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Le droit international public a dû concurrencer l'attention de Daniel Turp avec ses autres grandes passions, la politique et les arts. Bien entendu, il existe des liens évidents entre le droit international et des questions politiques telles que l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et sans doute d’autres commenteront cet aspect de sa carrière. Cette contribution tente de l’honorer en examinant l’autre aspect, les arts, où le rôle du droit international n’est pas aussi évident. Pourtant, son engagement avec les arts et plus particulièrement l’opéra n’est pas sans rapport avec le droit international, et notamment le droit international des droits de la personne.

Une des dernières dispositions de fond de la Déclaration universelle des droits de l'homme reconnaît le droit de chacun « de jouir des arts » (« to enjoy the arts »). La référence, qui se trouve à l'article 27 de la Déclaration, conclut la section sur les droits économiques, sociaux et culturels :

1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.

2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur[1].

Le droit de jouir des arts est également reconnu dans la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme, adoptée en mai 1948 par la IXe Conférence internationale américaine de l'Organisation des États américains[2].

Comme la plupart des dispositions de la Déclaration universelle, mais pas toutes, le texte de l'article 27 est reflété dans les deux pactes internationaux, qui ont été adoptés en 1966 et qui sont entrés en vigueur en 1976. L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques affirme un droit des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, dans des États où telles minorités existent, « d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle »[3]. Dans l’interprétation de l’article 27, il y a une forte tendance à limiter la compréhension des droits culturels des minorités au domaine du folklore et de ne pas insister, au moins explicitement, sur « les arts » comme faisant partie de la vie culturelle.

Plus significatif du point de vue des arts est l'article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui développe le texte de la Déclaration universelle avec des dispositions détaillées sur le droit de bénéficier du progrès scientifique et la protection de la propriété intellectuelle. En effet, l’article 15 du Pacte constitue la contrepartie de l’article 27 de la Déclaration universelle. Toutefois, la référence au droit de « jouir des arts » disparaît entièrement. Le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels se limite à une brève reconnaissance du droit à chacun « de participer à la vie culturelle »[4].

I. La rédaction de l’article 27 de la Déclaration universelle et la reconnaissance du droit de jouir des arts

L'origine de l'expression « jouir des arts » à l'article 27 de la Déclaration universelle peut être attribuée au projet initial préparé par John Humphrey, l’universitaire canadien qui dirigeait le secrétariat de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à ses débuts. Humphrey avait été chargé par Eleanor Roosevelt, la présidente de la Commission, de préparer un premier texte de la « charte internationale des droits de l’homme » qui servirait de base de discussion pour le Comité de rédaction à sa session de juin 1947. Dans une lettre à sa soeur, Humphrey s'est vanté qu'on lui avait demandé de « jouer le rôle d'un Jefferson », une référence à l'auteur de la Déclaration d'indépendance américaine ainsi qu’un participant à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[5]. Mais dans ses mémoires, Humphrey a écrit plus modestement qu’il « n'était pas Thomas Jefferson »[6].

Le projet préparé par Humphrey, qui porte la date du 4 juin 1947, se composait de 48 articles. L’article 44 se lit comme suit : « Tout individu a le droit de prendre part à la vie culturelle, de la société, de jouir des arts et de participer aux avantages de la science »[7]. Humphrey a également préparé une longue annotation du projet afin d’indiquer les sources sur lesquelles il s’est basé. Ce document, qui comporte plus de 400 pages, comprend des références aux observations pertinentes des membres de la Commission à sa session de janvier 1947, des dispositions pertinentes des projets de charte des droits présentés par cinq États membres des Nations Unies, des dispositions relatives aux droits de la personne se trouvant dans le droit constitutionnel de tous les États membres et des suggestions venant d’organisations non gouvernementales telles la Fédération américaine du travail[8].

Sous la rubrique de l’article 44 dans cette compilation des sources, il n'y avait rien d'intéressant dans les débats de la Commission des droits de l’homme en janvier. Sur les cinq communications des États membres, le projet de déclaration du Chili comprenait un texte sur les avantages de la science et la protection de la propriété intellectuelle, mais il n’y avait rien sur la jouissance des arts ou sur la culture en général. Sinon, le seul autre texte cité par Humphrey provenait des États-Unis, qui avaient proposé l'inclusion du « droit à un niveau minimum de bien-être dans le domaine économique ». Enfin, Humphrey a signalé les constitutions de quelques États membres[9]. La Constitution de l’Arabie saoudite de 1926 déclarait que l’instruction publique « comporte la diffusion de la science, de l'éducation et des arts ». Celle de la Bolivie de 1938 disait que « [l]a richesse artistique, historique et archéologique … constitue le trésor culturel de la nation ». En plus, elle affirmait que « [l]'État encouragera la culture populaire ». La constitution de Brésil de 1946 disait que « [l]a liberté … des arts est garantie » et que « [l]a protection de la culture est un devoir de l'État ». La Constitution de la Yougoslavie déclarait ce qui suit : « L’État aide la science et les arts dans le but de développer la culture nationale et la prospérité du peuple ». Ainsi, sans l'ombre d'un doute, nous pouvons attribuer l’origine de la formulation « droit de jouir des arts » à notre regretté collègue, John Humphrey.

Le texte de l’article 39 rédigé par Humphrey a été reproduit sans changement dans un document soumis quelques jours plus tard par les États-Unis, mais avec un sous-titre : « Le droit de participer à la vie culturelle, scientifique et artistique »[10]. Au Comité de rédaction, les avantages de la science ont été discutés, mais il n'y a eu aucun commentaire sur la jouissance des arts[11]. Le droit de jouir des arts a ensuite été lié à la disposition sur le droit au repos dans un projet ultérieur rédigé par René Cassin[12]. Cependant, le Comité de rédaction a choisi de ne pas combiner ces deux droits. Il a indiqué, dans un commentaire entre parenthèses, que certains membres du Comité croyaient que l'idée devait être formulée dans le préambule[13].

Les débats au sujet de l’article sur les droits culturels pendant les sessions de la Commission des droits de l’homme en décembre 1947 et en mai-juin 1948 ont mis l’accent sur le progrès scientifique[14]. La phrase sur la jouissance des arts n’a pas fait l’objet de remarques. L’Afrique du Sud a proposé de biffer complètement l’article sur les droits culturels[15]. Les États-Unis voulaient que l’article soit combiné avec le texte sur le droit au repos et aux loisirs et celui sur le droit au niveau de vie adéquat[16]. La France a proposé de mélanger les dispositions sur les droits culturels et le droit au repos et aux loisirs[17]. Toutefois, la Commission a maintenu le texte sans modification dans la version finale qui était le point de départ des négociations à l’Assemblée générale à l’automne 1948[18].

Il n’y a qu’une référence à la disposition dans les débats de la Troisième commission de l’Assemblée générale, par Peng Chun Chang. Humphrey considérait Chang, ainsi que Charles Malik du Liban, comme les poids lourds intellectuels dans la rédaction de la Déclaration[19]. Selon le délégué de la Chine,

[q]u'il s'agisse des arts, des lettres ou de la science, la jouissance esthétique a un double aspect, un aspect purement passif où l'homme goûte la beauté, et un aspect actif où il la crée. A ce propos, M. Chang indique que les expressions « prendre part » ou « participer » n'expriment pas ce double aspect avec toute la précision souhaitable. Le texte fait allusion d'une façon plus claire à la création qu'à la jouissance passive[20].

Chang a proposé d'ajouter à la fin du premier paragraphe les mots « et à ses bienfaits »[21].

II. La rédaction de l’article 15 du Pacte international et l’omission du droit de jouir des arts

Lors de sa deuxième session, en décembre 1947, la Commission a décidé que la « charte internationale des droits » sur laquelle elle travaillait serait composée d’au moins trois instruments, une déclaration ou manifeste, une convention ou des conventions, et des « mesures d’application »[22]. Un groupe de travail a été établi pour chacun des éléments de la charte. Le Groupe de travail sur la Convention a adopté un « projet de pacte » qui comportait plusieurs droits y compris le droit à la vie, l’interdiction de la torture et l’esclavage, et les libertés de religion, d’expression et d’association[23]. Essentiellement, il s’agissait de droits « civils et politiques ». Il n’y avait pas de droits économiques, sociaux ou culturels dans ce premier projet du groupe de travail ni dans le texte adopté par la Commission en juin 1948[24].

En 1949, le Danemark a lancé une campagne pour promouvoir les droits économiques, sociaux ou culturels dont l’importance avait déjà été affirmée dans les articles 22 à 27 de la Déclaration universelle[25]. L’Union soviétique a aussi proposé d’ajouter plusieurs articles au projet de pacte afin d’inclure les droits économiques, sociaux et culturels[26], y compris une disposition sur le progrès scientifique, mais sans mention des droits culturels et le droit de jouir des arts[27]. L'Australie a formulé six nouveaux articles traitant des droits économiques et sociaux, mais il n'y avait rien sur les droits culturels[28]. Lors de la session de juin 1949, la Commission des droits de l’homme a affirmé

qu'il est nécessaire d'inclure, dans le Pacte relatif aux droits de l'homme, des dispositions de garantir à chacun la jouissance des droits économiques et sociaux énoncés aux articles 22 à 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme[29].

En décembre 1950, l’Assemblée générale a décidé d’inclure des droits économiques, sociaux et culturels dans le projet de pacte. Elle a signalé que « le Pacte doit être élaboré dans l’esprit et sur la base des principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme » qui « envisage l’homme comme une personne à laquelle appartiennent indubitablement des libertés civiques et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels »[30]. Le mandat donné par l’Assemblée à la Commission des droits de l’homme était d’« énoncer clairement dans le projet de pacte des droits économiques, sociaux et culturels, de façon à les relier aux libertés civiques et politiques proclamées par le projet de pacte »[31].

Le projet de pacte adopté par la Commission en 1951 comprenait une troisième partie avec plusieurs dispositions relatives aux droits économiques, sociaux et culturels, y compris le texte suivant au sujet des droits culturels :

1. Les États partis au présent Pacte s'engagent à favoriser par tous moyens appropriés le maintien, le développement et la diffusion de la science ou de la culture.

2. Ils reconnaissent que l'un de leurs objectifs principaux doit être d'assurer des conditions permettant à chacun :

a) De participer à la vie culturelle;

b) De bénéficier du progrès scientifique et de ses applications[32].

Le texte avait été proposé par l’UNESCO, dont l’expertise dans le domaine était reconnue. D’ailleurs, lors de sa première intervention dans le Comité de rédaction de la Commission, le Directeur général d’UNESCO, Jaime Torres Bodet, avait signalé qu’aucune délégation n’avait soumis des projets sur le sujet[33].

L’UNESCO avait déjà fait une étude très substantielle au sujet de l’incorporation dans le Pacte des droits culturels prévus aux articles 26 et 27 de la Déclaration universelle. Dans ce document, l’UNESCO a constaté

que l'inclusion de dispositions dans le Pacte visant le droit de l'homme de participer à la vie culturelle de la communauté ne pourrait, par elle-même, constituer une solution exhaustive ni suffisante des nombreux problèmes qui se posent.

Toutefois,

[l]'absence de toute clause visant la vie culturelle dans un Pacte de portée générale risquerait cependant non seulement de compromettre l'harmonie et l'efficacité du Pacte, mais encore d'affaiblir l'autorité de la Déclaration universelle ou d'établir une discrimination regrettable entre les droits qu'elle proclame[34].

L’UNESCO a proposé d’inclure dans le Pacte

en corrélation avec le premier paragraphe de l'article 27 de la Déclaration universelle, deux clauses d'un caractère très général, établissant l'obligation, d'une part, d'offrir à tous sans distinction de race, de sexe ou de religion, l'accès le plus large aux diverses formes de la vie culturelle et d'autre part, de garantir aux artistes et aux savants le maximum de liberté et de sécurité[35].

Voici le premier projet de texte proposé par l’UNESCO :

Les États signataires s'engagent à favoriser par tous moyens appropriés le maintien, le développement et la diffusion de la science et de la culture :

a) en facilitant pour tous l'accès aux manifestations de la vie culturelle nationale ou étrangère, telles que livres, publications, oeuvres d'art, ainsi que la jouissance des bienfaits résultant du progrès scientifique et de ses applications ;

b) en veillant à la conservation et la protection du patrimoine de livres, d'oeuvres d'art et d'autres monuments et objets d'intérêt historique, scientifique ou culturel ;

c) en assurant aux savants et aux artistes des garanties de liberté et de sécurité dans leurs travaux et en veillant à ce qu'ils jouissent des conditions matérielles nécessaires à la recherche et à la création ;

d) en garantissant le libre développement culturel des minorités ethniques et linguistiques[36].

Même si l’expression « jouir des arts » n’est pas employée, il y a une certaine reconnaissance de son importance dans les références aux « oeuvres d'art ». Mais par la suite, l’UNESCO a proposé un texte plus abrégé où l’idée n’est qu’implicite[37]. C’est ce dernier texte qui est adopté par la Commission sans modification.

Jacques Havet d’UNESCO a motivé le projet de texte sur les droits culturels à la Commission lors de la septième session en juin 1951. Selon Havet, l'intervention de l'État en matière culturelle posait des problèmes complexes. Ni la pensée ni la pratique législative n'avait atteint le degré de maturité dans ce domaine comme dans celui de l'éducation. Pour Havet, le développement et la diffusion de la culture dépendaient très largement des activités des particuliers et des groupes. La participation de chacun à la vie culturelle supposait des initiatives individuelles[38]. Il a expliqué que la culture universellement disponible représentait la pierre angulaire de l'édifice des droits de l'homme et, en tant que telle, elle est essentielle, car elle permet le développement et l'expression de la personnalité humaine en relation avec la civilisation[39]. Havet a déclaré que, comme la Commission avait laissé entendre sa préférence pour les articles courts, le texte se limitait à l'énonciation de principes généraux concernant la jouissance et la participation à la vie culturelle[40]. La disposition sur la culture a été discutée en parallèle avec celle de l'éducation[41]. Les délégués étaient préoccupés par des questions relatives au droit à l'éducation et ignoraient pratiquement la disposition relative aux droits culturels.

Plus tard dans la même année, l’Assemblée générale a décidé de scinder le Pacte en deux[42]. Désormais, la disposition sur la culture se trouverait dans le projet de pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels. Le texte laconique sur le droit de « participer à la vie culturelle », attribuable au projet d’UNESCO et sans mention du droit de jouir des arts demeurait inchangé dans la version finale de l’instrument adopté en 1966[43]. Comme c'était le cas des délibérations sur le texte de l'article 27 de la Déclaration universelle, les travaux sur la disposition correspondante du Pacte ne contiennent pas même une trace d'intérêt pour l'expression « jouir des arts », proposée par John Humphrey au tout début de la codification de la Charte internationale des droits de l’homme.

III. La portée du droit de jouir des arts

Le droit de participer à la vie culturelle est affirmé dans plusieurs conventions spécialisées. Par exemple, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale reconnaît le droit de participer à la vie culturelle dans des conditions d’égalité[44]. Un texte comparable se trouve dans la Convention sur les droits des personnes handicapées[45]. La disposition dans la Convention relative aux droits de l’enfant est la plus intéressante, car elle fait référence à l’activité « artistique » :

1. Les États partis reconnaissent à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge, et de participer librement à la vie culturelle et artistique.

2. Les États partis respectent et favorisent le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique, et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité[46].

Le Canada, dans ses rapports périodiques au Comité des droits de l’enfant, a fourni des renseignements au sujet de la participation des jeunes Canadiens « à des activités culturelles en danse, en musique et en théâtre ». Le premier rapport parle de subventions du Conseil des arts aux « sociétés musicales et les organismes sans but lucratif qui contribuent à la carrière des jeunes musiciens canadiens »[47].

Dans la Charte européenne des droits fondamentaux de l’an 2000, le droit de participer à la vie culturelle est réservé aux personnes âgées[48]. Sans doute un oubli. À l’article 13, la Charte affirme que « [l]es arts et la recherche scientifique sont libres ».

Dans son Observation générale sur le droit de chacun de participer à la vie culturelle, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels signale l’importance accordée au droit dans la Déclaration universelle, mais sans faire mention du droit de jouir des arts[49]. Selon le Comité,

la culture est une notion vaste qui englobe, sans exclusive [sic], toutes les manifestations de l’existence humaine. En outre, l’expression « vie culturelle » est une référence explicite à la culture en tant que processus vivant, qui est historique, dynamique et évolutif et qui a un passé, un présent et un futur[50].

Le Comité n’accorde aucune attention particulière aux arts, au moins dans le sens des beaux-arts, du théâtre, de l’opéra, de la musique classique, de la poésie et de la littérature. Pour le Comité, la culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions, par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence, et construisent leur vision du monde représentant leurs rapports avec les forces extérieures qui influent sur leur vie[51].

Ce refus de reconnaître qu’il y a peut-être une distinction à faire entre la culture « populaire » et la culture manifestée dans la création artistique reflète une vision de la culture égalitaire, homogène et, finalement, plutôt banale. Pourtant, une telle interprétation du droit de participer à la vie culturelle semble être tout à fait cohérente avec le droit de jouir des arts reconnu à l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

On trouve une ouverture plus grande aux arts et à la création artistique dans les documents de la Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels du Conseil des droits de l’homme. Elle est une des rares expertes en droits de la personne à insister sur la phrase « jouir des arts » dans l’article 27 de la Déclaration universelle[52]. Pour la Rapporteuse spéciale, l’art constitue un moyen important

de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et le sens qu’ils attribuent à leur existence et à leur réalisation. Dans toutes les sociétés, des personnes produisent des expressions artistiques et des créations, les utilisent ou entretiennent des rapports avec celles-ci[53].

Sa préoccupation était avec les créateurs plutôt que les « consommateurs », c’est-à-dire les amateurs, et elle a mis l’accent sur l’importance de leur protection. Selon la Rapporteuse spéciale, « [l]es expressions artistiques et les créations sont particulièrement visées, car elles peuvent véhiculer des messages précis et exprimer des valeurs symboliques avec force, ou être considérées comme le faisant » [54]. Elle a signalé que « [l]es motifs de restrictions naissent d’intérêts politiques, religieux, culturels, moraux ou économiques, et l’on constate des cas inquiétants de violations sur tous les continents »[55]. La Rapporteuse spéciale a insisté sur l’obligation des États d’adopter les mesures nécessaires pour assurer le maintien, le développement et la diffusion « de la culture, qui inclut les arts »[56]. Ainsi, elle a reconnu « les arts » comme une catégorie distincte et autonome de la culture.

Il est certain que la création artistique constitue un exercice de la liberté d’expression. Ainsi, même lorsque le droit de « jouir des arts » n’a pas de protection explicite, d’autres instruments et mécanismes viennent en aide. Un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme confirme que la liberté d’expression artistique, et notamment la liberté de recevoir et de communiquer des idées, implique l’opportunité de prendre part à l’échange d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales[57]. Il y a une obligation particulière imposée à l’État de ne pas porter atteinte à la liberté d’expression des auteurs[58]. Dans une affaire où le requérant était un poète d’origine kurde, la Cour européenne a expliqué que

ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une oeuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression[59].

En 2017, l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne a organisé un colloque d’experts intitulé « Exploring the connections between Arts and Human Rights ». Selon le rapport de cette réunion, le droit à la culture formulé à l'article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels fonde un devoir des États partis de fournir un financement adéquat à l'art et les arts. L’Agence fait état d’une chute importante du financement des arts dans le cadre de politiques d'austérité dans de nombreux États[60].

Une des rares références à la musique dans des instruments de droit international se trouve dans les Conventions de la Haye sur les lois et coutumes de la guerre :

Est considéré comme parlementaire l'individu autorisé par l'un des belligérants à entrer en pourparlers avec l'autre et se présentant avec le drapeau blanc. Il a droit à l'inviolabilité ainsi que le trompette, clairon ou tambour, le porte-drapeau et l'interprète qui l'accompagneraient[61].

Selon Charles Calvo, il s’agit d’une règle coutumière. Calvo fait état d’un incident pendant la guerre de 1870, au siège de Strasbourg, lorsque le parlementaire et sa trompette furent blessés par mépris[62]. Nous avons tendance à imaginer l’orchestre militaire comme accompagnateur de la propagande en faveur de la guerre, dont l’obligation d’interdiction est imposée par le texte de l’article 20(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. On se souvient de la boutade célèbre de Georges Clémenceau, prononcée dans le contexte de l’affaire Dreyfus : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ». Pourtant, les dispositions des Conventions de La Haye nous rappellent ce rôle historique de musiciens en facilitant la recherche de la paix.