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Quel sens attribuer à la « création » en design sonore ? Les designers sonores ont recours à des pratiques de création diversifiées pour produire des artefacts et prototypes sonores adaptés à des usages sonores tout aussi variés. Le terme de création, même sans qualificatif, fait référence – indépendamment de sa connotation biblique qui n’est pas sans lien à l’art –, à l’oeuvre canonique créée par l’artiste, et générée selon des processus artisanaux. La « création » artistique débouche alors sur la production d’une oeuvre d’art unique, produite pour elle-même, destinée à un public et dont la valeur se définit selon des critères d’authenticité, « de rareté, d’exceptionnalité, d’exemplarité, de singularité » (Darras 2017, p. 147). Le droit (code de la propriété intellectuelle et jurisprudence) reprend largement cette conception, même si les choses évoluent en cette matière. Ce sont des critères à l’opposé du design sonore dont le « projet », concept central, de la discipline (Vial 2015, p. 82), porte sur les services sonores et leur usage. L’ambivalence de la relation entre création et design met en avant des objectifs disjoints de l’art au design et réciproquement. Ce paradoxe est illustré dans le contexte du design sonore, discipline (récente) parente du design et qui qualifie toute activité de création appliquée au son en vue d’une « utilisation » dans un contexte plus élargi.

Création et design : situation

Objectif de la création individuelle en art et du projet collectif en design

Le design s’inscrit historiquement et encore assez généralement dans un contexte industriel contraint, ciblé et informé où s’exercent différentes activités parmi les cycles de conception, production, diffusion, consommation, mais aussi des pratiques, des méthodes, des processus créatifs au sein d’un collectif de travail divisé, mais hiérarchisé : chef de projet, directeur artistique et autres acteurs dans les secteurs culturel, technique, scientifique, juridique, administratif, économique, financier, marketing, commercial, ou encore d’exploitation, de patrimoine[2]. Alors que la notion de création qualifie le travail de l’auteur final de l’oeuvre, monumentale ou non, et cela selon les genres artistiques à proprement parler, la notion de « créativité planifiée » (Archer 1974) se substitue à elle pour signifier la création sans finalité artistique, c’est-à-dire une production au service d’un bien, d’un usage ou d’une information. Mentionnée à titre de comparaison dans ce texte, l’aspect utilitariste de cette notion contraste à l’envi avec celle de création artistique qui culmine dans « l’art pour l’art » et selon laquelle « il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien » (Gautier [1835]1973, préface).

En réponse au « génie créatif individuel […] qui cultive la subjectivité et les méthodes de la preuve par soi » (Darras 2017, p. 148), et pour lequel la création est guidée par des intentions esthétiques personnelles, les enjeux de la création en design sonore ne sont pas ceux de la production d’une oeuvre d’art aux vertus canoniques (même si, paradoxalement, les oeuvres des designers peuvent s’imposer à la postérité en tant que telles), ni celle de la signature solitaire de son auteur. Le projet de design sonore substitue à cette vision subjective de la création celle d’une représentation de tous les acteurs dans l’entreprise créative, le groupe, l’équipe, et ce, encore davantage qu’en d’autres situations de création collaborative comme le cinéma, le théâtre ou la danse.

La notion de créativité en entreprise

La création dans le projet résulte de la collaboration de plusieurs agents qui, dans un système de contraintes plus ou moins complexe, se jouent d’intentions différentes. Elle s’appuie sur un partage des rôles aux responsabilités clairement définies, sur des méthodes séparées (pratiques) et une organisation du travail (planification des tâches) savamment gérée, qui représentent autant de contributions créatrices (co-création, co-design). Archer, dans un contexte socio-économique de marché, nomme cette interaction la « créativité » – une notion qui n’est pas sans lien avec celle de l’esprit d’initiative et d’innovation qui prévaut dans la participation des sujets à une entreprise commune et qui qualifie chez Joseph Schumpeter la notion d’entrepreneuriat à une plus grande échelle (Schumpeter [1911]1999). On retrouve cet esprit d’entreprise dans le projet (au sens large) pour décrire la mise en oeuvre des processus de conception et de gestion qui sont également des éléments constitutifs de la création en design sonore. Cette vision de la création en design n’est donc pas celle du paradigme de l’artisan qui ferait concurrence au « créateur » en donnant à la fiction l’énergie et l’originalité de la nature mais plutôt celle d’une créativité partagée et au service d’une entreprise commune.

Aspect de la création en design sonore : concevoir dans un système de contraintes

L’oeuvre d’art est par nature non reproductible, unique. Ce statut lui confère une cohérence narrative et linéaire que l’on peut a fortiori considérer comme une finalité de la création artistique. La création appliquée a une finalité objective. En design, la forme dérive d’impératifs fonctionnels et la question esthétique est fondamentalement articulée sur ces impératifs. Le son « designé » procède de la production en série d’un objet sonore fonctionnel. Mais c’est aussi ce qui conduit cet objet à la « dépossession de son unicité » (Benjamin [1935]2003) et à son atomisation esthétique. Le sujet s’efface derrière l’objet, l’objet derrière l’usage et, souvent, l’usage derrière le scénario. Dans ce processus, la sensibilité artistique, garante de l’originalité de l’oeuvre à travers son unicité, se met au service du concept (conception), d’une idée portée par l’intérêt général (division du travail), et de tous les services engagés pour finaliser le produit (dont la fabrication, mais pas seulement) jusqu’à son expérimentation avant son utilisation courante.

Alors que la fragmentation du processus créatif dépend aussi bien des phases de recherche et de mise au point que des moyens de satisfaire les besoins du consommateur, l’utilisateur final est seul juge de paix. En comparaison de ces perspectives, la « création » en design sonore peut sembler impure et calculatrice. Elle vise un objectif, un programme et impose à la liberté individuelle la rigueur du cahier des charges. Et ceci même dans les cas, dont Philippe Starck (https://www.starck.com) est emblématique, où l’industriel, dans la nouvelle économie du « talent » (Menger 2009, p. 622), partagé entre concepteur et usager, cherche à vendre une quasi-oeuvre, éventuellement au détriment de l’usage. Il est d’ailleurs symptomatique que le designer tende alors à devenir lui-même sa propre marque.

Objectif commun de création en design sonore : la forme au service de la fonction

Par ailleurs, si l’objet artistique (le produit) l’emporte sur le sujet de création (l’esprit dans l’oeuvre), c’est tout d’abord parce qu’il a été conçu dans le but de servir, d’être utile, manipulé, pratiqué, utilisé, conformément à l’intérêt commun, soit parce qu’il répond à la valorisation d’un service, d’un produit ou d’une marque voire d’une oeuvre d’art dont le designer n’est que rarement le réalisateur en titre, il n’est, en tout cas, nullement la matière ni l’objet de sa prestation.

Même si la division création/design n’est pas aussi binaire qu’il y paraît en théorie, la création industrielle, contrainte, normée, se distingue de la création artistique libre par ce jeu entre univocité et hétérodoxie, de l’individuel au collectif, qui oeuvre cependant, vers une finalité commune (résultat, solution, produit, service). Il va de soi que les arts collectifs ont longtemps posé problème au regard de la conception romantique tout comme le ballet, le théâtre ou l’opéra, arts collectifs à forte division du travail et, où, de plus en plus fréquemment, c’est l’ensemble de la troupe qui conçoit l’oeuvre, celle-ci n’était donc pas préexistante à sa création, posant ainsi la question particulière de l’identité de l’auteur.

Design sonore : de la création à l’innovation

Histoire et anthropologie du sonore

En admettant que le design sonore ait toujours existé, on peut justifier sa dimension historique et anthropologique selon trois grands ordres – militaire, religieux et politique – auxquels il convient cependant d’ajouter désormais l’ordre commercial (marchand), devenu essentiel, voire en compétition avec les trois précédents et capable de leur imposer sa logique. Chacune des fonctions sonores au sein de ces ordres est ainsi déterminée : a) marche militaire cérémoniale ou de combat, rappel à l’ordre et enhardissement des troupes (mais aussi son, réduit ou amplifié, des armements et munitions) ; b) liturgie religieuse – culte des dieux et communion des fidèles ; c) pompes impériales de l’antiquité avec trompettes (prestige), hymnes nationaux (unité nationale), et également des faits plus ponctuels : fanfares municipales (célébration d’événements), tambours des crieurs (annonces publiques), sirènes d’alerte (avertissement), etc.

Alors que le son (et la musique) a toujours joué un rôle symbolique dans toute société, quels que soient les rituels – militaire, religieux, politique et aujourd’hui commercial –, ces quelques exemples témoignent avant la lettre du fonctionnalisme sonore et de son utilité jusque dans l’appareil social. Lorsque les musiques de rituel répondent à des fonctions bien identifiées, il y a tout lieu de les concevoir comme du design sonore et ceci même dans le cas, fréquent, où ce sont des « artistes » qui interviennent intuitu personae (auquel cas on peut associer au design sonore le label design musical). Si ces quelques exemples attestent d’une organisation sonore plus ou moins structurée (s’il s’agit de musique), les messages sonores témoignent de services utiles à bien des égards à la compréhension des relations dans un système donné. Dans tous les cas, le défi pour le designer sonore est de faire parler l’objet (le service) afin de susciter une réponse de la part de l’auditeur/usager, mais l’identité sonore de marque doit nécessairement prendre en compte « le reflet sonore de la vision de l’entreprise » (Boumendil 2017, p. 117). Au-delà de la stratégie commerciale et dans un registre d’utilité publique quel qu’il soit, le son répond à une ordonnance particulière par sa fonction dans un champ d’application donné : identifier un événement – la corne de brume des bateaux à l’entrée d’un chenal ; signaler sa présence dans le cas du véhicule électrique silencieux ; indiquer l’heure par le son des cloches ; identifier une marque à sa musique, etc.

Transdisciplinarité du fonctionnalisme sonore

Ces différentes instances sonores partagent entre elles des propriétés (acoustique, identitaire, de périodicité) que le design sonore cherche aujourd’hui à faire valoir à travers ses investigations. Au-delà des rituels sonores qui ont pu traverser l’histoire des peuples, l’écosystème acoustique ambiant se renouvelle aussi par le biais technologique. La révolution numérique affecte la conception, la production ou la transmission du son. Chaque champ de la vie sociétale tend à s’esthétiser ou à se « designer » dans la perspective d’une meilleure ergonomie et dans la quête d’une qualité acoustique optimale. Toute activité sociétale est pensée selon cette « écoconception » au regard de la réalité écologique : ergonomie, confort, plaisir, santé, lien social. Des normes acoustiques sur le son des objets sont instituées – diminution constante du niveau sonore des appareils ménagers et des véhicules, messages sonores réglementés (qualité, formats, supports) –, et de nouvelles lois sur l’environnement sonore sont prescrites – pollution sonore, niveaux de tolérance au bruit.

Bruits d’usage et sons de service sont ainsi maîtrisés, contrôlés, cartographiés dans des bureaux d’études spécialisés pour le compte d’agences professionnelles, intermédiaires vers l’entreprise ou l’entité cliente et parfois intégratrices d’autres apports de design en vue d’un design multisensoriel global. Le son y est pensé comme média acoustique doté d’une qualité fonctionnelle concrète – alerter, informer, accompagner, aménager, accommoder, adhérer, assister, guider, etc. Au strict niveau du produit, par exemple, Elif Özcan et René Van Egmond (2008) distinguent deux types de son : le son causal émis par le produit à l’usage (fonctionnement), et le son intentionnel implémenté par l’ingénieur pour signaler un événement (alarme, cycle de réchauffement d’un micro-ondes). Ces mêmes auteurs identifient six catégories sonores perceptibles : air, alarme, cycle, impact, liquide et bruits mécaniques. Sur un plan esthétique et technique, le designer sonore évolue de la création à la médiation pour arbitrer de la qualité sonore d’un produit, de la cause à l’intention, conformément à son expertise technique. On est donc très loin de la notion de simple « habillage » devenue désuète en design, quoiqu’encore avancée par la plupart des agences de design sonore.

Enjeu de la création : d’un mode d’expression l’autre

Si le fonctionnalisme en design sonore tend vers l’équilibre de deux systèmes de connaissances, sensible et intelligible, la création appliquée au son est aussi ce processus inversé où le design se met au service de l’art. L’ouvrage sur le son au théâtre de David Collison (2008), régisseur son qui revendique très tôt le statut de designer sonore (au milieu du xxe siècle), met en avant l’ambivalence de la création sonore au théâtre au regard de deux aspects du design constitutifs du projet : conception et production. D’une part, la posture scientifique du designer sonore est liée à l’acoustique architecturale en vue de la maîtrise acoustique des édifices, depuis le modèle des théâtres de l’antiquité grecque et romaine. D’autre part, la posture artistique dépend de la création sonore qui suit et sert la dramaturgie – musique d’accompagnement, effets d’ambiance, atmosphère et bruitage, plus globalement la rhétorique sonore qui accompagne les mouvements scéniques et le cours de la narration. Ce dernier aspect sera exploité au cinéma pour qualifier le design sonore dans la production filmique hollywoodienne, confondant le design sonore à ce champ d’application (Sonnenschein 2001). Il est plus communément traduit en anglais (mais également en langage français courant) par « sound design » pour la gestion au cinéma de la voix, des effets sonores et des sons d’ambiance[3].

L’acoustique architecturale du théâtre antique est tout autant technique qu’esthétique et s’intègre à différents niveaux dans le projet – ingénierie (ici maîtrise d’ouvrage), acoustique et psychologie (psychoacoustique et musicologie). Le designer sonore intervient en amont de la production sonore pour favoriser les conditions d’écoute et améliorer par des innovations techniques le lieu de la production, mais aussi pour générer des sons (bruitage) et des musiques du spectacle.

Technique de création en design sonore : entre innovation et création esthétique

Vitruve (ier siècle av. J.-C.), qui a intégré la sonorisation de l’espace comme partie liée à l’architecture, est un précurseur dans ce domaine. Avant la fin du xixe siècle (et sur la base du modèle antique), un bon design acoustique reprenait, en les imitant, les qualités sonores propres de lieux reconnus comme lieux où la musique sonnait bien, sans investigation technique autre que la comparaison d’un édifice à l’autre. Une des caractéristiques mises en avant par Wallace Clement Sabine dès la fin du xixe siècle est celle du temps de réverbération des espaces lié à la réflexion des ondes sonores : en espace fermé, les conditions d’appréciation sont optimisées selon sa loi sur le calcul du temps de réverbération qui entraîne une chute d’intensité du niveau sonore de soixante décibels (Sabine 1900).

Ces détails sur l’acoustique des salles relèvent du design sonore dont l’objet est justement d’établir le meilleur compromis entre la conception de l’espace et la production sonore, un travail aussi bien d’architecte, d’acousticien que de musicien. Il recadre aussi la question de la création dans un contexte scientifique et technique de savoirs sur les conditions d’appréciation du son en relation avec les intentions esthétiques qui, elles, exigent un savoir-faire. Le designer sonore est ainsi sollicité sur la conception des espaces et les moyens acoustiques appropriés pour satisfaire l’écoute, un travail codéterminé entre acousticien, ingénieur du son, architecte et maître d’ouvrage au seul niveau de la conception sonore. En termes de production, le designer sonore travaille avec le scénographe, le metteur en scène et le dramaturge. Considérant les différents secteurs d’activités recensées du design, et la vocation du design sonore à la transdisciplinarité, cet exemple ne saurait masquer les autres domaines d’investigation du sonore suivant les trois catégories identifiées du design – espace (environnement), message (communication) et produit (conception) présentées sur le site de l’Alliance française des designers[4].

Conceptions et méthodes en design sonore

Transdisciplinarité du design sonore

Si le design sonore engage divers processus créatifs liés aux activités de design préalablement mentionnées, eu égard au son, le travail des différents spécialistes du projet sonore – acousticien, ingénieur du son, compositeur et designer sonore – par leur contribution collective, étend amplement le périmètre de la création et en modifie la nature. Déontologiquement, on peut même dire que les champs disciplinaires qui impactent le design sonore se sont étendus depuis l’origine attestée de la discipline[5] – acoustique, psychologie (psychoacoustique), sociologie, musique (Schafer [1977]2010, p. 295) – aux sciences cognitives, neurosciences, sciences de l’information, ingénierie, ergonomie, marketing, urbanisme, communication, média. L’interdisciplinarité du design sonore est tout aussi bien liée au design (et à sa fonction) qu’au son lui-même dont le statut est ambigu : en effet le son désigne une vibration physique et la sensation qu’induit cette vibration, le phénomène organique et sensible en même temps, unité psychogénique du système auditif, entité physicobiologique de l’être en situation d’écoute, battement oscillatoire de l’objectif au subjectif et inversement.

Le son qualifie tout à la fois la chose et l’être, le sujet et l’objet, le fait sonore perçu. La partition phénoménologique de l’écoute en quatre parties - ouïr, entendre (objectif), écouter, comprendre (subjectif) (Schaeffer 1966), a été maintes fois revisitée pour appréhender la perception auditive analytiquement, et distinguer plusieurs approches du phénomène – physique, sensible et cognitif – qui sont autant de domaines d’investigation, selon les champs d’application du design sonore évoqués plus haut.

Produire le design sonore

Pratiques et méthodes de création en design sonore sont également fonction de la typologie du design en plusieurs catégories – espace, message, produit, pour reprendre le classement des activités professionnelles des designers plus haut évoqué – et leur application sonore possible. Aussi, les techniques de création sont fonction des différents besoins et usages en matière de production sonore : la nature des activités – chaînes de radio, télévision, sociétés de production, de postproduction ; des équipes de réalisation/production – réalisateur, producteur, rédacteur en chef, directeur artistique ; des secteurs – cinéma, audiovisuel, publicité, industrie, communication, musique ; des types d’équipement – table de montage mécanique, station de montage informatisée, laboratoire acoustique, studio professionnel, etc. ; et des types de production – film, documentaire, reportage, jingle, sonal (logo sonore), jeux vidéo, signalétique, événementiel, transport, architecture, santé, etc.

Cette taxinomie non exhaustive circonscrit divers aspects techniques de la profession de designer sonore, entre technique du son, ingénierie sonore, acoustique et composition multimédia. Bien que « designer sonore » soit en passe aujourd’hui de devenir un métier à part entière, même si cette activité, encore en préinstitutionnalisation, n’est (toujours) pas officiellement classée comme telle par l’observatoire des métiers, certains artistes mettent au service du design leur expertise musicale à des fins créatives lorsque ce ne sont pas les musiques elles-mêmes passées dans le domaine public qui sont exploitées par les acteurs de la profession à des fins de marketing. Pour ne prendre que quelques exemples qualifiant interpénétration et réversibilité des pratiques créatives en design sonore : le sonal sncf de Michaël Boumendil pour le compte de l’agence Sixième sens et sa récupération thématique par David Gilmour, guitariste des Pink Floyd, ou encore Music for Airports (1978) de Brian Eno qui invente la musique d’ambiance, à la fois genre musical attesté et type de design sonore d’environnement.

Réinvestir le son des machines

La question de la création en design sonore ouvre cependant d’autres perspectives. Dans son projet Subway Symphony (http://www.subwaysymphony.org), James Murphy, leader de lcd Soundsystem, un groupe de musique au croisement de la dance music et du post-punk, propose de remplacer les bips plats et désagréables des tourniquets du métro new-yorkais par des sons de carillons plus vertueux : « Je veux que chaque station du métro new-yorkais ait sa propre musique, sa propre tonalité, si bien que les gens qui grandiront avec ça, quand ils entendront plus tard un son ou un morceau pourront dire “Oh ! Ça sonne comme Union Square” » (Murphy dans Schaefer 2015). Murphy envisage la substitution du bip de validation par plusieurs sons aux propriétés acoustiques riches, des intonations – tons conçus/perçus au sein d’un système de hauteurs –, élaborant un compromis relationnel entre signal, spectre et mélodie. Pour relever ce défi, Murphy s’est principalement battu (plus de dix ans) contre la mta (Metropolitan Transport Authority de New-York) et l’ada (American Disability Act – ensemble de lois qui établit, exécute et applique les normes d’accessibilité pour les personnes handicapées), jusqu’à ce que des neuroscientifiques (vision et audition) reconnaissent les bienfaits de son projet sur le stress des usagers (Guralnik [s. d.]). Avec six millions d’utilisateurs quotidiens, le défi est tout d’abord de permettre à tout usager de percevoir expressément le son du tourniquet à son passage sans le confondre avec les bruits de foules, pas, voix, cri, ni avec celui des machines, le son causal cité plus haut relatif à leurs fonctionnements.

En référence à l’échelle des tons de la gamme tempérée, Murphy a recours à l’expression de « piano mode » pour désigner son projet esthétique. À l’opposé du son strident (et nocif) des portiques actuels, il propose des sonorités pures et brèves, selon une combinatoire mélodico-harmonique musicale. Valider son passage revient à jouer un son en l’ajoutant aléatoirement telle une couche acoustique sur le fond sonore ambiant, en l’occurrence des sons brefs de carillons aux qualités mélodiques, et un rythme unique, aléatoire et fonction de l’affluence. Les usagers sont acteurs de la scène sonore : instrumentiste et cocréateur de cette symphonie métropolitaine constamment réinventée (réalisation prévue en 2021 puis finalement appliquée partiellement dans certaines stations de métro). Le projet de Murphy s’inscrit dans le nouveau modèle sémantique fondé sur la triade « forme fonction sens » que Stéphane Vial décrit comme ce mouvement récent du design d’une finalité marchande vers une finalité humaniste (Vial 2015, p. 50).

Modéliser par l’usage

Certains exemples emblématiques de design sonore représentent pour certains des pratiques de design sonore allégoriques de la première génération : Les quatre saisons d’Antonio Vivaldi repris et parodié par Ken Loach dans son film I, Daniel Blake, Palme d’Or au Festival de Cannes (2016), qui montre la triste condition des chômeurs promenés d’un répondeur téléphonique à l’autre au gré d’attentes musicales aliénantes ; le son de démarrage des Mac de Jim Reekes (Reekes [s. d.]) ; la fonction basique d’alarme des klaxons, des sirènes, des cloches de villages et des bruits de chantier, voire des jingle – radio, tv, publicité –, de la Muzak ; les listes d’écoute (YouTube, webserver, webradio) ou accompagnement sonore de jeux vidéo. Parmi ces exemples, il faut mentionner le lien étroit qui unit l’émergence d’un design sonore intelligent (orienté objet, donc augmenté) et les évolutions technologiques récentes, intelligence artificielle, neuro-marketing, big data. L’analyse du signal audio s’inscrit dans cette révolution.

Au coeur de la « machine apprenante », la nouvelle « malléabilité » du son dans la représentation numérique (Sterne 2015, p. 260) conduit à réfléchir sur la notion même de création en musique, qu’il s’agisse de sa conception ou de sa fonction au sein de l’environnement sociétal. Le traitement d’informations par l’analyse computationnelle des musiques enregistrées à des fins « d’indexation automatique de contenus musicaux » (Peeters 2013) permet des évaluations sur la matière sonore tout autant que le matériau musical – mélodie, harmonie, tonalité, mesure, durée, instrumentation, texture, registre, air, genre ou autres critères sont analysés. Le traitement statistique des titres à partir des banques de données permet lui de générer des informations sur les utilisateurs en relation aux musiques publiées utiles tant à la recherche en socio-esthétique qu’aux industries culturelles. Les agences de design sonore ou de conception/production sonore – cinéma et publicité plus spécialement – doivent recourir à ces systèmes intelligents pour affiner leur cible et optimiser leurs résultats.

La modélisation appliquée aux sons intéresse le design sonore, notamment au regard de ses différentes applications en multimédia – accompagnement des images, liste d’écoute commerciale, effets d’annonce – et la notion de création est plutôt perméable au sein de cette transversalité.

Conclusion

Après avoir affirmé que le design sonore, notion somme toute récente et susceptible d’évoluer, voire de « muter » plus ou moins radicalement, était le résultat d’une recherche collective résultant de la créativité de tous les acteurs du projet, considérons finalement que la « création appliquée » de nature utilitariste ne partage pas les finalités de la création artistique. L’expression de « design musical », légitime en tant que création artistique, paraît cependant discutable précisément parce que les finalités du design ne sont pas les mêmes dans la création. En tant que création appliquée, l’évaluation d’un bon design sonore est pertinente parce qu’elle répond aussi et en priorité à des fonctions ciblées dans l’application, qu’il s’agisse d’accompagner la vente d’un produit ou de valider un message. L’information est visée pour elle-même, la création esthétique est subordonnée à la nature du produit ou service dans une logique de design et non de « création artistique », et ceci même si pour le design la sensibilité artistique reste une valeur fondamentale.

Pourquoi ne pas se tourner vers une société de service en design sonore qui prenne en charge toutes les économies du son ? En référence au Building Information Modeling (bim) des architectes et qui représente l’ensemble des processus et méthodes mises en oeuvre pour organiser et structurer les informations relatives à un ouvrage de construction, projeté sous forme d’un modèle exploitable (la maquette numérique), la recherche s’oriente actuellement vers une structure similaire d’organisation en vue de façonner les futurs modèles du design sonore[6], modèles qui pourront être utilisés tant dans des logiques de « création artistique » que de design.