Article body

#PayUp. Ce hashtag est issu du mouvement « PayUp Fashion », créé à la suite de l’effondrement en 2013 du Rana Plaza, cet immeuble à Dhaka au Bengladesh contenant des dizaines d’usines textiles, faisant plus de 1000 morts. Le mouvement « PayUp Fashion » a été lancé afin de réformer l’industrie de la mode[1]. Cet événement a attiré l’attention du monde entier sur le mauvais traitement réservé aux ouvriers du textile et est un des exemples des dérives imposées par des impératifs commerciaux. Dans une société de plus en plus médiatisée, dans laquelle il est toujours plus facile d’avoir accès à des informations en continu, des scandales en matière de commerce international qui autrefois ne faisaient que peu de bruit, ont maintenant une résonnance dans le monde entier. Le cas du Rana Plaza n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Malgré cela, l’appel n’a pas nécessairement été entendu[2].

Le monde fait face à des défis importants en matière de mondialisation, qui s’est répandue à une vitesse impressionnante, apportant son lot de questions. Le commerce international a un impact dans de nombreux domaines, et notamment sur la consommation, l’emploi, l’environnement, la gestion et l’utilisation des ressources naturelles, le bien-être de la population… Toutes ces questions sont discutées par les forums multilatéraux, qui tentent de trouver des solutions plus durables. C’est notamment le cas des travaux de l’Assemblée générale des Nations unies dans le cadre des Objectifs du développement durable et du Programme de développement durable à l’horizon 2030[3].

L’un des principaux enjeux en commerce international est de conjuguer l’ouverture exponentielle des échanges avec les limites imposées par la société. Il faut trouver des solutions adéquates pour donner la possibilité aux États d’imposer des limites, jugées nécessaires par l’État lui-même, tout en n’utilisant pas ces limites afin de discriminer les échanges. Cette monographie Moralité publique des droits de la personne au droit de l’OMC aborde ce phénomène[4].

Docteure en droit, Kristine Plouffe-Malette publie sa thèse de doctorat, défendue auprès de l’Université de Sherbrooke. Professeure associée au département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, Kristine Plouffe-Malette a publié de nombreux articles et ouvrages concernant les droits humains, l’esclavage, la traite des êtres humains et le droit international économique. Son ouvrage arrive à point nommé, dans un monde dans lequel la problématique de la sauvegarde des certains principes humains, sociaux, environnementaux doit trouver des réponses adéquates dans d’autres domaines du droit, et notamment en matière commerciale[5].

L’ouvrage de Kristine Plouffe-Malette s’inscrit dans le courant de recherche visant à démontrer les limitations de certaines normes afin de favoriser certains principes jugés importants par la société. Cette idée s’inscrit dans la lignée des auteurs qui cherchent à éviter que l’étude du droit du commerce international ne soit faite qu’à travers le prisme de la libéralisation des échanges, et qui finalement ont intégré des considérations autres[6]. Ces considérations sont notamment environnementales, humaines et sociales, et sont interpelées dans le cadre de recours en matière de droits humains et de droit du commerce international, à travers les clauses de moralité publique. La doctrine réfléchit à ce type de problématique dans d’autres domaines[7], notamment en droit des investissements internationaux[8].

Kristine Plouffe-Malette s’évertue à montrer que les systèmes juridiques ne sont jamais vraiment autonomes les uns par rapport aux autres, et sa démarche l’emmène vers la démonstration que les droits humains et le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’y font pas exception. Loin de vouloir défendre les clauses de moralité publique, ou d’analyser le contenu des droits humains pouvant être considéré par l’OMC, Plouffe-Malette conduit le lecteur vers une analyse minutieuse des outils d’interprétation de la clause de moralité publique[9]. Ainsi, son ouvrage vise principalement à dégager des méthodes d’interprétation de l’exception de moralité publique.

L’ouvrage a été pensé en trois parties, dont chacune contient deux chapitres. Cette division permet un exposé très clair de la thèse de l’auteure. Ce faisant, les trois parties ont été construites de manière logique, permettant une lecture limpide et aisée de l’argumentaire de Kristine Plouffe-Malette.

La première partie vise une démonstration de la protection de moralité publique en droit universel et régional des droits de la personne, que l’auteure juge nécessaire. Cette partie divisée en deux commence par un premier chapitre consistant à établir que la moralité publique comme limitation des droits de la personne est une norme de nature régalienne. Autrement dit, non seulement ces clauses restrictives ont été insérées dans les instruments régionaux et universels de protection des droits de la personne grâce à l’influence des Constitutions nationales[10], mais elles sont aussi le reflet de ce que l’auteure appelle la confrontation entre les partisans de ce type de limitations et les défenseurs d’une clause générale[11]. Pour ce faire, Plouffe-Malette opère une analyse des positions étatiques par l’intermédiaire des délégués négociant le contenu de ces instruments, aux fins de montrer la teneur des termes discutés (« morales », « ordre public », « moralité publique » : ces débats suggèrent des positions divergentes sur la nature des concepts sus-cités).

Le deuxième chapitre de cette première partie porte sur l’interprétation de l’ingérence nécessaire à la protection de la moralité publique. À cet égard, l’auteure suggère que cette ingérence implique une recherche constante d’équilibre entre l’ingérence étatique et l’exercice des droits et libertés[12]. À travers l’analyse de décisions de juridictions régionales et internationales, et d’instances quasi-judiciaires, l’auteure se livre à une étude précise de l’interprétation faite des ingérences étatiques au motif de protection de la moralité publique. Cette démarche a tout son intérêt dans la mesure où ces instances judiciaires et quasi-judiciaires continuent d’adopter des décisions sur cette question afin de s’adapter à l’évolution de la société.

Dans la deuxième partie intitulée « La nécessité de protéger la moralité publique en droit de l’OMC : la reconnaissance mitigée d’une norme de conduite propre aux membres », Plouffe-Malette offre une analyse de la nature et de la portée de l’exception de moralité publique au sein de l’OMC. Le premier des deux chapitres de cette partie contient une étude des travaux préparatoires de l’OMC, permettant de faire une incursion dans l’historique et les négociations ayant conduit à l’adoption des clauses d’exception de moralité publique dans le GATT et l’AGCS[13]. À l’instar de l’étude effectuée dans la première partie, ce chapitre permet également à Plouffe-Malette de montrer que la norme morale est de nature régalienne. Aussi, contrairement à l’analyse en termes de droits de la personne, l’auteure démontre via la décision États-Unis – Jeux, que le Groupe spécial a saisi l’opportunité de définir la moralité publique comme étant « une norme ‘de bonne ou mauvaise conduite appliquée par une collectivité ou une nation ou en son nom[14]’ »[15]. Renvoyant directement au fait que les normes de moralité publique sont issues de normes sociales, le Groupe spécial a confirmé l’idée que ces normes sont destinées à évoluer dans le temps avec la société dans la décision Chine – Publications et produits audiovisuels[16].

Dans le second chapitre de la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteure s’adonne à une explication des conditions dans lesquelles les exceptions de moralité publique vont être valides au regard du droit de l’OMC. Pour ce faire, elle passe à travers les deux critères du « test de moralité publique » développés par les organes d’appel dans les décisions États-Unis – Jeux et Chine – Publication et produits audiovisuels. Ces critères visent à analyser si la préoccupation – qui permet de soulever l’exception de moralité publique – existent au sein de la société de l’État qui la soulève[17], et si le lien entre l’existence de cette préoccupation et la morale définie par l’État qui l’interpelle est cohérent[18]. Ce second chapitre fait également la démonstration de la nécessité que la mesure prise en vertu de l’exception de moralité publique soit ultimement nécessaire afin de préserver la moralité publique.

Titrée « Du droit universel et régional des droits de la personne au droit de l’Organisation mondiale du commerce : la nécessité de protéger la moralité publique telle l’expression d’un vécu social et évolutif », la troisième et dernière partie de cet ouvrage vient faire le lien entre le traitement des exceptions de moralité publique au sein des juridictions et quasi-juridictions universelles et régionales des droits humains et du système de règlement des différends de l’OMC[19]. Il est d’abord proposé dans cette partie de s’inspirer des méthodes utilisées par les juridictions en matière de droits humains pour tenter de combler les lacunes mises en exergue dans la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à l’exception de moralité publique au sein du droit de l’OMC. L’auteure explique ensuite comment s’interprète la notion de nécessité et comment s’applique le test de nécessité, pour dégager des critères d’application adéquats. Finalement, cet ouvrage se termine par une conclusion générale dans laquelle Plouffe-Malette revient sur une critique du système de l’OMC quant à l’application des restrictions de moralité publique.

Si le lien entre droits de l’homme et réglementations commerciales n’est pas toujours aisé, il n’en demeure pas moins que l’auteure parvient à les rapprocher de manière pertinente en l’abordant sous l’angle de la limitation. La recherche présentée par Kristine Plouffe-Malette fait la revue de l’exception de moralité publique dans deux sphères du droit international. L’auteure exemplifie son propos à l’aide de la jurisprudence des cours régionales et universelles de droit de la personne et des décisions de l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce. Elle conduit avec brio le lecteur à travers une analyse minutieuse de ces décisions, dont elle épluche les arguments afin d’en isoler l’essence.

L’un des apports principaux de l’auteur dans cette étude est de constater la similitude des définitions de la moralité publique au sein du système judiciaire et quasi-judiciaire des droits de la personne et au sein des organes de l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Malgré des conditions de saisines d’organes différentes, et des modes de règlement des différends aux fonctionnements distincts, Kristine Plouffe-Malette utilise ce qu’elle qualifie « d’approche unilatérale de la préoccupation sociale, de la norme morale et du choix du moyen pour y parvenir à la protection souhaitée »[20].

Si la forme de son ouvrage est plutôt classique, celle-ci a le mérite de la clarté et de l’efficacité. Dès le premier coup d’oeil, elle permet au lecteur de constater que Plouffe-Malette ne voit pas le champ des normes de droits humains et celui du droit du commerce international comme une dualité, mais davantage comme complémentarité. Comme Kristine Plouffe-Malette l’indique dans cette publication, le contenu de la moralité publique évolue avec le temps et la société[21]. À travers l’exception de moralité publique, les juridictions et quasi-juridictions trouvent l’opportunité de s’adapter à une société toujours en mouvement. Plus encore, cette adaptation doit se faire au cas par cas, dans la mesure où il n’y pas « une » société, mais des sociétés, dont le contenu et les contours varient. Et cet examen au cas par cas est justement appréhendé à travers des règles précises. Finalement, cette question de l’exception de moralité publique conduit aussi à valoriser une diversité de visions et de considérations d’ordre moral.

La lecture de l’ouvrage convainc aisément le lecteur que le mariage entre morale et droit coexiste bel et bien, et fait la démonstration de l’existence d’une sorte de flexibilité des mécanismes juridiques nécessairement adaptable à la société.