Article body

« Enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer des feux »[1].

J’ai eu le privilège d’avoir Daniel Turp, d’abord comme professeur, puis comme mentor et ami. Son influence sur mon parcours professionnel a été déterminante. Voilà pourquoi je veux ici souligner l’apport de Daniel au développement du droit international au Québec au sein de l’appareil d’État, laissant à mes collègues oeuvrant aujourd’hui au sein du monde universitaire, auprès d’autres gouvernements ou organisations internationales ou de la pratique privée en cabinet le loisir de faire de même.

J’entre en faculté en 1983 et Daniel y est professeur débutant à peine sa carrière. Il donne le cours de droit international public en référant assez souvent à Nguyen Quoc Dinh[2] et de façon certes un brin magistral à la française. Possiblement une trace de ses études doctorales à Paris.

Par son enthousiasme, il sait remarquer les étudiants qui ne demandent qu’à s’impliquer davantage, alors que la Société québécoise de droit international (SQDI) vient d’être créée en 1982 sous la présidence du professeur Jacques-Yvan Morin. Nous serons d’ailleurs plusieurs étudiants recrutés pour appuyer, en 1983, la tenue à l’Université de Montréal de l’épreuve nationale du concours de plaidoirie Jessup[3]. De voir nos collègues séniors de la faculté fut de nature à inoculer chez plusieurs le désir de dépassement et d’engagement total que requiert la participation à un tel exercice. Ce concours Jessup de procès simulé en droit international, dont la finale internationale se tient à chaque année à Washington, est chapeautée par le Conseil canadien de droit international et se déroule essentiellement en anglais. Pour Daniel, ce fut la référence pour promouvoir le concours Rousseau… mais j’anticipe.

En deuxième année de faculté, Daniel m’enseigne à nouveau, cette fois les relations économiques internationales. C’est lui qui me propose de faire mon travail long sur un éventuel accord de libre-échange Canada-États-Unis. Déjà, la technique d’enseignement de Daniel avait migré pour traverser la Manche et son approche était plus anglo-saxonne, suscitant discussions et échanges dynamiques. Il prenait ici sans doute assise sur ses études de maitrise à Cambridge. Et le thème de recherche suggéré sera la preuve de sa clairvoyance, car le Québec sera central dans le nécessaire appui populaire à cet Accord historique de 1988[4]. Elle sera aussi déterminante pour ma carrière quelques années plus tard.

L’enseignement de Daniel se caractérise par ailleurs par une préoccupation centrale, à savoir incarner la matière présentée en lien avec l’actualité. En faisant ce lien régulièrement, son enseignement permettait aux étudiants de saisir la portée et l’importance du droit international dans la vie publique et dans nos démocraties sur le comportement des gouvernements.

En parallèle avec ses tâches d’enseignement, Daniel codirige les Documents juridiques internationaux (DJI)[5] (avec son collègue Francis Rigaldies, une publication périodique lancée en 1982). Comme d’autres étudiants, je fais partie de l’équipe de recherchistes. Avec son enthousiasme usuel, Daniel nous montrait comment identifier les documents significatifs de la pratique internationale, alors que Francis nous montrait l’art de rédiger avec concision. Les DJI, comme nous les appelions, avaient pour objet de mettre à la disposition de la communauté des internationalistes francophones une documentation juridique d’intérêt international. Constituant le pendant francophone des International Legal Materials (ILM)[6], les DJI ont été publiés à une ère pré-Internet de 1982 à 1992.

Preuve de l’ouverture et de l’approche inclusive de ses directeurs, certains étudiants devinrent assistants à la rédaction et, pour ma part, plus tard directeur adjoint, puis directeur en 1988, à l’instar des professeurs Turp et Rigaldies. Les étudiants et étudiantes qui se succèdent dans de telles opportunités y trouvent une façon marquante de devenir ambassadeur du droit international, peu importe les fonctions professionnelles qu’ils ou qu’elles occuperont par la suite dans leur carrière.

L’appartenance au groupe des protégés de Daniel signifiait aussi une implication active au sein de la Société québécoise de droit international, ce qui permet d’assister à des moments mémorables comme le lancement du premier numéro de la Revue québécoise de droit international, lequel comportait l’article magistral de Jacques-Yvan Morin sur la personnalité internationale du Québec[7].

Comme Secrétaire général de la SQDI, Daniel a toujours impliqué les étudiants à la vie de la Société et n’a jamais hésité à partager les rôles, notamment en attribuant des fonctions et responsabilités à certains étudiants ou jeunes professionnels au sein du conseil d’administration.

À ma troisième année à la faculté, en 1986, à nouveau sous la férule des professeurs Turp et Rigaldies, je me suis totalement immergé avec d’autres étudiants dans la préparation et le travail intensif que représentait la participation à l’équipe du concours Rousseau[8], qui prenait son envol après avoir été lancé en 1985.

Tout comme les DJI constituaient le pendant francophone des ILM, le concours Rousseau constitue l’équivalent francophone international du Jessup et Daniel en est l’artisan central depuis le début, notamment grâce à l’émulation qu’il sait créer autour de lui pour bâtir des équipes de volontaires passionnés comme lui.

L’expérience du Rousseau, nommé ainsi en l’honneur du grand professeur Charles Rousseau, nous donnait l’occasion de lire, d’effectuer des recherches approfondies en droit international public. Les connaissances acquises dans ce cadre sont tellement marquantes qu’elles s’imprègnent en nous la vie durant. Dans mon cas, elles furent d’une grande utilité dans mon rôle de jurisconsulte au sein de l’État québécois.

C’est dire l’importance de tels concours pour les jeunes. En effet, grâce au Rousseau, d’abord sous le patronage de la SQDI puis ultérieurement du Réseau francophone de droit international, Daniel a généré une pépinière d’internationalistes québécois compétents et passionnés.

Son attention et son dévouement envers la relève se manifestaient également par les opportunités qu’il offrait aux plus jeunes, comme celles d’assistant de recherche, chargé de travaux pratiques, puis comme mentor pour ceux qui avaient l’opportunité de devenir chargé de cours. Il s’assurait aussi que nous ayons de multiples occasions d’échanges avec des conférenciers de passage à l’Université ou encore d’organiser notre participation à des colloques comme ceux du Conseil canadien de droit international.

Comme Secrétaire général de la SQDI, Daniel fourmillait d’idées et d’initiatives. Nous avions parfois le rôle singulier de modérer certaines d’entre elles qui débordaient le cadre de la mission ou des budgets de la Société. Daniel étant un passionné en tout, il avait notamment pris l’initiative de commander la création d’une Ode à la paix pour piano et voix fondée sur la Charte des Nations Unies! On peut y voir le germe du futur dirigeant du magazine L’Opéra : revue québécoise d’art lyrique[9] qu’il deviendra plus tard.

De retour au droit international…

Daniel savait aussi appuyer les débuts de carrière de ses étudiants, ce dont j’ai bénéficié lors de mon entrée aux affaires juridiques du ministère des Relations internationales du Québec comme stagiaire du Barreau en 1987.

Cette date est importante car, à cette période, les négociations de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis[10] sont en cours. L’État québécois doit analyser la conformité de l’ensemble des lois et règlements au nouvel accord. Comme l’expertise des juristes au ministère de la Justice ne couvre pas cette matière, je vais me retrouver, jeune avocat débutant, à coordonner cette vaste opération, grâce au cours suivi avec Daniel et au travail long qu’il m’avait proposé!

C’est à nouveau Daniel qui, souhaitant assurer le plus grand rayonnement à la pratique internationale gouvernementale du Québec, en particulier en raison de son statut singulier d’entité non souveraine, a promu la parution, au sein de la RQDI, de la chronique de la pratique internationale du Québec[11].

Les années pendant lesquelles Daniel est membre soit du Parlement canadien, soit de l’Assemblée nationale, ne nous ont pas permis de poursuivre nos collaborations. Il n’empêche qu’il faut encourager et se réjouir que des juristes et professeurs de droit public comme Daniel, ou encore Benoit Pelletier de l’Université d’Ottawa, ou le professeur Morin avant eux, enrichissent la vie démocratique de nos institutions et y apportent une contribution essentielle à la nécessaire réflexion institutionnelle et au rôle de législateur, en particulier au regard des engagements internationaux de l’État.

Parlant justement de contribution au rôle parlementaire, l’intermède entre les deux vies parlementaires de Daniel nous aura permis de renouer, à la faveur cette fois de la Loi modifiant la Loi sur le ministère des Relations internationales et d’autres dispositions législatives[12], adoptée en 2002.

Alors sous la responsabilité ministérielle de Louise Beaudoin, le gouvernement a voulu reconnaitre un rôle spécifique aux élus à l’égard des engagements internationaux importants. La ministre fit appel à Daniel comme consultant pour appuyer le comité que je dirigeais comme directeur des affaires juridiques. Le rôle de Daniel y fut majeur.

C’est ainsi que le Québec a innové en consacrant législativement un droit de véto aux parlementaires. En conséquence, avant de prendre un décret pour se déclarer lié ou de ratifier, selon le cas, un engagement international important au sens de cette loi, le gouvernement doit soumettre cet engagement à l’approbation préalable de l’Assemblée nationale.

Les articles 22.2 et 22.4 prévoient ce qui suit :

22.2. Tout engagement international important incluant, le cas échéant, les réserves s’y rapportant, fait l’objet d’un dépôt à l’Assemblée nationale, par le ministre, au moment qu’il juge opportun. Le dépôt du texte de cet engagement international est accompagné d’une note explicative sur le contenu et les effets de celui-ci.

L’expression « engagement international important » désigne l’entente internationale visée à l’article 19, l’accord international visé à l’article 22.1 et tout instrument se rapportant à l’un ou l’autre, qui, de l’avis du ministre, selon le cas :

1° requiert, pour sa mise en oeuvre par le Québec, soit l’adoption d’une loi ou la prise d’un règlement, soit l’imposition d’une taxe ou d’un impôt, soit l’acceptation d’une obligation financière importante;

2° concerne les droits et libertés de la personne;

3° concerne le commerce international;

4° devrait faire l’objet d’un dépôt à l’Assemblée nationale.

[…]

22.4. La ratification d’une entente internationale ou la prise d’un décret visé au troisième alinéa de l’article 22.1 ne peuvent avoir lieu en ce qui concerne tout engagement international important qu’après son approbation par l’Assemblée nationale[13].

Dans les années ultérieures, Daniel est toujours demeuré un observateur attentif de l’action internationale du Québec, en particulier au regard de ses engagements internationaux visant des instruments multilatéraux. Cela lui permettait de produire annuellement un tableau dans lequel étaient consignés ces engagements et plus spécifiquement ceux reliés aux droits de la personne.

Daniel a toujours appuyé le développement de l’action internationale et le respect du droit international. Il l’a démontré en moult occasions, notamment dans son activisme judiciaire avec les recours qu’il a intentés avec ses étudiants de façon plus contemporaine[14] au regard du retrait du Canada du Protocole de Kyoto[15] et du contrat de vente de véhicules blindés à l’Arabie Saoudite[16].

Cette vision a nourri la pratique de l’État québécois qui se doit d’être un acteur international crédible et responsable, un principe inscrit au coeur de la politique internationale du Québec de 2017[17] et réitéré dans la politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques du Québec lancée en 2020[18].

À travers l’illustration de mon propre parcours, j’ai voulu démontrer en quoi Daniel Turp a su inspirer par sa passion, son idéalisme et son engagement envers ses étudiants. En ce qui me concerne, il m’importe de souligner à quel point il a été central dans le développement de mon parcours professionnel comme il l’a été pour plusieurs autres de ses étudiants qui constituent aujourd’hui la relève professorale ou praticienne éduquée, active, engagée et tout cela parce que, pour Daniel Turp, « [e]nseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer des feux »[19]!

Merci, Daniel, et bonne route.