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La violation par un État d’une obligation lui incombant, quelle qu’en soit la source ou la nature, engage sa responsabilité en droit international[1]. C’est ainsi qu’on parle d’un fait internationalement illicite attribuable ou imputable à l’État en tant que « fait générateur » de la responsabilité[2]. En principe, l’État n’est responsable que pour ses propres actions ou omissions. Or, la simplicité de ces principes fondamentaux est trompeuse. À la lumière de la complexité croissante des rapports interétatiques, ainsi qu’entre les organisations internationales et les différents acteurs non étatiques, une violation des droits de l’homme n’est pas toujours un phénomène linéaire ou facile à saisir lorsque vient le moment de répondre à la question de savoir « qui est responsable ».

À titre d’illustration, l’attribution d’une conduite d’un ou de plusieurs États qui agissent en commun, d’un État qui agit dans le cadre d’une mission de maintien de la paix sous l’égide d’une organisation internationale, ou bien d’un État qui soutient un acteur non étatique dans la commission d’une violation des droits de l’homme, est souvent une tâche non aisée pour le juge international. Il en va de même pour ces situations où l’État a pu fournir les moyens (que ce soit l’accès à son territoire, le financement ou l’armement mis à disposition d’une partie tierce) qui sont employés pour la commission d’une violation, ou lorsque le préjudice donnant lieu à la réparation est indivisible, ayant été causé par le concours d’actions et d’omissions de différents acteurs. La notion de la « responsabilité partagée » comprend donc ces situations où plusieurs acteurs sont à l’origine d’un fait internationalement illicite et contribuent à un préjudice non divisible du point de vue causal[3]. Si toutes ces questions sont d’une importance majeure dans la pratique, elles ne retrouvent qu’une réponse partielle en droit international positif[4].

Deux remarques s’imposent ici. D’une part, les deux projets d’articles sur la responsabilité de l’État et des organisations internationales pour fait internationalement illicite, dont la codification fut achevée par la Commission du droit international (CDI) en 2001 et 2011 respectivement, ont contribué à clarifier les règles applicables en la matière[5]. Il en va de même des juridictions internationales, y compris la Cour internationale de Justice (CIJ) et les cours régionales des droits de l’homme[6]. La doctrine a apporté, à son tour, des éclaircissements importants en la matière[7].

D’autre part, le droit, en tant que processus d’accrétion normative en mouvement continu et parallèle à la réalité du terrain, surtout dans le cadre d’un « instrument vivant » comme celui de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[8], doit nécessairement s’adapter aux besoins d’une société plus diversifiée et complexe[9]. Si cette approche évolutive informe, avant tout, l’interprétation et l’application des normes primaires, à savoir les obligations substantielles inscrites dans la CEDH, elle sert également d’arrière-plan lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) se penche sur d’autres règles du droit international général, y compris les normes secondaires en matière de la responsabilité. Ces normes secondaires n’échappent pas au lent processus d’accrétion normative de leur contenu, dont les cours et tribunaux internationaux sont les protagonistes majeurs. En fin de compte, c’est le régime de la responsabilité de l’État qui assure la protection efficace des droits humains dans la mesure où celui-ci prévoit non seulement une réparation pour le préjudice causé à la victime (soit sa fonction réparatrice), mais vise également à préserver la légalité et le respect des obligations à l’avenir (soit sa fonction d’ordre public ou dissuasive)[10].

Le présent article propose d’évaluer certaines règles en matière de la responsabilité partagée à la lumière de la jurisprudence de la Cour EDH[11]. L’article se focalise sur deux domaines relatifs aux origines de la responsabilité soit : l’attribution de la conduite à l’État (I) et la responsabilité de l’État à raison du fait internationalement illicite d’un autre sujet de droit international (II). Le survol de la jurisprudence démontre que la Cour EDH a non seulement eu recours aux règles codifiées par la CDI, mais qu’elle a parfois pris la liberté de s’écarter de celles-ci. L’article conclut avec quelques remarques préliminaires sur la contribution de la Cour EDH en la matière à la veille du 70e anniversaire de la CEDH (III).

I. L’attribution de la conduite à l’État

La Cour EDH est souvent confrontée à la problématique de la responsabilité partagée lorsqu’elle est appelée à déterminer si les actes commis par les acteurs non étatiques en dehors du territoire de l’État partie à la CEDH sont attribuables à ce dernier[12]. Cette problématique est d’actualité, puisqu’on assiste d’une part à une privatisation croissante des fonctions gouvernementales, que ce soit en matière de sécurité ou d’immigration, de détention, ou de contrôle des frontières[13], et d’autre part à la prolifération des acteurs non étatiques qui se livrent à des violations des droits de l’homme grâce au soutien et aux moyens fournis par les États. Ceux-ci échappent souvent à toute responsabilité, ce qui atteste du caractère lacunaire des règles d’attribution actuelles[14].

Les règles d’attribution sont énoncées aux articles 4-11 des Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et 6-9 des Articles sur la responsabilité des organisations internationales[15]. Bien qu’on puisse se poser la question de savoir si certaines de ces règles reflètent bel et bien l’état actuel du droit international coutumier, la Cour EDH, à l’instar d’autres juridictions internationales et nationales, ne semble pas avoir éprouver de difficultés à recourir à ces dispositions en tant que droit applicable tout court[16].

Cependant, la Cour EDH s’est confrontée, dans sa jurisprudence, à deux aspects en matière d’attribution dont l’examen n’est pas toujours convaincant et qui s’avère d’autant plus complexe lorsque plusieurs acteurs sont impliqués. Il s’agit de la distinction fondamentale entre la juridiction et la responsabilité, ainsi que du seuil de contrôle aux fins d’attribution de la conduite. D’une part, la Cour EDH se doit d’établir si les faits, dont le requérant tire grief relèvent de la juridiction de l’État en question et rentrent ainsi dans le champ d’application de la CEDH. D’autre part, il y a lieu d’établir si les actes dont le requérant tire grief, comme étant contraires à la CEDH, sont attribuables à l’État et engagent de ce fait sa responsabilité internationale. Toujours est-il que les frontières conceptuelles entre la juridiction et la responsabilité restent obscures dans sa jurisprudence[17]. Cette confusion s’explique par le fait que, dans les deux cas de figure, la question de l’attribution se pose, dans la mesure où l’accent est mis sur le contrôle exercé par l’État.

Or, il existe trois différences sous-entendues et négligées entre les questions de juridiction et de responsabilité dans les arrêts de la Cour EDH. Le peu de considération accordé à ces différences a rendu la distinction entre les deux concepts plus complexes qu’elle ne l’est en réalité et a souvent laissé la doctrine perplexe.

Premièrement, du point de vue temporel et conceptuel, la question de la juridiction est une question préalable, ayant trait au champ d’application des normes primaires inscrites dans la CEDH, alors que la question d’attribution aux fins de la responsabilité de l’État n’intervient qu’à un stade ultérieur et relève des normes secondaires. L’analyse de la juridiction précède donc à tout examen de la responsabilité et il ne doit pas y avoir des chevauchements entre ces deux procédés conceptuellement distincts. L’analyse de la juridiction vise à s’assurer qu’une obligation s’applique à l’État partie à la CEDH vis-à-vis le requérant, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières nationales de cet État. En revanche, l’analyse de la responsabilité vise à établir si ladite obligation a été violée par les organes ou les agents d’État, ou bien encore par les actions des particuliers qui lui sont attribuables et, le cas échéant, à déterminer les conséquences juridiques qui en découlent.

Deuxièmement, le droit applicable par la Cour EDH diffère dans l’un et l’autre cas. Pour ce qui est de la juridiction, il suffit à la Cour EDH de s’en tenir, dans son raisonnement, aux règles de la CEDH et à l’objet et le but de celle-ci, alors qu’aux fins de la responsabilité il lui faut sortir de ce cadre normatif pour avoir recours aux règles du droit international général. En d’autres termes, le droit applicable aux fins de ces deux opérations juridiques est nettement distinct.

Troisièmement, aux fins de la juridiction, le contrôle exercé par l’État peut être soit spatial (à savoir sur le territoire) soit personnel (à savoir sur le requérant), les deux modèles ayant été appliqués par la Cour EDH dans sa jurisprudence[18]. Dès lors, pour reprendre les mots de juge Loukis Loucaides,

[l]e critère devrait toujours consister à déterminer si la personne prétendant relever de la "juridiction" d’un État partie à la Convention à propos d’un acte donné est à même de démontrer que l’acte litigieux est résulté de l’exercice de l’autorité par l’État concerné[19].

En revanche, aux fins de la responsabilité, il s’agit d’établir si le contrôle exercé par l’État sur le particulier, qui a mené des activités constitutives d’une violation, est de nature à rendre ces activités un « fait de l’État » pour engager ainsi sa responsabilité.

L’article premier de la CEDH prévoit que : « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre de la présente Convention »[20]. Selon la jurisprudence constante de la Cour EDH, la juridiction au sens de cette disposition est « principalement territoriale »[21]. Cependant, la Cour EDH a reconnu certaines exceptions à cette règle où la juridiction de l’État peut être exercée en dehors de son territoire. Tel que la Cour EDH l’a relevé : « [d]ans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour EDH conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État »[22]. Il s’agit d’établir s’il existe un « lien étroit » entre le requérant et l’État afin que les obligations prévues par la CEDH soient applicables[23]. Si l’existence de ce lien est présumée à l’intérieur du territoire de l’État[24], cela n’est pas le cas lorsque les faits se produisent en dehors de ce territoire[25]. L’établissement de ce lien est d’autant plus complexe lorsque plusieurs États mènent des activités en parallèle sur un territoire donné. En fonction de ce lien, il se peut qu’un État soit responsable d'une violation putative de la CEDH en raison de son contrôle effectif sur le territoire en question, alors qu’un autre État ne sera responsable en simultané que pour la mise en oeuvre de certaines obligations positives prévues à la CEDH[26].

Plusieurs affaires illustrent dans quelle mesure les Articles sur la responsabilité de l’État de la CDI se sont glissés, au fur et à mesure, dans le raisonnement de la Cour EDH relatif à l’interprétation du sens et de la portée du terme « juridiction » à l’article premier de celle-ci[27]. L’exemple le plus frappant à cet égard constitue l’affaire Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie[28]. Dans cette affaire, les requérants avaient été détenus par des forces armées russes stationnées en Moldova. Les requérants par la suite ont été transférés aux autorités de la République moldave de Transnistrie (RMT), l’entité séparatiste soutenue par la Russie depuis la dissolution de l’Union soviétique. Les requérants ont été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH par la RMT, un des détenus ayant été condamné à mort.

La Cour EDH a estimé que les faits donnant lieu à la requête relevaient de la juridiction de Moldova et de la Russie et que les deux États avaient engagé leur responsabilité à raison des violations de leurs obligations au titre de la CEDH. Selon la Cour EDH, la Moldova, qui n’exerçait pas de contrôle effectif sur le territoire en question, a violé certaines obligations positives lui incombant au titre de la CEDH[29]. S’agissant de la Russie, la Cour EDH a jugé qu’elle était dans l’obligation d’assurer les droits des requérants au titre de la CEDH et était donc responsable pour les actions de la RMT, y compris après que les requérants aient été transférés par les forces armées russes aux autorités de la RMT.

La Cour EDH est parvenue à cette conclusion sur la base du fait que la RMT « se trouv[ait] sous l’autorité effective, ou tout au moins sous l’influence décisive, de la Fédération de Russie et, en tout état de cause, qu’elle survit grâce au soutien militaire, économique, financier et politique que lui fournit la Fédération de Russie »[30]. En d’autres termes, la Cour EDH a fini par attribuer la conduite de la RMT à la Russie.

Plusieurs éléments factuels lui ont permis de conclure à l’existence d’un tel contrôle « effectif », qui en réalité n’était qu’un contrôle « global », exercé par la Russie sur la RMT[31]. Ces éléments comprennent : la participation de la Russie dans la création de la RMT à la suite de l’indépendance de la Moldova; le fait que les forces armées russes se soient battues aux côtés des forces séparatistes et soient restées stationnées dans la Transnistrie; le nombre considérable des transferts des armes de l’État russe à la RMT; et le soutien politique, militaire et économique fourni par l’État russe à la RMT, ayant permis à celle-ci de survivre et de maintenir un certain degré d’autonomie[32]. Tout en se référant à des règles en matière de la responsabilité, la Cour EDH ne s’est même pas penchée sur la question de savoir si la Russie avait exercé un contrôle effectif sur les actes spécifiques de la RMT dont les requérants tiraient grief, conformément à l’article 8 des Articles sur la responsabilité de l’État et à la jurisprudence de la CIJ en la matière.

Ainsi que le constatent Gérard Cohen Jonathan et Jean-François Flauss, la Cour EDH s’est livrée dans cette affaire « à une prise en compte très appuyée » des articles sur la responsabilité de l’État, en rattachant « les solutions qu’elle adopte in casu aux règles générales de la responsabilité internationale d’État, étant donné que l’engagement de la responsabilité des États défendeurs échappait a priori à l’emprise de la CEDH »[33]. En d’autres termes, le raisonnement mené par la Cour EDH est demeuré à mi-chemin entre les questions relatives à la juridiction et à la responsabilité.

L’affaire Ilaşcu n’est pas une exception dans la jurisprudence de la Cour EDH. Par exemple, en l’affaire Catan et autres c. Moldova et Russie, la Cour EDH se réfère explicitement à l’article 8 des Articles sur la responsabilité de l’État comme faisant partie du droit international applicable[34]. Elle nous rappelle, en même temps, en s’excusant presque de ses nombreuses tergiversations depuis l’affaire Loizidou, que

les critères permettant d’établir l’existence de la "juridiction" au sens de l’article 1 de la Convention n’ont jamais été assimilés aux critères permettant d’établir la responsabilité d’un État concernant un fait internationalement illicite au regard du droit international[35].

Or, à la lecture des conclusions auxquelles la Cour EDH est parvenue, il n’est toujours pas clair pour le lecteur averti si la Russie est tenue responsable de tous les actes de la RMT, par le biais d’une déduction automatique de la conclusion de la Cour EDH sur la juridiction reconnue, ou si la Russie est plutôt tenue responsable en raison de la violation des obligations positives lui incombant[36].

Une décennie après Ilaşcu, en 2014, dans l’affaire Jaloud c. Pays-Bas, la Cour EDH a tenté de clarifier sa position sur le contrôle qui doit être exercé par l’État aux fins de la juridiction et de la responsabilité, qui, comme nous l’avons vu, constituent deux critères distincts[37]. L’affaire concernait une requête introduite à l’encontre des Pays-Bas pour la violation de l’article 2 résultant du décès de M. Jaloud dans un poste de contrôle des véhicules en Irak, où le contingent militaire des Pays-Bas agissait en application d’un mémorandum de coopération conclu avec la Coalition Provisional Authority, l’organe commun du Royaume-Uni et des États-Unis en tant que puissances occupantes. Contrairement aux affaires Al-Skeini et Al-Jedda, où la Cour EDH avait jugé que certains actes dont les demandeurs tiraient grief relevaient de la juridiction du Royaume-Uni dans la mesure où celui-ci exerçait des « prérogatives de la puissance publique » à titre de puissance occupante, le contrôle exercé par les Pays-Bas dans l’affaire Jaloud n’était pas aussi important[38]. En l’espèce, la Cour EDH n’a pas explicitement énoncé le modèle de juridiction qu’elle a suivi afin de conclure à la juridiction extraterritoriale des Pays-Bas[39]. Ayant reconnu la juridiction des Pays-Bas, la Cour EDH semble avoir abaissé le seuil de contrôle aux fins de l’établissement de la juridiction, si l’on compare, par exemple, avec l’affaire Banković dans laquelle la Cour EDH a jugé que les bombardements aériens de Belgrade par les États membres de l’OTAN n’étaient pas suffisants pour faire rentrer les requérants dans « l’espace juridique des États contractants »[40]. Il en ressort de l’affaire Jaloud que le critère du contrôle, aux fins de la juridiction extraterritoriale, peut être satisfait dans le cadre d’opérations plus ciblées, en dehors des cas où l’État agit à titre de puissance occupante.

Que faut-il penser de l’abaissement progressif du seuil du critère de contrôle aux fins de la juridiction et de l’adoption de ce qui ressemble à une vision élargie du modèle personnel de la juridiction? La réponse n’est pas aisée. D’un côté, l’effet d’un tel abaissement peut être perçu comme un développement positif, donnant lieu à une protection plus étendue au titre de la CEDH. D’un autre côté, il se peut qu’elle dissuade les États de participer dans ces opérations de sécurité en dehors de leur territoire, surtout lorsqu’ils n’exercent pas le contrôle effectif sur celui-ci dans son ensemble[41]. Dans Jaloud, la Cour EDH a sciemment contourné la question de savoir si « le Royaume-Uni, autre État partie à la Convention, a pu exercer une juridiction concurrente »[42]. Cela aurait permis à la Cour EDH de prendre en compte la distribution des compétences parmi les différents États agissant en Iraq et, le cas échéant, de parvenir à une autre conclusion en ce qui concerne la responsabilité des Pays-Bas. La Cour EDH a ainsi écarté la possibilité que le Royaume-Uni ait contribué au préjudice causé à la victime en exerçant sa juridiction en Iraq en tant que puissance occupante[43].

Cependant, les affaires plus récentes à l’instar de Chiragov et autres c. Arménie[44] ou Sargsyan c. Azerbaïdjan[45], toutes deux concernant des faits s’étant produits dans la zone contestée du Haut-Karabakh, n’ont fait qu’ajouter à la confusion des critères qui servent à l’appréciation de la juridiction et de la responsabilité. C’est à juste titre que certains juges ont estimé que « la Cour a confondu deux notions de droit international totalement différentes – la juridiction et l’attribution – et elle a créé en pratique un amalgame entre elles »[46]. Selon Szymczak et Touzé, cet amalgame

découle de deux appréciations distinctes élaborées dans chaque affaire, démontrant que la Cour souhaite désormais s’affranchir des interprétations développées, en particulier, par la Cour internationale de Justice en matière de détermination de l’imputation d’un comportement illicite à un État[47].

Cet amalgame est particulièrement évident dans l’affaire Chiragov. Selon la Cour EDH :

contrairement à ce que plaident les requérants à titre subsidiaire dans leur argumentation, il n’existe pas dans le Haut-Karabakh et les territoires avoisinants une situation où des agents de l’État arménien exerceraient une autorité et un contrôle sur des individus se trouvant hors des frontières de cet État. La question à trancher à partir des faits de la cause consiste plutôt à savoir si la République d’Arménie a exercé et continue d’exercer un contrôle effectif sur les territoires mentionnés et peut, de ce fait, être tenue pour responsable des violations alléguées. Comme la Cour l’a dit dans son arrêt Catan et autres (précité, §107), la réponse à pareille question dépend avant tout de l’ampleur de la présence militaire de l’État sur place, mais d’autres indicateurs, tels que le soutien économique et politique éventuellement apporté, peuvent aussi avoir leur importance[48].

La Cour EDH semble adopter ainsi « un critère totalement inédit afin de déterminer si les actes à l’origine de la violation alléguée peuvent être imputés à l’État défendeur »[49]. Ce critère fait fi du contrôle effectif en droit international général de la responsabilité. Il n’est pas question de démontrer une « dépendance complète » des particuliers sur l’État, contrairement à l’approche suivie par la CIJ en l’affaire Nicaragua et du Génocide[50]. La Cour EDH ne démontre pas non plus quelle conduite précise serait en effet attribuable à l’Arménie, n’arrivant ainsi pas à distinguer le contrôle exercé sur le territoire de celui exercé sur les actes de l’entité séparatiste au Haut-Karabakh[51]. Certains juges y voient l’expression d’une lex specialis en ce qui concerne les critères d’attribution aux fins de la responsabilité eu égard du contexte spécifique de l’affaire et de la CEDH[52]. D’autres ont critiqué l’approche de la Cour EDH, comme étant fondée sur des éléments factuels controversés et sur une approche qui « diffère de la méthodologie employée par la CIJ »[53]. Selon Szymczak et Touzé, il s’agit d’une « conception peu rationnelle du critère de la juridiction en concluant, sans nuance, à la responsabilité de l’État. Le raccourci adopté laisse songeur…»[54].

En conclusion, et ce malgré plusieurs tentatives dans ce sens, la Cour EDH n’est pas parvenue à distinguer les questions relatives à la juridiction au titre de la CEDH et celle de la responsabilité de l’État pour les violations de celle-ci. Il n’est pas étonnant, donc, que même au sein de la Cour EDH plusieurs juges lui reprochent d’avoir contourné et ignoré les règles du droit international général, en confondant les notions de juridiction et d’attribution, ce qui revient, selon la juge Gyulumyan, à « appliquer la Convention dans le vide »[55].

II. La responsabilité à raison du fait internationalement illicite d’autrui

En dépit du principe de la responsabilité indépendante, selon lequel l’État ou l’organisation internationale n’est responsable que pour ses propres actions ou omissions, la Cour EDH, à l’instar d’autres juridictions, a dû connaître de nombreuses affaires dans lesquelles la responsabilité de l’État partie a été engagée à raison du fait internationalement illicite d’un autre sujet de droit international. En premier lieu, il convient d’analyser la jurisprudence ayant trait à la complicité de l’État partie à la CEDH au fait internationalement illicite commis par un État tiers (A). En deuxième lieu, nous examinerons la responsabilité de l’État partie à la CEDH à raison du fait internationalement illicite commis par une organisation internationale dont cet État est membre (B).

A. La responsabilité de l’État pour l’aide ou l’assistance (complicité)

Un cas de figure particulier où la question de la responsabilité partagée s’est posée a trait à des situations où un État aide ou assiste un autre État dans la commission d’un fait internationalement illicite. C’est le cas, par exemple, des affaires liées à des violations commises dans le cadre du programme de « restitutions ou remises extraordinaires » (extraordinary renditions), menées par les États-Unis dans le contexte de la lutte contre le terrorisme international. Dans le cadre de ce programme, les requérants se sont souvent trouvés sur le territoire d’un État partie à la CEDH, où ils étaient détenus, interrogés et soumis à des actes de torture et des traitements inhumains ou dégradants par les agents de l’agence centrale de renseignement des États-Unis, la Central Intelligence Agency (CIA)[56]. La jurisprudence dans ce domaine démontre un rapport complexe entre les règles primaires et secondaires applicables, ce qui pourra pousser le développement de ces dernières en dehors du cadre normatif de la CEDH[57].

Il est intéressant de noter que, dans sa jurisprudence en la matière, la Cour EDH s’est référée sans faille à l’article 16 des Articles sur la responsabilité de l’État, comme faisant partie du droit applicable. Cette disposition se lit comme suit :

L’État qui aide ou assiste un autre État dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où :

a) Ledit État agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite; et

b) Le fait serait internationalement illicite s’il était commis par cet État[58].

Si cette disposition a été reconnue comme reflétant le droit international coutumier par la CIJ déjà en 2007[59], plusieurs questions relatives au contenu normatif et les contours de celle-ci restent ouvertes à ce jour. Il n’y a pas lieu d’approfondir ici ce sujet, dont la doctrine ainsi que le présent auteur ont pu traiter exhaustivement ailleurs[60]. Il suffit de constater à ce stade que le débat se poursuit aussi bien dans la pratique internationale que dans la doctrine sur la question de savoir si cette responsabilité ne peut être engagée que sur le fondement d’une action positive ou si elle peut également être engagée par une omission, de même que la question de savoir s’il en faut prouver l’intention de l’État complice ou si la connaissance des circonstances par celui-ci suffit pour engager sa responsabilité.

En outre, le champ d’application de cette disposition n’est pas évident, surtout que la CIJ a eu recours à celle-ci, par l’analogie, dans un cas où l’aide ou l’assistance avait été fournie par un État à un acteur non étatique, alors que cette disposition avait été conçue dans le cadre limité aux rapports interétatiques. Qui plus est, le critère du contrôle moins strict, ainsi qu’adopté par la Cour EDH, comme nous venons de le voir ci-dessus, se rapproche substantiellement du cas de figure de la complicité, ce qui implique la possibilité d’employer l’article 16 en tant que règle d’attribution de la conduite de l’acteur non étatique à l’État à raison du soutien fourni par celui-ci[61].

En dehors de l’article 16 des Articles sur la responsabilité de l’État, règle qui se trouve à cheval entre une norme primaire et secondaire, plusieurs autres normes primaires en droit international interdisent expressément ou implicitement la complicité de l’État dans le fait internationalement illicite d’autrui. Il en est ainsi, par exemple, de l’article 3 de la CEDH. De ce fait, il est souvent difficile de comprendre le raisonnement de certains arrêts. En particulier, il est peut-être difficile d’identifier si les conclusions auxquelles parvient la Cour EDH sont fondées sur la règle prévue à l’article 16, sur une règle d’application générale, mais ayant un contenu normatif substantiellement différent de celui de l’article 16, ou encore sur une interprétation large de la norme primaire, comme celle de l’article 3 de la CEDH, qui impose aux États parties aussi bien une obligation négative que positive.

Dans sa jurisprudence en matière des remises extraordinaires, la Cour EDH a jugé que « the respondent State must be regarded as responsible under the Convention for acts performed by foreign officials on its territory with the acquiescence or connivance of its authorities »[62]. Il convient de retenir deux points de cette jurisprudence, sous l’angle des rapports entre la CEDH et le droit international général, qui sont susceptibles d’influencer le développement des règles en matière de la responsabilité partagée[63]. D’une part, il s’agit de l’élément « cognitif », à savoir le seuil de la connaissance que l’État complice doit avoir concernant les activités des agents de l’État tiers et, d’autre part, de la manière d’examiner le rôle de l’État tiers dans la commission des actes en question, alors qu’il n’est pas parti à la CEDH ni à la procédure devant la Cour EDH[64].

En ce qui concerne le premier aspect, il nous paraît particulièrement important de souligner comment la Cour EDH est parvenue à la conclusion que les différents États européens concernés ont violé l’article 3 de la CEDH à raison des actes de torture perpétrés par la CIA. Par exemple, en l’affaire Al Nashiri c. Pologne, la Cour EDH a examiné la complicité de la Pologne dans le programme de détention et d’interrogation mené par la CIA, compte tenu des éléments dont elle avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance au moment où les faits se sont produits[65]. Bien que les éléments de preuve devant la Cour EDH se rapportaient plutôt à une période postérieure à celle des faits donnant lieu à la requête, la Cour EDH a estimé qu’il aurait été inconcevable que des avions transportant les détenus aient traversé l’espace aérien polonais et atterri sur son territoire sans que les autorités polonaises en soient informées[66]. Cela étant, en se fondant sur le rapport d’expertise, la Cour EDH n’a pas pu établir la connaissance directe de la Pologne du traitement infligé aux requérants par la CIA[67]. La Cour EDH a néanmoins conclu que la Pologne « that Poland knew of the nature and purposes of the CIA’s activities on its territory at the material time » et que elle « cooperated in the preparation and execution of the CIA rendition, secret detention and interrogation operations on its territory »[68]. En tout état de cause, selon la Cour EDH,

given that knowledge and the emerging widespread public information about ill-treatment and abuse of detained terrorist suspects in the custody of the US authorities, Poland ought to have known that, by enabling the CIA to detain such persons on its territory, it was exposing them to a serious risk of treatment contrary to the Convention[69].

La Cour EDH a jugé que la Pologne a facilité le transfert et la détention des requérants en ayant créé les conditions nécessaires pour que les actes de torture commis à l’encontre des requérants aient lieu, en violation de l’article 1 et 3 de la CEDH[70].

Il nous semble que la Cour EDH a voulu développer sa jurisprudence en matière de responsabilité pour complicité, au-delà des obligations positives déjà inscrites dans la CEDH. Par exemple, en l’affaire El-Masri, la Cour EDH a souligné que

non seulement les autorités macédoniennes n’ont pas respecté leur obligation positive de protéger le requérant d’une détention contraire à l’article 5 de la Convention, mais elles ont en outre facilité activement sa détention ultérieure en Afghanistan en le remettant à la CIA, alors même qu’elles avaient ou auraient dû avoir connaissance du risque inhérent à ce transfert[71].

Certes, la Cour EDH aurait pu dire d’une manière plus explicite dans quelle mesure elle se fondait sur le droit de la responsabilité dans son raisonnement et dans ses conclusions[72]. Mais, en réalité, il nous semble que la Cour EDH a essayé de concilier les griefs fondés sur les violations de l’article 3 et 5 de la CEDH avec la règle générale de la responsabilité pour la complicité. Ce faisant, la Cour EDH a opté pour une approche plus souple du seuil de l’élément cognitif requis donnant naissance à la responsabilité de l’État pour la complicité, à savoir celui de la connaissance présumée (ou « constructive »), ce qui constitue un écart évident du libellé et des commentaires de la CDI en la matière[73].

Un autre aspect qui démontre les limites de la responsabilité partagée a trait à la question de savoir si la Cour EDH doit se prononcer, au préalable, sur la responsabilité de l’État tiers afin de statuer sur la responsabilité de l’État partie à la CEDH qui lui a apporté son aide ou assistance. S’inspirant directement de sa jurisprudence concernant l’article 3 de la CEDH depuis la fameuse affaire Soering c. Royaume-Uni[74], la Cour EDH a déclaré dans l’affaire El-Masri que :

Si, pour établir une telle responsabilité, on ne peut éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3, il ne s’agit pas pour autant de constater ou prouver la responsabilité de ce pays, que ce soit au titre du droit international général, au titre de la Convention ou autrement. Si une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’État contractant qui renvoie, du chef d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer quelqu’un à de mauvais traitements prohibés[75].

Elle a réitéré la même position dans les affaires ultérieures, notamment Al Nashiri et Husayn[76]. En principe, cette position est justifiée et s’accorde bien avec les principes fondamentaux de tout règlement judiciaire en droit international, dans la mesure où aucune juridiction internationale ne peut statuer sur les droits et la responsabilité d’un État qui n’est pas partie à la procédure devant elle. Lorsque les intérêts de cet État tiers ne sont pas seulement affectés, mais forment l’objet même de la décision en l’espèce, la condition du consentement fait défaut et une juridiction internationale n’a pas compétence[77]. Or, dans sa jurisprudence en matière des « remises extraordinaires », il nous semble que la Cour EDH est allée très loin, ayant pris pour établi que le traitement auquel les requérants avaient été soumis par la CIA constituait de la torture au sens de l’article 3, ce qui semble suggérer une conclusion, certes indirecte, quant à la responsabilité des États-Unis.

B. La responsabilité de l’État agissant dans le cadre d’une organisation internationale

En dehors de la complicité, la question de la responsabilité partagée se soulève également dans les cas où l’État partie à la CEDH est impliqué dans un fait internationalement illicite commis dans le cadre des activités d’une organisation internationale. C’est ainsi que dans la jurisprudence de la Cour EDH nous retrouvons trois cas de figure où la responsabilité internationale peut être engagée dans un tel contexte. Il s’agit : i) de la responsabilité de l’État à raison du défaut d’assurer un accès au recours effectif pour les requérants employés par l’organisation internationale; ii) de la responsabilité de l’État à raison de sa participation dans une opération de maintien de la paix menée sous l’égide d’une organisation internationale; et iii) de la responsabilité de l’État à raison de la mise en oeuvre d’une décision rendue par l’organisation internationale, notamment des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité de l’ONU en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies[78].

Ce que ces trois cas de figure ont en commun, c’est une tension qui réside au coeur de la responsabilité partagée entre l’État et l’organisation internationale dont il est membre. D’abord, le point de départ est que les organisations internationales disposent d’une personnalité juridique distincte et donc qu’elles sont tenues responsables de leurs faits internationalement illicites[79]. Il y a en effet des arguments persuasifs contre la levée du voile corporatif des organisations internationales[80]. En même temps, les États parties doivent veiller à ce que les droits prévus à la CEDH soient pleinement assurés aux individus relevant de leur juridiction. Qui plus est, le régime existant de la responsabilité ne doit pas être instrumentalisé pour permettre aux États d’échapper à leur responsabilité au titre de la CEDH, en se cachant derrière la personnalité juridique propre de l’organisation internationale et derrière ses immunités fonctionnelles[81]. Dans quelle mesure la jurisprudence de la Cour EDH et les règles codifiées par la CDI trouvent-elles le juste équilibre entre ces différentes considérations est une question qui mériterait un ouvrage entier. Compte tenu de l’espace limité qui nous est imparti, nous nous bornerons à avancer deux remarques critiques sur l’apport de cette jurisprudence aux règles de la responsabilité.

En premier lieu, la jurisprudence constante depuis l’affaire Bosphorus c. Irlande a apporté une précision importante en ce qui concerne les rapports entre les obligations des États au titre de la CEDH et celles en vertu des différents instruments au sein des organisations internationales dont ils sont membres. D’après cette jurisprudence, si l’organisation internationale en question « offre semblable protection équivalente » en matière des droits de l’homme à celle que l’État doit garantir au titre de la Convention, « il y a lieu de présumer qu’un État respecte les exigences de la Convention lorsqu’il ne fait qu’exécuter des obligations juridiques résultant de son adhésion à l’organisation »[82]. Cependant, cette présomption n’est pas irréfragable dans la mesure où « la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste »[83]. Par exemple, dans le cadre des différends de nature administrative entre l’individu et l’organisation internationale qui l’emploie, la responsabilité de l’État membre ne saurait être engagée pour la violation de l’article 6 de la CEDH, qui garantit le droit à un recours effectif, à moins qu’il y ait eu une intervention quelconque de la part de cet État[84]. C’est ainsi qu’en l’affaire Gasparini c. Italie, la Cour EDH a noté qu’une « lacune structurelle du mécanisme interne concerné » pouvait en effet constituer une « insuffisance manifeste », ce qui pourrait renverser « la présomption de respect par les États défendeurs de leurs obligations au titre de la Convention »[85]. La question se posera certainement s’il advenait que l’Union européenne adhère à la CEDH.

En deuxième lieu, la question de la responsabilité partagée s’avère particulièrement complexe dans le cadre des opérations de paix menées sous l’égide d’une organisation internationale. En l’affaire Behrami et Saramati, la Cour EDH a conclu que les États défendeurs, dont les contingents participaient aux opérations de maintien de sécurité et de déminage au Kosovo, n’ont pas engagé leur responsabilité, car les actes dont les demandeurs tiraient grief n’étaient attribuables qu’à l’ONU[86]. La Cour EDH s’est bornée à constater que sa tâche était plutôt « de déterminer si elle-même est compétente pour examiner au regard de la Convention le rôle joué par ces États au sein des présences civiles et de sécurité qui exerçaient le contrôle pertinent sur le Kosovo »[87].

Dans ce contexte, la Cour EDH s’est référée Au projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales, notamment le projet d’articles 5 et 6, le premier étant devenu par la suite l’article 7 dans la version finale adoptée en 2011, imposant le critère de contrôle effectif[88]. Or, elle n’a pas cherché à établir si l’ONU détenait un contrôle effectif sur les actes en question, notamment les opérations de déminage par la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (la MINUK) dans le cas de M. Behrami et la détention par la Force pour le Kosovo (la KFOR) dirigé par l’OTAN dans le cas de M. Saramati, en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité[89]. La Cour EDH a jugé que ces actes étaient attribuables à l’ONU, qui agissait en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Ce faisant, le critère décisif pour la Cour EDH était celui de savoir « si le Conseil de sécurité avait conservé l’autorité et le contrôle ultimes et si seul le commandement opérationnel était délégué »[90]. En tout état de cause, il semble évident que le critère de l’autorité et contrôle ultimes esquissé par la Cour EDH n’est pas conforme au droit codifié par la CDI[91]. En effet, d’après le Rapporteur spécial de la CDI sur la responsabilité des organisations internationales, M. le juge Gaja, si la Cour EDH avait cherché à établir qui avait le contrôle effectif sur les actes donnant lieu à la violation, elle aurait dû conclure que la conduite en question était attribuable soit aux États défendeurs, soit à l’OTAN[92]. Dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour EDH n’a pas clarifié son approche quant au critère du contrôle dans ce cas de figure : en l’affaire Al-Jedda, elle s’est contentée de conclure que tant sous le critère du « contrôle effectif » que sous celui de « l’autorité et le contrôle ultimes » les actes n’étaient pas attribuables aux Nations Unies, mais plutôt au Royaume-Uni[93].

Par ailleurs, la Cour EDH n’a pas saisi les occasions qui lui ont été données pour attribuer une même conduite simultanément à un État et une organisation internationale. Certains auteurs considèrent que la Cour EDH en était consciente de cette possibilité en l’affaire Behrami et Saramati, mais qu’elle n’a pas voulu empiéter sur le bon déroulement des opérations de maintien de la paix de l’ONU[94], alors que d’autres auteurs ont perçu cette omission comme une remise en question de la protection garantie par la CEDH[95].

La Cour EDH semble par la suite avoir reconnu la possibilité d’attribuer la conduite tant à l’État qu’à l’organisation internationale en l’affaire Al-Jedda, sans pour autant l’appliquer en l’espèce[96]. Cette hésitation de la part de la Cour EDH peut être contrastée avec les développements jurisprudentiels importants devant les juridictions nationales. À titre d’exemple, la Cour suprême des Pays-Bas a non seulement admis la possibilité d’attribution simultanée à l’organisation internationale et aux États, mais a aussi élaboré un critère permettant de savoir si les forces de l’État, agissant dans le cadre de l’organisation internationale, avaient le « pouvoir de prévenir » la conduite dommageable[97]. Malgré l’apparent revirement jurisprudentiel en l’affaire Mothers of Srebrenica[98], il nous semble qu’il s’agit d’un critère beaucoup plus adapté aux situations de la responsabilité partagée que celui de « l’autorité et le contrôle ultimes » adopté par la Cour EDH en l’affaire Behrami et Saramati. Ce critère est d’autant plus adapté dans la mesure où, dans la pratique, les États qui contribuent leurs contingents militaires au service des opérations menées dans le cadre d’une organisation internationale retiennent toujours un certain dégrée de contrôle sur ces contingents, ce qui peut influer sur la question d’attribution[99].

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Ainsi qu’a pu le constater Samantha Besson,

le sous-développement du régime de responsabilité plurale en droit international reflète les nombreuses incohérences du régime général de responsabilité de l’État et révèle plus largement d’importantes lacunes dans le régime de solidarité entre les sujets de la communauté internationale actuelle[100].

Certaines de ces incohérences et lacunes du régime de responsabilité partagée sont d’autant plus évidentes à la lumière de la jurisprudence de la Cour EDH. À l’instar d’autres juridictions internationales, la Cour EDH a recours aux règles du droit de la responsabilité telles que codifiées par la CDI pour apporter des réponses aux problèmes épineux auxquels elle est confrontée, mais ces règles ne sont pas toujours satisfaisantes ou adaptées au contenu des obligations prévues à la CEDH.

Cet article s’est penché sur deux domaines particuliers, à savoir ceux de l’attribution de la conduite à l’État et celui de la responsabilité de l’État partie à la CEDH à raison du fait internationalement illicite d’un autre sujet de droit international. Plusieurs constats peuvent être tirés de cet examen. D’abord, il existe une relation imbriquée entre la CEDH et le droit international général, dont le droit de la responsabilité est un exemple par excellence. En l’absence de règles secondaires en matière de la responsabilité propres à la CEDH, il est tout à fait normal et souhaitable que la Cour de Strasbourg ait recours aux règles codifiées par la CDI.

Une lecture de la jurisprudence révèle néanmoins une cohabitation parfois malaisée entre une convention de nature spéciale, destinée à protéger les droits de l’homme, et certaines règles bien établies en droit international général comme celle du seuil de contrôle aux fins d’attribution ou de complicité. Plus encore, en s’écartant parfois de ces règles du droit international général, la Cour EDH ne s’est jamais référée à la règle de la lex specialis ou à un régime autonome, alors qu’elle aurait parfaitement pu le faire. C’est d’ailleurs la possibilité admise par la CIJ dans son arrêt en l’affaire du Génocide[101]. Or, la Cour EDH préfère maintenir un certain flou artistique à ce sujet. Bien qu’elle se réfère aux règles pertinentes en matière de la responsabilité, elle ne suit pas ces dispositions à la lettre et ignore parfois les commentaires de la CDI. Par ailleurs, comme les affaires des remises extraordinaires le démontrent, il n’est pas toujours facile de savoir si ses conclusions sont fondées sur une règle précise du droit de la responsabilité, ou bien sur une interprétation large (voire très large) d’une règle primaire inscrite dans la CEDH et des obligations positives qui en découlent.

Enfin, les raisonnements de la Cour EDH sont souvent sommaires et ambigus au moment d’analyser des questions juridiques distinctes, à savoir celles de la juridiction et de la responsabilité. Le plus souvent on a l’impression que la Cour EDH déduit la responsabilité de l’État, d’une manière presque mécanique, à partir de sa conclusion sur la juridiction. À long terme, ceci pourrait entraîner un effet négatif et pousser le régime de la responsabilité au-delà de ce qui est acceptable pour les États parties, surtout lorsqu’ils voient leur responsabilité engagée alors qu’ils ne détiennent pas le contrôle effectif sur le territoire en question. C’est ainsi que l’absence de clarification des rapports entre la juridiction et la responsabilité peut nuire à la participation continue des États dans le système de la CEDH.

La doctrine discute souvent de l’intégration judiciaire, entre la Cour EDH et les autres juridictions[102], ou encore de l’intégration systémique (systemic integration) en tant que moyen d’interprétation employé par la Cour EDH dans ses rapports avec le droit international général[103]. Ces thèses d’intégration judiciaire ou systémique visent à contrecarrer toute possibilité de fragmentation, alors qu’il s’agit d’un phénomène tout à fait naturel qui n’a rien de destructif en soi, malgré les risques fort exagérés par certains internationalistes au tournant du siècle[104].

En réalité, les faits de chaque espèce, la composition de la Cour EDH, l’environnement juridique et social dans lequel elle opère et sa politique judiciaire qui évolue avec le temps vont dicter soit la nécessité d’une intégration plus approfondie de la CEDH avec le droit international général, soit une réinterprétation de la CEDH afin de parvenir à l’accomplissement plus efficace de son objet et de son but. Dès lors, si la Cour EDH s’est parfois écartée des règles du droit international général en matière de responsabilité, cela n’est pas en soi un phénomène négatif, dans la mesure où la Cour EDH justifie ses conclusions et n’emploie pas le droit de la responsabilité comme un passe-partout dans le but d’étendre le champ d'application de la CEDH[105]. En fonction de la qualité des justifications qu’elle sera appelée à fournir, la Cour EDH pourrait en effet jouer un rôle très important à l’avenir dans le développement progressif et le rayonnement des règles et principes en matière de responsabilité partagée à l’avenir, aussi bien à l’intérieur qu’au-delà du cadre normatif de la CEDH.