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Dans le cadre de la reconstruction du vivre-ensemble des victimes voire de l’être-ensemble des différentes communautés affectées, il est des principes dont la valeur et l’importance n’ont d’égal que leur évidente pertinence opératoire dans la pacification générale des sociétés émergeant de conflit. Le principe de réparation est assurément de ceux-ci. Considéré comme un des quatre piliers de la justice transitionnelle[1], le droit à la réparation n’a cessé de se développer en droit international, si bien que le Statut de Rome, portant création de la Cour pénale internationale (la CPI)[2], a prévu des dispositions reconnaissant l’exercice d’un droit à la réparation[3] au profit de :

toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour; [ou] de toute organisation ou de toute institution dont un bien consacré à la religion, à l’enseignement, aux arts, aux sciences ou la charité, un monument historique, un hôpital ou quelque autre lieu ou objet utilisé à des fins humanitaires a subi un dommage direct[4].

Aussi, convient-il de préciser que la réparation revêt une double valeur aussi bien pour les victimes de crimes internationaux qui en sont l’objet que pour la société dans son ensemble qui en est le sujet. D’abord, éthique en ce qu’elle renvoie à la nécessité morale de répondre aux attentes des victimes. Ensuite, stratégique dans la mesure où elle parie sur les bénéfices sociaux pouvant émaner de la restauration de l’État de droit, à savoir la réconciliation nationale[5]. Ainsi, si la réconciliation nationale[6] peut naturellement être considérée comme la visée téléologique de la justice transitionnelle, la réparation peut logiquement être perçue comme un moyen indispensable au service de sa réalisation.

Fort de ce postulat et afin d’assumer pleinement son « obligation de réparer » conformément à ses engagements internationaux[7], l’État de Côte d’Ivoire fit le choix judicieux d’associer aussi bien divers mécanismes - nationaux et internationaux – que différentes procédures – juridictionnelles et non juridictionnelles – visant à rendre justice aux trois mille morts (officiellement), mais également d’offrir réparation aux nombreuses victimes directes et indirectes de la crise postélectorale. Ces mécanismes et procédures de réparation avaient suscité un réel espoir chez les victimes tant ils ambitionnaient de clore la décennie noire de l’histoire de la Côte d’Ivoire[8], marquée par une totale culture d’impunité et ponctuée de violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme. Pourtant, plus de dix ans après la crise postélectorale de 2011, ce sentiment d’espoir a progressivement fait place à la frustration et à la déception des victimes. À cet égard, les louvoiements et les hésitations observés dans la mise en oeuvre de la politique nationale de réparation ainsi que la confirmation par la Chambre d’appel de la CPI de la décision d’acquittement en première instance de messieurs Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé I[9] sont de nature à corroborer le constat précédemment dressé, faisant par ricochet craindre « The danger of unmet expectations »[10].

L’intérêt d’une étude sur le processus de réparation des victimes de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire est de deux ordres. Sous un angle théorique, elle nous permettra de mettre en exergue la place de choix que le principe de réparation occupe dans le mécanisme de justice transitionnelle. Sous une approche pratique, elle servira d’indicateur, en tant qu’élément à part entière de la justice transitionnelle, pour évaluer le bon fonctionnement du processus de réconciliation nationale. Somme toute, plus de dix ans après la crise postélectorale, un état des lieux s’impose : caractérisé par une forme d’ambivalence, le droit à la réparation des victimes de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire a été, d’un côté, amputé de sa substance judiciaire (I), et de l’autre, circonscrit à sa dimension humanitaire (II).

I. Un droit à la réparation amputé de sa substance judiciaire

Bien que généralement passée sous silence, la condamnation pénale des auteurs de crimes internationaux constitue la première forme de réparation pour les victimes. Plus de dix ans après la crise postélectorale, force est de reconnaître qu’aucun véritable coupable des crimes graves qui ont émaillé de cette crise n’a été désigné à l’issue des procédures judiciaires engagées tant au niveau international (A) que national (B).

A. Un constat certes perceptible à l’échelle internationale…

Un véritable coup de massue, tels sont en substance les termes par lesquels Issiaka Diaby, président du Collectif des victimes de la crise postélectorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire (CVCI) a qualifié la confirmation de l’acquittement par la Chambre d’appel de la CPI de Laurent Gbagbo et Blé Goudé (1). Un acquittement qui n’a d’ailleurs pas été sans conséquence sur le régime de réparation de la CPI (2).

1. Un acquittement confirmé par la Chambre d’appel de la Cour dans l’affaire Gbagbo

Au terme d’un procès marathon entré dans sa phase pratique le 28 janvier 2016, l’affaire Gbagbo et Blé Goudé a connu son dénouement avec le prononcé de l’arrêt de la Chambre d’appel de la CPI le 31 mars 2021. Cet arrêt d’acquittement de la Chambre d’appel venait confirmer la décision de la Chambre de première instance I qui avait conclu que :

This case has been stopped because the Prosecutor’s evidence, although plentiful, was incapable of supporting several key allegations. Second, the prosecutor’s narrative suffered from a number of internal inconsistencies and portrayed the relevant events in an unbalanced, incomplete and ultimately unpersuasive manner. […] Nonetheless, the evidence submitted by the prosecutor was insufficient to establish that there was a plan or policy to attack pro-Ouattara civilian population on the part of the accused and their closest supporters. Under these circumstances and having considered all of evidence submitted by the prosecutor in support of the charges before us, no reasonable trial chamber could have convicted the accused of the crimes charged and it is for this reason that they must be acquitted of these charges[11].

Ainsi, à la suite de l’appel interjeté par le Bureau du Procureur (BDP), la Chambre d’appel a affirmé n’avoir « relevé aucune erreur qui aurait pu sérieusement entacher la décision de la Chambre de première instance relativement à l’un ou l’autre des deux moyens d’appel soulevés par le Procureur »[12].

Si cet arrêt d’acquittement fut considéré par les spécialistes comme un triomphe du droit et de la vérité judiciaire en raison de l’exceptionnelle faiblesse des preuves présentées par le BDP, celui-ci a été paradoxalement perçu par les organisations non gouvernementales (ONGs) et les associations de victimes comme un affront eu égard à l’immense espoir que les victimes ivoiriennes, dont la participation à cette procédure judiciaire fut non-négligeable, avaient placé en ce procès. À ce stade de notre analyse, il convient de préciser que cette décision d'acquittement des personnes accusées dans la présente affaire ne doit aucunement être interprétée comme un déni des souffrances des victimes et des communautés affectées, mais comme l’expression de l’incapacité de l’accusation d’avoir pu ou su démontrer, conformément aux exigences du Statut de Rome[13], la culpabilité des accusés au-delà de tout doute raisonnable. C’est d’ailleurs sous cet angle que doit être lue la décision de la Chambre préliminaire de la CPI d’annuler le mandat d’arrêt lancé contre madame Simone Gbagbo, poursuivie au même titre que son ex-époux, et Blé Goudé pour les chefs d’accusation de crimes contre l’humanité[14]. Cette absence de justice pour les victimes, observée à l’issue de ce procès international, fait contraste avec les promesses qui leur ont été faites dans l'esprit de la lutte contre l’impunité. Considérant ce qui précède, on conçoit aisément la frustration et la déception des victimes qui se voient, en conséquence, privées d’une réparation judiciaire[15], et ce, d’autant plus que cet acquittement a des répercussions sur le régime de réparation de la Cour.

2. Les implications juridiques de l’acquittement sur le régime de réparation de la Cour

La confirmation par la Chambre d’appel de l’acquittement de Laurent Gbagbo et Blé Goudé a des incidences sur le régime de réparation de la CPI qui reste fondamentalement tributaire de l’issue du procès. En effet, cette décision réduit considérablement la marge de manoeuvre du Fonds au profit des victimes (Fonds) dans l’exécution de son mandat judiciaire. Rappelons succinctement que le Fonds est une institution indépendante créée sur la base de l’article 79.1 dudit Statut de Rome et de la règle 98 du Règlement de procédure et de preuve (RPP), par la résolution ICC-ASP/1/Res.6 de l´Assemblée des États parties de la CPI du 9 septembre 2002. Le Fonds détient deux fonctions : une fonction humanitaire et une fonction judiciaire. La fonction humanitaire renvoie concrètement à l’utilisation discrétionnaire des contributions volontaires, c’est-à-dire des contributions « versées par des gouvernements, des organisations internationales, des particuliers, des entreprises et d’autres entités, en conformité avec les critères pertinents adoptés par l’Assemblée des États Parties »[16] afin d’assister les victimes de situations (et non de l’affaire)[17] examinées par la Cour, qu’elles aient, directement ou indirectement, souffert des crimes poursuivis devant la CPI.

Quant à la fonction judiciaire, plus restreinte que la précédente, elle consiste en l’exécution des ordonnances de réparation adoptées par la CPI[18]. En effet, conformément au deuxième alinéa de l’article 75 du Statut :

La Cour peut prendre contre une personne condamnée une ordonnance indiquant la réparation qu’il convient d’accorder aux victimes ou à leur ayant droit. Cette réparation peut prendre notamment la forme de la restitution, de l’indemnisation ou de la réhabilitation. Le cas échéant, la Cour peut décider que l’indemnité accordée à titre de réparation est versée par l’intermédiaire du Fonds visé à l’article 79[19].

Il s’ensuit que les ordonnances de réparation ne peuvent être rendues qu’à l’encontre des personnes reconnues individuellement coupables des crimes pour lesquels elles ont été condamnées. En d’autres termes, le Fonds a pour mission de finaliser le rôle joué par la CPI en matière de réparation en organisant et en mettant en oeuvre les réparations accordées aux victimes, ainsi qu'en leur permettant de les recevoir advenant que la personne condamnée soit déclarée indigente[20]. Dans l’affaire Gbagbo, aucune ordonnance de réparation ne fut rendue à l’encontre des accusés en application de l’arrêt d’acquittement de la Chambre d’appel de la CPI. Alors qu’il était censé représenter une catharsis pour les victimes, ce procès international devant la CPI s’est finalement révélé être une source de désillusion puisque n’ayant permis d’identifier et encore moins de punir les auteurs de toutes les violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme de la crise postélectorale. Pis, cette absence du volet judiciaire de la réparation est aussi visible au niveau national.

B. … mais également visible à l’échelon national

À l’image des procédures internationales précisément devant la CPI, les procédures nationales n’ont également pas été en mesure d’offrir une réparation judiciaire aux victimes ivoiriennes. Outre la prise d’une ordonnance d’amnistie par la présidente de la République en faveur des auteurs de crimes graves liés à la crise postélectorale (1), cette situation découle de l’organisation du procès d’Amadé Ouérémi, un procès salutaire par le précédent judiciaire qu’il ouvre, mais très cosmétique par son impact a minima sur les victimes (2).

1. Une ordonnance d’amnistie prise en faveur des auteurs de crimes graves

Le 6 août 2018, le président de la République a accordé, par l’Ordonnance n° 2018-669, l’amnistie de toutes les personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise postélectorale, notamment l’ex-première dame, Simone Gbagbo[21]. L’ordonnance prévoit ainsi en son article 1 que :

Bénéficient d’une amnistie, les personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise postélectorale de 2010 ou des infractions contre la sûreté de l’État commises après le 21 mai 2011, à l’exclusion des personnes en procès devant une juridiction pénale internationale, ainsi que de militaires et de membres de groupes armés[22].

Par ricochet, aucune poursuite pénale ne peut être initiée contre les personnes bénéficiant de la mesure d’amnistie pour les infractions visées à l’article 1[23]. Du latin amnesia signifiant perte totale de la mémoire, l’amnistie s’entend d’une « mesure qui ôte rétroactivement à certains faits commis à une période donnée leur caractère délictueux »[24]. Ainsi, elle vise, d’une part, à proscrire sans effet rétroactif la mise en mouvement de l’action publique et, dans certains cas, de l’action civile contre certains individus ou catégories d’individus, pour un comportement criminel précis préalable à l’adoption de la loi d’amnistie et d’autre part, à supprimer rétroactivement en droit établi antérieurement[25]. Comme défini, l’amnistie se distingue de la grâce avec laquelle elle semble se confondre. Celle-ci désigne un acte officiel exemptant un ou plusieurs criminels reconnus coupables de l’exécution de sa/leur peine, tout ou partie, sans que la condamnation soit effacée pour autant[26]. En dépit de son « utilité immédiate, celle de la pacification définitive après la lutte, celle de la volonté affirmée d’un retour à la normale »[27], et du fait qu’elle « est une réconciliation offerte au corps social, un artifice pour pouvoir continuer à vivre ensemble après la lutte »[28], cette ordonnance d’amnistie appelle cependant à des réserves au regard de son incongruité axiologique et de son incohérence juridique. L’incongruité axiologique s’assimile aux incongruités éthico-morales qu’elle soulève. D’abord, parce que l’ordonnance d’amnistie contrevient aux engagements pris par le président de la République, Alassane Ouattara, en faveur de la lutte contre l’impunité des auteurs de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Ensuite, parce que cette ordonnance d’amnistie semble être en contradiction avec les conclusions de certains mécanismes de justice transitionnelle dont la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) qui avait fortement recommandé la non-adoption de lois d’amnistie au regard de l’inefficacité des précédentes, particulièrement celle de 2007 survenue à l’issue des accords politiques de Ouagadougou (Burkina Faso)[29], qui n’avaient pu empêcher la crise de 2010-2011. Enfin, parce que cette ordonnance d’amnistie « revient à les plonger dans l’oubli [les infractions qu’elle saisit] […] au point de rendre superflu le pardon qui sous-tend la mesure »[30] surtout en ce qui concerne les « infractions d’une gravité sans aucune commune mesure »[31], qui plus est, des crimes « qui défient l’imagination et choquent profondément la conscience »[32].

Quant à l’incongruité juridique, elle correspond prima facie à sa nature formelle. En effet, il semble universellement admis que l’acte d’amnistie, afin qu’il soit revêtu du sceau de la légitimité, doive nécessairement ou « obligatoirement »[33] procéder d’une loi votée par le parlement. Ce fut particulièrement le cas en Afrique du Sud avec la Loi sur l’unité nationale et la réconciliation[34] et dont le modèle de justice transitionnelle a inspiré celui mis en place par la Côte d’Ivoire[35]. Or, en l’espèce, l’amnistie de toutes les personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions du droit international pénal en lien avec la crise postélectorale fut prise par ordonnance, domaine qui relève normalement de la compétence du parlement. En effet, l’article 71 de la Constitution ivoirienne de 2016 dispose que « [l]a loi fixe les règles concernant […] la détermination des crimes et délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, la procédure pénale, l’amnistie »[36]. L’article 72 de la même Constitution poursuit en stipulant que « [l]es matières autres que celle du domaine de la loi relèvent du domaine réglementaire »[37]. De plus, l’Ordonnance 2018-669 a été adoptée en application de la Loi de finances pour 2018[38] (Loi 2017-870) portant sur le budget de l’État pour l’année 2018, et habilite le président de la République :

à prendre par ordonnance pendant la gestion 2018, pour l’exécution de son programme en matière économique et financière, les mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Ces ordonnances doivent être soumises à la ratification de l’Assemblée nationale au plus tard avant la fin de la session ordinaire de l’année 2018[39].

Considérant que l’amnistie ne relève aucunement de la matière économique et financière de la Loi 2017-870 du 27 décembre 2017, il y a lieu de conclure que le président de la République n’était pas compétent pour ordonner des mesures d’amnisties telles que prévues dans l’Ordonnance 2018-669[40]. Tout en ayant participé à une certaine décrispation de l’atmosphère sociopolitique, cette ordonnance d’amnistie, qui n’est guère opposable aux juridictions internationales notamment à l’égard de la CPI en vertu du principe de l’imprescriptibilité des crimes en cause[41], « étendra l’épaisse couche de brouillard qui couvre jusque-là certains faits graves en Côte d’Ivoire »[42]. Le procès d’Amadé Ouérémi, organisé par la justice ivoirienne, aura été une tentative d’y remédier. Toutefois, celui-ci s’est révélé être un procès à l’accent purement symbolique.

2. Le procès d’Amadé Ouérémi : une exception judiciaire à la portée toutefois symbolique

Dans le cadre des crimes graves commis lors de la crise postélectorale, le procès d’Amadé Ouérémi est le seul procès du genre à s’être tenu en Côte d’Ivoire. De ce point de vue, il est assurément un motif de satisfaction pour l’ensemble des organisations (internationales et nationales) engagées dans la lutte contre l’impunité et militant pour le droit à la réparation des victimes ivoiriennes. Qui plus est, ce procès a été la preuve non seulement de la volonté continuellement affirmée de l’État de Côte d’Ivoire de rendre justice aux victimes, mais également de sa capacité désormais affichée de juger de tels crimes. Pour preuve, l’État de Côte d’Ivoire a engagé, au lendemain de la crise postélectorale de 2011, une batterie de réformes ayant abouti, en 2018, à l’adoption d’un nouveau code de procédure pénale[43], puis en 2019, à celle d’un nouveau code pénal[44]. Ce code pénal intègre dans ses dispositions les quatre principaux crimes internationaux consacrés par le Statut de Rome à savoir : le crime de guerre, le crime contre l’humanité, le crime de génocide et même le crime d’agression[45]. C’est donc sur la base de ce nouveau dispositif pénal que cet inédit procès a pu être tenu. Qui est donc Amadé Ouérémi et en quoi son procès n’a-t-il revêtu, au grand dam des victimes, qu’une dimension simplement symbolique?

Amadé Ouérémi est un chef de milice ayant régné en véritable seigneur de guerre pendant une décennie dans la forêt du mont Péko, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Arrêté le 18 mai 2013, il fut inculpé de vingt-quatre chefs d’accusation, notamment de crime de génocide, pour le massacre d’individus majoritairement d’ethnie guérée, perpétrés les 28 et 29 mars 2011 au quartier Carrefour de Duékoué et ayant entrainé la mort de plus de 800 personnes[46]. Son procès, qui s’est ouvert le 24 mars 2021 au tribunal criminel d’Abidjan, a été sanctionné le 15 avril 2021 par la décision de condamnation de ce dernier à perpétuité assortie d’une amende de près de deux milliards de francs CFA (plus d’un million d’euros). Bien qu’ayant contribué à lutter contre l’impunité, ce procès a suscité tant dans sa forme que dans son fond quelques réserves, appelant ainsi à des commentaires. S’agissant d’abord de la forme, le procès a été conduit de manière extraordinairement expéditive - soit en moins d’un mois – loin des standards classiques d’un procès à la durée dite raisonnable pour des infractions extrêmement graves qui, à des fins d’enquêtes, de collecte de preuves et des victimes, requièrent davantage de temps. Quant au fond, en sus des questions liées au droit de l’accusé à un procès équitable, notamment le respect de sa présomption d’innocence, ce procès a été aussi marqué par le surprenant rejet de la requête de la défense tendant à faire comparaître certains témoins clés, nommément cités par celui-ci au cours des différentes audiences et desquels il affirmait être sous le commandement[47]. En outre, en raison de l’indigence notoire de monsieur Ouérémi, il y a fort à parier que les victimes de ce massacre de Duékoué ne puissent être effectivement indemnisées, d’autant plus que le nouveau Code pénal ne dispose pas, en l’état actuel, de mécanismes alternatifs de réparation, et ce, au profit de réparation à l’image de ceux de la Cour. À rebours de son objectif initial de réparation en faveur des victimes, le procès d’Amadé Ouérémi a rajouté aux traumatismes des victimes, a prolongé le sentiment d’impunité et a renforcé le scepticisme sur l’aptitude de l’État ivoirien à leur offrir une justice adaptée à la gravité de leurs souffrances.

Que ce soit au niveau international avec l’acquittement de Laurent Gbagbo et Blé Goudé ou au niveau national avec l’ordonnance d’amnistie, la question de la réparation a été largement en deçà des espoirs des victimes ivoiriennes. Nonobstant ses nobles ambitions, le procès d’Amadé Ouérémi fut un moment de passage à vide pour les victimes. De ce fait, le droit à la réparation des victimes ivoiriennes s’est donc vu circonscrit à sa dimension humanitaire.

II. Un droit à la réparation circonscrit à sa dimension humanitaire

La dimension humanitaire du droit à la réparation des victimes de la crise postélectorale s’apprécie à la lumière des programmes d’assistance mis en oeuvre par l’État de Côte d’Ivoire à l’intention des victimes de la crise postélectorale. Ainsi, traiter de ces programmes suppose l’analyse des types de réparation qui furent appliqués (A) dont nous ferons par la suite l’exégèse au regard des insuffisances notables constatées (B).

A. Les types de réparation appliqués

La réparation des victimes de crimes internationaux se présente sous des aspects divers et variés pouvant aller de la restitution à la satisfaction en passant par l’indemnisation[48]. Dans le contexte ivoirien, elle s’est arc-boutée sur un diptyque fondé sur l’indemnisation (1) et la réadaptation (2).

1. L’indemnisation

Dans la pratique internationale, l’indemnisation est la forme de réparation la plus répandue. Selon Gérard Cornu, l’indemnisation est « l’opération consistant à rendre indemne la victime d’un dommage en réparant celui-ci de la manière la plus adéquate, soit en nature (reconstruction, attribution d’un bien équivalent), soit en argent (indemnité) »[49]. Dans le même ordre d’idées, le Principe 20 des Principes fondamentaux et directives des Nations Unies concernant le droit à un recours et à la réparation précise que l’indemnisation doit :

être accordée pour tout dommage résultant de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et des violations graves du droit international humanitaire, qui se prête à une évaluation économique, selon qu’il convient et de manière proportionnée à la gravité de la violation et aux circonstances de chaque cas, tel que : a) Le préjudice physique ou psychologique; b) Les occasions perdues, y compris en ce qui concerne l’emploi, l’éducation et les prestations sociales; c) Les dommages matériels et la perte de revenus, y compris la perte du potentiel de gains; d) Le préjudice moral; e) Les frais encourus pour l’assistance en justice ou les expertises, pour les médicaments, les services médicaux et pour les services psychologiques et sociaux[50].

En d’autres termes, l’indemnisation vise à « combler les lacunes éventuelles, de manière à assurer une réparation complète des préjudices subis »[51]. Ainsi, elle peut être attribuée pour la perte de revenus ou de pensions, pour les frais encourus pour les services médicaux et psychologiques, mais également pour la réparation du préjudice physique et psychologique, l’humiliation, le dommage moral, la perte du niveau de vie et la perte d’une entreprise.

La question de l’indemnisation a été au coeur de la politique de réparation, du moins si l’on en croit les propos du président de la République ivoirienne pour qui « s’il n’y a pas d’indemnisation des victimes, il ne peut y avoir de réconciliation »[52]. À cette fin, un fonds spécial de 10 milliards de francs CFA, soit environ quinze millions d’euros, fut d’ailleurs constitué. Entamé en avril 2015, ce processus d’indemnisation des victimes de la crise postélectorale s’est scindé en deux grandes phases. La première, qui s’étend de 2015 à 2017, a permis au ministère de la Femme, de la Solidarité et de la Cohésion sociale et de l’Indemnisation des victimes (MSCSIV) de procéder à l’indemnisation des premières victimes. Cette phase comportait près de 4 500 victimes et ayants droit comprenant 3 500 personnes décédées et 1 000 blessés[53]. En outre, au cours de la seconde phase du processus d’indemnisation qui s’est ouvert en 2017, 3 000 victimes sur les 3 243 recensées ont chacune reçu un chèque d’un million de francs CFA (soit environ 1 500 euros) pour les droits violés, les dommages subis et les outrages endurés dans le cadre d’un programme d’assistance appelé « Opération Yako »[54]. Toutefois, ce montant d’indemnisation fut diversement apprécié par les victimes. En effet, si certaines d’entre elles ont fait part de leur satisfaction en affirmant que, grâce à ce fonds, elles ont pu se prendre en charge ainsi que leurs familles[55], d’aucuns n’ont manqué de manifester leur mécontentement devant ce « Yako ivoirien » qu’ils jugent insuffisant par rapport à l’énormité des besoins[56]. En tout état de cause, il faut savoir mettre au crédit des autorités ivoiriennes le fait d’avoir procédé à l’indemnisation effective de certaines victimes, incitant ainsi d’autres pays comme le Mali, la République centrafricaine et la République démocratique du Congo à s’inspirer du modèle ivoirien. L’indemnisation ne fut guère le seul mode de réparation tant les victimes ivoiriennes ont également bénéficié de la réadaptation.

2. La réadaptation

Au sortir d’un conflit, les besoins psychosociaux des victimes varient considérablement en raison des différences existant entre les programmes destinés aux victimes de crimes graves et les programmes classiques de santé mentale. À cet effet, toute politique de réparation se doit donc de « comporter une prise en charge médicale et psychologique ainsi que l’accès des services juridiques et médicaux »[57]. La réadaptation dont il s’agit a pour objet de diminuer, autant que faire se peut, les effets traumatiques ainsi que les conséquences physiques et sociales des crimes subis. De telles mesures ont été ordonnées par la Cour interaméricaine des droits de l’homme et d’autres organes conventionnels des Nations Unies tels que le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture[58]. Ainsi, dénonçant cette pratique consistant à limiter la problématique de la réparation à la seule question financière, Marc Freeman et Dorothée Marotine affirmaient que l’indemnisation, sans les autres modalités de réparation, courrait le risque d’être considérée comme :

de l’argent sale - un moyen d’acheter le silence ou le consentement des victimes. Enfin, réformer les institutions sans essayer de satisfaire les attentes légitimes de justice, vérité et réparation des victimes se révèlera non seulement inefficace d’un point de vue des responsabilités, mais également un probable échec en soi[59].

Au vu de son importance, le ministère ivoirien de la Solidarité, de la Cohésion sociale et de l’Indemnisation des victimes de guerre (MISCSIV) a considéré l’assistance médicale et psychologique aux victimes comme prioritaire et l’a intégrée dans son approche globale de réparation. Aussi a-t-il créé durant son mandat une unité médicale en son sein chargée d’assister les victimes et d’effectuer des missions de terrains dans plusieurs régions de la Côte d’Ivoire afin d’établir des documents médicaux relativement aux dossiers des requérants. Ainsi, l’étude menée par cette unité médicale du MISCSIV a permis d’établir un premier diagnostic sur l’état de santé physique et psychologique des victimes, d’évaluer la nature et l’importance des préjudices subis et d’envisager des alternatives et stratégies pour la prise en charge permanente des soins, non seulement pour les cas de maladie ou d’incapacité, mais aussi pour l’ensemble des victimes et de leurs ayants droit[60]. Bien que salutaires, ces programmes de réadaptation ont été globalement mis en oeuvre sans tenir véritablement compte de la spécificité de certains crimes commis, notamment sexuels. Dit autrement, il aurait été plus judicieux de créer un service de soutien psychosocial spécifique dans les centres médico-sociaux situés dans les zones à forte concentration de victimes ayant subi des dommages résultant de la commission de crimes aussi graves que particuliers. Ce service aurait pu être composé, outre le personnel classique desdits centres, d’une équipe annexe exclusivement dédiée aux victimes de la crise postélectorale. Dans le même sens, une autre proposition aurait consisté à encourager la création d’activités psychosociales basées sur une approche communautaire avec la participation des victimes et des organisations de défense des droits de victimes pour un accompagnement psychologique adapté en se basant sur les expériences réalisées dans d’autres sociétés post-conflit, notamment en Afrique du Sud ou au Rwanda[61]. Toutes ces insuffisances conjoncturelles susmentionnées sont aussi révélatrices des manquements structurels notables constatés aussi bien dans la conception que la mise en oeuvre de la politique nationale d’assistance au bénéfice des victimes de la crise postélectorale.

B. Des insuffisances notables constatées

La politique d’assistance menée par les autorités ivoiriennes s’est fort regrettablement distinguée par des manquements notables. Marquée par une non-prise en compte des réparations collectives lors de sa conception (1), elle s’est aussi singularisée par un imbroglio institutionnel dans sa mise en oeuvre (2).

1. Une quasi-absence de réparations collectives, symbole d’une approche restrictive dans la conception des programmes de réparations

Deux écueils auront sapé l’efficacité de la politique humanitaire à l’intention des victimes ivoiriennes. Le premier tient à l’inexistence de réparations collectives alors que tous s’accordent à dire que la société ivoirienne dans son ensemble a été durement éprouvée par la crise postélectorale de 2010. En effet, l’importance des réparations collectives a été reconnue par la jurisprudence de la CPI, notamment dans l’affaire Al Mahdi[62]. Cette importance reconnue aux réparations collectives repose sur l’idée selon laquelle la société, en tant que structure immatérielle indépendante des membres qui la compose, a été affectée des suites de la commission de violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. En conséquence, il est naturel de lui accorder également réparation. À ce titre, dans l’affaire Lubanga, la Chambre de première instance a reconnu que les réparations individuelles et collectives ne s’excluent pas[63]. Au contraire, elles peuvent être appliquées concurremment non seulement en tant que réponse spécifique aux besoins des victimes (l’effet horizontal), mais également en tant que tremplin vers la pacification et la réconciliation des sociétés post-conflits (l’effet vertical). Bien que l’expression « réparations collectives » ne soit pas définie en droit international[64], il est possible d’en définir les contours en se référant à sa nature et à son objet. Ainsi, les réparations collectives qualifient « d’une part […] les types de biens utilisés ou leur mode de distribution et d’autre part […], le “sujet” qui les reçoit, à savoir les collectivités, y compris les personnes morales »[65]. Ces réparations sont capitales dans les situations de reconstruction post-crise, car elles ont pour but d’accorder la reconnaissance aux victimes, mais aussi de réaffirmer la validité des normes générales qui ont été transgressées. De cette façon, elles rappellent indirectement l’importance des droits en général et ceux des victimes en particulier, renforçant de fait leur statut de victimes-détentrices de droits[66].

De plus, en raison de leur caractère collectif, ces réparations sont intrinsèquement teintées d’une fonction symbolique. Ces mesures ont donc une valeur significative dans le travail de reconstruction et de réconciliation. Ainsi, en faisant de la mémoire des victimes une question publique, « elles libèrent leurs familles du sentiment qu’elles ont l’obligation de garder vivante la mémoire des victimes, leur permettant ainsi d’aller de l’avant »[67]. Ces mesures peuvent consister, entre autres, à renommer des espaces publics, à construire des musées et des mémoriaux, à consacrer des lieux de détention et de torture à d’autres fins en faisant des lieux de mémoire, à entreprendre des actes publics d’expiation et à établir des jours de commémoration. Cependant, aucune de ces mesures collectives à relent symbolique ne fut adoptée en faveur des victimes de la crise postélectorale à l’exception de l’institutionnalisation d’une journée nationale du pardon et du souvenir, célébrée le 16 décembre de chaque année. De l’avis du porte-parole du gouvernement, Sidi Tiémoko Touré, qui en a fait l’annonce officielle, elle est « une exhortation de l’ensemble des Ivoiriens et des habitants de la Côte d’Ivoire au pardon réciproque afin d’honorer la mémoire de toutes les victimes »[68]. Cette date, « non consensuelle » et au choix duquel les victimes n’ont pas été pleinement associées[69], provoque malheureusement une non-appropriation totale et véritable par l’ensemble des victimes de cette journée de commémoration et d’hommage. Cette situation compromet naturellement la construction, déjà herculéenne, d’une mémoire collective nationale qui puisse être de nature à rassembler toutes les composantes de la société ivoirienne et, donc, de faire avancer le vivre-ensemble et l’être ensemble[70]. Critiquable dans leur conception, les programmes d’assistance au profit des victimes le sont tout autant dans leur mise en oeuvre.

2. Un imbroglio institutionnel, facteur de lourdeur administrative dans la mise en oeuvre des programmes de réparations

Pour mettre en oeuvre la politique de réparation des victimes en Côte d’Ivoire, nombreuses sont les institutions qui ont été mises en place. Ainsi, de la CDVR à la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (CONARIV) en passant par le programme national de cohésion sociale (PNCS), nous avons assisté à une multiplication d’institutions responsables de la réparation des droits des victimes de la crise postélectorale. Cette situation fut de nature à créer de l’ambiguïté et de la confusion chez les victimes en quête de réparation de leurs préjudices subis. La CDVR fut créée dans les premières heures qui ont suivi la fin de la crise postélectorale. Ainsi, l’Ordonnance n° 2011-167 du 13 juillet 2011, portant création, attributions, organisation et fonctionnement de la CDVR, dispose que celle-ci avait pour mission d’oeuvrer « au renforcement de la cohésion sociale entre toutes les communautés vivant en Côte d’Ivoire […] »[71]. En tant que première entité constituée en vue de favoriser la cohésion sociale, il revenait donc originairement à la CDVR de connaître la question relative à la réparation, d’autant plus qu’elle disposait dans son organigramme d’une commission réparation chargée de « réparer les préjudices subis par les victimes et veiller à les réhabiliter »[72]. Le rapport va plus loin, entendu qu’il donne les actions à mener pour la réalisation de cet objectif. En effet, hormis l’étape capitale de l’obtention du pardon des victimes, la Commission envisage ensuite de :

mettre en place des programmes de cicatrisation (programmes psychosociaux [d’] assistance psychologique [de] formation des communautés locales aux compétences d’aide psychosociale [de] mise en place de groupes d’entraide [de] mise en oeuvre de formes symboliques de cicatrisation). [Et] enfin, [d’] assurer la réparation des préjudices et la réhabilitation des victimes[73].

Le rapport de la CDVR poursuit en mentionnant que « [l]es mesures de réparation et de réhabilitation approuvées de la Commission seront mises en oeuvre sans délai »[74]. Cette dernière précision achève de convaincre sur le rôle capital qui devait être celui de la CDVR en matière de réparation. Et pourtant, on mit fin à son mandat au profit de la CONARIV[75]. La question qui mérite d’être posée est celle de savoir pourquoi avoir créé une nouvelle institution pour travailler à une réparation qui relevait des fonctions de la CDVR, et dont le travail semblait inachevé? Une esquisse de réponse peut être trouvée dans l’article 2 de l’acte qui l’institue. En effet, il y est mentionné que la CONARIV a été mise en place pour parachever l’oeuvre de la CDVR en ce qui concerne le recensement des victimes et l’indemnisation. À la lecture des termes de cet article, il est manifeste que la création de la CONARIV visait à répondre à un besoin de complémentarité. Cette conclusion est indéniablement dissonante avec les propos de la directrice de cabinet de la Présidence de la République ivoirienne, aux yeux de qui « La CDVR n’est pas la CONARIV. Ce n’est pas le même type de mandat. La Commission dialogue-vérité et réconciliation recherchait la vérité […] La CONARIV intervient dans le cadre de la réparation. C’est différent »[76]. Ainsi, si le rôle de la CDVR se distingue tant de celui de la CONARIV, pourquoi avoir fait le choix de restituer la quasi-totalité des anciens membres de la CDVR[77], à l’exception de son président[78]? De notre point de vue, le rôle de la CONARIV s’inscrit dans le même sillon que celui de la CDVR; mission que cette dernière institution n’a pu achever. Nos propos sur la connexité de la CDVR et de la CONARIV sont corroborés par les déclarations du porte-parole du gouvernement ivoirien d’alors, pour qui :

Cette commission a pour objet de parachever ce que la Commission dialogue, vérité et réconciliation n’a pas pu faire. […] Les victimes n’ont pas été indemnisées. Donc, il faut continuer de recenser toutes les victimes. Après cette phase, on passera à la phase d’indemnisation[79].

Ce manque de rationalisation des structures responsables de la réparation a été, en outre, accentué par l’ambiguïté entre le rôle du PNCS et celui du ministère de la Femme, de la Protection de l'enfant et de la Solidarité. En effet, la CONARIV a été créée au lendemain de la fin d’activité de la CDVR. Destinée à parachever l’oeuvre de la défunte institution chargée du renforcement de la cohésion sociale entre toutes les communautés vivant en Côte d’Ivoire, celle-ci a, pour le bon déroulement de sa mission, vu son action scindée en deux axes. L’un, plus technique, consistant à la consolidation des dossiers des victimes, l’autre, plus pratique, concernant l’indemnisation proprement dite. Si la première tâche est du ressort de la CONARIV, la seconde relève du PNCS, structure créée post CDVR et pré CONARIV. Ainsi, à la fin de sa mission, la CONARIV, bien qu’ayant remis son rapport au président de la République[80], a vu ses activités assurées par un ministère, en l’occurrence celui de la Femme, de la Protection de l'enfant et de la Solidarité[81]. Qu’est-ce qui peut bien expliquer cette décision lorsqu’il est connu de tous que la fin des activités de la CONARIV ne marquait pas nécessairement celle du PNCS[82], et que c’est cette structure qui aurait normalement dû se charger de l’indemnisation des victimes[83]? Dans son rapport de 2014 au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire, l’expert indépendant, Doudou Diène, avait déjà tiré la sonnette d’alarme sur la dispersion des moyens de l’État dans la prise en charge des victimes en ces termes :

Plus de six institutions publiques se chevauchent dans ce domaine avec un bilan qui ne correspond pas forcément à l’attente des victimes. Il résulte des différentes attributions de ces organes une logique de concurrence qui risque de contrarier et de disperser les actions des autorités, alors qu’une politique de vigilante complémentarité bien conçue et coordonnée par une structure centrale aurait permis à l’État de rationaliser ses ressources déjà limitées et d’obtenir un plus grand impact dans ses actions[84].

Comme nous pouvons le constater, les autorités ivoiriennes ont fait le choix de confier la question de l’indemnisation et de la réhabilitation des victimes à un ministère, pendant que la structure précédemment désignée à cet effet existait toujours. N’aurait-il pas été plus approprié de confier le processus de réparation, dès le début, à une seule institution? Cette solution aurait présenté l’avantage d’épurer la question de la réparation des victimes des considérations politiques[85], et de favoriser une continuité, une visibilité et la lisibilité de l’ensemble du processus de réparation.

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Plus de dix ans après la crise postélectorale, la Côte d’Ivoire s’est engagée dans une phase de transition devant conduire à la réconciliation nationale. Le droit à la réparation fut naturellement un des leviers de l’État de Côte d’Ivoire pour l’atteinte d’un tel but. Toutefois, l’étude minutieuse du droit à la réparation des victimes ivoiriennes a mis en exergue l’ambivalence de ses résultats tant l’absence de sa substance judiciaire contraste avec la présence de sa dimension humanitaire. L’efficacité d’une politique-modèle de réconciliation dans les États sortants de conflit est fondamentalement tributaire de la dualité voire de la concomitance de ces deux approches du droit à la réparation. Afin de donner un contenu concret aux garanties de non-répétition[86], l’État de Côte d’Ivoire et notamment son ministère actuel de la réconciliation nationale doit agir, au moyen d’une stratégie adossée à un plan d’action inspiré des recommandations de la CDVR, pour « redonner de la dignité aux victimes, à toutes les victimes [car celles-ci] obtenant réparation pour les préjudices subis n’ont plus besoin de se venger par elles-mêmes et peuvent tourner la page d’un événement douloureux »[87]. S’il semble pris pour acquis qu’une justice reportée est une justice déniée, ce paradigme vaut analogiquement son pesant d’or concernant le droit à la réparation des victimes. Le déni de reconnaissance des torts infligés aux victimes peut être susceptible de développer des sentiments d’indignation, d’humiliation et de mécontentements de nature à conduire à la résurgence de conflits[88]. Pour ce faire, l’État de Côte d’Ivoire et le Fonds, dans le cadre de son mandat d’assistance[89], doivent conjuguer leurs efforts et mutualiser leurs forces afin de renforcer leurs actions en faveur de toutes les victimes sans exception aucune. Car, à y regarder de plus près, chaque Ivoirien, abstraction faite de son origine, son ethnie, son obédience politique, a été, d’une manière ou d’une autre, une victime de la décennie de crise militaro-politique dont l’acmé fut la crise postélectorale de 2010.