant entièrement sur les épaules de certains individus à la suite de leur condamnation[128]. Bien plus appropriée, en réalité, paraît la stratégie consistant à se retourner vers l’État massivement responsable de crimes et surtout disposant d’une capacité de réparations bien plus substantielle que les seuls individus. Seul l’État bénéficie de la continuité et de la pérennité de long terme et des moyens institutionnels de réparer le tort infligé, qui est au plus haut point, causalement parlant, le sien[129].

En effet, si les individus peuvent commettre des crimes, seul l’État est légalement tenu à une obligation plus vaste de prévenir et punir les violations massives des droits de la personne. Une compensation étatique permettra d’engager de vrais programmes de réparations, qu’il s’agisse de redistribuer des moyens matériels ou encore de faire intervenir ses services à l’égard de populations particulières. Dans le cadre de réparations à caractère interétatique, elle s’inscrit naturellement dans des relations juridiques internationales bilatérales ou multilatérales ; dans le cadre de réparations internes à l’État, elle est une manifestation de la continuité de sa responsabilité réparatrice à l’égard des populations, malgré les changements de gouvernement. En somme, c’est bien l’État dans son rôle de garant institutionnel, de dépositaire d’obligations en matière de droit pénal international ou encore de droit international des droits de la personne qui est en mesure de fournir des réparations plus structurelles.

B. La dimension juridictionnelle

La tension entre voies alternatives en matière de responsabilité pour crimes de droit international a également vocation à avoir des implications plus spécifiquement juridictionnelles. Cela a été clairement illustré par le jugement de la CIJ dans l’affaire Bosnie c Serbie alors même que le TPIY condamnait certains responsables serbes. De fait, ces hypothèses de concurrence non seulement théoriques mais historiques sont plus fréquentes qu’elles ne le semblent. L’Allemagne avait ainsi engagé des négociations avec Israël et le Congrès juif mondial alors même que les plus hauts dignitaires nazis avaient été condamnés à Nuremberg ; l’Irak a dû payer d’importantes réparations pour son invasion du Kuwait indépendamment de la responsabilité de Saddam Hussein ; et l’Ukraine, qui ne s’y est pas méprise, a intenté plusieurs procès contre la Russie devant la CIJ ou la CEDH, alors même que toutes sortes de propositions ont été élaborées pour, par ailleurs, traduire Poutine et d’autres en justice en tant qu’individus.

Il s’agit donc d’envisager des modalités juridictionnelles qui restent largement à inventer, de conciliation entre les travaux de plusieurs tribunaux aux logiques spécifiques. Or, même lorsque les mécanismes juridictionnels possibles fonctionnent de manière relativement satisfaisante (on pense par exemple à la coexistence dans le cas de l’ex-Yougoslavie de multiples initiatives, dont le TPIY, la Chambre spéciale à Sarajevo, la Cour européenne des droits de l’homme ou encore la CIJ), ils demeurent très peu intégrés et avancent en ordre dispersé.

1. La question envisagée comme un problème de litispendance

Une manière d’appréhender la question de l’interaction entre plusieurs niveaux de responsabilité devant divers tribunaux est dans un premier temps comme une question de litispendance. Une situation de litispendance survient lorsque deux juridictions sont saisies d’une même affaire, situation que l’on a généralement à coeur d’éviter en droit interne. Or, le droit international n’a traditionnellement pas fait une part large au souci d’éviter toute litispendance en créant des obstacles à l’exercice de la compétence de telle ou telle juridiction. Système décentralisé et fragmenté, il laisse en principe tout le loisir à chaque juridiction d’opérer dans l’espace juridictionnel qui lui est propre. En clair, ni un jugement par un tribunal interétatique ni un jugement par un tribunal pénal ne lient l’autre, encore moins suspendent-ils sa compétence.

Pourtant, la notion de litispendance n’est sans doute pas inconnue du droit international. La Cour permanente de justice internationale avait eu l’occasion de se pencher sur la question dans l’Affaire relative à certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, même si elle l’avait exclue dans cette espèce[130]. L’on pourra également renvoyer à la position des organes internationaux de protection des droits de la personne qui s’opposent à être saisis des mêmes affaires, même si, dans ce cas, il y a concurrence objective et étroite entre différents mécanismes opérant sur le fondement d’instruments proches et selon des logiques similaires[131]. L’argument pour un certain respect des autres juridictions plaide néanmoins pour que l’on évite des contradictions autant que possible, du moins dans le cas de juridictions voisines par leurs modalités (par exemple une cour régionale et un organe des Nations unies). Dans ce cas, la suspension de l’instance par l’une ou l’autre des juridictions en attendant que l’autre ait rendu son verdict est généralement la solution reconnue qui s’impose[132].

Il ne semble pas cependant qu’une question de litispendance stricto sensu soit soulevée dans le cas où l’on chercherait en même temps à engager la responsabilité internationale d’un État et la responsabilité individuelle d’un agent de cet État pour faits accomplis dans la poursuite d’une politique étatique, et ce, quand bien même les faits seraient en tous points identiques. En effet, dans cette hypothèse, et malgré l’évidente imbrication entre ces dimensions, ni les parties, ni la nature précise du litige, ni les juridictions ne sont identiques ou du même ordre. L’action en responsabilité internationale et l’action pénale intentée contre l’individu sont juridictionnellement trop distantes pour que l’une puisse suspendre ou interrompre l’autre. Une tentative de faire surseoir le TPIY à statuer en matière d’accusations de génocide en attendant un jugement de la CIJ a ainsi été rejetée au motif de l’irréductibilité des deux tribunaux[133].

Il ne faudrait pas, quoiqu’il en soit, qu’à force d’insister trop sur la priorité logique d’un certain type de responsabilité (étatique ou individuelle), on en vienne à « prendre en otage » certaines juridictions de ce qui serait des déterminations faites par d’autres. Le système judiciaire international est lui-même trop décentralisé et trop faible pour que l’on prenne ce risque, et il paraît plus conseillé de « faire feu de tout bois » quitte à tenter de rationaliser par après les rapports entre jurisprudences portant sur des aspects connexes de la responsabilité internationale. On profitera ainsi de ce que certaines juridictions ont été plus ou moins accessibles ou capables de faire leur travail dans tel ou tel cas de figure.

2. La question envisagée comme un problème de déférence

Si la litispendance ne fait obstacle ni à la saisine ni à la compétence, et si chaque tribunal ou mécanisme opère bien dans une certaine autonomie, la réalité pourrait néanmoins être plus subtile. Il est vrai qu’il n’existe actuellement aucune règle explicite permettant de traiter de ces questions. Pourtant, les juristes internationaux s’accordent généralement sur la nécessité d’une harmonie entre juridictions, afin d’éviter des incompatibilités tant de droit que de fait. Encouragée à se citer les unes les autres ou encore à se comporter comme autant d’organes au service du droit international général, l’idée d’un « système de justice internationale » milite fortement pour une harmonisation des activités judiciaires[134].

Certaines divergences entre tribunaux interétatiques et pénaux internationaux ont d’ores et déjà suscité des inquiétudes[135]. Il est vrai que le TPIY, par exemple, a entendu affirmer son indépendance, et ne se considère pas, par principe, être dans une relation « hiérarchique » par rapport à la CIJ, qui l’enjoindrait à respecter sa jurisprudence en matière de responsabilité étatique[136]. De même, la CIJ a décliné d’appliquer la jurisprudence du TPIY en matière de critère de distinction entre conflits armés internationaux et non internationaux au motif que la question de responsabilité étatique qui l’intéressait était irréductible à la problématique de qualification des conflits saisis par ce tribunal pénal international[137]. En matière de faits, elle a insisté que « [l] a Cour doit déterminer elle-même les faits qui sont pertinents au regard des règles de droit »[138].

Cependant, si les questions que traitaient la CIJ et le TPIY avaient été plus proches, on aurait été en droit de s’attendre à une plus grande prise en considération de leur jurisprudence respective. Sans être liés strictement, en effet, il est naturel que les tribunaux prêtent une attention particulière au travail d’autres juridictions au moins voisines par les thématiques envisagées, surtout dans leurs domaines partiellement communs de compétence. Le TPIY a ainsi au moins reconnu qu’il « prendra nécessairement en considération les décisions d’autres tribunaux »[139]. Quant à la CIJ, elle a affirmé qu’elle attachait « la plus grande importance » aux jugements du TPIY dans sa détermination de la responsabilité de la Serbie[140]. À l’inverse, on a reproché le peu de tact qu’avait mis le TPIY à critiquer la jurisprudence de la CIJ lorsqu’une telle critique n’était pas strictement nécessaire pour les besoins de l’espèce[141].

Pour une juridiction fondée sur la responsabilité étatique, le fait qu’une juridiction internationale, voire nationale, ait conclu à la responsabilité pénale des agents de l’État (fût-il, a fortiori, le chef ou un membre du gouvernement) devrait être un élément très probant pour la conclusion que l’État lui-même est responsable d’une violation correspondante. De telles déductions seront aidées, bien entendu, par le fait que la responsabilité des individus aura elle-même été enchâssée dans une élucidation de leur rapport à l’État, à travers les moyens utilisés ou modes de responsabilité invoqués (commandant, entreprise criminelle commune). Un jugement condamnant Poutine ou des personnes haut placées dans l’appareil étatique russe aurait donc indéniablement un effet facilitateur sur un procès contre la Russie en tant qu’État. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’un tel jugement est un préliminaire nécessaire à la responsabilité de la Russie, laquelle peut parfaitement être engagée dans ses propres termes[142]. Néanmoins, au niveau de l’évaluation de la preuve, la CIJ avait considéré dans l’affaire Bosnie c Serbie que l’absence de jugement par le TPIY concernant l’existence d’une mens rea de Milošević pouvait être entendue, toutes choses égales par ailleurs, comme comptant contre une détermination de la responsabilité de la Serbie, même si cela avait été critiqué[143].

Pour un tribunal pénal, un jugement concluant à la responsabilité de l’État en tant que tel sera sans doute moins décisif, ne serait-ce que parce que le fardeau de la preuve dans ce dernier est moins élevé que celui exigé en matière pénale. Cependant, rappelons à quel point l’identification des responsabilités personnelles dans le cadre de politiques d’État implique une reconstruction à travers le chas d’une aiguille de quelque chose qui la dépasse. Pouvoir considérer comme au moins partiellement établis des éléments tendant à prouver la responsabilité de l’État permettrait de substantielles économies d’échelle. Les jugements en matière de responsabilité internationale pourraient donc être influents lorsqu’il s’agira d’établir du moins la commission de certaines infractions, à charge bien entendu de prouver un lien de rattachement des individus à ladite violation et la mens rea requise. Toute détermination dans ce sens par la CIJ ou la CEDH tendrait à mettre la Russie devant ses responsabilités et pourrait à terme encadrer le travail d’hypothétiques jugements pénaux.

3. La question envisagée comme un problème d’intégration

Si les possibilités d’influence bénéfique existent donc, il n’en demeure pas moins que les problèmes de litispendance pourraient se solder par des discordances entre juridictions. Quels eussent été les effets d’un jugement considérant que Milošević était innocent du massacre de Srebrenica, mais que la Yougoslavie en était responsable ou vice versa ? Comment pousser plus loin l’intégration institutionnelle entre diverses réponses aux crimes de masse ?

Une solution radicale consisterait à minimiser les problèmes de litispendance en s’assurant que les solutions retenues dans un forum lient les autres, ou même que s’opère une certaine fusion des mécanismes. Des précédents pour de telles approches, certes limités, existent, notamment dans les rapports entre juridictions internationales et nationales. Par exemple, il était prévu que la détermination par le Tribunal de Nuremberg du caractère criminel de certaines organisations allemandes lierait impérativement les juridictions nationales qui prendraient le relais dans le cadre du processus de dénazification. De même, il était prévu dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux créés dans les années quatre-vingt-dix que des verdicts coupables pourraient lier les juridictions nationales en matière de réparation[144].

Plus avant, il est possible de penser une réelle intégration juridictionnelle. C’est ce qu’avait proposé la France à la Conférence diplomatique de plénipotentiaires des Nations unies sur la création d’une Cour criminelle internationale, au motif que la séparation entre modes de mise en cause individuels et étatiques risquait d’être problématique. Cela recommandait d’intégrer un élément de responsabilité étatique à la Cour pénale internationale elle-même[145]. Sorte de composante de responsabilité internationale rattachée à la dimension pénale d’un jugement, il se serait agi de permettre à la Cour d’ordonner des réparations contre l’État impliqué, au moins à titre subsidiaire, lorsqu’un condamné n’aurait pas pu payer. On pourrait imaginer que, par ce biais, une attention particulière soit consacrée dans le procès à départager responsabilités étatiques et individuelles[146].

On pourrait également envisager que les organes visant à engager la responsabilité étatique aient un bras criminel. Aux origines des projets pour une cour pénale internationale, on trouve d’ailleurs la suggestion d’une « chambre criminelle » de la CIJ[147]. Plus récemment, il a été suggéré que la Cour africaine de justice et des droits de l’homme dispose d’une chambre criminelle[148], projet qui a fini par se concrétiser avec l’adoption du Protocole de Malabo et l’introduction d’une « section » pénale (non encore entré en vigueur)[149]. Même si cette section ne tire pas a priori parti de son intégration dans une juridiction en matière de droits de la personne (elle est supposée actuellement fonctionner séparément de la section des droits de l’homme), on peut y voir la marque d’un resserrement juridictionnel entre responsabilité étatique pour violations de droits et responsabilité individuelle pour commission de crimes.

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Cet article s’est penché sur la manière de penser la complexité des crimes de droit international sous un jour renouvelé, à travers la crise ukrainienne. La pensée en droit international a été appauvrie depuis quelques années par l’accent démesuré mis sur la responsabilité individuelle, au détriment d’une compréhension plus fine des responsabilités étatiques et même collectives et de leur articulation entre elles. Pis, en développant ces régimes séparément et en n’envisageant leurs relations que sur un mode réductionniste ou comme un jeu à somme nulle, les chances de les conjuguer de manière dynamique dans une perspective transitionnelle ont été minimisées.

En lieu et place de ces approches fragmentaires, on a suggéré, à l’instar d’un mouvement qui se dessine ici et là dans la doctrine[150], l’importance d’une conception « complexe » ou « systémique » de la responsabilité, intégrant le plus possible les niveaux étatiques et individuels et tirant parti de leur imbrication. Celle-ci pourrait aussi rendre justice à la dimension sociale et collective de toute criminalité internationale, à la faveur d’une plus grande fusion entre responsabilité individuelle pour crimes de droit international et responsabilité internationale de l’État[151]. Il s’agirait par exemple de s’inspirer de processus de justice transitionnelle tels que la dénazification, dont l’objectif était d’aller au-delà des limitations de la responsabilité individuelle et étatique pour s’intéresser de près à toute une gradation de responsabilité intermédiaire[152]. Seule une telle approche rendrait compte, en définitive, de la manière dont les crimes de droit international sont effectivement commis et de la manière dont on souhaite les sanctionner.

Dans ce cadre, on a suggéré un certain primat du caractère public des crimes de droit international, l’importance réelle, mais subsidiaire de la responsabilité pénale des individus, ou encore la nécessité de mettre en lumière les responsabilités des populations impliquées elles-mêmes. Alors que la communauté internationale semble s’éloigner durablement d’une notion stricto sensu de « crime d’État », l’aspiration à différencier le régime de la responsabilité internationale pour s’assurer que les violations les plus graves emportent des conséquences distinctes demeure présente et s’illustre notamment à travers la notion de « responsabilité aggravée » de l’État. A minima, il paraît inconcevable que la responsabilité de l’État ne soit pas associée à tout processus transitionnel, tant seront souvent flagrants son rôle, sa continuité et sa capacité d’apporter des remèdes.

L’invasion de l’Ukraine, crise majeure du droit international, appelle d’ores et déjà à proposer une telle vision, à la hauteur des attentes de la population ukrainienne, permettant de conjuguer plutôt que d’opposer différentes modalités de la responsabilité. Les stratégies développées, soit les procès interétatiques en responsabilité internationale, les procès internes ou internationaux en responsabilité pénale individuelle ou encore les procès transnationaux en responsabilité civile, sans même parler d’éventuels processus de justice transitionnelle dont un des socles serait la responsabilité collective, doivent l’être non seulement de manière opportuniste selon leurs chances immédiates de succès, mais dans une perspective qui rend compte du caractère particulier de cet épisode, fruit d’une profonde imbrication entre les fautes et les torts, les agents et le système, ainsi que l’individuel et le collectif.