Abstracts
Mots-clés :
- culture de guerre,
- Grande Guerre,
- mobilisation,
- musique,
- Paris
Keywords:
- Great War,
- mobilization,
- music,
- Paris,
- war culture
Article body
À peu près ignoré par la musicologie voici une vingtaine d’années, le thème de la musique et la Grande Guerre est désormais l’un des mieux balisés de l’histoire de la musique en France au xxe siècle. En 2018, Rachel Moore a fait paraître Performing Propaganda. Musical Life and Culture in Paris During the First World War[1], où derrière les notions classiques et néanmoins critiques de propagande et de soft power, elle dresse l’inventaire d’une large panoplie de pratiques, depuis les tournées d’orchestres français dans des pays alliés ou neutres jusqu’aux textes polémiques tels que Germanophilie de Saint-Saëns, en passant par les Matinées nationales organisées en Sorbonne, les projets d’unification sous l’estampille « nationale » des éditeurs français de partitions de compositeurs allemands[2], ou les débuts de la carrière politique d’Alfred Cortot, qui culminera dans l’infamie pendant la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, en 2021 est paru l’ouvrage de Jillian Rogers Resonant Recoveries, qui déplace le questionnement sur la vie musicale vers les conséquences du conflit pour la mémoire collective des Français, en scrutant la « grande consolatrice » que la musique composée dans les années qui ont suivi l’Armistice aurait représentée face au traumatisme[3]. À cela s’ajoutent plusieurs articles récemment parus dans différentes revues, ainsi que l’ouvrage collectif Music and Postwar Transitions in the 19th and 20th Centuries, qui inclut plusieurs textes sur l’entre-deux-guerres[4].
L’imposant livre de Charlotte Segond-Genovesi, Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre, fait partie de cette série récente de recherches produites surtout – c’est à souligner – par des musicologues femmes, en proposant la première synthèse en langue française, issue d’une thèse doctorale soutenue en 2016. Sous le sous-titre Les chemins du patriotisme, inscrit dans l’histoire longue de l’héroïsme officiel, l’ouvrage explore lui aussi un ensemble de pratiques diverses, depuis les questionnements des musiciens sur « comment servir la patrie » jusqu’à leurs réponses en forme de compositions plus ou moins inspirées par le conflit, en passant par les Matinées nationales et une impressionnante série d’« oeuvres caritatives », dont l’exhumation constitue le principal apport empirique du volume. Tout comme chez Moore, le choix des sources est doublement limité à Paris et à la vie musicale classique, et la méthode privilégiée est une histoire interne du milieu musical, agrémentée de renvois occasionnels vers l’action de l’État et la situation militaire et politique.
Le travail de Segond-Genovesi se distingue toutefois par la minutie narrative et la densité documentaire avec lesquelles il décrit l’ensemble de ces domaines, par exemple la « mobilisation musicienne » visant à produire « l’union nationale en scène » afin de « mobiliser et rassembler la nation par le concert » (p. 183-215). Il faut dire que cette mobilisation tend à se confondre avec la problématique fort différente de la réouverture des salles de spectacle, qui a lieu en novembre 1914 après une abstinence plus ou moins volontaire. Certains propriétaires de salle sont trop heureux de relayer les propos prêtés au gouverneur militaire de Paris qui, dès le mois d’août, aurait affirmé qu’« une ville sans spectacle est une ville vaincue » (p. 23). De fait Segond- Genovesi et Moore montrent toutes deux à quel point les controverses ont lacéré de l’intérieur l’unanimité apparente des initiatives lancées avec fracas sous la bannière du patriotisme des musiciens.
Par exemple, c’est le cas des critiques de l’Association des directeurs de théâtre de Paris contre l’ordonnance de réouverture, qu’ils jugent trop contraignante sur le plan financier comme sur celui de la censure. Ou, sur un autre plan, de la représentation persistante des musiciens comme des « planqués », un préjugé répandu « surtout hors des milieux musicaux », qu’enregistre en février 1916 L’Officiel des concerts : « Les artistes des concerts sont des tire-au-flanc. Ils sont partout sauf à la guerre » (p. 58). Ou encore, de la hargne avec laquelle Alfred Cortot, chef de l’Oeuvre Fraternelle des Artistes (ofa) et de l’Association Nationale des Anciens Élèves du Conservatoire (anaec) de Paris, sabote des initiatives concurrentes telles que le Comité Franco- Américain du même Conservatoire, impulsé par Nadia Boulanger. Face à l’émiettement centrifuge des efforts collectifs, ce commentaire de Segond-Genovesi, qui certes ne concerne que le lien toujours ténu entre ce qui se passe à Paris et les réalités du combat, semble avoir une portée critique assez générale : « Faute d’une réelle communauté solidaire associant l’arrière et le front, la presse parisienne (et les instances officielles) lui substitue alors un simulacre idéalisé, moyennant quelques mystifications, mises en scène ou autres procédés » (p. 65). De fait, une section du livre est consacrée à scruter « les bienfaits de la bienfaisance pour les bienfaiteurs » (p. 176), en soulevant autant le cas de Cortot que celui de Nadia Boulanger, dont la longue carrière au Conservatoire américain de Fontainebleau s’enracine dans les contacts noués pendant la guerre avec des diplomates états-uniens et le chef d’orchestre Walter Damrosch. Bref, l’union sacrée revendiquée à tout bout de champ par des acteurs que meuvent autant leur sens du collectif que leurs intérêts particuliers, est bien une forme de mise en scène, ou une performance collective.
Cependant, le récit suggère que les failles morales et organisationnelles ne sont pas allées jusqu’à mettre véritablement en péril la « mobilisation musicienne » (p. 23). Dès l’automne 1914, celle-ci repose sur une modification ostensible du dispositif du concert classique, avec la prolifération de longs programmes plurigénériques truffés de discours et de lectures de textes littéraires, et un public nombreux qui se presse à ces événements artistiques habillé, pour bien faire, en « tenues de guerre » dont l’austérité tranche avec « l’étalage de luxe habituel d’avant-guerre » (p. 194). L’inventaire des « sociétés de bienfaisance liées à la musique et aux musiciens » (p. 375), qui constitue une annexe en fin d’ouvrage de pas moins de 50 pages, donne la mesure de ces efforts prétendument bienfaisants, qu’il s’agisse de grandes structures comme l’ofa de Cortot ou de groupements confidentiels tels que les Amis des Soldats Aveugles, fondé en 1915, l’Association des Blessés Nerveux de Guerre, créée « juste après 1918 », ou encore la société Pour la Musique lancée fin janvier 1918, dont le but affiché est simplement de « participer au développement intensif de la musique en France » (p. 403). De cet ensemble associatif disparate, encadré par un État dont la pulsion réglementariste touche à terme les instruments de musique taxés en tant que « produits de luxe », les buts et les méthodes font un saut qualitatif en 1916, en passant du renforcement matériel de l’effort de guerre au simple et pur dessein de « faire entendre le génie national » face à la « barbarie » de l’Allemagne moderne (p. 157). Autrement dit, business as usual autant que faire se peut, malgré un état de crise permanente où, comme Claude Debussy s’en plaint en mars 1915, « la musique est soumise au régime de la réquisition militaire » (p. 177).
L’autrice consacre le dernier chapitre à scruter un ensemble de partitions dont le rapport avec le conflit va du geste très explicite de la mise en musique de textes dédiés, d’oeuvres à programme ou de dédicaces emphatiques, avec force motifs arpégés et rythmes de marche, au geste très implicite d’oeuvres instrumentales aux titres purement génériques, telle la Sonate no 1 pour violoncelle de Fauré. Elle développe à cet effet une analyse « sémasiologique », qui consiste à relever « les différents signifiants manifestant un même signifié […] ou, plus précisément, les unités significatives, dont l’association et la combinaison concourent à exprimer ce signifié » (p. 296). Cette approche sémiologique, qu’il est en fait difficile de distinguer d’une analyse topique, commande la distribution du corpus en sections consacrées à l’« enthousiasme guerrier », aux « chants de douleur », à « l’appel du religieux » et à « l’esprit français », tout en alternant avec des coups de sonde plus hasardeux – telle la conjecture que la présence « fréquente » de répétitions au sein de ce répertoire s’expliquerait par la « compulsion de répétition » postulée par Freud au lendemain de la guerre dans Au-delà du principe du plaisir (p. 243), ou encore l’idée que l’abondance de notes graves dans certaines oeuvres renverrait elle aussi à la mort, du moment que selon Michel Guiomar « la tonicité musculaire » des auditeurs « diminue à l’audition des registres graves » (p. 338). Il faut dire par ailleurs que, sur les plus de 200 oeuvres composées pendant la période selon des travaux antérieurs, Segond-Genovesi se concentre sur une poignée d’entre elles déjà connues, telles que les oeuvres de Debussy – Berceuse héroïque, En blanc et noir, Noël des enfants qui n’ont plus de maison –, mais aussi la Troisième symphonie « De bello gallico » de Vincent d’Indy, Les cathédrales de Gabriel Pierné, Le vent dans les ruines de Jacques Ibert… Ou encore, sur un ton mystique et allusif où sourd la question lancinante d’à quel point composer pendant la guerre implique, ou non, commenter la guerre, le Psaume 130 de Lili Boulanger, « Du fond de l’abîme ».
Cependant, Segond-Genovesi souligne avec raison que les Pagine di guerra pour piano de l’Italien Alfredo Casella sont l’une des rares compositions « intégrant et/ou exploitant la violence acoustique du conflit » (p. 297), comme dans le premier numéro, Nel Belgio. Sfilata di artigliera pesante tedesca. Ce chapitre dédié aux oeuvres écrites pendant la guerre a beau inclure dans son titre la question « un terrain d’expérience pour l’avenir ? », la réponse semble être clairement négative. Cela ne justifie pas pour autant la surprenante conclusion que « c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale qu’une “authentique” musique de guerre verra le jour avec des oeuvres telles que le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Penderecki (1960), ou encore Cris d’Ohana (1968) » (p. 371n). Le livre montre justement le contraire, à savoir le fait que les « chemins du patriotisme » empruntés par les compositeurs français les ont menés vers des « musiques de guerre » dont « l’authenticité » était indéniable, si tant est qu’on reconnaisse à ce terme une signification… authentique, et qui pourtant sont restées sourdes à tout ce que la Grande Guerre avait d’inouï, pour s’en remettre aux ressources rhétoriques d’un héroïsme traditionnel coulé dans un langage musical lui-même largement passéiste, et souvent revendiqué comme tel. Il n’y qu’à sentir la rancoeur avec laquelle le compositeur Paul Ladmirault se plaint depuis sa tranchée du délaissement du « folklore » et brocarde le « futurisme » de Casella, que du reste il n’a sans doute pas pu entendre : « Dire qu’il se trouve des gens pour “chanter” la guerre, pour faire passer dans leur “inspiration !” et mettre dans leur orchestre l’éructation du canon, le vacarme des batailles et peut-être les coups de gueule d’ivrognes des “poilus” – Ah malheur !! » (p. 363).
Dans quelle mesure tout cela correspondait à des dispositions expressives partagées avec d’autres artistes ou intellectuels français sous l’emprise de la culture de guerre (le concept développé par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, cette dernière ayant codirigé avec Danièle Pistone la thèse à l’origine de ce livre) ; dans quelle mesure le projet proclamé de « rassembler la nation par le concert » a atteint ou non son but en modifiant réellement les attitudes du public ; dans quelle mesure la culture de guerre a entraîné une politisation effective des expériences esthétiques induites par ces activités culturelles, l’autrice ne cherche pas vraiment à l’établir. Il faut dire que le problème des sources se pose là avec une acuité particulière. Mais peut-être que cette limite est le signe qu’après le travail collectif d’exploration empirique de la période de la Grande Guerre, stimulée par le Centenaire qui s’est achevé en 2018, le moment est venu de faire converger, là aussi collectivement, l’histoire de la musique avec l’historiographie tout court, pour mieux tendre l’oreille à cet événement terrible, dont les résonances n’ont toujours pas fini de hanter le présent.
Appendices
Note biographique
Esteban Buch, directeur d’études à l’ehess (Paris), spécialiste des rapports entre musique et politique, est notamment l’auteur de plusieurs articles consacrés à la musique pendant la Grande Guerre. Ses derniers ouvrages parus sont Finding Democracy in Music, édité avec Robert Adlington (Routledge, 2021), Escuchar Malvinas, édité avec Abel Gilbert (Gourmet Musical, 2022), et Playlist. Musique et sexualité (Éditions mf, 2022).
Notes
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[1]
Rachel Moore (2018). Performing Propaganda. Musical Life and Culture in Paris During the First World War, Woodbridge, The Boydell Press. Voir le compte rendu de l’auteur dans la Revue de musicologie, tome 106, no 1, 2020, p. 264-266.
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[2]
L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.
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[3]
Jillian C. Rogers (2021), Resonant Recoveries. French Music and Trauma Between the World Wars, New York, Oxford University Press.
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[4]
Anaïs Fléchet et al. (dir.) (2023), Music and Postwar Transitions in the 19th and 20th Centuries, New York, Berghahn Books.