Abstracts
Résumé
Le compositeur et multi-instrumentiste Frédéric Lebrasseur est l’un des musiciens les plus originaux et prisés de la scène québécoise. Improvisateur, bruitiste et artiste multidisciplinaire, il collabore activement avec le monde du théâtre, de la danse et du cirque depuis 1991. Aux côtés de cinq circassiens, il a cofondé en 2013 la compagnie Machine de Cirque. Habituellement, le travail de composition se déroule « au plateau », lors de séances de création avec les artistes de cirque. Si les contraintes liées à la situation sanitaire ont compromis cette pratique, la préparation et la création de nouveaux spectacles ne se sont pas interrompues. Cette crise a-t-elle permis de développer de nouvelles approches dans les processus de composition pour le cirque ? Le témoignage de Frédéric Lebrasseur, croisé avec celui d’autres membres de la compagnie, est illustré ici par des documents complémentaires (extraits de spectacles, enregistrements, documents de travail, partitions).
Mots-clés :
- Machine de Cirque,
- Frédéric Lebrasseur,
- musique de cirque,
- processus de création,
- cinéma
Abstract
Composer and multi-instrumentalist Frédéric Lebrasseur is one of the most original and popular musicians on the Quebec scene. An improviser, noise artist, and multidisciplinary artist, he has actively collaborated with the worlds of theatre, dance, and circus since 1991. In 2013, he co-founded the company Machine de Cirque alongside five circus artists. The composition work typically takes place on stage, during creative sessions with the circus artists. Although the constraints related to the public health situation have compromised this practice, the preparation and creation of new shows has not been interrupted. Has this crisis made it possible to develop new approaches in the composition processes for the circus? Frédéric Lebrasseur’s account, combined with those of other members of the company, is accompanied by various additional documents (excerpts of shows, recordings, working documents, scores).
Keywords:
- Machine de Cirque,
- Frédéric Lebrasseur,
- circus music,
- creation process,
- cinema
Article body
Le compositeur et multi-instrumentiste Frédéric Lebrasseur est l’un des musiciens les plus originaux et prisés de la scène québécoise. Improvisateur, bruitiste et artiste multidisciplinaire, il collabore activement avec le monde du théâtre, de la danse et du cirque depuis 1991. Aux côtés de cinq circassiens, il a cofondé en 2013 Machine de Cirque avec Vincent Dubé, Ugo Dario, Raphaël Dubé, Maxim Laurin et Yohann Trépanier. La compagnie, qui est basée à Québec, jouit d’un rayonnement international et développe dans ses spectacles de cirque contemporain la « musique live performative » : les compositeurs sont souvent sur scène et prennent part à la dramaturgie en interprétant la musique.
Habituellement, le travail de composition se déroule « au plateau[3] », lors de séances de création avec les artistes de cirque. Si les contraintes liées à la situation sanitaire ont compromis cette pratique, la préparation et la création de nouveaux spectacles ne se sont pas interrompues. Frédéric Lebrasseur a ainsi collaboré à Fleuve, créé en août 2020 et mis en scène par Olivier Lépine. Comme le souligne Raphaël Dubé : « Nous avons été amenés à nous réinventer avec la pandémie. En ce sens, nous avons créé de nouvelles pièces : certaines numériques, d’autres sous forme de parcours déambulatoire[4]. »
Privée de tournées, Machine de Cirque a investi de nouveaux lieux à Québec : la baie de Beauport pour le spectacle Fleuve, le Musée national des beaux-arts du Québec pour le court-métrage La Galerie ou encore l’église Saint-Charles-de-Limoilou dont la compagnie est devenue locataire et qui a été transformée en lieu de répétition, de création et de tournage (voir la présentation du projet sur le site de la compagnie et en vidéo). Toujours en collaboration avec des compositeurs pour la création de musiques originales, la compagnie a poursuivi le travail sur des spectacles amorcés avant la pandémie, comme Ghost Light ou Les Robots infidèles.
Au travers d’un entretien, Frédéric Lebrasseur s’est exprimé sur sa pratique musicale pour le cirque en période de pandémie. Le confinement a-t-il suscité de nouvelles pratiques et réflexions ? Cette crise a-t-elle permis de développer de nouvelles approches dans les processus de composition pour le cirque ?
Le témoignage de Frédéric Lebrasseur, croisé avec celui d’autres membres de la compagnie, est illustré ici par des documents complémentaires (extraits de spectacles, enregistrements, documents de travail, partitions). Comme nous le verrons, la pandémie a engendré la suppression de la musique live, ce qui a nécessité la création de trames sonores, et ce, dans des délais très courts. Le travail avec les collaborateurs a aussi évolué : la compagnie a développé un projet de court-métrage qui a conduit Frédéric Lebrasseur à s’éloigner de l’improvisation pour privilégier l’écriture de partitions. Enfin, les plages temporelles libérées par l’annulation des tournées ont amené le compositeur à développer plus activement un projet autour d’un nouvel instrument de musique et à s’investir dans des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.
Nouvelles approches dans les processus de composition ?
La pandémie a bouleversé le quotidien de Frédéric Lebrasseur en tant que compositeur et musicien :
En un an et demi, rien qu’avec Machine de Cirque, j’ai dû annuler environ 150 shows. Mais avec Vincent Dubé, le directeur artistique et les autres membres cofondateurs, nous sommes restés proactifs. Nous avons continué à faire des réunions et à lister nos idées. Ensuite, nous commencions à travailler sur les concepts, avec l’espoir que des choses seraient malgré tout possibles. Nous avions plusieurs projets en banque, il fallait être créatif et réactif. […] Les concepteurs étaient rapides dans leurs idées, mais je n’avais tout de même pas beaucoup de temps et je passais des nuits à travailler. La pandémie faisait des horaires un peu étranges : je créais la nuit, car après je devais m’occuper de ma fille le matin, car elle n’allait plus à l’école. Mon rythme de travail a été complètement décalé.
En dehors de sa collaboration avec Machine de Cirque, le quotidien de Frédéric Lebrasseur a été modifié à plusieurs niveaux :
Pendant la pandémie, il n’y avait pas de tournées mais je n’ai pas manqué de travail. Néanmoins, c’était pour des choses qui n’étaient pas forcément payées. J’ai travaillé autant que d’habitude, mais j’ai gagné deux à trois fois moins d’argent, car je n’étais pas payé pour inventer des concepts, changer mon emploi du temps, faire un plan b, répondre aux courriels des personnes qui voulaient que je participe à leur projet. Il y a eu tout de même un moment où dix-huit projets étaient en attente, avec des dates très floues.
La réalisation des projets dépendait aussi des autorisations sanitaires et des obtentions de financements. Certaines réponses pour les subventions ont tardé à arriver et Machine de Cirque a dû travailler dans l’incertitude, comme se souvient Frédéric Lebrasseur, au sujet du spectacle Fleuve, créé pendant l’été 2020 : « Nous avons d’abord travaillé entre concepteurs mais ne savions pas s’il serait finalement possible d’embaucher des interprètes ». En effet, le Conseil des arts et des lettres du Québec a mis en place un dispositif intitulé « Présentation de spectacles en distanciation physique » pour des projets devant avoir lieu avant la mi-automne 2020[5]. Machine de Cirque a eu l’idée de créer un spectacle en plein air sur la baie de Beauport. Pour le choix des dates, il fallait que les conditions climatiques soient favorables : la période estivale était donc la meilleure et favorisait la venue d’un plus grand public. Mais les seules dates disponibles du lieu étaient pour les périodes du 13 au 15 août et du 20 au 22 août, ce qui a engendré une urgence dans la création. La réponse positive pour le financement est tombée alors qu’il ne restait plus que deux semaines avant la date prévue pour la création publique en août, ce qui a nécessité une manière de procéder très différente des autres spectacles de la compagnie qui se préparent en plusieurs périodes de création réparties sur plusieurs mois – voire plusieurs années.
Les contraintes sanitaires limitaient le nombre d’artistes simultanés en piste et imposaient une distanciation, sauf pour les artistes vivant au sein de la même « bulle » : deux couples ont ainsi pu présenter en duo des tableaux distincts. Fleuve a été construit comme un parcours déambulatoire en cinq tableaux originaux interprétés par seize artistes de cirque. Le public se déplaçait en quatre stations distinctes sur la baie de Beauport (le dernier lieu comportait deux tableaux qui jouaient en alternance) et chaque station durait environ neuf minutes. Les circassiens répétaient les tableaux en boucle, mais il y avait toujours un tableau qui ne jouait pas, avant de reprendre la fois suivante. Cette alternance permettait aux artistes de se reposer, car le spectacle était joué en continu pendant deux heures. Chaque tableau avait sa propre dramaturgie et un univers précis. La musique devait contribuer à cette singularité, selon Frédéric Lebrasseur :
Il a fallu que je crée d’une autre façon et que j’aille beaucoup plus loin dans mon processus d’idées de musiques. D’habitude, l’idéation se fait pendant la création du spectacle. Les idées, je les trouve en même temps qu’on trouve le show, les deux grandissent en même temps. Mais pour Fleuve, il fallait trouver beaucoup de matériel avant pour pouvoir faire beaucoup de propositions, le temps était très limité et faire des trames sonores, c’est long.
Vincent Dubé souligne une différence par rapport aux méthodes de travail habituelles de la compagnie :
Dans une création normale, surtout avec Fred, il est plutôt au service de la musique et non le contraire[6], mais là, à la vitesse où allaient les choses, c’est nous, les circassiens qui étions au service de la musique pour que ça puisse avancer. C’était peut-être plus un échange égal, je dirais, par rapport à ça. Des fois, on n’avait pas eu encore le temps de cibler l’ambiance et il nous offrait quelque chose et on se disait « Bon ben, ça va être ça », et on se lançait là-dedans. Puis après ça, on voyait où ça nous menait, et on nourrissait davantage. Un peu comme les improvisateurs : on dit oui à tout pour réussir à construire quelque chose[7].
Bien que la musique live performative soit une des caractéristiques de la compagnie, les contraintes techniques, sanitaires et financières ont rendu cette manière de travailler impossible, alors qu’il s’agit d’une pratique de prédilection pour le compositeur :
C’est un choix différent que la musique ne soit pas live, mais c’était très difficile. Avec les cinq tableaux, il nous aurait fallu cinq interprètes live à payer en plus. Avec la distanciation, il aurait fallu qu’ils soient dans la même bulle et s’arranger pour que tout ça marche. Ça aurait fait beaucoup plus de monde à gérer, j’aurais peut-être pu chapeauter toutes les compositions pour être sûr que ça fonctionne, mais c’est quand même complexe.
D’autant plus qu’il fallait concilier la création musicale avec l’aspect technique :
On avait des défis parce que quand on fait plein de shows en même temps, parfois le son se contamine. Il fallait placer les enceintes à des endroits précis selon les lieux choisis. Il fallait tenir compte du fait qu’à telle minute on devait mettre le son moins fort dans un tableau, car sinon ça allait gêner un autre tableau. Il a fallu que j’essaie de tout arranger et il y avait beaucoup de défis comme ça.
Cependant, il ne s’agissait pas tant d’innover que de retrouver des pratiques du passé :
Pour moi, c’était un peu régresser dans ma tête, mais pas nécessairement au sens péjoratif. Si j’ai le choix, je fais de la musique en live dans le spectacle, mais cela dépend bien sûr du spectacle. Je reste ouvert : si on m’explique que pour un concept spécifique, la musique en live n’ajoute rien, je peux faire différemment. Mais là, ça aurait très bien pu être live, ça aurait vraiment apporté quelque chose. Mais sur le plan de la mise en scène, c’est plus long à faire, parce que le musicien il reçoit des ordres de musique, des ordres de déplacement, des ordres de personnages, et puis il faut que ça devienne un tout cohérent, et des fois c’est plus long à trouver. Mais pour moi, ce n’est pas toujours plus long, c’est même plus facile. Si je suis attitré à un tableau, je peux le changer toutes les fois qu’on le fait. Si on me dit « ça, c’est trop long », eh bien, je joue moins longtemps. C’est sûr que j’ai peut-être des séquences déjà programmées à gérer en même temps sur le logiciel Ableton Live, mais souvent je suis très autonome et je m’arrange pour que tout soit malléable. Au cirque, c’est tout de même plus pratique : si quelqu’un fait tomber une quille, si un autre n’est plus sûr de faire sa figure ou décide de faire autre chose parce qu’il a mal, je peux le suivre. Là, la musique ne suit plus… Mais ce sont de grands professionnels qui sont aussi habitués à suivre des trames sonores.
Composer autant de musique pour le cirque en aussi peu de temps a été une expérience inédite et éreintante :
La dernière semaine, j’ai fait des journées de 15 à 16 heures de travail ! J’ai tout fait seul : les univers sonores, les bruitages et la musique. J’ai interprété tous les instruments, enregistré et mixé le tout ! Avec tous les ajustements nécessaires pour les mouvements, pour que ce soit synchro. Et surtout créer sans vraiment connaître leurs numéros ! Mais ça a bien marché[8] !
Le compositeur a donc fait en sorte d’adapter sa musique par rapport à sa pratique habituelle, car sa présence sur scène ajoute une théâtralité que les trames sonores ne permettent pas, comme il l’explique dans l’extrait vidéo 1.
Extrait vidéo 1 : Témoignage de Frédéric Lebrasseur, entretien à distance, 8 juillet 2021.
Les différents défis suscités par la pandémie ont conduit Machine de Cirque à rebondir afin d’innover en s’orientant vers d’autres types de projets, impliquant par la même occasion de nouvelles méthodes de travail pour la composition musicale.
Le travail avec les collaborateurs
En plus des problèmes artistiques et techniques, les contraintes financières ont joué un rôle dans les créations en période de pandémie. Le gouvernement du Québec a mis en place plusieurs dispositifs d’aide spécifiques pendant cette crise pour soutenir les artistes dans leurs projets, notamment par la voie numérique. La compagnie a alors eu l’idée de réaliser un court-métrage intitulé La Galerie, inspiré du spectacle éponyme dont la première officielle a eu lieu au Festival international de Teatru de la Sibiu (Roumanie) en juin 2019, et qui a fait l’objet de plusieurs représentations en Europe et à Montréal avant que la pandémie n’interrompe la tournée internationale. Toutefois, le projet audiovisuel a été conçu comme une oeuvre distincte[9] du spectacle. La première partie du court-métrage a été tournée au Musée national des beaux-arts du Québec, et la seconde, se déroulant dans un « autre monde » lorsque l’héroïne franchit une toile, dans l’église Saint-Charles-de-Limoilou à Québec. Pour ce court-métrage, réalisé par Loup-William Théberge sur un scénario d’Olivier Lépine, la musique originale a été confiée à Frédéric Lebrasseur. Ce projet a amené le compositeur vers une pratique nouvelle dans son métier de compositeur pour le cirque : fixer sa musique sur la partition.
De la partition à l’improvisation
Contrairement à Fleuve qui s’est créé dans l’urgence, beaucoup plus de temps a été alloué à la construction du court-métrage et les enjeux étaient différents, comme le souligne Vincent Dubé :
Le cinéma, c’est quelque chose qui reste dans le temps, qui est gravé et qui n’évoluera pas : nous étions davantage dans un travail d’orfèvrerie. Avec l’équipe des concepteurs [le scénariste Olivier Lépine et le réalisateur Loup-William Théberge], on a vraiment pris le temps d’échanger avec Fred et de lui faire partager notre vision. On a pu peaufiner les choses[10].
Cette dynamique a conduit Frédéric Lebrasseur à modifier son approche :
Ils ne m’ont pas demandé d’écrire une partition, mais je me suis dit que je n’avais pas le choix, que le risque était trop gros. Avec toutes les propositions qu’ils m’amenaient, j’ai fini par leur dire « Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut improviser ça ou pas ». Même si j’avais choisi des musiciens qui sont à la fois d’excellents improvisateurs[11] et d’excellents musiciens classiques – certains sont d’ailleurs membres de l’Orchestre symphonique de Québec –, j’ai fini par douter.
Réaliser une partition est très inhabituel pour le compositeur :
J’ai beaucoup composé et j’ai engagé quelqu’un qui était dans les musiciens – le violoncelliste et contrebassiste Daniel Marcoux – pour tout transcrire. Tout ce que j’ai composé était joué note par note. Ce que je ne fais pas d’habitude ou très rarement, ça m’est déjà arrivé une fois ou deux, mais jamais pour le cirque. Je joue un thème sur le clavier, mais ensuite quand je veux orchestrer, je n’ai aucune idée de comment s’appelle l’accord. Des fois, je comprends de quel genre de gamme il s’agit et je fais des essais, par exemple en montant des notes d’un ton ou d’un demi-ton. Je copie un élément, je le mets une octave plus bas, je vérifie les ambitus des instruments et aussi j’ajuste mes mélodies. Mais je ne sais pas écrire des partitions. On dirait presque que je suis un charlatan [rires]. J’ai enregistré toutes les parties et nettoyé ma session sur mon séquenceur : j’ai coupé des choses, enlevé des silences, égalisé… Il fallait que la personne qui m’aidait pour faire la partition puisse exporter toutes mes pistes midi l’une après l’autre. Après il mettait le son correspondant à chaque partie. Il a aussi nettoyé des choses, arrangé des éléments et il m’a fait des propositions.
L’enregistrement s’est déroulé pendant deux journées en studio et deux partitions ont été réalisées : la première intitulée Grande toile (21 mesures) correspond à la partie du film allant de 02:02 à 02:44, et la seconde L’autre monde (100 mesures), dure de 05:41 à 09:19. Pour les autres parties, le compositeur avait envoyé aux musiciens des fichiers audio avec des enregistrements midi :
Ils avaient pris des notes de ces divers bouts chez eux, que nous avons ensuite joués bout par bout. En studio, avant chaque extrait, je leur faisais entendre avec l’image ce que j’avais composé. On jouait une version très proche mais c’était à leur façon : il y avait quelques variations, nous répétions jusqu’à ce que les interprètes, le réalisateur et moi soyons satisfaits. Entre les essais, je donnais des indications, par exemple : « plus tendu ou moins tendu », « ces deux instruments jouent la même chose », ou encore « la deuxième note doit arriver sur cette image[12] ».
Frédéric Lebrasseur a même réalisé un « story-board pour spatialisation » indiquant précisément à quels moments les parties musicales devaient être jouées (figure 2). Le document servait essentiellement à savoir où les interprètes allaient être positionnés avec leurs instruments :
Nous avons fait une prise de son stéréophonique et je voulais être sûr que ça allait marcher à l’image. Par exemple, je place le basson à droite, car il représente l’actrice Lyne Goulet quand on la voit à droite de l’écran. Des questions se sont alors posées : « Si le basson revient pour jouer un personnage plus tard, sera-t-il du même côté ? ». Et aussi : « Est-ce que je veux rester proche de l’autre instrument à vent (la clarinette) ou je veux le basson à l’opposé ? ». Et ainsi de suite pour chaque instrument[13].
Ce type de travail était nouveau pour Machine de Cirque et Frédéric Lebrasseur :
Je me suis quand même dépassé et suis très fier de ce que ça a donné. Mais comble de l’histoire, à la fin, il fallait faire la musique du générique. J’ai dit que nous allions faire de l’impro parce que j’ai des super improvisateurs. Nous avons fait la musique du générique et le réalisateur a dit : « Waou, vous avez improvisé ça ! ». Et là, il a dit : « Mais qu’est-ce que ça ferait si on essayait le film complet en impro ? ». Il a mis le film au début, nous avons improvisé, et là il a dit : « Ah, ça aurait pu être possible ! ». Après toutes les compos que j’ai faites, il a réalisé rendu là que j’aurais tout pu faire en impro finalement [rires].
Les contraintes liées à la pandémie ont nécessité des ajustements lors de l’enregistrement :
J’aurais aimé que nous soyons proches, mais il fallait deux mètres entre chaque [musicien] et c’est compliqué pour bien s’ajuster. J’ai aussi décidé comment placer les instruments et avec l’ingénieur du son René Talbot, nous avons placé les micros en fonction de la spatialisation que je voulais. Les musiciens étaient très bons et ils mettaient du leur aussi dedans. Je leur demandais de participer, s’il y avait des choses qu’ils n’aimaient pas et s’ils avaient des besoins particuliers. Le violoniste demandait par exemple que l’on répète davantage des passages, parce que c’était difficile pour la justesse ce que j’avais écrit, et je ne le savais pas. On discutait entre nous aussi des parties les plus importantes à faire ressortir.
Avant d’arriver à l’étape de l’enregistrement, Frédéric Lebrasseur a dû réaliser des maquettes, ce qui était inhabituel pour des projets liés au cirque, car il crée normalement en direct, pendant les sessions de création avec toute l’équipe artistique.
Proposer et imaginer
Pour le court-métrage La Galerie, le compositeur a donc fait entendre des propositions mais, comme le souligne Vincent Dubé, il n’est pas toujours évident de se rendre compte du résultat :
Fred nous a construit une démo, mais avec des faux sons d’instruments, et la banque d’instruments de Fred est la banque de sons la plus terrible que j’aie jamais entendue ! [rires] Il faut avoir de l’imagination pour se dire : « Ok, ce son-là, ça va être du violon, ça c’est un violoncelle… ». Mais on a pris le temps de construire avec ça et d’aller le plus loin possible, on a pris le temps avant d’enregistrer.
Frédéric Lebrasseur est conscient des problèmes particuliers soulevés par les maquettes :
Ça m’est déjà arrivé par le passé que des musiciens avec qui je travaillais me fassent écouter une démo avec des sons midi et que je ne trouve pas ça terrible… Mais une fois joué, c’était super ! Si je ne suis pas capable de me rendre compte du potentiel, comment je veux que les artistes à qui je fais entendre ça le fassent ? Mais ça permet tout de même d’avancer et ils ont compris mes idées.
Pour le spectacle Fleuve, avant même les premiers échanges de travail, Frédéric Lebrasseur avait déjà trouvé des sons, des atmosphères :
À partir des vagues idées de tableaux que les circassiens et le metteur en scène avaient écrits, j’ai commencé par me faire une banque de sons, c’est-à-dire à compiler des sons de vagues, de bateaux, de mouettes, de bulles… J’ai compilé et classé une centaine de sons, bruits et atmosphères que j’avais sur des banques de son et dans mes archives.
Pour Fleuve, comme le spectacle a dû se monter très rapidement, car la confirmation du financement est arrivée tardivement alors que les dates étaient déjà fixées, l’urgence était telle que Frédéric Lebrasseur a cherché dans ses archives des morceaux pouvant servir de base de travail. Il a notamment puisé dans ce qu’il appelle des « Jodorowsky[14] » ou des « sans oreilles » (musiques composées sans écouter), pièces créées rapidement, généralement dans l’avion, où il associe des éléments sonores et musicaux au hasard[15] :
Parfois, je pars d’une mélodie précédemment travaillée dont je n’avais rien fait. J’ai fait écouter à Vincent Dubé et Olivier Lépine : ils savaient que ce n’était pas composé exprès pour le spectacle. Ils comprenaient que ce n’était pas final, c’était une inspiration. Il n’y avait pas le choix, il n’y avait pas de temps. Il fallait qu’on se fasse confiance, il fallait que ça aille vite.
Il a par exemple proposé la musique de l’extrait audio 1.
Extrait audio 1 : Proposition musicale de Frédéric Lebrasseur pour Fleuve, archives Frédéric Lebrasseur.
C’était un thème que la mer, en général, m’inspirait. Je ne savais pas pour quel tableau exactement, mais peut-être pour le port ou pour l’épave ? Il fallait de toute façon le retravailler, car il sonnait trop celtique et cela ressemblait trop à une série de pirates cheap à mon goût. Ce n’était qu’une maquette qui évoquait une mélodie et un groove. Une fois que Vincent et Olivier l’ont entendu, on a conclu que ça pourrait peut-être être une base mélodique pour le tableau du phare. Bien sûr, à condition de changer le groove et les arrangements pour s’éloigner un peu du celtique et ramener des éléments du quotidien, car ce tableau met en scène un couple qui passe sa vie à s’occuper et à occuper – car ils y habitent – un phare. Leur existence est routinière au début, et par la suite, la musique devient de plus en plus agitée et un peu stressante.
Les deux acrobates, Maude Arseneault et Raphaël Dubé, ont demandé une musique de plus en plus dynamique. Le compositeur l’a retravaillée d’après sa mélodie initiale, avec un arrangement où la plupart des instruments sont acoustiques dans un esprit « un peu jazzy, un peu latin, à la manière d’un téléroman évoquant le quotidien » (extrait vidéo 2).
Extrait vidéo 2 : Fleuve, « iv. Le Phare » (extrait), 3:13-4:23, août 2020, archives Machine de Cirque. © Machine de Cirque.
L’urgence a conduit au développement des maquettes pour Fleuve – ce qui habituellement n’est pas nécessaire, la musique se créant en direct pendant les sessions de création avec l’équipe artistique – et la pandémie a multiplié les échanges par voie numérique[16] comme le précise Frédéric Lebrasseur :
C’est moi qui joue tous les instruments[17], qui enregistre tout, parce que si on a du budget, je peux aller chercher d’autres personnes pour enregistrer et les payer. Mais ce n’est pas qu’une affaire de budget, c’est aussi une affaire de temps : si je travaille et que ça convient, c’est bien, mais dans le cas contraire, ce n’est pas grave. Je pars de ce que j’ai, je fais d’autres choses. Mais si j’ai déjà engagé une violoniste, il faut que je la paye pareil, même si on ne l’utilise pas et j’aurai perdu du temps à enregistrer quelque chose qui ne convient pas. Tout est allé très vite, les décisions se sont prises très vite, donc c’était mieux de tout faire tout seul.
Si Lebrasseur a majoritairement travaillé de chez lui, il s’est aussi parfois déplacé pour assister à certaines répétitions :
J’allais quand je pouvais et je voyais si les emplois du temps pouvaient coïncider. Parfois, c’était le bon moment pour travailler et les artistes me faisaient leurs commentaires. J’avais mon ordinateur et je pouvais faire les modifications en direct, ils validaient ou non, c’était facile quand ça se passait comme ça. Mais avec tous les emplois du temps différents et les temps de pause nécessaires, c’était parfois beaucoup plus complexe.
Des ajustements ont eu lieu : « Pour les circassiens, je peux leur donner mes repères, mais parfois, ils savent déjà tout, ils le font dans leur tête. Ils me disent : “Peux-tu mettre la mouette un peu plus fort ? Ça, c’est mon repère et je ne l’entends pas avec le vent.” ». Des requêtes pouvaient être très précises, comme pour la scène « Le Canot » du quatrième tableau, avec un numéro de patins à roulettes acrobatique interprété par Mathieu Cloutier et Myriam Lessard :
Ils étaient très techniques, c’était facile, parce qu’ils m’ont dit, par exemple : « À 3:27, on n’aime pas ça parce qu’il y a telle chose, ça serait mieux si ça arrivait un peu plus avant ». Alors j’ai redécoupé dans ma session. Quand on fait de la musique pour le visuel, on s’adapte. Même si je ne compose pas à la manière d’un musicien classique, je sais très bien dans quel ordre je vais mettre mes idées : parce que ça fait un effet de surprise, parce que là il y a ça… Mais il faut quand même que j’essaie de suivre l’histoire de leur tableau et ce qui leur donne de l’énergie. Je suis prêt à sacrifier des idées. Et souvent je me dis « dans le fond ça marche quand même : les gars, je peux rajouter ça, oui ça marche ».
Si, en temps normal, les échanges entre Frédéric Lebrasseur et les circassiens se font de manière directe, il a été nécessaire que les demandes des artistes soient progressivement centralisées par Vincent Dubé et Olivier Lépine au fur et à mesure de la création de Fleuve, car le compositeur n’avait plus le temps de gérer beaucoup d’échanges en plus de la composition.
De nouvelles influences ?
Pour le premier tableau intitulé « Le Port », associant planche coréenne, équilibrisme et trampo-mur, le compositeur a utilisé des sonorités métalliques et « industrielles », dans l’esprit de ce qu’il a créé pour Machine de Cirque (2015), le premier spectacle de la compagnie. En revanche, pour parer à l’urgence de cette création dans le contexte de la pandémie, de nouvelles stratégies ont été adoptées par rapport aux pratiques habituelles de la compagnie :
Il y avait la possibilité d’utiliser des musiques libres de droits et j’ai pris du Chopin pour un passage[18]. Ça m’a fait gagner du temps et ça peut être amusant de jouer avec un morceau de musique, de mettre des effets, de « scraper[19] » et faire des glitchs[20], pour avoir l’impression qu’il y des disques qui sautent. C’était pour le deuxième tableau, « L’Épave » avec des marins, j’ai imaginé une musique jouée sur un gramophone : j’ai choisi un son un peu « gramophonié » et je l’ai enrichi.
C’est dans le passage de la tempête que la musique de Chopin est la plus transformée : des mesures du Prélude no 24, op. 28, sont scindées et répétées afin d’illustrer le chaos qui est interprété par les circassiens Gaël Della Valle, Claire Hopson et Yohann Trépanier. À la fin du tableau, Frédéric Lebrasseur a changé la sonorité et ajouté des effets pour que l’on comprenne que les personnages présents dans la scène coulent (extrait vidéo 3).
Extrait vidéo 3 : Fleuve, « i. L’Épave » (extrait), 5:00-7:39, août 2020, en ligne. © Machine de Cirque.
De façon générale, Frédéric Lebrasseur est très éclectique dans ses explorations musicales : « J’utilise beaucoup de styles à ma manière et on ne peut pas dire que j’ai un style précis. Mais dans certaines pièces de Fleuve, je suis allé un peu plus dans le “convenu” parce que j’ai eu l’impression que c’était ce dont on avait besoin, comme pour La Galerie d’ailleurs ».
Pour la scène du quatrième tableau, « Le Canot », il a utilisé des bruits de glace qui casse, mêlés à une musique répétitive : « C’est assez convenu de voir du patin qui tourne et d’imaginer une musique qui tourne… J’ai pensé à faire du “sous Philippe Glass”, aussi parce que faire du Glass pour de la glace, ça m’amusait ! Alors j’ai pris mon petit clavier et j’ai joué les mélodies » (extrait vidéo 4).
Extrait vidéo 4 : Fleuve, « iv. Le Canot » (extrait), 4’27-5’03, août 2020, archives Machine de Cirque. © Machine de Cirque.
Pour La Galerie, Frédéric Lebrasseur a dû répondre à une demande qui l’a d’abord dérouté :
Le film était en deux parties distinctes et la seconde, filmée dans l’église, était plus étrange. Mais le réalisateur ne voulait pas qu’il y ait une impression de quelque chose de décousu. Il voulait au contraire que la musique serve à unifier. En effet, l’étrange était déjà là, il fallait donc que la musique intensifie et bonifie. L’exemple qui m’a été donné, c’était un extrait des Quatre saisons de Vivaldi. Rien que ça ! Donc je me retrouve avec un exemple à la fois génial et très convenu. Je n’avais pas énormément de liberté et c’est assez stressant quand on dit : « Fais une oeuvre comme ça, mais pas pareil, c’est un exemple. Mais je veux quelque chose où il n’y ait pas vraiment de surprise ». En gros, c’est tout ce que je ne fais pas d’habitude ! [rires] Il me donne un exemple de musique baroque, alors que ce n’est pas du tout mon style habituel. Je ne suis pas un compositeur d’harmonie, de mélodies, je travaille davantage sur les textures.
Pour répondre aux attentes, tout en créant une musique qui lui corresponde, le compositeur a fait appel à plusieurs influences :
J’ai pensé à la “musique actuelle” qui se pratique au Québec : c’est un courant qui découle de la musique d’improvisation, mais aussi de la musique écrite, également inspirée par la musique contemporaine et le free jazz. C’est une musique qui peut être bruitiste aussi… Je suis très admiratif de John Zorn : parfois ça va être mélodique, d’autres fois il va y avoir beaucoup d’improvisation ou d’écriture. Mais aussi un peu de néo-classique. Ça me fait penser à des compositeurs comme Germaine Tailleferre et Darius Milhaud du Groupe des Six, qui sont une grande inspiration pour moi. Il y a des références au passé qui sont faciles à comprendre, et en même temps ils mélangent ça avec des innovations de leur époque. Ça découle de Satie aussi ou d’autres qui sont quand même très originaux, et beaucoup de compositeurs du Groupe des Six ont fait de la musique de film d’ailleurs ! Pour le court-métrage, je suis plus allé vers cela : faire quelque chose d’un peu convenu mais où il y a quand même des surprises.
Lebrasseur utilise des ostinatos mélodico-rythmiques pour l’accompagnement, sur lesquels des thèmes sont variés avec de microchangements, ce qui favorise l’unité et la progression recherchée. Ainsi, pour la musique de la Grande toile, une formule arpégée sur un accord de neuvième de dominante (avec ou sans sensible) est répétée par l’alto (en pizzicati) et la harpe. Clarinette et basson déploient un thème modal qui se termine par une gamme par tons, jouée la dernière fois pendant la chute des artistes dans l’une des salles du Musée national des beaux-arts du Québec, où le film a été tourné (figure 3 et extrait vidéo 5).
Extrait vidéo 5 : La Galerie, court-métrage (extrait), 2:29-2:48, 2021. © Machine de Cirque.
L’ostinato est aussi présent sous la forme d’un accord de quinte à vide joué par la harpe, comme lorsque l’héroïne entre dans une nouvelle partie du musée (extrait vidéo 6 ci-dessous)[21].
Dans la seconde partie du film, L’autre monde, où s’opère un grand crescendo, un premier thème très chromatique et un second très expressif avec des sauts de quinte sont joués en même temps qu’un nouvel ostinato (alto, violoncelle, contrebasse), comme on l’observe sur la partition (figure 4) et dans l’extrait vidéo 7.
Extrait vidéo 6 : La Galerie, court-métrage (extrait), 5:08-5:20, 2021. © Machine de Cirque.
Extrait vidéo 7 : La Galerie, court-métrage (extrait), 6:04-06:32, 2021. © Machine de Cirque.
Nous avons jusqu’à présent abordé le travail de Frédéric Lebrasseur pour les créations majeures de Machine de Cirque pendant la pandémie : celles qui ont abouti à l’ajout de productions à leur répertoire. Mais qu’en est-il des productions sur les réseaux sociaux et des autres projets qui ont émergé au cours des derniers mois, à l’heure où la pandémie n’est toujours pas terminée ?
Un temps pour de nouveaux projets
Bien que certaines périodes de créations aient été très intenses, les premiers mois de la pandémie, en particulier les périodes de confinement, ont offert aux cofondateurs de Machine de Cirque du temps pour se consacrer à de nouveaux projets et valoriser le travail déjà effectué. Par exemple, la compagnie a tourné de courtes vidéos – des « capsules » – diffusées sur les réseaux sociaux. Dans l’une d’entre elles, Frédéric Lebrasseur présente la flûte de pan géante créée pour le spectacle Machine de Cirque. Avec Yohann Trépanier, ils continuent de créer Les Robots infidèles, un nouveau spectacle donc le travail avait débuté avant la pandémie. Selon les évolutions des restrictions sanitaires, le processus de création s’est déroulé à distance ou en présentiel. Ils sont également parvenus à mettre en place une formation pour les « musiciens et musiciennes en mouvement[22] » et Frédéric Lebrasseur a pu déposer des demandes de financement pour la création d’un nouvel instrument : une « sécheuse musicale ». Le tambour de la sécheuse n’est plus destiné à accueillir du linge mais divers objets qui feront une base rythmique. D’autres parties de la machine seront utilisées à des fins musicales[23].
À l’occasion de la Journée mondiale du cirque le 18 avril 2020, la compagnie a diffusé sur ses réseaux sociaux une vidéo d’une minute et vingt-sept secondes intitulée « co-video-19. La parade solitaire » : les rassemblements étant interdits, chaque artiste (circassien ou musicien) paradait individuellement dans une rue proche de son lieu de résidence en étant filmé (par lui-même ou d’autres personnes de son cercle proche). Lebrasseur a supervisé le projet musicalement : il a composé une base musicale avec un thème qu’il a envoyé à de nombreux collaborateurs musicaux ayant contribué à des projets de Machine de Cirque au cours des dernières années, afin qu’ils puissent s’en servir de base pour improviser. Chaque musicien a enregistré sa partie et les échanges avec Frédéric Lebrasseur ont majoritairement eu lieu via courriel ou vidéoconférence : « C’était vraiment un projet lié à la pandémie, pour dire qu’on était toujours là et pour donner un peu de bonheur au monde ». Le montage final a été réalisé par Yohann Trépanier et ce projet a donné d’autres idées au compositeur :
Si j’avais eu plus de musiciens, nous serions sortis pour jouer chacun notre piste à des endroits différents[24]. Nous aurions passé un accord avec la radio pour diffuser la musique à une heure précise. Les musiciens auraient eu des écouteurs, se seraient connectés à la radio avec leur téléphone et nous aurions pu défiler chacun dans la rue individuellement et être accompagnés par des circassiens. Sur une banderole, on aurait dit au public de se connecter sur la radio. Je garde cette idée pour plus tard. Faire une fanfare en jouant tout seul, c’est vraiment une idée qui découle de la pandémie !
D’autres membres de la compagnie ont mis à profit le temps libéré par la pandémie pour développer différents aspects de leur créativité. Selon Maxim Laurin, circassien polyvalent et spécialiste de la planche coréenne : « Le plus gros “avantage” de la pandémie a été le temps libre qu’elle a laissé par toutes les annulations. J’ai pu prendre des cours de piano et continuer à me familiariser avec le langage musical pour être capable de mieux expliquer et inspirer les compositeurs avec qui je travaille[25] ». Cependant, la crise sanitaire a eu un énorme impact sur la création du spectacle Ghost Light que Maxim Laurin préparait avec Ugo Dario et le compositeur Félix Boisvert :
Selon moi, les premières représentations devant public sont une partie importante de la création. C’est important de se laisser un temps d’adaptation sur la manière dont circule l’énergie de la scène au public et comment le rythme opère avec un public. Nous n’avons pas pu avoir cette dernière étape avant la première et ça s’est senti. Pour moi, la création est toujours en cours et continuera encore longtemps après les premiers spectacles[26].
Pour Vincent Dubé, s’il est difficile de faire un bilan des impacts de la pandémie sur le travail de la compagnie, car la crise n’est pas terminée, il souligne aussi qu’il n’y a pas de « règles » concernant les processus de création d’une manière générale :
On dirait que ça élargit notre spectre d’éléments sur lesquels on peut travailler, ou les façons de travailler, mais il est un peu tôt quand même pour dire ce qui va rester de ça dans les méthodes. Mais avec le recul, de plus en plus, je ne sais pas quelle est notre méthode de création. J’ai l’impression que cette méthode-là s’ajuste en fonction des gens autour de la table. Une recette fonctionne avec une équipe de concepteurs. Ensuite, l’équipe est un peu différente et on doit s’ajuster. Peut-être que ce qui va rester, assurément, c’est le sentiment que “oui, ça va le faire” et qu’il y a toujours moyen de s’arranger, peut-être qu’il va rester un brin d’audace dans tout ça[27] !
Frédéric Lebrasseur fourmille encore d’idées pour Machine de Cirque : il aimerait par exemple, une fois que davantage de travaux seront réalisés dans l’église pour la rendre encore plus fonctionnelle pour accueillir du public et réaliser une scénographie, présenter la version du court-métrage La Galerie avec les musiciens accompagnée par une improvisation qu’il dirige. Il proposerait au public différentes versions, jouées successivement, pour montrer à quel point il est possible de faire des versions variées.
Conclusion
En octobre 2021, Frédéric Lebrasseur s’est de nouveau produit à La Scala Paris pour une nouvelle version du spectacle Machine de Cirque, avec une distribution en grande partie renouvelée. Si le musicien est un habitué de ce théâtre – Machine de Cirque y a joué pendant plusieurs mois à l’automne 2019 –, il y a organisé, à la demande du directeur Frédéric Biessy, pour la première fois son propre événement. Ainsi, le 19 octobre 2021, il a présenté dans la petite salle du théâtre – La Piccola Scala – un P’tit show d’improvisation réunissant des musiciens, des circassiens et un comédien[28]. Cet événement, qui n’est pas directement lié à la pandémie, a tout de même eu un impact particulier pour certains artistes : hormis les circassiens et Frédéric Lebrasseur qui se produisaient en public avec Machine de Cirque, cette soirée représentait un retour à la scène après de longs mois sans public pour la majorité d’entre eux. Cela a également permis au public de découvrir les artistes dans des rôles différents et de mieux percevoir des liens entre cirque et musique : par exemple, Thibault Macé, qui se produit en tant que circassien dans le spectacle Machine de Cirque, s’est montré ce soir-là sous les traits d’un clarinettiste et improvisateur musical de haute volée. Peut-être cela nourrira-t-il dans le futur de nouveaux spectacles de la compagnie, tout comme la jonglerie improvisée de Samuel Holling, qui s’est déroulée en contrepoint des improvisations musicales.
Par certains aspects, la création musicale pour le cirque contemporain en temps de pandémie a pu rejoindre les pratiques compositionnelles en vigueur dans le cirque traditionnel, où les compositeurs créent à distance des trames sonores, dans une démarche très éloignée de la création « au plateau » avec les circassiens. Par exemple, le compositeur québécois Germain Bourque, qui vit à Montréal, collabore depuis trente ans avec des compagnies de cirque traditionnel en Europe et travaille à distance depuis 2005 avec le Cirque d’Hiver Bouglione à Paris.
Par ailleurs, la pandémie a suscité le développement des captations audiovisuelles et une réflexion autour des spectacles immersifs. Ainsi, à Montréal, la compagnie de cirque Les 7 Doigts et le studio de divertissement multimédia Moment Factory travaillent, en partenariat avec le Centre de recherche, d’innovation et de transferts en arts du cirque (critac), au développement de spectacles hybrides, à la fois présentés en direct et à distance (sur écran ou en réalité virtuelle ; voir l’appel à candidatures). Ces questionnements et recherches touchent naturellement d’autres compagnies de cirque, à une époque où les contraintes sanitaires et l’aspect écologique tendent à diminuer les déplacements. Reste à observer quels impacts ces nouvelles pratiques de création auront sur le travail de composition musicale.
Appendices
Note biographique
Caroline Barbier de Reulle est docteure de l’Université Paris-Sorbonne en Musique et musicologie. Sa thèse, sous la direction de Michèle Barbe, est intitulée Salvador Dalí et la musique (2017). Agrégée de musique et diplômée du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (cnsmdp) en Esthétique, ses publications et réalisations audiovisuelles étudient principalement les relations entre la musique et les autres arts. Elle a dernièrement consacré ses recherches à la « musique de cirque » et collabore, en tant que musicienne (piano, violon, chant) et compositrice, à des créations scéniques mêlant le cirque à d’autres disciplines.
Notes
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[1]
Nous remercions chaleureusement Frédéric Lebrasseur et les autres membres de Machine de Cirque pour le temps accordé et la documentation communiquée.
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[2]
Sauf mention contraire, les propos du compositeur cités ici proviennent de cet entretien.
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[3]
Expression empruntée au théâtre qui est fréquemment utilisée dans le milieu du cirque contemporain. Cela fait référence à l’espace scénique de travail collectif où se retrouvent les artistes lors des processus de création.
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[4]
Correspondance électronique avec Raphaël Dubé, 12 août 2021. Machine de Cirque avait déjà créé un spectacle conçu pour le plein air en 2018 avec Truck Stop. La grande traversée.
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[5]
Le programme a été reconduit en avril 2021 : https://www.calq.gouv.qc.ca/actualites-et-publications/presentation-spectacles-distanciation-physique-2/ (consulté le 9 février 2022).
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[6]
Sous-entendu, Frédéric Lebrasseur fait habituellement en sorte que sa musique s’adapte aux contraintes du cirque.
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[7]
Entretien vidéo avec Vincent Dubé, 5 août 2021.
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[8]
Courriel de Frédéric Lebrasseur, 17 août 2020.
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[9]
D’une durée de 11 minutes, le court-métrage n’a pas encore été diffusé publiquement dans son intégralité.
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[10]
Entretien téléphonique avec Vincent Dubé, 5 août 2021.
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[11]
Il s’agit de Stéphane Fontaine (clarinette), Andrée Bilodeau (alto), Inti Manzi (violon), Isabelle Fortier (harpe), Yana Ouellet (basson) et Daniel Marcoux (violoncelle). Daniel Marcoux a également joué en overdub une partie à la contrebasse et Frédéric Lebrasseur a fait de même pour les percussions.
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[12]
Courriel de Frédéric Lebrasseur, 12 août 2021.
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[13]
Courriel de Frédéric Lebrasseur, 27 août 2021.
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[14]
Lebrasseur se souvient avoir entendu une interview de Moebius dans laquelle ce dernier expliquait qu’Alejandro Jodorowsky, alors qu’ils travaillaient sur le film Dune, ouvrait des livres au hasard pour choisir les costumes des personnages. Frédéric Lebrasseur s’inspire donc de ce procédé créatif utilisant le hasard pour certaines de ses oeuvres musicales. Il s’exprime sur cette démarche et sa passion pour Jodorowsky dans le court-métrage que nous avons réalisé Un p’tit show pour Jodo ? Fred Lebrasseur et ses amis à La Scala Paris (2021).
-
[15]
Le compositeur développe aussi des processus de création liés au hasard avec le circassien et vidéaste Yohann Trépanier (également cofondateur de Machine de Cirque).
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[16]
La compagnie, en collaboration régulière avec d’autres pays, pratiquait déjà les visioconférences et les échanges de documents par voie numérique, mais cette pratique s’est intensifiée avec la pandémie.
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[17]
Il fait à la fois appel à ses compétences de multi-instrumentiste, pour s’enregistrer et insérer ces parties musicales dans la trame sonore, et utilise aussi des banques de sons midi dont il joue via son clavier. Pour Fleuve, il a notamment utilisé des banques de sons midi pour les sonorités d’orgue Hammond B3 et de piano Fender Rhodes. « En vrai », il a joué de la basse électrique, de la guitare électrique – utilisant parfois un e-bow (archet électronique) –, du mélodica, et a également interprété toutes les percussions (batterie, derbouka, frame drum, cloches, grelots) et utilisé des bouts de tôles ou autres métaux. Il fait cohabiter électroacoustique et instruments plus conventionnels pour arriver à diverses esthétiques.
-
[18]
L’Étude no 2 (Trois nouvelles études) puis le Prélude no 24, op. 28.
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[19]
Selon Frédéric Lebrasseur, cela signifie « briser, abîmer, démolir mais disons pour cet exemple précis : altérer », courriel du 27 août 2021.
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[20]
Pour le compositeur, « c’est un petit glissement, court moment de décalage, scratch de dj et disons pour cet exemple précis : un mélange entre court grésillement et court moment de décalage » (ibid.).
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[21]
Le court-métrage exploite différents espaces du musée, parmi lesquels, le hall d’entrée, l’escalier et plusieurs salles d’exposition.
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[22]
La formation a eu lieu du 1er au 5 février 2021 à Québec. Une seconde édition s’est déroulée du 15 au 18 février 2022.
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[23]
Voici un extrait du projet : « Oui, il est possible de jouer de la sécheuse. Car sa carlingue recouverte d’émail a un son riche, agréable aux balais traditionnellement utilisés à la caisse claire. De plus, il est facile de produire un son grave en y fixant tout simplement une pédale de grosse caisse. Mais ce n’est pas tout ! Là où l’instrument prend toute son ampleur, c’est lorsqu’on découvre que c’est un séquenceur organique. En ouvrant la porte de la sécheuse, qui peut d’ailleurs donner lieu à un agréable grincement, on découvre le ventre de la bête ! Si on y place un objet et qu’on actionne la machine, un rythme organique est automatiquement créé. Les diverses matières ingérées par la cuve nous donneront des textures multiples et la superposition d’objets nous précipite dans un phrasé rythmique varié. » (Courriel de Frédéric Lebrasseur, 4 février 2022).
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[24]
En dehors des projets pour le cirque, Frédéric Lebrasseur a conçu Marche dans mes sons, une promenade sonore aux abords de la rivière Saint-Charles à Québec, programmée en février 2021.
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[25]
Courriel de Maxim Laurin, 13 août 2021.
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[26]
Courriel de Maxim Laurin, 20 août 2021.
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[27]
Entretien téléphonique avec Vincent Dubé, 5 août 2021.
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[28]
Voir le documentaire précédemment cité que nous avons réalisé sur cet événement.
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[29]
Tous les liens ont été vérifiés le 9 février 2022.
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[30]
Tous les liens ont été vérifiés le 9 février 2022.
Sitographie[29]
- Conseil des arts et des lettres du Québec (calq), « Présentation de spectacles en distanciation physique. Soutien aux artistes et organismes », 16 avril 2021, https://www.calq.gouv.qc.ca/actualites-et-publications/presentation-spectacles-distanciation-physique-2/.
- Frédéric Lebrasseur (site personnel), https://fredlebrasseur.com.
- Machine de Cirque, https://machinedecirque.com :
- Fleuve (spectacle), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/fleuve-spectacle-cirque-exterieur-quebec.
- « Formation pour les musiciens et musiciennes de la relève. Musiciens et musiciennes en mouvement », 12 décembre 2020, https://machinedecirque.com/fr/nouvelles-news/detail/formation-musiciens-releve-quebec-2021.
- La Galerie (court-métrage), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/court-metrage-short-film-cirque-circus.
- La Galerie (spectacle), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/la-galerie-spectacle-cirque.
- Ghost Light (spectacle), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/la-galerie-spectacle-cirque.
- Machine de Cirque (spectacle), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/spectacle-machine-de-cirque.
- Truck Stop. La grande traversée (spectacle), https://machinedecirque.com/fr/spectacle/truck-stop-spectacle-de-cirque.
- [Moment Factory et Les 7 Doigts], appel à candidature pour une bourse Mitacs Accélération sur « L’engagement du public dans les spectacles virtuels/hybrides », diffusé sur Facebook par Naila Kuhlmann le 2 février 2022, https://www.facebook.com/photo/?fbid=10159938139246774&set=a.10150202224301774.
Médiagraphie[30]
- Centre de création. Présentation [de l’église Saint-Charles-de-Limoilou], mis en ligne par Machine de Cirque en juillet 2021, https://vimeo.com/581232865.
- co-video-19. La parade solitaire, mise en ligne par Machine de Cirque le 18 avril 2020, https://youtu.be/OIemz0jICGc.
- Fleuve. Tableau de l’épave (août 2020), mis en ligne par Machine de Cirque le 9 novembre 2020, https://youtu.be/fEH93NG1jfg.
- La flûte de Fred, mis en ligne par Machine de Cirque le 30 mai 2020, https://youtu.be/Ce-dqqQzu-Y.
- Marche dans mes sons. Une balade sonore conçue par Fred Lebrasseur, capsule mise en ligne le 4 février 2021 sur lafabriqueculturelle.tv, https://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/13155/marche-dans-mes-sons-une-balade-sonore-concue-par-fred-lebrasseur?fbclid=IwAR3R-sF9r1zpjt_9CKoPhEjyRM2QuQ43Pd7xPI-JS1LpeRHIH_3qjpOSxcU
- Un p’tit show pour Jodo ? Fred Lebrasseur et ses amis à La Scala Paris [2021], mis en ligne par Caroline Barbier de Reulle le 17 février 2022, https://youtu.be/iVh25Vv18Ng.