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Tenue de soirée est un film à part dans la carrière de Serge Gainsbourg en tant que compositeur pour le cinéma. Dans une liste de musiques pour l’écran qui compte une trentaine de titres, le film que réalise Bertrand Blier en 1986 est la dernière partition qui lui est commandée (si l’on excepte Charlotte For Ever et Stan the Flasher que Gainsbourg réalisera en 1986 et 1990). Il s’agit ainsi de l’ultime collaboration de l’artiste avec un réalisateur qui va lui imposer un univers, une narration, des personnages et des contraintes intrinsèquement liées à la composition pour l’image. Le film, présenté en compétition au 39e Festival de Cannes, se voit récompensé du prix d’interprétation masculine pour Michel Blanc et rassemblera plus de 3 millions de spectateurs en salles, devenant le plus gros succès commercial de Bertrand Blier après Les Valseuses (1974). Estampillé « Putain de film » sur ses affiches, le slogan créera l’amalgame et fera oublier le véritable titre, ce dont Michel Blanc se moquera en 1994 dans son film mise-en-abyme Grosse Fatigue, également primé à Cannes, d’après une idée originale de Bertrand Blier[1].

Blier/Gainsbourg, la juxtaposition de ces deux créateurs est à même d’évoquer de manière exacerbée ce que leur parcours respectif semble incarner : la subversion et le scandale. Cependant, l’évidence de cette collaboration semble atrophier toute réflexion sur sa nature même : le film, malgré son succès et ses nombreuses transgressions[2] n’offre que peu de littérature dédiée, se ramenant à des témoignages du réalisateur sur la préparation de la partition ou des musiciens sur les houleuses sessions d’enregistrement. Difficile donc de baser notre étude sur un manque probant d’éléments, manque qui ne peut qu’accéder aux limites de l’interprétation que nous éviterons trop personnelle, car

un texte autorise une pluralité d’interprétations. Mais il est sans doute important de savoir si la diversité de ces interprétations est voulue, prévue par l’auteur (qui aurait délibérément conçu une oeuvre « ouverte » ambiguë ou symbolique), produite par un texte que son fonctionnement interne ouvre sur diverses approches (sans que l’auteur l’ait consciemment élaboré comme tel) ou engendrée par l’activité interprétative du lecteur projetant ses grilles, obsessions et désirs sur n’importe quel objet d’analyse

Goliot-Lété et Vanoye 2007, p. 43

Dans la contextualisation du travail réunissant Bertrand Blier et Serge Gainsbourg, nous procéderons à une interprétation critique « étudiant pourquoi et comment, sur le plan de son organisation structurale par exemple, le texte “littéraire ou filmique” produit du sens (ou des interprétations sémantiques) » tentant d’établir « des connexions entre ce qui s’exprime et le “comment cela s’exprime”, connexions toujours conjecturales, hypothèses demandant sans cesse à être vérifiées par le retour au texte » (Goliot-Lété et Vanoye 2007, p. 42). En partant du « texte » (en l’occurrence du film), de sa structure musicale que nous soulignerons comme scénarisée et en nous aidant des outils narratologiques abordés par Gérard Genette dans Palimpsestes (1982), nous étudierons comment l’apport de Gainsbourg sur le film, s’il n’est pas authentiquement neuf, s’inscrit dans une construction transtextuelle du film. Puisant majoritairement dans des oeuvres préexistantes, la musique de Gainsbourg sertit Tenue de soirée dans « une pensée claire et forte, qui est le monde de Serge » rappelle Bertrand Blier. « C’étaient des musiques extrêmement à leur place, je n’ai jamais eu à les bouger de quelques images, ce mec avait réellement le génie de la musique de film » (Blier 2014, p. 4).

Gainsbourg/Blier ou la provocation en architexte

Joseph Ginsburg, le père de Serge, est pianiste dans les bars et les boîtes de nuit de Paris. À la maison, le piano paternel et la radio résonnent pourtant des compositeurs classiques. Afin de parfaire l’éducation musicale de son fils, il amène régulièrement le jeune Lucien, pas encore Serge, au théâtre des Champs-Élysées certains après-midi écouter les répétitions publiques d’Alfred Cortot, « l’interprète le plus remarquable de Chopin » (Gainsbourg 1986). Le compositeur polonais demeure, dans le musée musical de Gainsbourg, le compositeur de coeur : « J’ai une passion pour Chopin », affirmera Gainsbourg en 1989 au micro de France Inter.

Ce n’est pas seulement le goût de la provocation qui réunit Gainsbourg et Blier. Le nom de Frédéric Chopin revient séparément sur leurs lèvres, comme le compositeur qui a bercé leur enfance. Pour Bertrand Blier, c’est le piano maternel qui remplit cette madeleine proustienne et les deux hommes ont à l’évidence baigné durant l’enfance dans un univers musical très proche, un environnement sonore aux références communes :

Ma mère, qui était une femme discrète, était une très bonne pianiste. Elle jouait presque professionnellement et elle avait arrêté à cause de la guerre. Mais avant, à 16 ans, 15 ans, elle donnait des petits concerts […] Ce sont des souvenirs d’enfance très émouvants où il y avait un grand piano chez mes parents et je la suppliais pour qu’elle joue. Je la forçais, elle s’y mettait. Elle jouait admirablement Chopin qui est assez difficile à jouer, et ça m’est resté.

Blier 2015

Bertrand Blier et Serge Gainsbourg se retrouvent également sur l’apport de la musique à un film. Pour le compositeur, « La musique de film doit : primo être en contrepoint ; secundo ne jamais faire pléonasme » (Gainsbourg cité dans Lerouge 2001, p. 2). Pour les deux hommes, la musique doit fonctionner comme une valeur ajoutée au visible, le dépasser pour éviter la redondance. Elle doit accompagner l’image, la caresser ou la perturber afin d’inviter le spectateur-auditeur dans ce contrat audiovisuel.

Initials B.B. : Bertrand Blier, entre accords et désaccords

En 1967, Bertrand Blier tourne son premier film de fiction[3], Si j’étais un espion, thriller d’espionnage dans lequel il met en scène son père Bernard. Serge Gainsbourg est alors un chanteur connu, son précédent album studio Gainsbourg Percussions, arrangé par Alain Goraguer, est sorti en 1964 avec quelques 45 tours à succès comme « Pauvre Lola » et surtout « Couleur café ». Gainsbourg a également commencé à faire quelques apparitions au cinéma en tant que pianiste[4] ou portant toge et sandales dans des péplums italiens[5]. Excepté le fait de jouer aux côtés de Jean Gabin dans Le Jardinier d’Argenteuil de Jean-Paul le Chanois (1966), peu de prestations notables. Il faudra attendre 1968 et son duo avec Michel Simon dans Ce sacré grand-père de Jacques Poitrenaud (et la célèbre chanson « L’herbe tendre » composée avec Michel Colombier) pour que Gainsbourg puisse gagner quelques galons sur le grand écran. Ces musiques de film, dont il tirera des chansons, le feront connaître et reconnaître : L’eau à la bouche (Jacques Doniol-Valcroze, 1960) dont il interprète la chanson éponyme ou Strip-Tease (Jacques Poitrenaud, 1963) avec une chanson, également éponyme, qu’il fait chanter à Juliette Gréco.

La rencontre musicale de Si j’étais un espion se fait autour d’un piano à queue dans un petit studio de la Cité des Arts où Gainsbourg joue à Blier quelques thèmes qu’il a concoctés pour le film, en les reliant à la dramaturgie voulue par le réalisateur. La partition, orchestrée par Michel Colombier, comprend une instrumentation d’une quarantaine de musiciens et « sonne » sous l’influence de la série James Bond, arrivée sur les écrans quelques années auparavant. Dans ses thèmes comme dans ses sonorités (guitare électrique, guitare basse, batterie, piano et orchestre), elle privilégie le rythmique au mélodique, instillant un climat instable et inquiétant. Gainsbourg fait ici un clin d’oeil à John Barry sans se douter que l’année suivante, sur le tournage de Slogan de Pierre Grimblat, il rencontrera Jane Birkin qui vient alors de donner naissance à Kate Barry et de quitter John.

Le film ne rencontre pas le succès mais fort de cette première collaboration, Blier envisage ensuite l’idée d’un film musical dans lequel Gainsbourg interviendrait comme acteur mais également comme compositeur. Le film ne se fera pas mais la carrière de Gainsbourg comme compositeur pour le cinéma se marque alors de réussites comme Le Pacha[6] (Georges Lautner, 1968) – dont la chanson « Requiem pour un con » sera interdite sur les ondes – ou La Horse[7] (Pierre Granier-Deferre, 1970).

En 1972, Claude Berri réalise Sex-shop et se tourne presque naturellement vers Gainsbourg pour composer la musique de ce film où « l’esprit libertaire et provocateur » (Lerouge 2009, p. 4) fait écho à celui de l’artiste. Il est contacté l’année suivante pour le film Emmanuelle, premier long-métrage du photographe Just Jaeckin et du producteur Yves Rousset-Rouard, par le circuit de distribution Parafrance qui souhaite un nom connu dans ce film de débutants. Pierre Bachelet qui a oeuvré jusqu’à lors comme illustrateur sonore est néanmoins pressenti par le producteur pour composer sa première musique de long-métrage. Invité à assister à la projection de production, il se rend compte que « Gainsbourg ne se rend pas à la projo mais se contente d’envoyer à sa place son arrangeur Jean-Claude Vannier. De plus, ce dernier envoie ensuite une lettre à la production en disant qu’il a très mal supporté la présence d’un autre compositeur dans la salle » (Perrot 2002, p. 259). Gainsbourg refusera le film, ne partageant pas vraiment le même sens de l’érotisme que Jaeckin, mais selon ce dernier, Gainsbourg « a tout simplement eu peur de se retrouver dans un film érotique scabreux avec une bande de débutants » (ibid.).

Un manque de confiance et de discernement qu’il renouvellera la même année avec Les Valseuses que Bertrand Blier souhaite tourner d’après son roman. Ce récit de trois jeunes paumés s’inscrit dans son époque hippie, faite de liberté et de provocation. Pourtant le réalisateur écrit l’adaptation en écoutant les albums de Stéphane Grappelli, car pour cette atmosphère de « thé dansant pour vieilles dames » (Perrot 2002, p. 275), il recherche le décalage « entre des loubards modernes et un jazz au parfum suranné, d’une autre époque » (Blier 2001a, p. 4). Afin d’accentuer encore ce décalage, le réalisateur envisage alors que Grappelli interprète des thèmes composés par Gainsbourg, mais ce dernier, perplexe, refusera, choqué par un film qu’il juge « un peu trop en dessous de la ceinture » (Perrot 2002, p. 275). Selon Blier, « ça devait le gonfler d’utiliser un interprète issu du passé. Serge vivait trop dans le présent et le futur pour accepter ce type de contrainte » (Blier 2001a, p. 4). Le violon de Stéphane Grappelli, partie prenante du quintette du Hot Club de France, le ramenait forcément vers Boris Vian, influence majeure de ses débuts. Et même si le jazz était la base de ses premières musiques de film avec Goraguer, il pensait que ce son s’intégrerait peu à son approche devenue pop/rock, ayant évolué depuis vers d’autres périodes musicales et d’autres sonorités, avec Colombier et Vannier. C’est à ce moment-là qu’il se fâche avec ce dernier et n’a plus vraiment d’arrangeur attitré à ses côtés pour structurer sa musique pour le cinéma. Il faudra attendre 1975 pour que Jean-Pierre Sabar vienne travailler notamment sur le titre « L’ami Caouette », single réarrangeant en biguine antillaise une chanson initialement écrite en 1966 pour un duo entre Sacha Distel et Jean-Pierre Cassel[8].

Tenue de soirée signe donc en 1986 les retrouvailles de Blier avec Gainsbourg en même temps que la séparation définitive avec Sabar. En 1990, Blier tournera Merci la vie ! avec Charlotte Gainsbourg dans l’un des rôles principaux et envisagera logiquement de solliciter Gainsbourg pour l’écriture de chansons qu’il souhaite faire interpréter par Lou Reed et Bob Dylan. L’idée autant artistique que marketing d’avoir les Gainsbourg père et fille au générique fait écho à Charlotte For Ever, sorti quelques mois après Tenue de soirée. Le rendez-vous restera manqué à cause de difficultés contractuelles mais aussi de l’état de santé dégradé de Gainsbourg qui ne verra jamais le film terminé[9]. Bertrand Blier lui permettra toutefois de découvrir un premier montage dont il sortira bouleversé, particulièrement touché par la prestation de Charlotte.

Gainsbourg en Tenue de soirée métatextuelle

Tenue de soirée reprend le schéma des Valseuses : une histoire de couple à trois. Antoine et Monique, dans la précarité, rencontrent Bob, voyou flambeur et plein de panache, qui va profondément changer leur existence. Blier aurait souhaité reprendre le même casting Gérard Depardieu, Miou-Miou, Patrick Dewaere, mais ce dernier ayant mis fin à ces jours en 1982, le réalisateur contacte Christophe Lambert, alors au sommet du succès[10] puis Bernard Giraudeau qui tout deux déclinent la proposition. C’est finalement Michel Blanc, « le petit moustachu des Bronzés[11] » qui vient de rencontrer un immense succès avec Marche à l’ombre (1984) qu’il a écrit, joué et réalisé, qui va interpréter Antoine, délaissant ses rôles de faibles neurasthéniques pour devenir objet de désir[12].

Blier contacte Gainsbourg en amont du tournage. Ce dernier, toujours échaudé d’avoir refusé la même année Les Valseuses et Emmanuelle devenus cultes, accepte dès la lecture du scénario qui s’intitule encore Rimmel. Gainsbourg étant en pleine tournée de son album Love on the Beat, les interactions entre le réalisateur et le musicien restent donc distantes géographiquement, tributaires des appels téléphoniques auxquels Gainsbourg répond backstage sur ses lieux de concert. Il ne donne pas de signe de vie et tandis que la date des séances d’enregistrement approche, il devient évident qu’il n’a pas composé une note. Vraisemblablement dans la nuit du samedi 5 au dimanche 6 octobre 1985, il conçoit une trentaine de thèmes sur son Steinway qu’il fera écouter à Blier sur un dictaphone le lendemain, veille de l’enregistrement (Blier 2014, p. 3).

Pour Blier, confier la musique à Gainsbourg est une évidence d’autant plus marquée par l’influence de l’album Love on the Beat sorti en 1984, dont la thématique évoque la confusion des sentiments autant que la confusion des genres. La pochette signée du photographe William Klein[13] montre un Gainsbourg travesti, maquillé en homme-femme fatale, dans un glamour vintage qui évoque Greta Garbo ou Bette Davis. Gainsbourg souhaitait y apparaître le plus « femme » possible :

C’est lui qui voulait faire une photo provocante et il y avait un problème. Parce que quand on a commencé à le maquiller, à le coiffer, on s’est rendu compte qu’il était devenu tellement beau qu’il fallait que l’on fasse énormément de retouches pour l’enlaidir. Parce que sinon cela aurait tellement ébloui le spectateur que cela aurait complètement dérouté le public. Donc il y avait un énorme travail de retouches pour grossir les traits, alourdir les yeux, décoller les oreilles. Sans ça, c’était tellement éblouissant, tellement pas lui que l’on se rendait compte qu’il ne se rase pas, qu’il se laisse enlaidir[14].

Et Bertrand Blier de préciser :

Cette pochette – et de façon générale toute la thématique homosexuelle de l’album – m’a sans doute inconsciemment influencé sur mon choix de faire à nouveau appel à lui. Nous avions de toute évidence une culture commune, celle de l’homosexualité de voyous, à la Jean Genet. Et tout comme Depardieu, Gainsbourg était un homme très féminin dans ses gestes et ses attentions. En résumé, il y avait une vraie rencontre entre cette aventure cinématographique et l’univers de Serge à cette époque[15].

Blier 2014, p. 3

La présence de Serge Gainsbourg au générique de Tenue de soirée n’est donc pas anodine et ne peut nullement se réduire à une collaboration supplémentaire dans son travail avec Bertrand Blier. Son propre contexte artistique (l’album Love on the Beat, sa thématique comme sa couverture) corrèle le récit et l’esthétique que Blier veut alors mettre en scène.

L’affiche et l’album, un slogan en paratexte

Tenue de soirée, c’est d’abord une image qui s’affiche sur les murs, épurée et pourtant très explicite, dans une campagne de communication orchestrée par l’agence Emotion. Le regard est effectivement partagé entre les icônes textuelles et visuelles montrant les trois protagonistes du film travestis sous l’immense exclamation « Putain de film ! » suivie, comme un sous-titre, de « Tenue de soirée » (titre du film étonnamment inscrit entre guillemets comme une figure ironique ou que l’on aurait peur d’aborder). Le pont ainsi dressé entre visuel et textuel porte un message publicitaire fort. Car c’est d’abord « Putain de film ! », comme un cri, qui apparaît et semble écraser les personnages, ramenés dans le tiers inférieur de l’affiche. Ces personnages ne sont pas inconnus donc ne sont pas anodins. Ils sont aisément identifiables : Gérard Depardieu et Michel Blanc, travestis en femme et souriants face à Miou-Miou, au regard désemparé. Trois comédiens populaires dans des situations qui confinent au rôle de composition, même si leur sourire semble vouloir rassurer. Le trio traditionnel du mari, de la femme et de l’amant est ici remis en question dans les inversions de valeurs propres aux années 1980. Dans sa thèse intitulée Les corps troublants du cinéma français, Laurie Deson Leiner affirme qu’« au fond ce qui gêne le plus les spectateurs des années 1980 c’est de voir deux acteurs très populaires, Michel Blanc et Gérard Depardieu, devenir un couple au cinéma et finir en travestis sur les trottoirs parisiens. Le film de Blier entre dans le domaine de la provocation plus que dans celui de l’obscène » (Deson Leiner 2013, p. 45), comme l’affiche la campagne de communication :

Sur les murs de Paris, on peut lire en énorme, au-dessus des trois acteurs déguisés en travelos, le slogan « Putain de film », la provocation de l’affiche place volontairement le film dans le domaine du scandaleux. Mais n’est-ce pas pour masquer sous quelques mots vulgaires le vrai propos du film. « Ce serait ridicule, disent les responsables de l’agence Emotion, si ce film était simplement moyen mais avec Tenue de soirée on peut se permettre une image aussi provocatrice ».

Andreu 1986

Même si, pour Gainsbourg, « Tous les show off de la pub, c’est too much ! » (Maubert 2013, p. 136), il « était intéressé par son image, surtout. Il fallait donc toujours qu’il trouve une astuce pour qu’on parle de lui », rappelle Jean-Claude Vannier (Vannier 2021, p. 69). Comme un parallèle à l’affiche du film, l’album de la musique originale sorti à l’époque revêt un bandeau qui clame « Putain de musique ! », accélérant encore la disparition du véritable titre du film au profit du simple nom du compositeur. « Gainsbourg/Putain de film » suffit métonymiquement à incarner la musique originale de Tenue de soirée. Le film est effectivement marketé comme un vaudeville, une farce à la commedia dell’arte qui viserait à faire oublier sa part de noirceur pour mieux rassurer un public peu habitué à retrouver des comédiens populaires dans de tels rôles. La séquence finale du film où l’on voit Antoine, Bob et Monique se prostituer, fait d’ailleurs allusion dans ses dialogues au sida et à une prise de conscience de l’épidémie alors que Rock Hudson, figure populaire et première célébrité victime de la maladie, décède le 2 octobre 1985, soit quelques jours seulement avant la composition de la musique qui a pu – nous émettons l’hypothèse – être influencée par cette disparition.

Tenue de soirée, une partition hypertextuelle

Genèse et enregistrement

L’enregistrement est officiellement daté du mercredi 9 octobre 1985. Bertrand Blier témoigne d’un « enregistrement marathon : une semaine complète barricadés au studio Ferber […]. On arrivait à 16 h, on se barrait vers cinq heures du matin » (Blier 2001b, p. 18) quand d’autres ouvrages parlent de deux jours d’enregistrement (Dicale 2021b, p. 808 ; Merlet 2019, p. 405)[16]. Gainsbourg, qui a travaillé sur des thèmes à trois temps (comme la valse, chère au personnage de Bob), passe des heures au piano électrique à rechercher des sonorités à partir des thèmes enregistrés sur son dictaphone. Le reste de l’instrumentation convoque une petite formation : Slim Pezin à la guitare, Jannick Top à la basse, Charles Bennaroch à la batterie, Jean Schulteis aux percussions, Patrick Bourgoin au saxophone et Gilbert Roussel à l’accordéon.

Tous les morceaux de la bande originale utilisent dans leur titre un dérivé de la racine « trav » : « Travelling », « Traviolta », « Travaux », « Entrave » et « l’ensemble atteint de nouveaux sommets en matière de travestissements mélodiques » (Merlet 2019, p. 406). Les arrangements sont confiés à Jean-Pierre Sabar qui découvre ainsi les propositions de Gainsbourg à la première session de studio. Il critiquera ouvertement devant les musiciens et la production le fait que Gainsbourg recycle des thèmes existants, dont certains qu’il avait déjà arrangés plusieurs années auparavant. Citons notamment « Artistry in Rhythm » de Stan Kenton (1946) qui figure depuis toujours dans son Panthéon personnel[17], qu’il a déjà utilisé pour son court-métrage Le Physique et le Figuré (1981) – arrangé par Sabar et Georges Rodi – ainsi que pour l’une des bases rythmiques de « Love on the Beat » et qui apparaît dans Tenue de soirée sous le morceau « Trave ». Jean-Pierre Sabar ne travaillera que sur l’arrangement du générique avant d’être congédié par Gainsbourg[18], la direction technique et artistique de l’enregistrement étant finalement assurée par Slim Pezin.

La musique, très mélancolique, souligne un désenchantement et une solitude des personnages. Serge Gainsbourg interprète lui-même les thèmes sur un piano électrique Yamaha qu’il a fait venir en studio, car il souhaitait recourir à cette sonorité-là (Merlet 2019, p. 405), peut-être déjà comme un travestissement pas encore mélodique mais technique du piano, ambivalent entre son naturel et son transformé. Si un nombre assez important de pistes sont enregistrées, certaines ne sont pas conservées quand d’autres apparaîtront dans le film sans être éditées sur l’album de la musique originale qui accompagne la sortie du film en salles. En 2014, une version intégrale comprenant de nombreux inédits est éditée par le label Music Box Records :

  1. Travelling (4’20)

  2. Traviolta One (1’09)

  3. Traviolta Two (1’17)

  4. Traviolta Three (1’23)*

  5. Travaux (3’59)

  6. Travelure (3’27)

  7. Entrave (2’55)

  8. Travers (4’54)

  9. Travelo (0’42)

  10. Traverse (0’52)

  11. Travelinge (0’40)

  12. Traveste (1’02)

  13. Trave (3’22)

  14. Travelling (reprise) (2’21)

  15. Travers (version longue) (6’42)*

  16. De Traviole One (1’59)*

  17. Traveste Two (2’34)*

  18. Traversin (2’39)*

  19. De Traviole Two (2’00)*

  20. Travers (remix 2014) (3’46)*

  • * Titres inédits par rapport à l’édition de 1986.

  • Durée : 52’51

L’écoute de la musique, avec ou sans les images, fait ressortir la réutilisation de thèmes existants, parfois clairement cités ou davantage transformés. Pour Bertrand Dicale, « ce qui est important chez Gainsbourg, c’est l’intertextualité […]. Il y a un mélange de détournements, emprunts, citations, hommages. On ne peut pas dire qu’il plagie, il utilise » (Dicale 2021a). Si l’intertextualité consiste en la présence d’un texte à l’intérieur d’un autre, c’est en forme de plagiat qu’elle s’élabore, car reprenant en l’état un objet déjà construit et établi. Chez Gainsbourg, l’hypertextualité est à l’oeuvre, « soit toute relation reliant un texte (dit alors hypertexte) à un texte antérieur (dit hypotexte) » (Aumont et Marie 2008, p. 134). Nous adapterons ici cette terminologie en « hypothèmes » et « hyperthèmes » afin de délimiter le système gainsbourgien, stakhanoviste de la transtextualité, qui semble dessiner une carte du tendre de l’auteur-compositeur, musicale et chronologique.

Intertextes : thèmes, hypothèmes et hyperthèmes

Ainsi, la partition de Tenue de soirée ne comprend que très peu de musique originale spécifiquement écrite pour le film. Gainsbourg avait le goût et le sens de la reprise, de la réutilisation de matériaux existants, avec des pièces issues du répertoire classique (ce qu’il fit grandement avec Dvořák, Chopin, Brahms ou Beethoven) ou de ses propres travaux. Sa démarche est certes transtextuelle mais peu directement intertextuelle, on ne trouve guère d’autoplagiat ou autocitation en l’état, sans un minimum de transformation (arrangement) qui, selon le régime du texte (ici le film) satirique ou sérieux, débouche respectivement sur le travestissement ou la transposition. Les sources (é)puisées (hypothèmes) se « gainsbourguisent » en nouveaux thèmes (hyperthèmes) passés au filtre de la transformation orchestrée par ses arrangeurs successifs (tel thème arrangé par un arrangeur se voit réarrangé quelques années plus tard par un autre).

La partition de Tenue de soirée ne se base pas réellement sur un principe de leitmotiv. Mais le découpage du film (voir tableau plus bas, figure 1) fait ressortir deux thèmes principaux bénéficiant de plusieurs occurrences au cours du récit. Le premier thème, « Entrave » correspond aux différentes interrogations d’Antoine quant à sa rencontre avec Bob et leur rapprochement sentimental et physique. Il s’agit d’une reprise piano (avec guitare, claviers et basse) d’un hypothème écrit pour le film de Claude Berri Sex-shop (1972) initialement intitulé « Le Sexe qui te chope », que l’on peut également entendre dans le film Melancholy Baby (Clarisse Gabus, 1979) et qui réapparaîtra en hyperthème sous le titre « Oh Daddy Oh » dans l’album Charlotte For Ever (1986) (extrait audio 1).

Extrait audio 1 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Entrave », 00:12:35-00:13:14 / 00:26:22-00:27-23 / 00:50:19-00:51:45 / 00:56:28-00:57:03, © Music Box Records 2014.

Le second thème, intitulé « Traviolta », correspond à la découverte des sentiments (jeu hésitant au piano seul, parfois doublé de la basse) et annonce peu à peu son arrangement développé du générique fin (morceau « Travelling »), ce qui peut le présenter comme le thème musical du film. Il apparaîtra également en hyperthème dans Charlotte For Ever (chanson « Ouverture éclair »). Il ne possède cependant pas d’hypothème identifié : le thème « Traviolta/Travelling » est donc un thème original, qui par essence n’a pas de précédent et qui est à même ici d’incarner Tenue de soirée (extrait audio 2 et figure 2 plus bas).

Extrait audio 2 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Traviolta One », 00:30:22-00:31:12, © Music Box Records 2014.

Il est intéressant de voir comment les deux thèmes principaux sont joués piano solo par Gainsbourg lui-même, dans une épure d’arrangement, ce qui est relativement rare dans son travail pour le cinéma. Il se place ici volontairement seul, fragile face au récit, pour interpréter ces deux thèmes sur une mélodie descendante/ascendante, alternant mode majeur et mineur, dans une volonté de marquer le doute, l’hésitation, la fêlure des personnages.

Figure 1

Repérage des morceaux musicaux entendus dans le film.

-> See the list of figures

Les relevés effectués sur le film estiment une partition effectivement entendue d’une durée de 28 minutes[19], le film est donc musicalisé à 35 %, ce qui s’avère un pourcentage assez conséquent pour un film où les dialogues sont aussi importants et contribuent à la musicalité même du récit (ce que nous allons voir dans les prochaines lignes). Jouant sur les registres du diégétique et du non diégétique, de l’original et de l’intertextuel, l’utilisation du matériel musical contribue à scénariser le film bien au-delà du visible.

La scénarisation musicale de Tenue de soirée

De l’indifférence musicale : séquence d’ouverture

Le film débute par les sons hors champ d’un endroit peuplé. Les crédits apparaissent à l’écran, en lettres blanches sur fond noir. Première image : un orchestre de bal sur scène va commencer à jouer un morceau, peut-être le premier de la soirée. Le chef du groupe énonce « 1, 2, 3 » et les musiciens entament le morceau « Travers ». Plan suivant, gros plan sur Monique, perdue entre déception et colère, qui semble attendre cette (c)ouverture musicale pour lancer son solo de ressentiments et d’injures au visage d’Antoine (il est possible de visualiser cet extrait sur YouTube). « La première vertu de Tenue de soirée, c’est bien son langage : résolument dru, joyeusement iconoclaste, et qui pousse la grossièreté à un point d’absolu tel qu’elle en devient magie des mots, partition musicale, poésie pure » (Serroy 2006, p. 148). On a effectivement le sentiment que Monique parle sur la musique, en une scansion presque slamée des répliques de Blier, empruntant au mélodrame cette « forme de discours musical qui comporte un élément discursif non musicalisé devant être restitué par la déclamation parlée d’un acteur » (Waeber 2014). La séquence offre également un contraste saisissant entre la musique très enjouée (on voit des couples danser) et la violence des propos tenus par Monique à l’encontre d’Antoine qui reste stoïque. Comme pour marquer dès les premières secondes les dualités qui vont structurer le scénario et sa mise en scène, cette musique de bal, diégétique, demeure anempathique, affichant « son indifférence en continuant son cours comme de rien n’était » (Chion 1995, p. 229), et « au lieu d’occuper tout le champ avec l’émotion individuelle du personnage, elle nous fait voir le fond d’indifférence du monde » (Chion 1985, p. 125). Cette indifférence est ici clairement marquée alors que Monique expose ses quatre vérités à Antoine, dans une violence verbale qui ne semble pas être entendue des danseurs. L’arrivée de Bob, dans le flou de l’arrière-plan, s’avère fantomatique : venu s’installer derrière Monique pour écouter la conversation, il demeure totalement invisible jusqu’à la claque qu’il décochera à celle-ci, violent son diégétique qui ne déclenchera là non plus de réaction parmi les participants de la soirée. Cette conversation est un îlot de dialogues et de violence dans une mer musicale qui guide les mouvements muets des danseurs et l’immobilité dialoguée du couple, comme si le mini-vaudeville qui se jouait alors (rencontre, violence, couteau) s’exerçait dans un autre espace-temps, en totale abstraction et distanciation. Chez Blier, « les acteurs sont utilisés comme des instruments qui s’écouteraient jouer, et leurs personnages ne sont jamais pris au dépourvu, ils ont toujours un texte précis à dire, comme une partition à respecter » (Chion 1995, p. 308).

Cette séquence d’ouverture fonctionne également sur un ensemble de contrastes et d’oppositions :

  • de noms : le couple a des prénoms très « Nouvelle Vague », quasi truffaldiens, à deux syllabes prononcées, là où « Bob », palindrome bilabial en trois lettres, sonne comme une onomatopée, une bulle de champagne pleine de légèreté et de superbe ;

  • de couleurs : dans un décor coloré, Bob est habillé en noir et blanc ;

  • de vêtements : élégance dandy de Bob face aux habits mal assortis et élimés de Monique et Antoine ;

  • de boissons : sur les tables se multiplient ad nauseam des bouteilles vides de bière, de Schweppes, d’Orangina et autres là où Bob arrive avec un verre et un cocktail sophistiqué qui semble, comme lui, venir d’ailleurs.

L’analyse du lecteur-spectateur de Tenue de soirée est sollicitée dès les premières secondes du film. Le pack « musique et paroles » est donc à même d’évoquer l’incommunicabilité des sentiments entre Monique et Antoine, en situation de vive explication, voire de rupture. Or, Blier lui-même témoigne qu’il avait monté les musiques de bal avec des musiques existantes de Gainsbourg, notamment « L’ami Caouette » pour son côté « dansant et bêta » (Blier 2001b, p. 18) et non pour sa valeur narrative, sans accorder d’importance aux paroles. Cependant, si le morceau du bal (« Travers ») reprend effectivement la base rythmique de « L’ami Caouette » (que l’on peut reconnaître derrière l’accordéon), la référence peut être également légitimée par les paroles mêmes de la chanson d’origine qui, derrière l’amusement du rythme, évoque des différents entre le narrateur et ses pairs qui ne cessent de le dénigrer voire de l’insulter :

L’ami Caouette me fait la tête

La p’tite Noé veut plus m’parler

L’ami Cao m’a mis k.o.

La p’tite Ramel m’est infidèle

M’sieur Hannibal me mine le moral

Mam’zelle Leçonlon me traite de con

Mam’zelle Gibi m’traite d’abruti

L’ami Outchou me jette des cailloux

Mam’zelle Binet s’est débinée

Le p’tit Member me jette des pierres

Mam’zelle Lamar de moi en a marre

Mam’zelle Ramba veut plus qu’j’la vois

Monsieur Nasson me donne du bâton

Mam’zelle Nassucre me traite de trouduc

Il ne s’agit pas de citation directe mais bien de référence quant à la musique temporaire utilisée par Blier sur le tournage et le premier montage. Cette référence à « L’ami Caouette », avec l’influence thématique de l’album Love on the Beat qui irrigue l’ensemble de Tenue de soirée, est un rare exemple dans cette musique de film de ce que nous caractérisions comme « syntagmatisation et analogie réceptive » dans notre travail sur le compositeur Philippe Sarde, c’est-à-dire l’action de puiser « paragdimatiquement dans la large sélection que lui offre sa prolifique carrière, en apposant des syntagmes musicaux porteurs de sens per se, qu’il cite ou réorchestre » (Dastugue 2020, p. 323).

Antoine et Bob ou le théorème de la valse à trois temps

Pier Paolo Pasolini décrivait son film Théorème (1968) comme « l’intrusion du métaphysique, de l’authentique, qui vient détruire, bouleverser une vie, qui est entièrement inauthentique, même si elle peut faire pitié, si elle peut même avoir des instants d’authenticité dans les sentiments, par exemple, dans ses aspects physiques aussi » (Pasolini 1968). La rencontre incongrue de ces deux précaires en perdition et de ce voyou flambeur qui va semer la confusion dans leur (dés)équilibre s’accompagne d’une ambivalence entre le naturalisme de la première séquence et l’onirisme vers lequel la voix de Bob semble pousser Antoine. C’est ainsi la fonction de l’hyperthème « Entrave » (00:12:35) dont nous avons déjà parlé.

La rencontre avec le couple de bourgeois désabusés (00:20:58) se fait au son du morceau « Trave » qui reprend la base rythmique de « Artistry in Rhythm » de Stan Kenton, en y ajoutant des râles masculins sexualisés (extrait audio 3).

Extrait audio 3 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Trave », 00:20:58-00:22:20, © Music Box Records 2014.

Les couleurs verdâtres et néons donnent le sentiment d’un couple de vampires rentrant se calfeutrer au lever du jour, fantomatiques et décadents. L’opposition s’opère ici entre ceux qui désirent et ceux qui ont, lutte de classe et lutte de sexe. La musique originale intervient entre la 30e et 40e minute, coeur du film et basculement du couple vers une nouvelle vie. Ce moment appartient exclusivement aux personnages, dans le présent de leur intimité, et n’a pas de précédent. Le morceau « Traviolta One » accompagne – d’abord en une version épurée au piano – la conversation de Bob et Antoine (00:30:22) après la confession à Monique. Alors que Bob rejoint cette dernière pour lui demander de s’éloigner, le thème « Traviolta Three » intervient lorsque Antoine remonte dans la chambre de Bob (00:33:30). Le rythme est ressenti comme étant légèrement plus rapide que dans « Traviolta One » (voir plus haut l’extrait audio 2) comme si l’hésitation laissait place à une première détermination, un premier engagement (extrait audio 4).

Extrait audio 4 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Traviolta Three », 00:30:22-00:31:12, © Music Box Records 2014.

Avec le morceau « Traveste », autre morceau original, la mélodie au piano, toujours dans le registre mélancolique, semble un point d’interrogation sur le rôle que va jouer Monique dans ce trio (extrait audio 5).

Extrait audio 5 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Traveste », 00:35:27-00:36:18 / 00:38:24-00:39:15, © Music Box Records 2014.

Antoine, Monique et Bob sont au restaurant où trois violonistes leur jouent la sérénade « Travelinge » (00:40:32), arrangement d’une valse russe composée en 1943 par Matveï Blanter, Dans la forêt près du front (hypothème), que Gainsbourg réutilisera pour « Zéro pointé vers l’infini » de Charlotte For Ever (hyperthème) (extrait audio 6).

Extrait audio 6 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Travelinge » 00:40:32-00:41:08 / 00:48:18-00:48:52, © Music Box Records 2014 – Matvei Blanter, « Dans la forêt près du front », chanté par Les Choeurs de l’Armée Rouge, © Kosmos 2008 – Serge Gainsbourg, « Zéro pointé vers l’infini », chanté par Charlotte Gainsbourg, © Philips 1986.

Un peu plus tard, ce même morceau réapparaît dans une situation différente et dans un autre lieu : dans l’appartement du protecteur de Bob, Antoine et Bob ont un vif échange sur les marches de l’escalier (00:48:18). Le thème a glissé du diégétique au non diégétique, sa source de l’écran à la fosse, glissement qui offre une touche ironique à l’évolution de la relation entre les deux personnages. De la sérénade d’amour (valse de séduction), à la crise de couple (valse de portes qui claquent), Antoine ne subit plus et commence à assumer son rôle.

Émancipation et pulsion scopique : épilogue

La dernière partie du film est éminemment musicale avec près de 11 minutes de musique entendue sur 20 minutes de film. Dans la scène de bal, la reprise de « Travers » qui ouvrait le film marque une première circularité (01:01:22), comme si le même morceau pouvait faire danser aussi bien les classes populaires des nappes en papier que les milieux interlopes urbains, mais aussi un personnage (Antoine) qui lui n’est plus vraiment le même. Une transition musicale s’opère vers le morceau « Travelure » (01:02:49), sorte de pastiche soul pour lequel Gainsbourg demandera à Jean Schulteis de chanter « comme James Brown » (Merlet 2019, p. 405) (extrait audio 7).

Extrait audio 7 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Travelure », 00:02:49-01:04:57, © Music Box Records 2014.

La dernière partie de la séquence dans laquelle Antoine « libère » Monique de son souteneur tandis que Bob le trompe avec une rencontre de passage était tournée avec « Love on the Beat » en fond sonore sur le plateau (Blier 2014, p. 5). Le morceau « Travaux » finalement utilisé pour cette séquence (01:05:16) reprend la base rythmique d’« Initials B.B. » et de « Digital Delay » que Gainsbourg avait écrit pour Catherine Deneuve en 1981 (extrait audio 8).

Extrait audio 8 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Travaux », 00:05:16-01:10:05, © Music Box Records 2014.

Dans l’album intégral paru en 2014, le morceau inédit « Traversin » enregistré mais n’apparaissant pas dans le film fut visiblement conçu pour la séquence du bal final, comme une version préalable à « Travaux » mais trouvant dans sa cellule de base le refrain de « Kiss Me Hardy », l’une des deux chansons clairement homosexualisées de l’album Love on the Beat (extrait audio 9).

Extrait audio 9 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Traversin », inédit n’apparaissant pas dans le film, © Music Box Records 2014.

Dans la dernière séquence, Monique, Antoine et Bob, travestis, se prostituent sans grand succès dans un quartier de Paris. Tandis qu’ils vont se réchauffer au zinc d’un café, le spectateur comprend par des bruits de cour de récréation hallucinés dans la bande-son qu’Antoine a eu un enfant (ce qu’il désirait) mais aussi que l’époque est à la méfiance et à la maladie. Antoine se retrouve quelques secondes plus tard seul à l’écran, se fardant de nouveau alors que le morceau « Travelling » commence (01:18:00) (extrait audio 10).

Figure 2

Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, transcription du thème « Travelling » par Jérôme Rossi.

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Extrait audio 10 : Serge Gainsbourg, Tenue de soirée, « Travelling », 01:18:00-01:20:30, © Music Box Records 2014.

Avant de repartir travailler, Antoine se remaquille, retravaille son masque, élague la masculinité mais ne peut dissimuler ce qu’il est profondément. En témoigne cette bière (alors que Bob et Monique ont pris un chocolat chaud) et qui instaure une circularité supplémentaire avec les cadavres de bouteilles qui parsemaient les tables dans la scène de bal d’ouverture. Antoine en demande une autre, maître de son destin, émancipé et en affirmation de soi, transformé et travesti mais sans l’oubli de ce qu’il fut et d’où il vient.

Le générique apparaît comme la version construite, aboutie, orchestrée de « Traviolta » qui accompagnait le dialogue entre Bob et Antoine sur l’état de grâce et l’importance de franchir le pas. Le piano solo accompagnait alors comme une ébauche, un brouillon, une « exquise esquisse » les tâtonnements autour de la recherche d’un thème, recherche de soi. Reprenant les ébauches effleurées lors de ces conversations, le thème musical au motif répété en boucle inscrit cette scène dans un quotidien, une normalité comme conséquence induite de la rencontre avec Bob, alors que le visage d’Antoine, transformé/transformiste, apparaît à l’écran comme épanoui. Le titre « Travelling » rend bien compte de ce « voyage », ce cheminement personnel vers une affirmation de soi tout en accompagnant le travelling de la caméra remontant le long des jambes d’Antoine jusqu’à son visage regardant la caméra (suivi d’un hors-champ).

Le regard caméra se considère « comme une perversion du langage classique, de l’énonciation transparente qui le caractérise et de la situation normale du spectateur regardant » (Aumont et Marie 2008, p. 211). Les univers de la fiction et du réel se mélangent, fusionnent, s’unissent. Et Antoine qui apparaît comme une femme ne donne pas son nouveau nom. Mais il y a bien une circularité entre ouverture et clôture du film, entre ce « putain de film » prôné par l’affiche et ce « film de putain » qui s’achève ainsi. Brisant le quatrième mur (ultime transgression cinématographique) comme un regard de connivence lancé au spectateur, il est de cette pulsion scopique, désormais objet de désir parti d’un objet initialement peu ou plus désiré. Mais cette pulsion est unilatérale : pour Antoine, son regard caméra, tourné vers le profilmique, vers les ténèbres de la fosse, est aussi un regard-miroir, prolongement/dédoublement/travestissement de celui qu’il utilise pour se « refaire une beauté » et apparaître, comme Gainsbourg en pochette de Love on the Beat, le plus « femme » possible.

Tenue de soirée entre ainsi en résonance avec la carrière de Serge Gainsbourg et annonce la partition de Stan the Flasher (1990), dans lequel Gainsbourg réalisateur et compositeur dresse un miroir de lui-même en confiant ce rôle d’exhibitionniste à Claude Berri. Il souhaite, sur ce sujet scabreux, éviter l’amalgame polémique de sa précédente réalisation Charlotte For Ever dans lequel il dirigeait sa propre fille Charlotte et interprétait le rôle de son père, également nommé Stan. La musique de Gainsbourg, arrangée et interprétée par le claviériste Gary Georgett[20], trouve de lointains échos à l’oscillation entre majeur et mineur de « Travelling » : rejetés, Antoine et Stan s’affirment sans davantage se mentir.

Comme le souligne Stéphane Lerouge, la musique de film était pour Gainsbourg « moins de se soumettre à l’univers des cinéastes et davantage prolonger le sien » (Lerouge 2001, p. 2) même si pour Thierry Jousse, le compositeur de musique de film Gainsbourg est « plutôt un créateur d’atmosphères qu’un constructeur ou un narrateur » (Jousse 2021, p. 56). C’est au contact de Blier et dans l’addition de leurs provocations respectives mais dénuées de rivalité qu’il a pu construire une partition assez personnelle bien que transtextuelle (à l’exception de « Traviolta » et « Travelling »). La partition se construit au fil des emprunts et se développe dans cet agrégat de thèmes pour accompagner la révélation d’un personnage à lui-même et son émancipation. L’homme à tête de chou portait un masque, visage transformé, transformiste sur la pochette de Love on the Beat. Masque qu’il fait tomber ici par la simplicité de son action, que d’aucuns confineraient à la fainéantise. Qu’importe, revêtir une tenue de soirée, c’est aussi s’afficher autrement, devenir un autre. Au début des années 2000, Bertrand Blier revenait sur sa collaboration avec Serge Gainsbourg : « Je reste fasciné par la trajectoire de ce créateur, plutôt timide et introverti, qui s’est fabriqué un personnage de dandy provocateur. Et en bout de course, son personnage a fini par le rattraper et le dévorer » (Blier 2001b, p. 19).