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J’ai rencontré l’Honorable Daniel Turp, député, lors d’une entrevue à la Colline du Parlement à Ottawa en 1998. Il était le député de Beauharnois-Salaberry et le porte-parole du Bloc québécois en matière d’affaires étrangères. Mais c’était moi qui ai mené l’entrevue. Comme plusieurs députés, Daniel avait fait une demande à travers le Programme de stage parlementaire espérant embaucher un stagiaire dans son bureau pendant six mois. J’étais un parmi dix stagiaires admis au programme cette année-là, et c’était les stagiaires qui sélectionnaient les députés.

J’imagine que Daniel n’attendait pas être sélectionné par un gars anglophone de Penticton en Colombie-Britannique. Mais on avait deux choses en commun : on était tous les deux enthousiastes du droit international, et on avait tous les deux passé du temps à l’université de Cambridge. Le stage parlementaire était mon premier emploi après y avoir complété mon baccalauréat en droit. En quittant Cambridge, j’hésitais entre la profession du droit et celle de relations internationales. Le stage m’a donné une année pour réfléchir à mes options tout en faisant quelque chose d’intéressant.

Mon premier jour de travail au bureau de Daniel à l’Édifice de l’Ouest a commencé avec une réunion un peu inconfortable entre Daniel, son conseiller brillant Éric Normandeau et moi. Nous étions assis autour d’une petite table de réunion ronde à l’entrée de son bureau. Dans ce temps-là, tous les bureaux des députés avaient cette même table. Je parie qu’ils en ont toujours. Daniel et Éric ont expliqué qu’ils étaient très contents d’avoir un stagiaire parlementaire, mais qu’ils s’inquiétaient de comment incorporer un anglophone – et fédéraliste présumé – dans leur travail. Daniel et Éric étaient, tous les deux, d’une politesse à toute épreuve. Cependant, la question à laquelle ils avaient besoin d’une réponse était la suivante : pourquoi es-tu ici et que devrionsnous faire avec toi?

J’avais déjà réfléchi à ces questions. Quelques stagiaires m’avaient demandé des questions pareilles quand je leur ai dit que je voulais Turp pour mon député. À peine quelques années, j’avais voté « Non » lors du référendum du Québec de 1995 (j’habitais à Montréal dans ce temps-là, comme étudiant à McGill). Je préférais toujours que le Québec reste au Canada. Mais, comme je l’ai expliqué à Daniel et Éric, bien que je fusse un « fédéraliste sentimental », je me sentais comprendre « les revendications traditionnelles du Québec ». Je ne me sentais pas écartelé par ma décision de travailler pour le Bloc pendant six mois. Après tout, on était en démocratie. Dès ce moment-là, j’étais un membre officiel de l’équipe – et le seul anglophone travaillant au caucus du Bloc québécois.

Les députés d’arrière-ban comme Daniel ne pouvaient pas présenter des projets de loi à la Chambre que s’ils gagnaient un type de loterie tenu par le bureau du président. Daniel a eu de la chance et a su exactement ce qu’il voulait proposer : un projet de loi pour présenter des traités à la Chambre des communes. Dans ce temps-là, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande avaient réformé leurs pratiques parlementaires pour augmenter la participation parlementaire dans la conclusion des traités. En particulier, les trois pays avaient commencé à exiger que les traités soient présentés au Parlement avant que le gouvernement puisse prendre des actions juridiquement contraignantes. De plus, ces trois pays présentaient les traités avec un mémoire explicatif sur le contenu du traité et ses conséquences pour le droit interne. Daniel voulait introduire ces pratiques au Canada.

Son projet de loi qui introduisait ces réformes, le projet de loi C-506, Loi prévoyant le dépôt des traités à la Chambre des communes[1], a franchi l’étape de la première lecture le 3 mai 1999. Il est expliqué dans son résumé que :

En vertu de ce texte, lorsque le Canada entend ratifier un traité, le ministre des Affaires étrangères doit déposer devant la Chambre des communes le traité accompagné d'un mémoire explicatif sur le contenu et les effets du traité, au moins vingt et un jours de séance de cette chambre avant cette ratification.

De plus, lorsque le Canada entend adopter une modification à un traité, le ministre des Affaires étrangères doit également déposer devant la Chambre des communes, au moins vingt et un jours de séance de cette chambre avant l'adoption de cette modification, le traité, un mémoire explicatif sur le contenu et les effets du traité et la modification accompagnée d'une lettre explicative sur le contenu et les effets de la modification[2].

Afin d’obtenir le soutien de plusieurs partis, Daniel a préparé un document pour les députés intitulé, « Démocratiser la conclusion des traités : questions et réponses pour le projet de loi C-506 ». Le document note :

II fut un temps où pratiquement tous les traités étaient déposés au Parlement du Canada. Cette pratique est toutefois devenue incohérente. Le projet de loi C506 propose de rétablir la procédure de dépôt des traités[3].

En réponse à la question, « Qu'est-ce qu'un mémoire explicatif? », le document explique :

Un mémoire explicatif est un document comprenant une description succincte et simple du traité en question. Le dépôt d'un mémoire explicatif facilitera l'examen des traités par le Parlement et par la population.

Le mémoire explicatif comprendrait les renseignements suivants :

* le titre du traité et un résumé de ses objectifs;

* le nom du ou des ministres responsables du traité;

* un énoncé des conséquences du traité au Canada;

* un énoncé des obligations du Canada découlant du traité;

* une estimation des dépenses que le Canada devra encourir en vertu du traité;

* le texte de toute réserve que le gouvernement a apportée au traité ou à l’intention de lui apporter lors de sa ratification;

* une mention indiquant si le traité contient une disposition permettant au Canada de s’en retirer, de le dénoncer ou d’en suspendre l’application à l'égard d'une autre partie;

* un énoncé des consultations menées par le gouvernement lors de la négociation du traité;

* s’il y a lieu, une description des lois que le Parlement doit adopter ou modifier en vue de la mise en oeuvre du traité[4].

Les réformes proposées par Daniel étaient considérables. S’ils étaient adoptés, les Canadiens en général, et les législateurs fédéraux en particulier, apprendraient beaucoup au sujet de la conclusion des traités au Canada. Notamment, les propositions de Daniel dans le projet de loi C-506 étaient non-partisanes; elles ne bénéficieraient aucun parti ou intérêt en particulier et ne favoriseraient pas les députés de l’opposition aux députés de l’arrière-ban ou vice-versa. Tout le monde gagnerait.

Le projet de loi C-506 n’a jamais procédé au vote. Mais Daniel n’a pas abandonné. Il a réintroduit sa proposition, dans un format élargi, comme projet de loi C-214 en octobre 1999[5]. Cette version de sa proposition n’était pas aussi non-partisane. En particulier, elle visait à introduire la doctrine Gérin-Lajoie dans le droit fédéral. La clause 6 du projet de loi était sans équivoque sur ce point :

6. La présente loi n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale exercée par les gouvernements provinciaux en ce qui a trait à la négociation et à la conclusion de traités dans un secteur de compétence législative provinciale[6].

C’était Daniel qui m’a introduit à la doctrine Gérin-Lajoie – un argument légal que (chose non surprenante) je n’avais jamais rencontré à Cambridge avant de rencontrer Daniel et (chose un peu surprenante) je n’ai pas rencontré non plus à l’Université de Toronto après.

Le projet de loi C-214 a été débattu dans la Chambre des communes le 1er décembre 1999. Le secrétaire parlementaire du ministre des Affaires étrangères, l’Honorable Denis Paradis, a informé la Chambre que le gouvernement ne l’appuierait pas, en partie parce que « [il] est clairement établi, en droit constitutionnel canadien, que la négociation et la conclusion d'un traité, c'est-à-dire l'acte par lequel le Canada souhaite être lié par un traité, relèvent exclusivement du pouvoir exécutif fédéral canadien »[7]. Le député de Vancouver Quadra, l’Honorable Ted McWhinney, a appelé la clause 6 du projet de loi « […] le fruit d'une espièglerie »[8]. Si vous connaissez Daniel, ce commentaire vous donnerait sans doute un sourire de reconnaissance!

Le projet de loi C-214 était la pièce maîtresse de mon temps avec Daniel dans la Chambre des communes. Mais sa perspective du droit international a infusé tout son travail comme député de Parlement. Comme il s’est exclamé un jour, « Que c’est le fun de pratiquer le droit international à la Chambre des communes! » Parfois, évidemment, il y avait des affaires très sérieuses. Je me souviens d’une réunion privée entre Daniel et l’ambassadeur turc où Daniel a poussé, sans hésitation, pour la reconnaissance turque du génocide arménien. Mais il y avait des moments amusants aussi. Je pense à la relation chaleureuse entre Daniel et le président du comité des relations internationales à l’époque, l’Honorable Bill Graham. Politiquement, les deux hommes étaient divisés par la question nationale. Mais ils étaient tous les deux des avocats internationaux et ils avaient tous les deux un excellent sens de l’humour. Leurs relations cordiales, même aimables, étaient un modèle tôt dans ma carrière de la civilité professionnelle.

Bien que le projet de loi C-214 a été rejeté dans la Chambre, l’idée à sa base a perduré. En 2008, le gouvernement fédéral a adopté la Politique sur le dépôt des traités devant le Parlement[9]. Bien sûr, la nouvelle politique n’a pas adopté la thèse GérinLajoie. Mais la réforme clé proposée en premier lieu dans le projet de loi C-506 y apparaît dans la clause 4 :

La politique du gouvernement sur le dépôt des traités devant le Parlement est la suivante : Le ministre des Affaires étrangères dépose tous les traités, avec un bref mémoire explicatif, devant la Chambre des communes, après leur signature ou autrement, mais avant que le Canada n’exprime son consentement à être lié par ratification, acceptation, approbation ou adhésion[10].

Le reste de la politique s’engage le gouvernement à présenter des mémoires explicatifs dans la Chambre des communes pour chaque nouveau traité, traitant des questions clés telles que les obligations principales découlant du traité, ses conséquences pour les provinces et territoires, et sa mise en oeuvre dans le droit interne[11]. La réforme n’est pas aussi importante que Daniel cherchait, et sa mise en oeuvre n’est pas tout à fait satisfaisante. Il est particulièrement énervant que les mémoires explicatifs ne soient pas publiés sur le site Web d’Affaires mondiales Canada ni sur le site Web de Parlement ni (à ma connaissance) nulle part ailleurs. Ils seraient très utiles pour les universitaires, les tribunaux et les plaideurs cherchant à comprendre les instruments internationaux qui informent nos lois fédérales. Il est honteux qu’on ne les publie pas. Et pourtant, la politique de 2008 a diminué le déficit démocratique dans la conclusion de traités au Canada que Daniel avait dénoncé à juste titre en 1999, et ceci est en grande partie dû à Daniel.

Au cours de ses commentaires sur le projet de loi C-214 à la deuxième lecture, Daniel a gentiment reconnu ma contribution à son travail. Mais il a fait beaucoup plus pour moi que j’ai fait pour lui. Mon stage avec Daniel a fixé le cap pour ma carrière. Il m’a convaincu de poursuivre le droit au lieu de relations internationales. Et il a semé l’idée pour mon premier manuel, Using International Law in Canadian Courts[12]. Daniel m’avait dirigé vers Canadian Treaty-Making[13] par Allan E. Gottlieb, un livre mince, mais riche de 1968 qui cherchait à donner un récit complet de la conclusion des traités au Canada. Le manuel termine avec un récit de onze pages qui décrit la mise en oeuvre des traités dans le droit canadien, y compris la fameuse décision Labour Conventions[14]. J’étais fasciné par ce problème, influencé en grande partie par ce que Daniel m’avait enseigné à propos de la thèse hérétique (mais, à mon avis, pas tout à fait invraisemblable) Gérin-Lajoie. Daniel m’a aussi introduit à L’introduction et l’application des traités internationaux au Canada[15] de Anne-Marie Jacomy-Millette. Les deux oeuvres étaient importantes, mais vieillies. J’ai décidé que je voulais écrire un récit contemporain de la mise en oeuvre des traités au Canada. Ceci est devenu un projet plus grand incluant le droit international coutumier et l’interprétation des lois et de la Charte informée par le droit international. Lorsque mon texte est apparu en 2002, il contenait ce remerciement :

J’ai conçu de cette oeuvre lorsque je servais comme stagiaire parlementaire pour Daniel Turp, ancien député de Beauharnois-Salaberry. Un professeur de droit et un député en poste, il a démontré un intérêt passionné dans l’application domestique du droit international que j’ai fini par partager[16].

Sur l’occasion de sa retraite, permettez-moi de souligner encore une fois l’importance de l’influence de Daniel sur ma carrière et mon travail. Je lui en suis très reconnaissant.