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La question que j’ai choisie comme titre de cette brève contribution est évidemment rhétorique. Je suis intimement convaincu de la nécessité que la Convention européenne des droits de l’homme[1] (ci-après, la Convention), avec la Cour qu’elle a créée, après avoir accompagné la vie du continent européen de 1950 à nos jours, tout en jouant un rôle non négligeable dans son histoire et son développement, continue à le faire dans les années à venir.

Nous fêtons cette année le 70° anniversaire de la Convention. 70 ans de paix en Europe, une condition assez exceptionnelle si l’on se penche sur l’histoire riche et tourmentée de ce continent, et une condition à laquelle la mise en place et le succès du système européen des droits de l’homme ont contribué largement, même si peut-être l’opinion publique européenne – et non seulement européenne – n’en a pas pleine conscience.

Après la Déclaration universelle des droits de l’homme[2] de 1948, acte solennel qui, même s’il n’est pas en soi contraignant, possède une importance fondamentale en droit international, ayant brisé le tabou du domaine réservé des États pour ce qui est du traitement des personnes soumises à leur juridiction, la Convention européenne exprima la volonté politique, moins de deux ans après, d’établir un mécanisme contraignant au niveau régional pour la protection des droits de l’homme.

L’article 25 de la Convention (aujourd’hui article 34) fixait le principe révolutionnaire, bien que – à l’époque – limité et soumis à une clause optionnelle, du recours individuel, et les articles 53 et 54 (aujourd’hui 46) celui non moins révolutionnaire d’après lequel les Hautes Parties contractantes « … s’engagent à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquelles elles sont parties » tout en se soumettant à un mécanisme de suivi sous la surveillance de l’organe politique du Conseil de l’Europe, le Comité des ministres.

Peut-être à l’époque les États contractants n’étaient pas pleinement conscients de la taille de la limitation de souveraineté à laquelle ils consentaient avec la Convention. Pour se rendre compte des innombrables réformes, aux niveaux administratif, législatif et même constitutionnel que les États contractants ont réalisés pour donner suite à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont révélé des tensions entre l’état des ordres juridiques nationaux et les obligations découlant de la Convention, il suffit de visiter le site du Service du Conseil de l’Europe de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme[3]. Une riche fiche d’information thématique vient d’être publiée rien que sur les réformes ayant un impact constitutionnel[4].

La Cour européenne des droits de l’homme, plus jeune que la Convention, a un peu plus de 60 ans, en ayant commencé à travailler en 1959. Pendant ces décennies la jurisprudence de la Cour – qui couvre pratiquement tous les aspects de la vie de nos sociétés européennes - n’a pas cessé de se développer et, à travers le mécanisme de suivi que je viens d’évoquer, a changé le visage juridique du continent, j’ose croire en le rendant plus proche des besoins des personnes et plus robuste quant à sa tenue démocratique.

Il serait impossible de donner une idée des contenus de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

J’aimerais tout de même me référer à la double fonction de cette juridiction : d’une part celle de juge du cas concret, une fonction qui permet de réaliser individuellement la justice en donnant satisfaction à ceux qui ont été victimes d’une violation de la Convention et, d’autre part, celle d’interprète autorisée de celle-ci, donc une fonction quasi constitutionnelle de guide des juridictions nationales.

On a dit que cette dernière fonction a été exercée notamment au cours des premières décennies de vie de la Cour, et se serait raréfiée dans les derniers temps, alors que la Cour se serait concentrée sur les aspects individuels des affaires. Je ne partage pas vraiment cette analyse. La masse d’informations à laquelle je faisais allusion, et qu’on peut trouver dans le site du Service du Conseil de l’Europe de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, montre clairement que cette fonction quasi constitutionnelle de la Cour de Strasbourg est bien vivante.

Il est vrai, cependant, qu’entre les années ’70 et ’80 la Cour a adopté de grands arrêts qui sont des vrais piliers, et qui ont fixé les bases de son édifice jurisprudentiel. Je pense qu’en cette occasion du 70° anniversaire de la Convention il est opportun de les évoquer brièvement, parce que sans le courage et la détermination des juges qui ont forgé les principes qui y sont consacrés, rien n’aurait été possible.

Le premier arrêt que je souhaite évoquer est Golder c. Royaume-Uni[5] de 1975. Golder est très important à maints égards, en particulier parce qu’il a dit pour la première fois que le droit d’accès au juge est implicitement inclus dans l’article 6 de la Convention. Mais si je le mentionne dans ce contexte, c’est notamment pour avoir fixé les principes pour l’interprétation de la Convention, véritable clé de voute de la jurisprudence successive. En effet, en disant que les règles d’interprétation applicables à la Convention sont celles valables pour les traités internationaux par le droit international général, avec une référence aux articles de 31 à 33 de la Convention de Vienne[6] de 1969 sur le droit des traités, la Cour a empêché toute tentative d’interprétation nécessairement restrictive (selon une doctrine répudiée par la science du droit international au lendemain de la Seconde Guerre mondiale) et a préféré à la thèse de l’approche subjective de l’interprétation, celle de l’approche objective, ce qui a permis par la suite d’éviter toute tentation originalist.

Le deuxième arrêt que j’aimerais mentionner est Engel c. Pays-Bas[7] de 1976, par lequel la Cour a fixé le principe de l’interprétation autonome des expressions contenues dans la Convention, ce qui assure une protection homogène des droits et empêche toute fourberie de la part des États, qui pourraient autrement, en attribuant des « étiquettes » différentes par rapport aux notions indiquées dans la Convention, se soustraire facilement à leurs obligations.

Encore, Tyrer c. Royaume-Uni[8] de 1978, qui a fixé la doctrine de l’instrument « vivant », indispensable pour permettre l’actualité constante de la Convention, un texte désormais ancien, voire très ancien, qui est capable de donner des réponses aux défis de nos jours.

Je n’oublierais pas Soering c. Royaume-Uni[9] de 1989, qui a permis l’application indirecte de la Convention en rendant les États responsables non seulement de leurs propres agissements vis-à-vis des personnes soumises à leur juridiction, mais aussi des dangers auxquels ils pourraient exposer ces personnes en les transférant dans d’autres États.

Il y en a bien évidemment beaucoup d’autres, mais les dimensions de cette contribution m’incitent à me limiter à ces quelques oldies but goldies.

Je reviens sur la démocratie. Je pense que la Convention est une police d’assurance très efficace contre les risques d’une dérive autoritaire. C’était là, je crois, la génialité des auteurs de la Convention qui, en ancrant cet instrument dans le système de valeurs du Conseil de l’Europe, à savoir démocratie pluraliste, État de droit et droits de l’homme, ont voulu préserver le continent des risques de l’autoritarisme qui, comme ils le savaient très bien, avait conduit à la dictature, à la guerre et même au génocide.

Est-ce que la mémoire de cette urgence serait-elle perdue aujourd’hui? C’est un fait que, à cause de plusieurs facteurs, comme la crise économique, le terrorisme, l’émergence des migrations massives vers l’Europe, et aujourd’hui la crise sanitaire, ont favori la montée en puissance d’idéologies souverainistes, qui ont du mal à accepter pleinement le principe de la démocratie libérale, qui est la seule compatible avec le système de la Convention.

J’ai eu l’occasion de le dire dans mon dernier discours d’ouverture de l’année judiciaire de la Cour de Strasbourg en tant que Président de celle-ci, en 2019. Je soulignais que comme le Préambule de la Convention le dit clairement, les droits de l’homme ne peuvent vivre et prospérer en dehors d’une démocratie effective. Le danger est celui du démantèlement démocratique : on porte d’abord atteinte aux droits de l’opposition et à l’indépendance de la justice, la presse est muselée, parfois même des opposants sont emprisonnés. Les politiques ayant pour objectif la disparition des mécanismes de contre-pouvoir, essayent d’affaiblir, voire d’éliminer des acteurs institutionnels qui sont pourtant essentiels au processus démocratique. À leurs yeux, la justice, la presse, l’opposition deviennent l’ennemi commun.

C’est un fait que l’évolution des évènements en Europe a mené dans les dernières années à une situation dans laquelle on peut constater une pression sur le principe démocratique de la prééminence du droit, alors que se multiplient les manifestations d’intolérance vis-à-vis des organes de garanties des droits, internes et internationaux, y compris la Cour européenne des droits de l’homme.

Ma génération a longuement pensé que la démocratie une fois installée ne serait pas réversible. Nous avions la certitude que la démocratie était là pour l’éternité. S’agissait-il d’une illusion? J’espère vraiment que tel ne soit pas le cas, mais aujourd’hui nous sommes confrontés à un phénomène de désenchantement qui a le potentiel de fragiliser la démocratie.

Pour les jeunes générations, l’adhésion immédiate à l’idée des droits de l’homme n’est plus une évidence. Les raisons sont plusieurs et ont leurs racines dans les phénomènes de crise que j’évoquais il y a un instant.

Un signal préoccupant, que j’ai également abordé dans le même discours, est la multiplication des constats de violation de l’article 18 de la Convention. Cette disposition stipule que les restrictions qu’on peut apporter aux droits et libertés protégés par la Convention doivent obéir aux buts pour lesquelles elles ont été permises, et pas à d’autres fins. Si un État est trouvé en violation de cette disposition, la situation est grave, parce que cela veut dire que le même État a sciemment, de mauvaise foi, brisé la Convention, en essayant après, pour ainsi dire, de « couvrir ses traces ». Un exemple flagrant est l’incarcération d’un opposant politique sous prétexte d’accusations pénales fabriquées[10]. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention, la violation de cette disposition a été constatée quinze fois. Or, sur ces quinze cas, cinq se sont vérifiés en 2018 et trois en 2019. Il a été remarqué, à très juste titre, que la multiplication de ces cas risque de banaliser un signal d’alerte qui devrait garder toute sa gravité[11].

Par ailleurs, justement, on a pu constater récemment que la jurisprudence élaborée au fil des ans par la Cour de Strasbourg représente un barrage très efficace contre des dérives possibles, et cela on l’a vu d’une certaine manière indirectement, à travers l’appropriation de cette jurisprudence par la Cour de justice de l’Union européenne, qui a été confrontée récemment avec une série de réformes judiciaires en Pologne mettant en cause l’indépendance de la justice, et donc d’un pilier de l’État de droit, condition de l’existence d’une démocratie effective.

De son côté la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a toujours été ferme à propos de l’exigence de l’indépendance de la justice, une valeur qui dépasse les limites de l’article 6 dans lequel elle est formellement énoncée et embrasse le système de la Convention dans son ensemble. Pour n’évoquer que les cas les plus récents, je pense à l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine[12], arrêt du 9 janvier 2013, assorti d’une injonction à l’État ukrainien de réintégrer le requérant, révoqué dans ses fonctions de juge à la Cour suprême d’Ukraine, à la très connue affaire Baka c. Hongrie[13], arrêt du 23 juin 2016, ou encore à l’affaire Rinau c. Lituanie[14], arrêt rendu le 14 janvier 2020.

La Cour de justice de l’Union européenne, après en avoir fixé les bases dans l’affaire Associaçao Sindical dos Juízes Portugueses c. Tribunal de Contas, arrêt du 27 février 2018, dans lequel, en reprenant la jurisprudence de Strasbourg, elle a affirmé que « l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect du droit de l’Union est inhérente à un État de droit »[15], a suivi la même approche dans les affaires Commission c. Pologne[16], et A.K. e.a.[17].

Les deux cours européennes se répondent. C’est le signe de la solidité de l’édifice jurisprudentiel bâti à Strasbourg, et aussi une sécurité pour notre futur démocratique.

On peut donc prévoir que la navigation de la Cour ne sera pas tranquille dans les années à venir, mais en même temps je pense pouvoir dire que son indispensabilité est acquise.

La Cour devra compter sur son intégrité, sur la qualité de ses décisions, sur le soutien des juges nationaux, en évitant soigneusement tout débordement dans le domaine de la politique. Je me permets d’ajouter qu’un élément fondamental est la fidélité de la Cour à la rigueur de son analyse juridique. Tout suspect de « militantisme des droits de l’homme » serait pernicieux et dangereux pour sa crédibilité.

Certes, dans les années à venir les problèmes très sérieux d’arriéré avec lesquels la Cour est confrontée depuis beaucoup de temps ne vont pas disparaître magiquement. Les simplifications dans la procédure et les investissements effectués dans le domaine des nouvelles technologies ont donné leurs fruits, et il est possible que des améliorations ultérieures soient visibles dans le futur prochain, grâce également à l’intelligence artificielle.

Toutefois, je reste convaincu que le futur de la Cour sera garanti seulement si le système atteint réellement sa dimension véritablement subsidiaire qui est la sienne.

Le discours sur la subsidiarité n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Il ne fait pas de doute qu’en voulant insérer, par le Protocole n° 15[18], pas encore entré en vigueur, le concept de subsidiarité, avec celui de marge d’appréciation, dans le Préambule de la Convention, les États ont voulu lancer un message, assez clair, à la Cour, qui est une invitation au self-restraint et à éviter toute fuite en avant[19].

Ce n’est pas la vision de subsidiarité, ou de « responsabilité partagée » qui fait surface dans la jurisprudence de la Cour et dans sa pratique.

Je mettrais l’accent sur la coopération entre la Cour de Strasbourg et les juges nationaux, dont l’action sera fondamentale pour le futur du système européen de protection des droits de l’homme.

Le juge national est le premier, et probablement le plus important, garant des droits prévus dans la Convention.

Du côté de la Cour européenne des droits de l’homme sont visibles les signaux d’attention et de demande d’une loyale coopération adressée aux juges nationaux. Dans certains cas la jurisprudence de Strasbourg prend une tournure « promotionnelle ». Un exemple est donné par l’arrêt Ndidi c. Royaume Uni du 14 septembre 2017, dans lequel – il s’agissait de vérifier la conformité à l’article 8 de la Convention, qui protège la vie privée et familiale, de l’expulsion d’un étranger – la Cour a affirmé que quand elle est appelée à déterminer, comme dans ce cas-là, si la mesure étatique litigieuse avait assuré une mise en balance correcte des intérêts en jeu, il n’est pas nécessaire de procéder ex novo l’évaluation de la proportionnalité de la mesure à laquelle le juge national est parvenu[20]. Au contraire, quand la Cour est satisfaite que les cours nationales aient examiné les faits avec soin, en appliquant les standards en matière de droits de l’homme d’une manière cohérente avec la Convention et la jurisprudence européenne, et procédé à une mise en balance de l’intérêt du requérant avec l’intérêt général, la Cour ne doit pas substituer sa propre évaluation à celle du juge national.

Dans ce contexte, le Protocole n° 16 est très important[21]. Cet instrument, qui permet aux cours suprêmes et constitutionnelles nationales de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, dans le cadre d'une procédure judiciaire concrète, pour obtenir un avis non contraignant sur l'interprétation de la Convention, est désormais entré en vigueur et il a déjà été activé par deux juridictions supérieures européennes, la Cour de cassation française et la Cour constitutionnelle arménienne.

Je pense que la coopération entre le juge européen et les juges nationaux mérite une attention prioritaire de la part de la Cour de Strasbourg, qui, je crois, a pris cette direction avec décision et, de mon point de vue, c’est une très bonne chose.

Une forte impulsion a été donnée, dans les derniers temps, à des rencontres bilatérales avec des cours nationales, à la conclusion de protocoles de coopération avec celles-ci, ainsi qu’au Réseau des Cours supérieures européennes[22].

Le Réseau est un projet relativement modeste d’un point de vue financier, parce qu’il consiste essentiellement d’une plateforme pour l’échange d’informations sur les jurisprudences respectives des cours qui y participent, mais possède une grande valeur, y compris symbolique et emblématique, parce qu’il rend visible la volonté des juges nationaux et du juge européen de travailler ensemble.

À partir de 2016, quand le Réseau est sorti de sa phase expérimentale, limitée aux juridictions supérieures du pays hôte, la France, et a entamé sa phase multilatérale, il a connu une expansion qui dépasse toutes les atteintes. Alors qu’il comptait 23 cours supérieures de 17 États à la fin de 2016[23], il a accompli un chemin impressionnant. Aujourd’hui 90 cours de 40 États en font partie.

Je pense que la Cour a la responsabilité de faire évoluer ce projet de manière utile, d’écouter les participants, de réfléchir et d’identifier des moyens appropriés pour son développement. Certainement dans le futur il faudra, avec prudence, avancer pour accompagner le développent du Réseau vers une plateforme encore plus complète d’échanges sur la jurisprudence de la Convention et les jurisprudences nationales.

À côté du Réseau, j’espère qu’il sera possible de multiplier les contacts directs, spécialement s’il y a des problèmes spécifiques, pour lesquels on peut souvent trouver une solution quand on peut se rencontrer personnellement.

Donc mon souhait est que l’oeuvre d’intensification du dialogue entre le juge européen et les juges nationaux, par l’intermédiaire du Réseau et d’autres moyens, y compris évidemment le Protocole n° 16, continue et se développe ultérieurement.

Cela en vue de la consolidation de cette confiance entre les deux niveaux de juridiction qui est la condition de la permanence du succès de ce projet, réalisé par des grands Européens visionnaires avec la Convention signée à Rome le 4 novembre 1950, un instrument qui est un rempart en défense de la démocratie et de l’État de droit et qui au cours de ces 70 ans a amélioré notre vie au quotidien.

Ce n’est pas le moment, pour la Cour européenne des droits de l’homme, de penser à la retraite.