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En 2014, l’Organisation mondiale de la Santé (ci-après, OMS) publiait une déclaration interinstitutionnelle visant l’élimination des stérilisations forcées, coercitives et involontaires[2]. Ce document brosse un portrait de cette problématique dans le monde ainsi que des groupes de populations spécifiques plus à même de subir une telle opération, notamment les femmes en situation de handicap. En partant de cette publication, nous aborderons le problème de la stérilisation forcée[3] des femmes en situation de handicap, une situation existant depuis longtemps n'ayant toujours pas été abolie[4]. La première partie de ce texte sera consacrée à présenter les instruments internationaux garantissant le droit des femmes en situation de handicap de fonder une famille. Ce portrait permettra de mettre en lumière l’étendue des avancées en la matière au plan international, notamment par l’entremise de la CDPH adoptée en 2006.

Dans la deuxième partie, nous étudierons l’évolution de la conception juridique de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap à la lumière des garanties maintenant prévues par le droit international. Cette démonstration se fera à travers l’analyse de la situation aux États-Unis. Ce cas d’espèce sera d’autant plus pertinent qu’il s’agit d’un acteur important au plan international et qu’il est doté d’un système juridique protégeant les droits humains[5]. Évidemment, le problème de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap est présent dans bien d’autres pays et n’est pas l’apanage des États-Unis[6]. L’exemple de l’oncle Sam permettra toutefois de mettre en lumière les violations des droits des femmes, ici en situation de handicap, dans un pays occidental. Ce cas nous semble important puisqu’il est facile pour les pays occidentaux de pointer du doigt les violations des droits de la personne dans les pays étrangers, alors que bien des dossiers restent à régler dans leurs propres pays. À travers cette analyse, nous démontrerons les points de résistance des pays, mais surtout des États-Unis, face aux droits reproductifs des femmes en situation de handicap garantis par le droit international. Ces difficultés peuvent se comprendre par une volonté de contrôle du corps des femmes et de leur reproduction qui ne date pas d’hier, comme l'illustrera la perspective historique du sujet aux États-Unis.

L’expression personne ou femme « en situation de handicap » sera privilégiée tout au long du texte puisqu’une personne avec un handicap ne se définit pas simplement par celui-ci comme pourrait l’indiquer l’expression personne ou femme « handicapée ». De plus, nous tenons à spécifier que l’accent sera mis sur les femmes en situation de handicap intellectuel puisque celles-ci sont le plus à risque aujourd'hui de se voir retirer leur fertilité contre leur gré. Une panoplie de termes est employée pour parler des personnes en situation de handicap intellectuel. Nous avons toutefois arrêté notre choix sur cette expression en concordance avec le terme employé par la CDPH et la définition médicale aux États-Unis et par l’OMS. En effet, le DSM-5[7] utilise l’expression « intellectual disability », qui se traduit parfois par « déficience intellectuelle ». Nous nous calquerons cependant sur la traduction de la CDPH qui traduit le terme « disability » par « handicap ». La définition du DSM concorde avec la notion de trouble développemental intellectuel du ICD-11[8] qui est produit par l’OMS, soit « un trouble apparu au cours de la période de développement qui comprend des déficits de fonctionnement intellectuel et adaptatif dans les domaines conceptuel, social et pratique »[9] . N’étant pas médecin, notre but est simplement de faire référence de façon constante à un même genre de réalité.

I. Les protections des droits reproductifs des femmes en situation de handicap en droit international

Les femmes en situation de handicap qui se voient privées de leur fertilité subissent une double discrimination : en raison de leur genre et de leurs capacités. De ce fait, nous tenterons d’adopter un angle d’analyse intersectionnel de leur vécu en se basant sur le concept d’abord développé par Kimberlé W. Crenshaw dans Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color[10]. Dans son article, Crenshaw présente l’intersectionnalité comme comportant deux volets. Le premier, l’intersectionnalité structurelle, serait le fait pour une personne de subir le poids de plusieurs systèmes d’oppressions. Le deuxième, l’intersectionnalité politique, serait le fait d’être confiné aux marges de chacun des mouvements sociaux revendiquant plus de droits pour les personnes victimes de ces oppressions; le sentiment pour les personnes aux prises avec plusieurs systèmes d’oppression d’avoir à « choisir leur combat »[11]. L'autrice prend ainsi l’exemple des femmes de couleur qui subissent l’oppression patriarcale et raciste de la société, mais qui ne voient leur réalité défendue ni par le mouvement féministe ni par le mouvement antiraciste. Sans avoir la prétention d’apporter un nouvel angle d’approche à cette théorie, nous trouvons important d’expliciter l’utilisation de l’intersectionnalité puisque nous ferons état de travaux des organes des Nations unies qui l’utilisent également, de façon explicite ou pas.

C’est donc en prenant en considération les systèmes d’oppression capacitistes[12] et patriarcaux ainsi que les instruments internationaux qui combattent ces systèmes que nous effectuerons notre analyse du droit international des droits de la personne. En effet, deux instruments principaux permettent aujourd’hui de protéger les femmes et les personnes en situation de handicap, soit la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[13] adoptée en 1979 (ci-après la CEDEF) et la CDPH[14]. La prochaine section permettra de démontrer les avancées permettant aujourd’hui une meilleure protection des droits reproductifs des femmes en situation de handicap, mais également le temps qu’il aura fallu pour que le droit international se dote de protections spécifiques pour ce droit par l’entremise de la CDPH. Cette présentation permettra ensuite de mettre ces protections en contraste avec l’évolution de la conception juridique de la stérilisation forcée d’un pays doté d’un État de droit protégeant les droits humains : les États-Unis.

A. La Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF)

La CEDEF comporte principalement deux articles susceptibles de protéger les femmes en situation de handicap contre la stérilisation forcée. Il s’agit de l’article 16(1) e) qui protège le droit de décider du nombre et de l’espacement des naissances pour les femmes ainsi que l’article 12 qui protège le droit des femmes à la santé. Il est à noter toutefois que le texte de la convention ne fait pas mention des femmes en situation de handicap. Cela ne veut donc pas nécessairement dire que les fonctionnaires internationaux n’ont pas utilisé cet instrument pour les protéger. En effet, les recommandations générales no 28, 33 et 35[15] du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après, Comité), qui est chargé de s’assurer de la mise en oeuvre du traité auprès des États parties à ce dernier[16], précisent que la discrimination à l’égard des femmes pouvait être « inextricablement liée à d’autres facteurs »[17] . Il était néanmoins important de souligner qu’au contraire de la CDPH, la CEDEF n’apporte pas cette nuance dans son texte.

Afin d’interpréter la CEDEF, il importe de prendre en compte les recommandations générales de son Comité. En effet, celui-ci examine les progrès réalisés dans l’application de la convention par les États parties et élabore des recommandations générales fondées sur l’examen des rapports et des renseignements reçus des États parties[18]. La première recommandation générale émise par le Comité qui aborde la stérilisation des femmes est la Recommandation no 21 qui, en 1994, traite de l’égalité dans le mariage et des rapports familiaux[19]. Le Comité s’exprime comme suit par rapport à la protection de l’article 16(1)e) :

Certains rapports font état de pratiques coercitives qui ont de graves conséquences pour les femmes, telles que la procréation, l’avortement ou la stérilisation forcés. La décision d’avoir ou non des enfants, même si elle doit de préférence être prise en consultation avec le conjoint ou le partenaire, ne peut toutefois être limitée par le conjoint, un parent, le partenaire ou l’État[20] (nous soulignons).

Le Comité s’est ensuite exprimé au sujet des femmes en situation de handicap dans la Recommandation no 24[21] de 1999, qui concerne l’article 12 de la CEDEF. Les paragraphes 6 et 25 précisent la pertinence de prendre en compte le handicap dans l’attention portée au droit à la santé de certaines femmes, particulièrement dans les cas d’un handicap intellectuel « car dans l’ensemble on comprend mal le large éventail de risques pour la santé mentale auxquels les femmes sont exposées de façon disproportionnée du fait de la discrimination à leur égard »[22] (nous soulignons). Le paragraphe 22 de la recommandation insiste quant à lui sur la nécessité d’un consentement libre et éclairé dans les soins prodigués aux femmes, ce qui exclut donc le recours à la stérilisation forcée.

La dernière recommandation générale du Comité pertinente pour nos fins porte cette fois sur la violence faite aux femmes, soit la Recommandation no 35[23] de 2017. Au paragraphe 18, le Comité précise que les violences sexuelles, notamment les stérilisations forcées, « sont des formes de violence fondée sur le genre qui, suivant les circonstances, peuvent être assimilées à de la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant »[24] (nous soulignons) puisque cela porte atteinte à leur dignité, leur intégrité physique et psychologique. Cette précision est également présente dans le Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants portant sur la protection des femmes contre la torture[25]. La Recommandation no 35 du Comité de la CEDEF précise finalement que :

la discrimination à l’égard des femmes [est] inextricablement liée à d’autres facteurs ayant une incidence sur leur vie. La jurisprudence du Comité met en évidence la multiplicité de ces facteurs : ethnicité/race, appartenance à une minorité ou à une population autochtone, couleur de la peau, statut socioéconomique ou caste, langue, religion ou croyance, opinions politiques, nationalité, situation matrimoniale, maternité, parentalité, âge, lieu d’habitation urbain ou rural, état de santé, handicap, possession de biens, fait d’être lesbienne, bisexuelle, transgenre ou intersexuée […][26].

Ainsi, le Comité de la CEDEF s’est penché sur le problème des stérilisations forcées, mais plus largement encore, sur le droit de toutes les femmes de décider si elles veulent des enfants, leur nombre et l’espacement entre leurs grossesses. Le Comité aborde également les facteurs qui peuvent causer une plus grande vulnérabilité chez les femmes dans sa Recommandation no 35. Toutefois, le travail du Comité de la CEDEF ne fait qu’effleurer la surface du problème des stérilisations forcées des femmes en situation de handicap comme le démontreront les précisions qui ont été amenées par la CDPH et le travail de son Comité. De fait, la prochaine section abordera le processus d’adoption de cette convention ainsi que les protections concrètes qu’elle prévoit contre la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap.

B. La Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH)

En 2006, un nouvel instrument est venu s’ajouter à l’arsenal du droit international des droits de la personne pour protéger les femmes en situation de handicap de la stérilisation forcée : la CDPH. L’une des raisons qui a mené à l’adoption de cette nouvelle convention était l’invisibilisation des personnes en situation de handicap dans le droit international[27]. La CDPH est le premier instrument international à avoir intégré dans son processus de rédaction les membres de la société civile directement touchés par les discriminations en cause, soit des regroupements de défense des droits des personnes en situation de handicap[28]. Vers la fin du vingtième siècle, et particulièrement dans les années 1980, les activistes revendiquant plus de droits pour les personnes en situation de handicap se faisaient de plus en plus entendre[29]. Ceux-ci souhaitaient notamment mettre de côté l’approche médicale du handicap pour une approche sociale. « Contrary to the medical model of disability, the hallmark of a social approach to disability emphasizes social prejudice and stereotypes, rather than individual defects »[30] (nous soulignons). Cette approche ne considère donc pas les personnes en situation de handicap comme présentant un défaut, mais plutôt que la société, dans la façon dont elle s’organise, leur impose des barrières faisant ressortir leurs différences en termes de capacité par rapport aux autres individus[31]. Cette approche fut intégrée dans la CDPH par l’entremise des membres de la société civile.

La convention est ainsi devenue l’un des instruments internationaux les plus progressistes[32]. Ce progressisme peut se voir notamment dans les orientations des travaux ayant mené à la création de la CDPH. Ceux-ci ont mis entre autres l’accent sur la stérilisation forcée en incluant un passage spécifique affirmant le droit de toute personne en situation de handicap de conserver sa fertilité[33]. La CDPH reconnaît de plus que certaines personnes en situation de handicap sont plus vulnérables aux stérilisations forcées, soit les femmes[34], les enfants[35] et les personnes avec un handicap intellectuel[36]. Cela démontre donc la reconnaissance de problématiques intersectionnelles vécues par les femmes en situation de handicap, tout comme l’a fait le Comité de la CEDEF. De façon générale, le concept d’intersectionnalité est reconnu par les organes onusiens des droits humains. En effet, à partir des années 90, les différents organes incluaient dans leurs recommandations et observations les principes de l’intersectionnalité, un terme qui a utilisé directement vers la fin de cette décennie[37]. L’articulation de l’intersectionnalité dans la protection des différents organes de protection des droits humains de l’Organisation des Nation unies (ONU) demeure toutefois un enjeu, notamment puisque la multiplicité des traités protégeant les droits humains compartimente les différentes formes de discriminations[38]. Cela peut donc mener à des situations, comme celle du port du voile en France, où un même enjeu sur le terrain ne recevra pas le même traitement par différents organes de protection des droits humains onusiens[39].

Il convient maintenant d’aborder les passages de la CDPH qui sont pertinents pour protéger les femmes en situation de handicap contre la stérilisation forcée. Tout d’abord, l’article 23(1) prévoit spécifiquement le droit de conserver sa fertilité et de décider du nombre d’enfants désiré. L’article 25 traite quant à lui du droit à la santé et au consentement libre et éclairé, alors que « l’article 17 protège l’intégrité physique et mentale des personnes [en situation de handicap], ce qui inclut la protection contre des violences sexuelles et reproductives »[40]. L’article 12 protège de son côté le droit à la capacité légale des personnes en situation de handicap et l’article 19, l’autonomie de vie et l’inclusion dans la société qui sont intimement liés à la capacité de prendre des décisions. Finalement, l’article 6 s’intéresse spécifiquement aux femmes en situation de handicap et aux discriminations vécues par celles-ci.

Tout comme la CEDEF, la CDPH dispose d’un organe de surveillance de la mise en oeuvre de la convention, soit le Comité des droits des personnes handicapées (Comité de la CDPH)[41]. Deux observations générales de cedit Comité abordent le sujet de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap, et une troisième aborde la notion d’autonomie et d’inclusion au coeur de l’article 19. Tout d’abord, l’Observation générale no 3[42] porte sur les droits des femmes et des filles en situation de handicap. Ce document précise que la stérilisation forcée est une forme de violence considérée comme une peine ou un traitement cruel, inhumain et dégradant[43], ce qui fait écho à la Recommandation no 35 du Comité de la CEDEF et au Rapport du Rapporteur spécial abordés dans la section précédente. On ajoute également à ce sujet que le manque d’information ou de renseignements concernant la santé sexuelle et reproductive est un réel problème chez les femmes en situation de handicap, en particulier celles présentant un handicap intellectuel, et que cette situation « peut augmenter le risque qu’elles subissent des violences sexuelles[44] ». Ce manque d’information, toujours selon l’Observation générale no 3, quant à leur santé sexuelle et reproductive peut être causé par des stéréotypes à l’égard des femmes en situation de handicap, notamment qu’elles auraient une sexualité anormale (elles seraient asexuées, hypersexuelles ou encore sexuellement perverses)[45]. Ces stéréotypes, en plus d’être problématique pour l’accès à l’information, deviennent « préjudiciable lorsqu’[ils se traduisent] par une violation ou des violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[46], comme le droit à une vie sexuelle épanouie[47] et de fonder une famille. D’autres stéréotypes persistent également à l’égard des femmes en situation de handicap, notamment qu’elles ne donneraient naissance qu’à des enfants en situation de handicap, ce qui peut décourager ou empêcher les femmes d’avoir des enfants[48].

L’Observation générale no 3 du Comité de la CDPH prévoit également que « les femmes et les filles handicapées ont le droit de fonder une famille et de bénéficier d’une aide appropriée pour élever leurs enfants »[49] (nous soulignons). Cette notion d’aide est également abordée dans l’Observation générale no 5 de cedit Comité qui porte sur l’autonomie et l’inclusion des personnes en situation de handicap[50]. En effet, l’une des composantes de l’autonomie des personnes en situation de handicap est l’aide personnelle mise à la disposition de celles-ci[51]. Cette aide peut être de différentes natures, mais on prévoit comme nécessaire au respect de l’article 19 b) de la Convention relative aux droits des personnes handicapées les services d’aide à la parentalité[52].

Finalement, l’Observation générale no 3 se penche sur les restrictions de la capacité légale des femmes en situation de handicap :

Dans la pratique, les choix des femmes handicapées, en particulier des femmes présentant un handicap psychosocial ou intellectuel, sont souvent ignorés et les décisions qui leur reviennent sont souvent prises à leur place par des tiers, notamment des représentants légaux, des prestataires de services, des tuteurs et des membres de la famille, en violation des droits que leur confère l'article 12 de la Convention. Toutes les femmes handicapées doivent pouvoir exercer leur capacité juridique et prendre leurs propres décisions, avec de l'aide si elles le souhaitent, eu égard aux traitements médicaux ou thérapeutiques, notamment prendre leurs propres décisions pour ce qui est de préserver leur fécondité et leur autonomie en matière de procréation, exercer leur droit de décider du nombre de leurs enfants et de l'échelonnement des naissances […] Le fait de restreindre ou de retirer la capacité juridique des femmes handicapées peut faciliter les interventions forcées, telles que la stérilisation »[53] (nous soulignons).

Le droit à la capacité légale des personnes en situation de handicap est un élément central des stérilisations forcées puisque sans celle-ci, il est impossible pour les femmes en situation de handicap de prendre une décision par elles-mêmes. C’est pour cela que l’article 12 de la CDPH met l’accent sur l’importance du consentement des personnes en situation de handicap pour toute opération, surtout celles importantes comme la stérilisation, par l’entremise d’un accompagnement dans leur processus décisionnel[54]. L’OMS s’exprime d’ailleurs ainsi dans un document visant le problème des stérilisations forcées :

The Committee on the Rights of Persons with Disabilities has consistently urged States Parties, including with respect to sterilization, to adopt laws and policies that replace substitute decision-making systems with a supported decision-making model that upholds the autonomy, wishes and preferences of the individuals concerned[55].

Cette notion est également vitale afin de vivre de manière autonome et de faire partie de la société[56]. Ce droit avait déjà été abordé dans l’Observation générale no 1[57] de 2014. Le Comité y précise que « les États parties sont tenus de donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement nécessaire pour exercer leur capacité juridique »[58]. On ajoute même dans l’Observation générale no 5 que le fait pour des tiers de pouvoir prendre des décisions à la place d’une personne en situation de handicap est une restriction de leur capacité juridique même si celle-ci n’est pas expressément prévue par une loi visant les personnes en situation de handicap[59]. L’Observation générale no 1 précise également que dans certains pays, les femmes en situation de handicap font plus souvent l’objet d’une privation de leur capacité légale[60], reconnaissant ainsi l’aspect intersectionnel du problème. Ainsi, le Comité rejette la prise de décision substitutive pour les personnes en situation de handicap, c’est-à-dire le fait pour quelqu’un d’autre de prendre leurs décisions à leur place, et encourage plutôt les États à leur fournir de l’aide dans la prise de décisions ayant un effet juridique sur leur vie. Cette vision permet également de mieux tenir compte des intérêts de chaque individu au lieu de percevoir les personnes en situation de handicap comme un groupe homogène ayant tous et toutes les mêmes intérêts.

Le Comité de la CDPH aborde donc le problème de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap, comme l’a fait le Comité de la CEDEF auparavant. Il va toutefois plus loin en s’attaquant au problème de la restriction de la capacité légale des personnes en situation de handicap, surtout chez les femmes, en prévoyant leur droit de fonder une famille et d’obtenir de l’aide à cet effet ainsi qu’en s’attaquant aux stéréotypes sur la sexualité des personnes en situation de handicap qui leur sont néfastes à plusieurs niveaux. Malheureusement, ces droits et obligations ne sont pas encore intégrés dans la majorité des pays, notamment aux États-Unis, alors qu’ils permettraient une réelle avancée des droits reproductifs des femmes en situation de handicap. En retraçant l’évolution de la conception juridique de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap aux États-Unis, à la lumière du droit international actuel, il sera possible de comprendre certains des points de résistances qui empêchent les femmes en situation de handicap de fonder une famille si elles en ont envie.

II. L’évolution de la conception juridique des stérilisations forcées des femmes en situation de handicap aux États-Unis à la lumière du droit international

Le contrôle de la reproduction des populations jugées « indésirables » par l’entremise de la stérilisation n’est pas un phénomène nouveau. Pour le bien de cet article, nous nous attarderons sur le cas des États-Unis. Comme mentionné précédemment, ce pays a été choisi puisqu’il s’agit d’un acteur important sur le plan international qui se veut « développé », notamment pour la protection des droits de la personne. De plus, les États-Unis, comme bien d’autres pays, permettent la prise de décision substitutive des personnes en situation de handicap. Son exemple pourra donc servir de contre-exemple pour les États permettant des pratiques similaires.

Ainsi, pour comprendre les enjeux actuels de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap aux États-Unis, il est nécessaire de remonter au début du vingtième siècle pour comprendre les origines d’une telle pratique, notamment au sein du mouvement eugéniste. Ce retour dans le temps démontrera les origines de certaines croyances actuelles et permettra de faire un lien avec les systèmes actuellement en place pour contrôler les droits reproductifs des femmes en situation de handicap. La dernière section abordera quant à elle la façon dont la conception juridique de la stérilisation a évoluée, à la lumière du droit international actuel, et comment celle-ci permet encore aujourd’hui que des femmes en situation de handicap se voient privées de leur fertilité sans leur consentement. C’est à travers la compréhension des origines de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap et la façon dont celle-ci est justifiée aujourd’hui que nous nous appuyons pour soutenir que la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap s’insère dans le problème plus large du contrôle du corps et de la reproduction des femmes.

A. La stérilisation forcée des femmes en situation de handicap aux États-Unis au début du vingtième siècle

Le phénomène des stérilisations forcées au début du vingtième siècle s’inscrit dans le courant de pensée eugéniste de l’époque. D’un point de vue étymologique, le terme « eugéniste » veut dire « bien né »[61]. Ce terme est attribué à Francis Galton qui le popularisa en expliquant que les qualités mentales des êtres humains pouvaient être manipulées comme celles des animaux[62]. Cette idée s’est propagée aux États-Unis au début des années 1900 par des « élites » qui craignaient que la « race blanche » ne soit entachée en produisant des « dégénérés »[63]. De fil en aiguille, ce type de pensée devint répandu dans la population américaine à partir des années 1920[64].

La solution à la « dégénérescence de la race blanche », selon les personnes adhérant à ce courant de pensée, consistait à empêcher la reproduction des personnes considérées « indésirables »[65] et à promouvoir la reproduction de ceux considérés comme « désirables »[66]. La question était donc de déterminer qui devrait perpétuer la « race blanche » et qui ne le devrait pas. La réponse à cette question est composée de plusieurs variables. En combinant des relents de darwinisme social et le racisme structurel de l’époque, des chercheurs se sont évertués à tenter de mesurer l’intelligence en partant du postulat que les personnes n’étant pas blanches étaient inévitablement moins intelligentes que les personnes blanches[67]. Entrelaçant la « race » et le « degré d’intelligence », un terme fut développé afin d’identifier les personnes ayant un faible intellect qui ne devraient pas se reproduire : « les faibles d’esprit »[68].

Ce terme a été galvaudé et a très vite inclus une très large quantité de personnes. En passant par les criminels, les déviants sexuels[69], les pauvres et les « fous », la faiblesse d’esprit est devenue un attribut qui permettait aux élites de reléguer tous les « indésirables » de la société dans une même catégorie qui n’avait bien souvent aucun rapport avec ce qui est aujourd’hui considéré comme un handicap intellectuel. Ce terme est également devenu genré en ce sens qu’il désignait la plupart du temps des femmes[70]. Cela résulta entre autres des recherches qui associèrent les qualités morales des individus à leur intellect[71]. La pression étant beaucoup plus grande chez les femmes quant à leur comportement, particulièrement par rapport à leur sexualité, la majorité des personnes internées pour « faiblesse d’esprit » étaient des femmes, notamment les mères monoparentales et les prostituées[72]. On considérait également comme faibles d’esprit, donc indésirables pour la reproduction, les femmes qui avaient des relations sexuelles à l’extérieur du mariage[73]. On attribuait les déviances féminines à leur vie sexuelle et reproductive pour en légitimer ainsi le contrôle[74]. De plus, on considérait les femmes comme moins intelligentes que les hommes, notamment en tenant pour acquis qu’elles étaient incapables de prendre des décisions rationnelles[75]. Il en résulta que la majorité des stérilisations forcées visaient des femmes, surtout celles appartenant à des sous-groupes marginalisés[76].

Il est ainsi très clair que la notion de faiblesse d’esprit de l’époque ne référait pas à ce qu’on appelle aujourd’hui un handicap intellectuel, mais englobait plutôt toute personne qui n’entrait pas dans le moule que la société lui imposait : personne en situation de handicap, femme de « petite vertu », pauvre, racisée, etc. Comprendre le développement de la notion de faiblesse d’esprit permet de faire des liens avec les stéréotypes et préjugés que les gens pourraient avoir aujourd’hui face aux personnes en situation de handicap intellectuel puisque pour les deux termes, on utilise « l’intellect » de la personne pour la décrire. On comprend également mieux la disproportion de femmes en situation de handicap qui subissent des stérilisations forcées aujourd’hui, contrairement aux hommes, comme le dénonce le droit international[77]. Il est de plus possible de retracer en partie les origines des stéréotypes concernant la sexualité des personnes, mais surtout des femmes, en situation de handicap, qui a aujourd’hui encore un impact important sur leur droit de conserver leur fertilité[78].

Les statistiques varient quant au nombre de femmes ayant été stérilisées de force en raison de leur « faiblesse d’esprit ». Selon Stubblefield, entre 1927 et 1957, il y aurait eu aux États-Unis 60 000 personnes stérilisées pour cette raison dans des établissements étatiques. De ce nombre, 60% étaient des femmes[79]. Selon Angela Davis, l'État de la Caroline du Sud aurait à elle seule stérilisé 7 686 personnes « déficientes intellectuellement »[80] entre 1933 et 1973, dont 5 000 étaient des femmes noires[81]. Ce qui est certain, c’est que de nombreuses femmes ont été stérilisées en raison de leur « faiblesse d’esprit ». Toutefois, la façon de déterminer qui était faible d’esprit n’était pas exempte de motifs discriminatoires, que ce soit du racisme, du classisme[82] (beaucoup étaient pauvres) ou du capacitisme. Comme le reconnait aujourd’hui le droit international, les facteurs ayant une influence sur la discrimination des femmes sont multiples[83]. Nous ne pouvions donc passer sous silence la construction profondément discriminatoire de la notion de faiblesse d’esprit, qui est un peu l’ancêtre du terme « attardé mental » (mentally retarded) qui fut utilisé par la suite, pour maintenant faire place à handicap intellectuel (intellectual disability). Ce n’est qu’en 2010 que le gouvernement américain adopta la Loi de Rosa (Rosa’s Law)[84]. Celle-ci changea le terme « mental retardation » (retard mental) dans les lois fédérales au profit de l’expression « intellectual disability » (handicap intellectuel).

Ces quelques chiffres démontrent également que cette situation n’est pas l’oeuvre de quelques individus zélés. Au contraire, il s’agissait d’une opération orchestrée par les gouvernements des différents États des États-Unis. En effet, entre 1907 et 1932, trente États américains ont adopté des lois permettant de stériliser de force les « faibles d’esprit »[85]. Contrairement à ce que prévoit le droit international aujourd’hui, il s’agissait donc d’une ingérence de l’État dans le droit des femmes de décider si elles voulaient ou non des enfants[86]. On compte entre autres parmi les États ayant passé de telles lois, ceux de l’Alabama, du Delaware, du Kansas, du Montana, de la Caroline du Nord, du Dakota du Nord, de l’Oregon et de la Virginie[87]. En 1910, le Eugenic Records Office fut fondé à Cold Springs Harbor où l’on mena des recherches sur l’eugénisme[88]. En 1914, Harry H. Laughlin, directeur adjoint du Eugenic Records Office, prépara et promulgua son Model Sterilization Act pour aider les États souhaitant adopter des lois permettant la stérilisation forcée à des fins eugénistes[89]. Laughlin alla même jusqu’à publier un livre en 1922 intitulé Eugenical Sterilization in the United States : A Report of the Psychopathic Laboratory of the Municipal Court of Chicago dans lequel il recense les États ayant déjà adopté des lois permettant la stérilisation forcée et les « bienfaits » de telles pratiques[90]. Ces opérations eurent lieu dans des établissements étatiques comme des prisons, des hôpitaux et des « maisons pour faibles d’esprit »[91].

Il semble que le courant de pensé eugéniste influença même la Cour suprême des États-Unis qui confirma la validité constitutionnelle des lois permettant la stérilisation forcée des faibles d’esprit en 1927[92]. En l’espèce, la loi attaquée était celle de l’État de Virginie[93]. Cette décision est maintenant célèbre en raison de la phrase du juge Holmes qui dit que « trois générations d’imbéciles étaient suffisantes » [notre traduction][94] pour justifier la stérilisation forcée de la jeune femme en question. En l’espèce, Buck était une jeune femme blanche de la Virginie ayant été stérilisée sans son consentement en raison de sa « faiblesse d’esprit ». Devant la cour, un expert se prononça sur sa faiblesse d’esprit, et ce, sans même l’avoir rencontrée, en raison de son comportement de promiscuité sexuelle qui était selon lui typique des femmes faibles d’esprit, raison pour laquelle elle devait donc appartenir à la « classe paresseuse, ignorante et sans valeur du sud des Etats-Unis »[95]. On voit ici un exemple probant des raccourcis intellectuels et des préjugés de l’époque : tout ce qui n’était pas dans les normes morales et socialement acceptées pouvait être considéré comme un signe de faiblesse d’esprit. Cette décision valida le mécanisme de contrôle du gouvernement de la reproduction des femmes jugées indésirables à se reproduire.

Cette décision démontre clairement deux choses. Tout d’abord, que les femmes stérilisées en raison de leur faiblesse d’esprit n’étaient pas inévitablement de couleur, et donc que le problème n’en était pas seulement un de racisme. Nous tenions à le préciser puisque de nombreux apports à la recherche sur les stérilisations forcées mettent l’accent sur la composante raciale du problème. Nous souhaitions également apporter des nuances supplémentaires au problème en précisant que la couleur de peau n’était pas le seul élément pris en considération lors de la stérilisation d’une femme à l’époque, mais que cette volonté de contrôler la reproduction des femmes s’inscrit dans un paradigme beaucoup plus large de contrôle des populations « désirables » ou pas[96]. La possibilité pour une femme d’avoir des enfants était évaluée selon des critères discriminatoires par rapport à la couleur de leur peau, mais également selon leur classe sociale, leurs capacités et leurs comportements sexuels, démontrant les racines intersectionnelles du problème de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap aujourd’hui, comme le reconnait le droit international[97]. Si l’on se base sur la théorie développée par Crenshaw[98], on peut voir un exemple d’intersectionnalité structurelle puisque les femmes étaient soumises au poids de plusieurs systèmes d’oppressions qui, s’accumulant, les rendait plus susceptibles d’être stérilisées de force.

Par la suite, cette décision montre très bien le lien fait entre le comportement sexuel des femmes et leur soi-disant faiblesse d’esprit, en raison de normes morales. On peut faire un parallèle entre cette vision à l’époque et la façon de percevoir la sexualité des femmes en situation de handicap aujourd’hui. Cette perception se divise entre deux extrêmes : soit que les personnes en situation de handicap sont asexuelles, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas du tout de sexualité, soit qu’elles sont hypersexuelles[99]. Le droit international dénonce aujourd’hui cette façon de percevoir la sexualité des personnes en situation de handicap puisque de tels stéréotypes peuvent mener à de risques plus grands de violences sexuelles et reproductives à leur égard[100]. On comprend donc que la réelle intention derrière la stérilisation forcée des femmes « faibles d’esprit » était le contrôle de la reproduction des femmes qui n’entraient pas dans le cadre parfait que la société désirait : une femme blanche, sans handicap, de « bonne famille » et aux « bonnes moeurs ». Ce contrôle de la reproduction des femmes par l’État est aujourd’hui strictement prohibé par le droit international[101], mais on justifiait cette forme de violence, maintenant reconnue comme telle par les organes de protection des droits humains de l’ONU[102], au nom de la volonté de contrôler les nouvelles naissances, et du même coup, les futurs individus qui peupleraient la société. Il convient maintenant d’aborder l’évolution de ce mode de pensée aux États-Unis afin de comprendre comment les tribunaux se sont éloignés du mouvement eugéniste, mais tout en continuant de permettre la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap.

B. La stérilisation forcée des femmes en situation de handicap de la fin du 20e siècle à aujourd’hui

À partir des années 1960 et 1970, la façon de percevoir la stérilisation changea quelque peu aux États-Unis. En effet, le mouvement des droits des femmes, qui s’était battu pour avoir accès à la contraception, revendiquait maintenant la stérilisation comme moyen de contraception[103]. Malheureusement, cette lutte facilita la stérilisation coercitive des femmes racisées et pauvres par l’État[104]. C’est ainsi que de nombreux activistes, particulièrement des communautés noires et autochtones, dénoncèrent ces abus à partir des années 1970[105] puisque, à cette époque, le Ministère de la Santé, de l’Éducation et du Bien-être finançait 90% des coûts de la stérilisation des personnes démunies[106]. Ainsi, en continuité avec le mouvement eugéniste du début des années 1900, les femmes subissaient le poids des systèmes d’oppression par le gouvernement qui allait jusqu’à financer leur stérilisation. Il s’agit là bien évidemment d’une forme d’ingérence de la part de l’État dans le choix des femmes d’avoir des enfants ou non, en contradiction directe avec le droit international actuel[107].

En parallèle, les années 1970 ont également été le moment où se développa le mouvement de « normalisation » aux États-Unis[108]. Celui-ci affirmait l’humanité des personnes avec un handicap intellectuel et proposait leur intégration dans la société. Ce mouvement a eu plusieurs impacts positifs comme celui d’abroger les lois eugénistes dans de nombreux États[109] ou encore l’adoption de lois pour s’assurer du consentement des personnes lors de traitements médicaux[110], en conformité avec plusieurs dispositions du droit international à cet effet[111]. C’est en fait grâce à la décision Relf v. Weinberger[112] que le gouvernement dû arrêter de financer les stérilisations forcées ou non consenties. On y démontra entre autres l’association qui était faite entre le handicap intellectuel, invoqué comme raison pour stériliser des femmes, et leur prétendue immoralité sexuelle[113], confirmant le passage à cet effet dans l’Observation générale no 3 du Comité de la CDPH qui soutient que les stéréotypes sur la sexualité anormale des personnes en situation de handicap sont préjudiciables pour le respect de leurs droits[114].

Cette distanciation du mouvement eugéniste par les tribunaux n’a malheureusement pas protégé les femmes en situation de handicap. En effet, celles-ci se sont alors vues pressées de se faire stériliser par leurs proches ou leurs gardiens légaux dans le but de les « protéger ». Cette tendance, encore lourde aujourd’hui et rejetée par le droit international[115], peut être illustrée par la décision Stump v. Sparkman[116] de 1978. Les faits de l’affaire se déroulèrent en 1971 lorsqu’une mère de l’Indiana demanda l’autorisation d’un juge pour stériliser sa fille de quinze ans « somewhat retarded ». Les arguments évoqués par la mère reflètent bien la volonté des parents ayant fait de pareilles demandes devant les tribunaux pour leurs enfants. Celle-ci se plaignait de ne pas pouvoir contrôler sa fille et elle voulait la stériliser afin de prévenir des circonstances malheureuses puisque la jeune fille « traînait » avec de jeunes hommes[117]. On voit dans cet argument de la mère les stéréotypes sur la sexualité des personnes en situation de handicap que le Comité de la CDPH nous enjoint à rejeter[118]. Le juge a accordé la permission à la mère sans autre preuve du handicap intellectuel de la jeune fille et en ne consultant pas la jeune fille en question, alors qu’aujourd’hui, le droit international prévoit que la personne concernée par une telle opération doit au minimum être consultée[119]. Cette affaire est maintenant célèbre puisque lorsque la jeune femme devenue adulte se présenta devant la Cour suprême des États-Unis pour la violation de ses droits, le juge fut protégé en vertu de l’immunité de la magistrature malgré les conséquences de sa décision. Cette décision est aujourd’hui grandement critiquée puisque « plusieurs adultes ont conspiré pour victimiser une adolescente et personne n’a été tenu responsable »[120].

Après cette décision, une nouvelle ère sembla tout de même prendre forme aux États-Unis. Les juges tentaient de se distancer des pensées eugénistes du début du vingtième siècle pour plutôt mettre en balance les intérêts de la personne en situation de handicap en utilisant des critères stricts. La décision In Re Grady[121] de 1981 démontre bien cette application. Dans cette affaire, les parents de Lee Ann, une jeune femme de dix-neuf ans atteinte du syndrome de Down, ont demandé l’aval des tribunaux afin de faire stériliser leur fille qui allait quitter leur maison pour un foyer de groupe pour adultes. Ils considéraient qu’il était dans l'intérêt fondamental de leur fille d’avoir une telle opération puisqu’elle n’allait plus être à leur charge. Dans cette décision, le juge Pashman mentionne explicitement vouloir se distancer de l’eugénisme ayant mené à tant d’abus dans le passé. Il précise que, dans cette situation, les deux droits à mettre en balance étaient le droit d’avoir accès à la stérilisation comme moyen de contraception afin de jouir d’une vie sexuelle épanouie, d’une part, et celui d’avoir un ou des enfants, d’autre part. Ce qui a influencé sa décision est le fait que Lee Ann n’était pas en mesure de prendre cette décision elle-même en raison de son handicap. Il a donc justifié la stérilisation de la jeune femme en vertu de la compétence parens patriae du tribunal.

De prime abord, cette décision semble une avancée du point de vue de la protection des femmes en situation de handicap en comparaison avec les violations de leurs droits qu’elles ont pu subir par le passé. C’est toutefois en comparant celle-ci aux droits prévus pour les femmes en situation de handicap par la CEDEF et la CDPH qu’il est possible de comprendre les barrières encore présentes dans la société pour permettre aux femmes en situation de handicap d’avoir accès à une santé reproductive épanouie. En effet, un grave problème dans cette affaire, qui est généralisé dans le contexte de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap, réside dans la notion même d’un proche qui s’adresse au tribunal pour demander la stérilisation. La CDPH est très claire à ce sujet : les personnes en situation de handicap ont le droit de prendre les décisions les concernant, et si nécessaire, elles peuvent avoir accès à de l’accompagnement pour ce faire[122], chose qui n’a même pas été envisagée dans l’affaire In Re Grady en raison du handicap de la jeune femme. Nous réitérons également que l’Observation générale no 5 de la CDPH prévoit spécifiquement que le fait pour un tiers de pouvoir prendre des décisions à la place d’une personne en situation de handicap, comme ce fut le cas pour Lee Ann, est une restriction de leur capacité juridique, ce qui est prohibé par l’article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées[123]. Ainsi, si une femme en situation de handicap désire se faire stériliser, la décision devrait venir d’elle-même et non de ses proches. À l’inverse, que dirait-on si le parent d’une femme qui n’est pas en situation de handicap s’adressait au tribunal pour demander sa stérilisation?

Il est intéressant ici d’aborder la notion d’indépendance telle que conçue par les mouvements de revendication des droits des personnes en situation de handicap. Ceux-ci challengent la définition traditionnelle de la notion d’indépendance avec le « independent living movement »[124]. Au lieu de considérer l’indépendance comme le fait de pouvoir effectuer chacune des tâches quotidiennes soi-même, il est plutôt question du fait d’avoir le contrôle sur leur propre vie[125]. Ainsi, l’accent est mis sur la capacité d’avoir de l’assistance quand et comment la personne en situation de handicap en a besoin, plutôt que sur le fait qu’elle ne soit pas en mesure de tout faire seule[126]. Cette définition de l’indépendance concorde avec les exigences de la CDPH quant à la capacité des personnes en situation de handicap de prendre des décisions elles-mêmes et d’être en contrôle de leur vie[127]. Comment une personne en contrôle de sa vie, donc présumée indépendante, pourrait-elle se faire imposer des choix par ses proches? Ces demandes sont toujours faites au nom du meilleur intérêt de la femme en question, mais les arguments avancés pour le justifier tournent parfois autour du fait qu’elle pourrait se faire violer dans un centre de jour qu’elle fréquente ou dans le complexe où elle vit[128]. Les parents souhaitent donc la faire stériliser pour ne pas qu’elle tombe enceinte à la suite d’un possible viol. Encore une fois, si la situation était la même par rapport à une femme qui n’est pas en situation de handicap, proposerait-on comme solution au viol la stérilisation des femmes pour ne pas qu’elles tombent enceintes? La simple évocation de cette possibilité est saugrenue et serait même outrageuse[129], mais il nous semble très parlant de comparer les réactions possibles dans le cas d’une femme qui n’est pas en situation de handicap à celui d’une femme en situation de handicap pour relever les incohérences qui sont permises en raison du handicap. Évidemment, régler un problème se fait par la mise en place de solution à la source et non pas par une atténuation de ces conséquences. Déjà, si on acceptait le fait que les personnes en situation de handicap sont des êtres avec des besoins sexuels comme tout le monde, il serait alors possible d’aborder avec eux cet aspect de leur vie et peut-être prévenir des abus puisque le manque d’information à cet égard augmente les risques de violences sexuelles selon l’Observation générale no 3 du Comité de la CDPH[130].

Si l’on revient à la décision In Re Grady, même si le juge s’éloigne de l’un des stéréotypes condamnés par le droit international[131], soit l’asexualité des personnes en situation de handicap, en considérant le droit de Lee Ann d’avoir une vie sexuelle épanouie, il n’en reste pas moins que la façon d’envisager cette vie sexuelle épanouie comporte plusieurs problèmes. Déjà, il est faux de présumer que les personnes en situation de handicap sont toutes hétérosexuelles. En effet, il n’y aurait tout simplement pas de risque de grossesse dans le cas de relations homosexuelles, ce qui semble exclu de l’équation lorsque l’on oppose le droit d’avoir des enfants au droit d’avoir une sexualité épanouie par l’entremise de la stérilisation. De plus, la prémisse sur laquelle se basent les tribunaux dans ce genre de question s’inscrit dans ce que la société considère comme une sexualité « normale », si une telle chose existe; à savoir, le coït. Certains auteurs argumentent pourtant qu’il est possible pour les personnes en situation de handicap de défier les modèles préétablis de la sexualité afin de sortir de la vision unique avec laquelle on entrevoit les rapports sexuels entre individus, un peu à l’aune des chercheurs et activistes queer, gay et lesbienne qui tentent de redéfinir les rapports sexuels non-hétérosexuels[132].

Ensuite, un autre écueil se trouve dans le fait de considérer que la stérilisation est la seule façon pour les femmes hétérosexuelles en situation de handicap d’avoir accès à une sexualité épanouie. Si l’on se penche sur la question du point de vue des femmes n’ayant pas de handicap, il est absolument inconcevable de considérer la stérilisation comme la seule façon d’avoir une sexualité sans risque de grossesse. Au contraire, les jeunes femmes sans handicap qui souhaitent avoir recours à la stérilisation éprouvent plutôt des difficultés à faire accepter leur choix par les médecins qu’elles consultent[133]. Il existe donc clairement une différence de perception dans la façon d’envisager la sexualité épanouie des femmes, qu’elles aient un handicap ou qu’elles n’en aient pas. En effet, les femmes n’étant pas en situation de handicap subissent des pressions pour devenir mères[134], et le choix de ne pas le devenir est regardé étrangement, alors qu’il semble normal qu’une femme en situation de handicap n'ait pas d’enfant[135]. Nous avançons que cette distorsion est directement liée à un enjeu de contrôle du corps et de la reproduction des femmes. Celles que la société considère comme devant se reproduire ne devraient pas avoir accès à la stérilisation avant d’avoir eu des enfants, et celles que la société ne souhaite pas voir se reproduire se font pousser vers la stérilisation, bien souvent sans tentative d’obtenir leur avis. Ce contrôle n’est pas sans rappeler les idées eugénistes du début du vingtième siècle et les lois permettant la stérilisation des femmes « faibles d’esprit ». Le passé n’étant jamais loin quand il s’agit d’identifier des sources d’oppressions, nous estimons que malgré les bonnes volontés de s’éloigner des idéologies eugénistes, celles-ci ont toujours une influence sur la façon d’envisager le droit de fonder une famille des femmes en situation de handicap aujourd’hui. Cette façon de percevoir le droit à la reproduction dans notre société et la façon de la mettre en application par la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap est une forme de violence grave condamnée par le droit international[136] qui touche de façon disproportionnée les femmes[137], surtout en situation de handicap intellectuel[138], et qu’il nous incombe d’éradiquer.

En plus de tout ce qui précède, il nous était impossible de passer sous silence la façon de percevoir la place des personnes en situation de handicap dans nos sociétés qui a un impact sur le problème des stérilisations forcées. Non seulement subissent-elles une marginalisation économique et sociale[139], mais les femmes en situation de handicap sont dépeintes comme un fardeau pour la société[140]. À partir des années 80, les recherches féministes accordèrent une grande place à une nouvelle théorie : celle du care[141]. Cette notion se définit comme le fait d’effectuer des tâches d’aide, qu’elles soient physiques, intellectuelles ou émotives, pour une autre personne. Les activistes et chercheuses féministes qui ont écrit à ce sujet y voient un travail non rémunéré qui incomberait inévitablement aux femmes et permettrait donc la perpétuation des inégalités entre les hommes et les femmes[142]. Une critique de cette théorie pertinente pour nos fins consiste dans la dichotomie créée entre les carers, soit ceux qui prodiguent des soins et apportent de l’aide, et leurs dépendants, ici, les personnes en situation de handicap[143]. Plusieurs problèmes découlent de cette analyse tronquée de la situation. D’abord, cette dichotomie entre en contradiction avec le concept d’independent living développée par les mouvements de revendication des personnes en situation de handicap. En effet, la théorie élaborée par le care présente les carers comme ayant la charge des personnes qu’elles aident, donc prenant les décisions pour celles-ci, infantilisant les personnes dont elles prennent soin[144]. Si une personne est considérée comme à la charge d’une autre, comment son autonomie et son contrôle sur sa vie peuvent-ils s’articuler? Rappelons ici que l’autonomie est un concept clé de la CDPH par l’entremise de l’article 19. Il n’est pas question de renier le fait que les personnes en situation de handicap puissent avoir besoin d’aide dans certains aspects de leur vie, au contraire. La disponibilité et le contrôle sur cette aide sont plutôt des éléments clés permettant l’autonomie des personnes en situation de handicap et le contrôle sur leur vie, comme le précise l’Observation générale no 5 du Comité de la CDPH[145].

Ensuite, tracer une distinction nette entre les carers et les personnes dites dépendantes occulte la possibilité pour une femme en situation de handicap de prendre soin de quelqu’un d’autre : de son enfant dans le cas qui nous occupe. Pourtant, lorsqu’une femme en situation de handicap est en contrôle de l’aide personnelle qu’elle reçoit[146], il devient possible pour elle de prendre soin à son tour de ses proches[147]. Il nous semble donc impératif de se départir de cette vision infantilisante des femmes en situation de handicap néfaste en tout point de vue, mais particulièrement dans le domaine de leur droit de fonder une famille et de ne pas subir de stérilisation forcée. Un accompagnement sur mesure[148] devrait leur être fourni dans tous les domaines où elles pourraient en avoir besoin, notamment la parentalité telle que le prévoit la CDPH[149], et cela permettrait une meilleure possibilité pour celles-ci de voir leur droit d’avoir des enfants respecté.

Ainsi, malgré l’évolution de la conception juridique de la stérilisation forcée des femmes en situation de handicap aux États-Unis, il nous semble clair que plusieurs barrières se dressent encore entre le droit de fonder une famille et les femmes en situation de handicap. Que ce soit les stéréotypes sur leur sexualité, en passant par le modèle de prise de décision substitutive pour celles-ci, ou encore la perception de leur place dans notre société, de nombreux préjugés et modèles juridiques se doivent d’être enrayés pour leur donner accès aux mêmes droits que tout citoyen. Le droit international tel que développé par la CEDEF et la CDPH identifie très bien ces obstacles et sa mise en application par les États permettrait une réelle avancée pour les femmes en situation de handicap.

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En conclusion, cette article a tenté de brosser un portrait des droits garantis par le droit international pour protéger la santé reproductive et le droit de fonder une famille des femmes en situation de handicap. Nous avons par la suite tenté d’identifier les éléments qui empêchent aujourd'hui les femmes en situation de handicap de jouir librement de ces droits. Nous en venons à la conclusion que la société américaine, qui n’était qu’un exemple parmi d’autres contre-exemples en ce qui concerne le respect des droits reproductifs des femmes en situation de handicap, est encore influencée par son passé eugéniste et considère toujours souhaitable d’exercer une forme de contrôle sur le corps et la reproduction des femmes, particulièrement celles en situation de handicap. Pour ce faire, le droit leur fournit les outils dans la possibilité que des parties privées ont de demander à faire stériliser une proche en situation de handicap.

Cette violation des droits des femmes en situation de handicap est malheureusement bien souvent inconnue du grand public et ce, même si elle a fait l’objet de nombreux travaux et rapports internationaux. Il s’agit d’un problème d’autant plus complexe que la possibilité de priver des personnes ayant un handicap de leur capacité légale de prendre des décisions est perçue comme normale et bénéfique par beaucoup. L’approche de la CDPH est donc en ce sens révolutionnaire et pourrait mener à un véritable changement de paradigme comme l’ont vécu les années 1970 aux États-Unis avec le mouvement de « normalisation » si les États prenaient la peine de se pencher sur la question. Une chose demeure certaine, il s’agit d’un enjeu qui mérite d’être étudié et dénoncé. Il est primordial selon nous que l’analyse des avancées des droits de certains groupes de notre société doive être observée à travers des lunettes intersectionnelles. En effet, personne n’est à l’abri de ne pas prendre en compte la réalité de certains, comme ont pu le faire les recherches féministes des années 80 sur le care[150]. Ainsi, considérer les besoins et enjeux propres à chaque individu qui compose notre société, et non pas seulement ceux de « l’homme par défaut »[151], pourrait parer à ce problème et s’avérer profitable dans le cas des femmes en situation de handicap afin de comprendre toutes les données du problème qu’est la stérilisation forcée.