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Les derniers moments du Strathclyde. Le Franconia, à droite, se dirige vers Douvres[1].

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La Cour suprême du Canada vient de rendre une décision de première importance sur la responsabilité civile des sociétés canadiennes oeuvrant à l’étranger, dans son arrêt Nevsun Resources Ltd c Araya[2] (Neysun). Elle rejette les moyens préliminaires soulevés par Nevsun, une société minière ayant son siège en Colombie-Britannique, pour faire tomber la réclamation de réfugiés érythréens pour des sévices qu’ils auraient subis à l’emploi d’une mine dans leur pays d’origine. La mine en question était exploitée par Nevsun avec le concours des autorités de l’Érythrée. La main-d’oeuvre y aurait été soumise aux travaux forcés et à la torture, dans le cadre du service militaire obligatoire dans ce pays. Les plaignants invoquent la violation du droit canadien et de la coutume internationale comme fondement juridique de leur réclamation en dommages-intérêts. Un règlement amiable confidentiel intervenu par la suite a mis fin à l’affaire[3], qui s’inscrit dans la recherche globale de moyens pour responsabiliser davantage les sociétés exploitant des entreprises à l’étranger[4].

L’un des principaux moyens préliminaires soulevés par Nevsun était le rejet partiel de l’action concernant les arguments fondés sur la coutume internationale, en raison de leur inutilité et de leur manque évident de chance de succès[5]. Cela explique pourquoi la Cour suprême se penche longuement sur le droit international coutumier dans cette affaire. Elle devait statuer sur la question de savoir si un délit général existe dans la common law de la Colombie-Britannique pour violation de la coutume internationale, ou encore si cette dernière pouvait inspirer la création de quatre nouveaux délits nommés. Les juges de la majorité refusent de rejeter la réclamation à ce stade préliminaire. Ils constatent l’existence de normes coutumières pertinentes qui pourraient s’appliquer aux sociétés et aucune loi n’empêcherait leur réception en droit canadien et la reconnaissance d’un délit dans la common law de la province pour sanctionner leur violation. Les juges dissidents auraient rejeté la réclamation parce qu’ils sont d’avis que les normes coutumières identifiées ne s’appliquent pas aux sociétés et n’imposent pas la création d’un délit en droit interne. À titre subsidiaire, ils estiment que si ces normes coutumières imposaient au Canada de sanctionner leur violation en droit interne, elles ne pourraient pas être reçues automatiquement en droit canadien sans le concours du législateur.

Ce faisant, le plus haut tribunal du pays ne répond pas à ces questions sur le fond, mais il revisite les règles entourant la réception de la coutume en droit canadien. Les cinq juges de la majorité sur cette question et ceux de la dissidence s’entendent pour réaffirmer avec force la doctrine dite de l’adoption de la coutume internationale[6], consacrée par l’arrêt R c Hape[7] (Hape). Ils citent avec approbation le passage suivant des motifs du juge LeBel où il énonce cette doctrine :

À mon avis, conformément à la tradition de la common law, il appert que la doctrine de l’adoption s’applique au Canada et que les règles prohibitives du droit international coutumier devraient être incorporées au droit interne sauf disposition législative contraire. L’incorporation automatique des règles prohibitives du droit international coutumier se justifie par le fait que la coutume internationale, en tant que droit des nations, constitue également le droit du Canada à moins que, dans l’exercice légitime de sa souveraineté, celui-ci ne déclare son droit interne incompatible. La souveraineté du Parlement permet au législateur de contrevenir au droit international, mais seulement expressément [nos soulignements][8].

Cette réaffirmation de la doctrine de l’adoption dans l’arrêt Hape a mis un terme à l’incertitude qui subsistait à ce sujet depuis la première moitié du siècle dernier, en raison d’une série de décisions anglaises, puis canadiennes, qui avaient pu sembler exiger désormais une action positive de la part du législateur afin que la coutume soit reçue en droit canadien[9]. Malgré son désir louable de clarifier le droit canadien sur la question, la Cour suprême a essuyé des critiques de la part de certains auteurs. La plus cinglante est venue du professeur John Currie, qui a jugé que l’arrêt Hape n’avait rien clarifié du tout, en raison, notamment, de l’emploi du conditionnel à plus d’une reprise[10]. Le professeur Currie s’est également étonné de l’emploi de la notion de normes prohibitives de droit international coutumier :

A final textual point that cannot pass unnoticed is LeBel J.’s repeated, apparent limitation of the operation of the “doctrine of adoption” to “prohibitive” rules of customary international law. This puzzling qualification does not figure in any of the authorities cited by LeBel J. for the doctrine, nor is it a feature of the doctrine of adoption that operates in the United Kingdom [notes omises][11].

Face à ces critiques, le juge LeBel a senti le besoin de clarifier ses motifs dans un article de doctrine, où il précise que la notion de normes prohibitives de droit international coutumier découle de sa distinction avec celle de la normes permissives[12]. Cette distinction avait été faite par le juge La Forest dans sa dissidence dans l’arrêt R c Finta[13] (Finta), où il se référait lui-même à la notion de normes permissives développée par la Cour permanente de justice internationale dans l’Affaire du Lotus[14]. D’ailleurs, l’arrêt Hape cite aussi cet arrêt de la Cour permanente de justice internationale et son emploi de la notion de normes permissives[15]. Le juge LeBel explique dans son article que les normes permissives de droit international coutumier ne sont pas automatiquement reçues en droit canadien, par opposition aux normes « impératives » ou « prohibitives »[16].

Il est regrettable que la Cour suprême du Canada n'ait pas expliqué plus clairement la notion de normes prohibitives dans l’arrêt Hape. Cela aurait pu éviter que les critiques de certains auteurs ne soient relayées dans l’arrêt Nevsun, où les juges majoritaires la considèrent simplement inutile, alors que les juges dissidents compliquent la doctrine de l’adoption en élaborant une distinction spécieuse entre normes prohibitives et normes impératives. Ce faisant, la Cour suprême passe complètement à côté de la distinction entre normes prohibitives et normes permissives de droit international coutumier. En réalité, cette distinction a des racines anciennes et remonte au XIXe siècle et à l’arrêt R v Keyn[17] (Keyn) de la Court for Crown Cases Reserved d’Angleterre. La distinction a été proposée par la doctrine pour réconcilier cet arrêt célèbre avec le principe de la réception automatique de la coutume en droit anglais. Il demeure surprenant que les auteurs ayant critiqué l’arrêt Hape sur ce point n’aient pas relevé cette filiation évidente avec l’arrêt Keyn[18].

Cette brève étude vise à rendre hommage au professeur Daniel Turp en touchant à différents aspects du droit international et du droit constitutionnel qui auront marqué sa carrière : droit international des droits de la personne, rapports entre droit international et droit interne, histoire du droit, culture juridique, voire bilinguisme juridique et influence de la doctrine de langue française. Une première partie examine la manière dont la Cour suprême du Canada traite de la notion de normes prohibitives de droit international coutumier dans l’arrêt Nevsun (I). Une seconde partie met en lumière la distinction ancienne héritée de l’arrêt Keyn entre normes prohibitives et normes permissives de droit international coutumier que la Cour suprême semble avoir complètement oubliée (II). L’étude conclut que cette distinction répond aux préoccupations légitimes de la dissidence, tout en évitant de complexifier inutilement la doctrine de l’adoption.

I. L’arrêt Nevsun et les normes prohibitives de droit international coutumier

La Cour suprême du Canada bute sur la notion de normes prohibitives de droit international coutumier dans l’arrêt Nevsun. Alors que les juges majoritaires la considèrent simplement inutile (A), ceux de la dissidence compliquent la doctrine de l’adoption en élaborant une distinction spécieuse entre normes prohibitives et normes impératives (B).

A. L’inutilité de la notion de normes prohibitives selon la majorité

La doctrine de l’adoption de la coutume internationale en droit canadien est réaffirmée avec force par la majorité dans l’arrêt Nevsun. La juge Abella s’appuie sur l’arrêt Hape et rappelle les origines de la doctrine en droit anglais, canadien et comparé[19]. Elle en profite pour rejeter les critiques soulevées par l’emploi du conditionnel dans l’arrêt Hape, en affirmant que les « décisions judiciaires ne sont pas des textes talmudiques où chaque mot commande sa propre interprétation exégétique »[20]. Les normes prohibitives de droit international coutumier sont ainsi automatiquement reçues en droit canadien à moins qu’elles ne soient neutralisées par une loi incompatible. La juge Abella aborde aussi par inadvertance la question de la possible neutralisation de la réception de la coutume par les principes incompatibles de common law arrêtés par les tribunaux de dernière instance, en citant des sources de droit anglais[21]. Cet aspect de la doctrine de l’adoption n’a jamais été précisé dans la jurisprudence canadienne et la Cour suprême omet encore de le faire dans Nevsun, hormis cette mention vraisemblablement involontaire[22].

La Cour suprême considère à la majorité que l’utilisation de la notion de normes prohibitives de droit international coutumier est inutile et n’ajoute rien à l’analyse juridique[23]. Pour la juge Abella, cette notion est synonyme de normes obligatoires et renvoie au caractère impératif du droit international pour les États[24]. Elle veut éviter de créer une nouvelle catégorie de normes coutumières unique au Canada. Ce faisant, elle fait siennes les critiques infondées des auteurs qui considèrent que cette notion est inusitée en droit canadien et en droit international. La juge Abella ignore complètement la distinction entre normes prohibitives et normes permissives développée à la fois en droit anglais, en droit canadien et en droit international[25]. Elle cite certes l’article précité du juge LeBel afin d’établir que les normes prohibitives sont simplement des normes impératives (mandatory) ou obligatoires[26], mais elle omet étonnamment de prendre en considération sa discussion sur la distinction entre normes prohibitives et normes permissives[27]! La juge Abella répète le même procédé en citant l’ouvrage de référence de Gib van Ert sur l’utilisation du droit international devant les tribunaux canadiens, afin d’établir l’équivalence entre les notions de normes prohibitives et de normes impératives (mandatory)[28]. Elle omet à nouveau de tenir compte des longs développements consacrés par van Ert à la distinction entre normes prohibitives (ou impératives/mandatory) et normes permissives de droit international coutumier[29].

L’utilisation de cette notion de normes impératives dans la version française de l’arrêt Nevsun pose également problème, puisqu’elle prête à confusion avec celle de « normes impératives du droit international général » ou jus cogens[30]. Cette confusion est inutile dans une doctrine de l’adoption déjà suffisamment complexe. Dans la version anglaise de l’arrêt, les expressions distinctes « mandatory norms » et « peremptory norms » sont employées. Seule la seconde renvoie au jus cogens, alors que la version française emploie la même expression de « normes impératives » dans les deux cas[31]. Il aurait été préférable d’employer l’expression « normes obligatoires » pour traduire l’expression « mandatory norms » et ainsi réserver l’expression consacrée de « normes impératives » au jus cogens. Cette clarification terminologique en français serait d’autant plus souhaitable que les juges de la dissidence fondent leur raisonnement sur l’importance de la distinction entre normes prohibitives et normes impératives, qu’ils ne jugent pas équivalentes pour les fins de la doctrine de l’adoption.

B. L’invention de la distinction avec les normes impératives par la dissidence

À l’instar de la juge Abella, les juges Brown et Rowe, auxquels se rallient les juges Côté et Moldaver sur la question de la coutume internationale, réaffirment la doctrine de l’adoption en droit canadien en citant l’arrêt Hape[32]. Toutefois, les quatre juges dissidents sont en désaccord avec les juges majoritaires sur l’utilité de la notion de normes prohibitives de droit international coutumier. Leur dissidence s’explique fondamentalement par la volonté d’assurer le respect de la séparation des pouvoirs et de la suprématie parlementaire. Pour eux, la notion de normes prohibitives n’est pas inutile et permet de contenir les excès possibles de la doctrine de l’adoption, en distinguant ces dernières des normes impératives de droit international coutumier. Ce faisant, les juges dissidents passent aussi complètement à côté de la notion pourtant établie depuis l’arrêt Keyn de normes permissives de droit international coutumier, à laquelle s’oppose en réalité la notion de normes prohibitives dans la doctrine de l’adoption.

Les juges Brown et Rowe inventent donc de toute pièce une distinction entre normes prohibitives et normes impératives (mandatory) de droit international coutumier, ces dernières ne devant pas être confondues — en français — avec les normes de jus cogens, comme discuté précédemment. Les normes impératives telles qu’ils les entendent constituent ainsi une sous-catégorie des normes impératives (ou obligatoires) discutées par la majorité de la Cour suprême, ce qui ajoute à la confusion terminologique. Avec cette nouvelle distinction, ils cherchent à élargir les hypothèses dans lesquelles la réception automatique de la coutume internationale est bloquée. Ainsi ils suggèrent que les normes prohibitives sont celles qui interdisent à l’État d’agir d’une manière donnée, alors que les normes impératives imposent à l’État d’agir d’une manière donnée[33]. Ces normes impératives auraient pu s’appeler plutôt « normes prescriptives » afin de les distinguer des normes impératives (ou obligatoires) discutées par la majorité. Cette distinction a priori séduisante ne résiste toutefois pas à l’analyse : la norme impérative (ou prescriptive) continue d’appartenir conceptuellement à la même catégorie que la norme prohibitive, puisqu’elle interdit à l’État le comportement inverse à celui prescrit[34]. Le domaine de l’interdiction est certes plus vaste avec les normes dites impératives (ou prescriptives), mais il s’agit de la même catégorie juridique du point de vue de l’État puisqu’elles lui imposent toutes deux une obligation. Comme ceux de la majorité, les juges dissidents considèrent — à tort! — que la notion de normes prohibitives de droit international coutumier est inusitée et n’existe pas dans la jurisprudence internationale[35].

Si la distinction entre normes prohibitives et normes impératives n’est, selon eux, pas courante en droit international, les juges dissidents considèrent néanmoins qu’elle a une incidence juridique importante dans la doctrine de l’adoption de la coutume au Canada. Ils proposent un raffinement original de cette doctrine, suivant lequel les modalités de la réception ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agisse d’une norme prohibitive ou d’une norme impérative. Cette distinction n’a jamais existé comme telle dans la doctrine de l’adoption ni au Canada, ni en Angleterre. Les juges dissidents ne citent aucun précédent dans la jurisprudence à l’appui de leur distinction, mais ils se réfèrent à l’ouvrage du professeur James Crawford, maintenant juge à la Cour internationale de justice (CIJ), pour développer l’idée que les normes coutumières sont susceptibles d’être catégorisées pour les fins de leur application en droit interne[36]. La démarche des juges dissidents est typique des freins que les tribunaux nationaux sont souvent enclins à appliquer à la réception automatique du droit international dans les pays où le droit constitutionnel le prévoit[37]. Pour illustrer leur propos, les juges Brown et Rowe font un raisonnement par analogie avec les recours ouverts en droit canadien selon que l’on a affaire à une action ou à une omission du gouvernement en contravention à une norme juridique[38]. L’action du gouvernement qui viole une norme interne prohibitive peut entre autres faire l’objet d’un recours en certiorari, afin d’obtenir son annulation par le juge. L’omission du gouvernement d’agir en violation d’une norme interne impérative peut, quant à elle, faire notamment l’objet d’un recours en mandamus, afin que le juge ordonne au gouvernement d’agir de la manière prescrite par la norme, lorsque celle-ci prévoit un devoir public clair, sans toutefois permettre au juge de se substituer au gouvernement pour élaborer un régime réglementaire.

Les juges dissidents concentrent leur analyse sur les recours disponibles en cas de violation d’une norme de droit international coutumier, plutôt que de suivre la logique classique de la doctrine de l’adoption qui consiste à se demander si la réception de cette norme est neutralisée ou non. Ce faisant, leur raisonnement s’embrouille et complique inutilement la doctrine, en créant des chevauchements et en restant incomplet. Ainsi, ils jugent que la distinction entre normes prohibitives et normes impératives est inutile lorsqu’il est question d’une loi incompatible avec une norme de droit international coutumier, puisqu’aucun recours n’est ouvert contre une telle loi et que le juge doit lui donner effet, même si elle permet un comportement prohibé par la coutume, ou n’impose pas un comportement prescrit par celle-ci[39]. Ils soulignent qu’en droit canadien, seul le législateur peut choisir de violer la coutume internationale, ce qui explique l’importance de distinguer l’action législative de l’action gouvernementale pour les fins de la doctrine de l’adoption[40]. Pour les juges dissidents, la distinction entre normes prohibitives et normes impératives prend tout son sens lorsqu’il s’agit d’identifier les recours ouverts contre un principe de common law « privée » qui régit les relations entre entités non étatiques et qui serait incompatible avec la coutume[41]. Face à une norme prohibitive, le juge doit modifier le principe de common law privée de manière à le rendre compatible avec la coutume. En revanche, face à une norme impérative, il ne peut le faire que si une loi ne l’en empêche pas. Afin de déterminer si une telle loi existe, les juges dissidents proposent un nouveau test en trois étapes : (1) le juge doit cerner avec précision la norme impérative de droit international coutumier; (2) le juge doit déterminer le meilleur moyen de donner effet à cette norme impérative; (3) le juge doit vérifier si une loi l’empêche de modifier le principe de common law privée afin de donner l’effet voulu par la norme impérative[42]. Si une telle loi existe, le juge doit respecter les choix législatifs et s’abstenir de modifier la common law, alors qu’en l’absence d’une telle loi, il peut modifier la common law pour donner effet à la norme impérative.

Le problème avec le raisonnement des juges dissidents est qu’il n’offre aucune véritable valeur ajoutée à la doctrine de l’adoption bien comprise. Premièrement, les raffinements proposés apparaissent inefficaces : en l’absence d’une loi qui empêcherait le juge de modifier la common law privée pour donner effet à une norme impérative de droit international coutumier, celui-ci pourrait se substituer au législateur et élaborer des règles détaillées et faire ainsi des choix sociétaux revenant normalement aux élus. Deuxièmement, l’interprétation proposée crée un chevauchement inutile avec la neutralisation de la réception de la norme coutumière par la législation incompatible, qui s’impose d’emblée au début de l’application de la doctrine de l’adoption. Il est difficile d’imaginer une loi qui ne neutraliserait pas la réception de la norme coutumière, mais qui empêcherait par la suite le juge de modifier la common law, à moins de travestir complètement le sens de la notion de normes prohibitives dans la doctrine de l’adoption pour faciliter d’abord la réception préliminaire des normes impératives, puis finalement la neutraliser. Troisièmement, le raisonnement des juges dissidents est aussi incomplet parce qu’il rate une bonne occasion de se pencher enfin sur la question de la neutralisation de la réception de la coutume internationale par les principes de common law arrêtés par les tribunaux de dernière instance. Comme mentionné ci-dessus, cet aspect de la doctrine est bien établi en droit anglais, mais la jurisprudence canadienne est silencieuse sur la question[43]. L’affirmation de ce principe dans la doctrine de l’adoption au Canada réserverait à la Cour suprême du Canada le soin de modifier les principes de common law afin de permettre la réception de la coutume, ce qui pourrait constituer un frein opportun à la réception automatique de la coutume en l’absence d’une loi incompatible. Il eut été utile de préciser du même souffle une évidence jamais explicitée dans la doctrine de l’adoption au Canada, alors que la question ne se pose pas en Angleterre en l’absence d’une constitution écrite supra-législative, soit que la réception de la coutume internationale est neutralisée a fortiori par les normes constitutionnelles incompatibles[44]. Enfin, le raisonnement des juges dissidents est également incomplet en ce qui concerne les principes de common law « publique », qui régit les activités gouvernementales, puisqu’ils renvoient simplement à leur discussion précitée sur les recours ouverts en droit canadien contre l’action du gouvernement contraire aux normes prohibitives ou impératives[45]. Aucune précision n’est faite sur l’applicabilité aux principes de common law publique de leur analyse concernant le pouvoir du juge de modifier la common law privée pour donner effet aux normes coutumières.

Il est certes louable que les juges dissidents veuillent empêcher que la réception de la coutume internationale ne dévoie les principes de la séparation des pouvoirs et de la suprématie parlementaire. Or, la doctrine de l’adoption, bien comprise, leur aurait permis de donner un effet utile à la notion de normes prohibitives de droit international coutumier et de répondre à leurs préoccupations, mais sans introduire de complications inutiles. La notion oubliée de normes permissives de droit international coutumier, développée dans l’arrêt Keyn, à laquelle s’oppose véritablement celle de normes prohibitives, répond justement aux préoccupations de la dissidence.

II. La distinction oubliée avec les normes permissives de droit international coutumier

La distinction entre normes prohibitives et normes permissives de droit international coutumier a été employée afin de réconcilier l’arrêt Keyn avec la doctrine de l’adoption (A). Oubliée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nevsun, cette distinction est pourtant bien connue en droit canadien, où elle remplit une fonction importante dans la doctrine de l’adoption (B).

A. L’arrêt Keyn et les normes permissives

Pour comprendre la notion de normes prohibitives de droit international coutumier à laquelle se réfère le juge LeBel dans l’arrêt Hape, il faut remonter en 1876 à l’arrêt Keyn, une décision célèbre qui a connu un retentissement important en Angleterre et au-delà. S’il faut regretter que le juge LeBel n’ait pas mentionné explicitement cette filiation dans ses motifs, cette dernière est néanmoins évidente. Il est surprenant que la Cour suprême du Canada ait pu ignorer, dans l’arrêt Nevsun, un précédent aussi connu non seulement pour la doctrine de l’adoption de la coutume en Angleterre, mais dans la tradition juridique de la common law en général. Cette affaire est considérée comme un « leading case of the common law »[46], illustrant l’idéal de la primauté du droit sur les passions politiques, « a case of “transcendantal importance” »[47], tant compte tenu de la longueur et de la profondeur doctrinale des motifs du jugement que des turbulences juridiques qu’elle a produites longtemps après sa conclusion. Un auteur affirme même que : « [t]here really never had been an earlier English decision quite like it, and there has never been a rival since »[48].

Cette affaire mettait en cause la compétence des tribunaux anglais de droit commun pour connaître des poursuites criminelles instituées contre Ferdinand Keyn, le capitaine allemand d’un navire battant pavillon allemand, le Franconia, suite à une collision maritime avec un navire anglais ayant eu lieu à moins de trois milles nautiques des côtes de Douvres. L’opinion publique était gonflée à bloc et voulait la tête du capitaine Keyn, en raison d’une série de tragédies maritimes mettant en cause des navires étrangers au large de l’Angleterre[49]. En revanche, dans certains quartiers du gouvernement britannique, on s’inquiétait de voir les navires britanniques pouvoir être poursuivis réciproquement à l’étranger dans des circonstances similaires[50]. La Central Criminal Court de Londres a reconnu le capitaine Keyn coupable d’homicide involontaire en première instance, mais le juge du procès a déféré la question épineuse de sa compétence à la Court for Crown Cases Reserved.

En tâchant de démêler l’écheveau complexe de la répartition des compétences entre les différents tribunaux anglais concernés, le juge en chef Cockburn s’est penché sur la réception de la coutume dans ses motifs majoritaires. Il a constaté que la coutume internationale permettait effectivement au Royaume-Uni de revendiquer la souveraineté sur la zone maritime de trois milles nautiques bordant ses côtes à titre de mer territoriale, mais que cela ne pouvait avoir pour effet d’étendre automatiquement la compétence des tribunaux anglais de droit commun sur cette zone, sans le concours du législateur. Compte tenu des enjeux en cause, il lui apparaissait que dans le système constitutionnel anglais, seule la branche législative de l’État pouvait opérer un tel choix, qui emportait des conséquences sur les relations internationales du Royaume-Uni :

No concurrent assent of nations, that a portion of what before was treated as the high sea, and as such common to all the world, shall now be treated as the territory of the local state, can of itself, without the authority of Parliament, convert that which before was in the eye of the law high sea into British territory, and so change the law, or give to the Courts of this country, independently of legislation, a jurisdiction over the foreigner where they had it not before[51].

[…]

Nor, in my opinion, would the clearest proof of unanimous assent on the part of other nations be sufficient to authorize the tribunals of this country to apply, without an Act of Parliament, what would practically amount to a new law. In doing so we should be unjustifiably usurping the province of the legislature[52].

En l’espèce, un tel choix n’avait pas été fait par le législateur et il n’appartenait pas aux tribunaux de le faire. Les tribunaux anglais de droit commun n’étaient donc pas compétents pour exercer leur juridiction pénale dans la mer territoriale du Royaume-Uni. L’idée-force de l’arrêt est que la doctrine de l’adoption ne peut viser toutes les normes de droit international coutumier et que certaines d’entre elles ne sont pas propres à être reçues automatiquement, en raison de leur nature et des principes de la séparation des pouvoirs et de la suprématie parlementaire. L’arrêt a immédiatement suscité la controverse, non seulement en raison de la relaxe du capitaine Keyn, mais aussi en raison de son écart avec la doctrine habituelle de l’adoption de la coutume en Angleterre[53]. Une loi a rapidement été adoptée pour renverser l’arrêt et confirmer que les tribunaux anglais pouvaient exercer leur juridiction pénale dans la mer territoriale du Royaume-Uni[54].

Cinquante ans plus tard, l’arrêt Keyn continuait d’avoir des répercussions jusqu’à la Cour permanente de justice internationale dans l’Affaire du Lotus, où il a été longuement discuté. Concernant sa difficile réconciliation avec la doctrine de l’adoption et la nécessité de légiférer pour y remédier, le juge Moore notait dans son opinion dissidente que :

il est difficile d’éviter de conclure que le vote de la majorité était dans une grande mesure déterminé par une opinion de quatre-vingt pages de sir Alexander Cockburn, […] opinion énergique mais composite et quelque peu torrentielle, dont il fut nécessaire de calmer l’effet perturbateur afin que le cours majestueux du droit commun, uni au droit international, pût reprendre son flot accoutumé[55].

Cette autre affaire célèbre mettait aussi en cause la question de la compétence judiciaire pour poursuivre le capitaine étranger d’un navire étranger impliqué dans une collision maritime, cette fois en haute mer. Pour déterminer si les tribunaux turcs avaient la compétence pour poursuivre le capitaine français du navire français ayant causé la collision, la Cour permanente a fait la distinction entre les règles prohibitives et les règles permissives du droit international[56]. La distinction n’a pas été introduite en lien avec la question de la réception de la coutume internationale en droit interne, mais plutôt pour déterminer l’existence ou non de la compétence extraterritoriale de l’État. Pour la Cour permanente, une règle prohibitive générale interdit aux États d’exercer leur puissance à l’extérieur de leur territoire, à moins qu’une règle permissive ne l’autorise dans des cas exceptionnels, tandis qu’aucune règle prohibitive générale n’existe concernant l’exercice par un État de sa juridiction sur son territoire quant à des faits s’étant déroulés à l’extérieur de celui-ci, cette faculté étant seulement limitée dans quelques cas par des règles prohibitives spéciales. Par ailleurs, l’arrêt Keyn a été invoqué sans succès par la France, au soutien de l’existence d’une règle coutumière qui réserverait la compétence judiciaire à l’État du pavillon[57], alors que le juge Finlay l’a utilisé comme précédent rejetant la compétence territoriale de l’État du pavillon du navire victime d’une collision maritime[58].

C’est le professeur Hersch Lauterpacht, lui-même futur juge à la CIJ, qui a refait la connexion entre les deux arrêts, en s’inspirant de la distinction entre règles prohibitives et règles permissives du droit international élaborée par la Cour permanente de justice internationale[59]. Lauterpacht a employé cette distinction pour réconcilier l’arrêt Keyn avec la doctrine de l’adoption, au moment où celle-ci subissait les foudres de nombreux auteurs visant à la renverser en Angleterre au profit de la doctrine de la transformation. Plutôt que de contribuer à la renverser, l’arrêt Keyn a introduit un raffinement à la doctrine de l’adoption. Les normes permissives du droit international coutumier ne peuvent pas être reçues automatiquement en droit anglais, sans le concours des autorités nationales compétentes[60]. Il cite l’exemple de la norme permissive qui autorise l’État à juger sur son territoire ses ressortissants ayant commis un crime à l’étranger :

In a permissive jurisdictional rule it is reasonable to expect a special authorising pronouncement of national organs. Thus, for instance, International Law does not deny States the right to punish their nationals for offences committed abroad. It does not follow from this permissive rule that in the absence of legislation or a clear common law rule English Courts possess such jurisdiction with regard to any particular crime[61].

À la lumière de l’Affaire du Lotus, il est évident que la notion de normes permissives utilisée par Lauterpacht s’oppose à celle de normes prohibitives. Ainsi, la doctrine de l’adoption ne vise que les normes prohibitives de droit international coutumier, comme l’affirme avec raison — mais sans se référer à l’arrêt Keyn — le juge LeBel dans l’arrêt Hape. L’oubli par la Cour suprême du Canada de la distinction avec les normes permissives dans l’arrêt Nevsun est d’autant plus navrant qu’elle est pourtant bien connue en droit canadien.

B. La distinction entre normes prohibitives et permissives en droit canadien

Les tribunaux canadiens ont appliqué à plus d’une reprise l’arrêt Keyn, comme précédent établissant le principe voulant que la portée territoriale de la common law s’arrête à la laisse de basse mer[62]. Mais ils se sont également appuyés sur celui-ci et sur la distinction entre normes prohibitives et normes permissives pour refuser la réception automatique d’une norme coutumière en raison de sa nature simplement permissive. Le principe derrière la distinction est appliqué clairement dans l’affaire Gavin v The Queen[63], quoique sans mention explicite des notions de normes prohibitives et permissives. La division d’appel de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard s’est appuyée sur l’arrêt Keyn pour conclure que la réglementation provinciale sur la pêche du homard ne pouvait s’appliquer automatiquement dans la mer territoriale du Canada, même si le droit international lui permettait de le faire et qu’il revenait au législateur d’exercer ce choix et non aux tribunaux[64]. Un juge de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse s’est appuyé sur ces deux décisions pour appliquer aussi le principe derrière la distinction dans ses motifs concordants dans l’affaire Re Dominion Coal Company and County of Cape Breton[65], qui portait sur le pouvoir d’une municipalité d’imposer une taxe foncière sur des mines souterraines situées sous le lit d’une baie au large de l’île du Cap-Breton[66].

La Cour suprême du Canada elle-même a appliqué implicitement la distinction, en se fondant sur l’arrêt Keyn, dans les trois renvois concernant la propriété des ressources naturelles extracôtières au large de Terre-Neuve et de la Colombie-Britannique[67]. Pour déterminer qui de la province ou du fédéral était le titulaire de ces droits, la Cour suprême s’est penchée sur l’exercice par le législateur du choix offert par la coutume internationale de revendiquer ces droits avant l’adhésion de ces provinces au Canada. Le plus haut tribunal du pays a encore une fois utilisé la distinction entre normes prohibitives et normes permissives dans l’arrêt Finta[68], cette fois de manière explicite, pour rejeter la proposition de la Commission Deschênes selon laquelle les infractions de crime de guerre et de crime contre l’humanité reconnues par la coutume internationale avaient été reçues automatiquement en droit canadien[69]. Dans sa dissidence, le juge La Forest a cité l’Affaire du Lotus, plutôt que l’arrêt Keyn, afin de rappeler qu’une norme coutumière simplement permissive, comme celle permettant aux États de donner une compétence universelle à leurs tribunaux pour réprimer ces crimes, ne pourrait être appliquée directement sans le concours du législateur[70]. Enfin, une application explicite très récente de la distinction se trouve dans l’arrêt Kazemi (Succession) c République islamique d'Iran[71]. Dans son jugement majoritaire sur l’inexistence d’une exception coutumière à la règle de l’immunité de juridiction des États étrangers, en cas de torture, le juge LeBel ajoute en obiter que même si une telle exception devait exister, il s’agirait vraisemblablement d’une norme permissive qui ne pourrait être reçue automatiquement en droit canadien :

Si une exception à l’immunité des États pour des actes de torture avait désormais le statut de règle de droit international coutumier, une telle règle pourrait vraisemblablement être permissive — et non pas obligatoire — et, de ce fait, devrait faire l’objet d’une mesure législative au Canada pour y devenir la loi[72].

Pour réaffirmer l’existence de cette distinction entre normes prohibitives (qu’il appelle « obligatoires » ou « mandatory » dans la version anglaise) et normes permissives dans la doctrine de l’adoption, le juge LeBel s’appuie sur les arrêts Hape et Finta. Il est donc hautement surprenant que la Cour suprême ait pu oublier dans l’arrêt Nevsun une distinction qui est pourtant bien connue dans la jurisprudence canadienne.

Les auteurs canadiens ne sont pas en reste et connaissent, eux aussi, très bien la distinction entre normes prohibitives et normes permissives dans la doctrine de l’adoption. Un exposé complet de la distinction est fait dans le traité de droit constitutionnel des professeurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, qui cite l’arrêt Keyn[73]. Ils rappellent le principe de l’incorporation automatique des « coutumes internationales prohibitives » dans le droit canadien, sous réserve de règles internes contraires, alors que les « coutumes internationales habilitantes », c’est-à-dire celles qui permettent à l’État de poser certains actes, comme inclure un espace maritime dans son territoire souverain, ne pourraient être reçues qu’au moyen d’une loi. La logique derrière la distinction selon les auteurs est que ce qui est permissif ne peut pas faire l’objet d’une contrainte. Ils résument : « une coutume prohibitive universellement admise aura effet en droit interne à titre de règle de common law; une coutume permissive nécessitera, par contre, une incorporation législative »[74].

Le juge LeBel connaissait assurément cet ouvrage de référence en langue française et peut-être même s’y référait-il implicitement dans l’arrêt Hape[75]. Dans leur traité de droit international public, les professeurs Jean-Maurice Arbour et Geneviève Parent soulignent également à gros trait l’importance de la distinction pour la doctrine de l’adoption :

L’arrêt Hape nous invite à conserver la distinction entre normes coutumières prohibitives et normes coutumières permissives. En effet, à la différence de la norme prohibitive qui s’applique automatiquement en droit interne sous réserve d’une non-contradiction formelle, la norme permissive […] exigera cependant une législation spécifique puisqu’il est très difficile d’admettre qu’une faculté d’agir reconnue par le droit international puisse se transformer en une obligation automatique de le faire[76].

La tentation serait grande de voir dans l’oubli de la distinction dans l’arrêt Nevsun une ignorance ou un désintérêt pour la doctrine de langue française de la part de la Cour suprême du Canada. Or, la distinction entre normes prohibitives et normes permissives est aussi bien connue dans la doctrine de langue anglaise.

Déjà en 1949, D.C. Vanek faisait sienne cette distinction proposée par Lauterpacht pour réconcilier l’arrêt Keyn avec la doctrine de l’adoption, dans une des premières études complètes sur la réception du droit international en droit canadien[77]. Dans son chapitre lumineux sur le même sujet, le professeur Ronald St. John Macdonald analyse longuement la doctrine de l’adoption de la coutume en Angleterre et au Canada et la controverse qui sévissait alors sur son possible abandon[78]. Macdonald utilise aussi la notion de normes permissives pour réconcilier l’arrêt Keyn avec la doctrine de l’adoption et conclut, après une analyse serrée de la jurisprudence canadienne, que cette doctrine s’applique toujours au Canada[79] :

customary rules of international law are adopted automatically into our law, amid a few caveats about sovereignty, and then directly applied unless they conflict with statute or some fundamental constitutional principle in which case legislation is required to enforce them[80].

Ces quelques exceptions à la doctrine de l’adoption concernant la souveraineté sont vraisemblablement les cas où la norme coutumière en question est simplement permissive, auquel cas l’exercice par l’État du choix offert par le droit international dans notre système de gouvernement doit être fait par le législateur et non par les tribunaux. Enfin, van Ert discute longuement de la distinction entre normes prohibitives et normes permissives et de son importance dans la doctrine de l’adoption — qu’il appelle doctrine de l’incorporation — en retraçant ses origines dans l’arrêt Keyn[81]. Il conclut que :

only mandatory (or prohibitive) rules of customary law become part of Canadian law by incorporation. Merely permissive rules of customary international law are not incorporated, but must be implemented by legislation. The distinction between mandatory and permissive customs is more evidence of the principles of self-government and respect for international law in our reception system[82].

À l’instar de Macdonald, van Ert met en lumière le fondement conceptuel de la distinction entre normes prohibitives et normes permissives dans la doctrine de l’adoption, voulant que les principes de la séparation des pouvoirs et de la suprématie parlementaire commandent dans notre système de gouvernement que les choix que la coutume internationale offre à l’État canadien soient exercés par les représentants légitimes du peuple et non par les tribunaux. Par contre, les tribunaux peuvent appliquer directement les obligations prescrites par la coutume internationale, sauf si le législateur en a décidé autrement. Ainsi, la Cour suprême du Canada erre complètement dans l’arrêt Nevsun lorsqu’elle soutient que la notion de normes prohibitives est inusitée dans la doctrine de l’adoption au Canada, en raison de sa lecture très sélective des auteurs de doctrine canadienne dans les deux langues officielles.

Dans un arrêt assez récent, R v Jones[83] (Jones), mais antérieur à l’arrêt Hape, la Chambre des lords du Royaume-Uni a réactualisé l’arrêt Keyn en mettant en lumière le même fondement conceptuel de la distinction entre normes prohibitives et normes permissives, sans toutefois mentionner la distinction elle-même. Les juges devaient déterminer si le crime d’agression reconnu par la coutume internationale avait été reçu automatiquement en droit anglais. Dans un arrêt unanime, la Chambre des lords a jugé que le principe constitutionnel voulant que seul le législateur puisse créer de nouveaux crimes empêchait la réception de cette norme coutumière. Dans ses motifs, Lord Bingham of Cornhill cite l’arrêt Keyn au soutien de la proposition voulant que la doctrine de l’adoption de la coutume ne doit pas permettre aux tribunaux d’usurper les pouvoirs du législateur et que la constitution — non écrite — limite la réception de la coutume en droit anglais[84]. En plus du principe voulant que seul le législateur puisse créer des crimes, Lord Hoffmann invoque aussi le principe constitutionnel selon lequel les questions de guerre et de paix, au coeur du crime d’agression, sont des prérogatives de la Couronne qui ne sont pas justiciables[85]. Comme les principes constitutionnels trouvent leur source dans la common law en Angleterre, l’arrêt Jones pourrait s’expliquer comme signifiant que la réception de la norme coutumière est bloquée par un principe de common law bien établi[86]. Mais elle s’explique surtout par la nature même de la norme coutumière en question, qui est permissive et commande une action du législateur, ce qui renvoie en substance à la distinction entre normes prohibitives et normes permissives dans la doctrine de l’adoption[87]. Les juges dissidents dans l’arrêt Nevsun s’appuient précisément sur l’arrêt Jones au soutien du raffinement qu’ils proposent à la doctrine de l’adoption, en élaborant leur nouvelle distinction entre normes prohibitives et normes impératives, mais ils omettent complètement de prendre en considération la filiation entre cet arrêt et l’arrêt Keyn et la distinction oubliée entre normes prohibitives et normes permissives de droit international coutumier[88].

***

Non seulement l’arrêt Nevsun obscurcit-il la doctrine de l’adoption de la coutume en droit canadien, en oubliant la distinction entre normes prohibitives et normes permissives, mais les juges dissidents la complexifient inutilement en introduisant une nouvelle distinction mal fondée entre normes prohibitives et normes impératives de droit international coutumier. Au surplus, la terminologie employée par la Cour suprême du Canada alimente la confusion, avec l’acception variable donnée à la notion de norme impérative, renvoyant qui au jus cogens, qui aux normes obligatoires, qui aux normes prescriptives. La distinction entre normes prohibitives et normes permissives aurait permis aux juges dissidents de s’assurer que la doctrine de l’adoption ne mette pas en péril la séparation des pouvoirs et la suprématie parlementaire. L’arrêt Keyn montre que la primauté du droit commande de ne pas céder aux passions politiques ou au militantisme juridique, ce qui peut signifier de ne pas permettre en toutes circonstances la réception automatique de la coutume internationale en droit canadien. Le choc frontal entre les juges de la Cour suprême du Canada sur la méthode d’utilisation du droit international pour interpréter le droit canadien, dans le récent arrêt Québec (PG) c 9147-0732 Québec inc[89], montre toute l’actualité de ces préoccupations. Les juges Brown et Rowe estiment pour la majorité que le recours aux sources non contraignantes du droit international doit être justifié et distingué des sources contraignantes pour le Canada, tandis que la juge Abella, dissidente, y voit un recul pour le Canada dans son rôle de chef de file en matière d’utilisation du droit international par les tribunaux[90].

La doctrine de l’adoption telle que réaffirmée dans l’arrêt Hape répond de manière satisfaisante aux préoccupations de préservation de la séparation des pouvoirs et de la suprématie parlementaire, avec la distinction entre normes prohibitives et normes permissives de droit international coutumier. La législation neutralise la réception des normes prohibitives incompatibles, tandis que les normes permissives, qui exigent par leur nature une intervention du législateur afin d’exercer le choix qu’elles offrent, ne peuvent également pas être reçues automatiquement. Deux questions additionnelles gagneraient à être clarifiées dans la doctrine de l’adoption. Il serait opportun que la Cour suprême du Canada clarifie, comme en droit anglais, que les principes bien établis de la common law neutralisent aussi la réception des normes prohibitives incompatibles. De plus et bien que cela coule de source, il serait utile qu’elle précise aussi que les règles constitutionnelles écrites neutralisent a fortiori la réception des normes prohibitives. La doctrine de l’adoption bien comprise préserve la séparation des pouvoirs et la suprématie parlementaire au Canada, tout en s’assurant que les normes coutumières obligatoires et compatibles avec son droit puissent y produire leur plein effet juridique. Si l'arrêt Hape ne méritait pas les critiques sévères qui lui ont été adressées concernant la doctrine de l'adoption, l'arrêt Nevsun, lui, en mérite assurément.