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Introduction

À côté des travaux portant sur l’impact de la COVID-19 à la fois sur les conditions de vie étudiante marquées par un renforcement de la précarité socioéconomique et psychoaffective (Noûs, 2020; Fraipont et Maes, 2021) et sur les pratiques des enseignants-chercheurs (Béduchaud et al., 2020; Genevois et al., 2020), les études les plus récentes auprès des étudiants, le plus souvent diligentées par les universités elles-mêmes, se sont interrogées sur le risque de rupture de la continuité pédagogique et l’expérience spécifique d’apprentissage des étudiants (Denny, 2020), dans un contexte exceptionnel où l’espace universitaire devait engager en urgence le basculement vers le distanciel, tout en s’efforçant de conserver une qualité de transmission dans l’hybridation (Meyer et al., 2020; Nissen, 2020). L’apport du dispositif tutoral, dont on peut analyser les effets sur les apprentissages dans une approche socioconstructiviste (Marquet, 2005), a été largement étudié à l’université, en particulier dans le cadre de la formation en ligne ou du mentorat par les pairs, mais encore peu dans un tel contexte de crise. Ce tutorat peut viser plus d’un objectif : permettre au nouvel entrant de s’adapter à la vie universitaire, lui proposer des modalités de soutien dans les apprentissages méthodologiques ou disciplinaires (Bachelet, 2010). Il englobe également l’aide au positionnement dans les études (Gerbier et Sauvaître, 2003), dans une démarche qui s’appuie sur la proximité de pairs : proximité quant à l’âge, au statut et aux préoccupations (Annoot, 2001).

Début 2021, pour contrer le risque accru de décrochage des étudiants lié à la mise à distance et en ligne forcée des formations universitaires, de nouveaux postes d’étudiants tuteurs ont été créés, spécifiquement dévolus à la conjoncture sanitaire. Notre étude a pour ambition d’analyser ce tutorat d’un nouveau type, souvent en ligne, et qui couvre plusieurs axes de la réussite étudiante : elle croise ainsi la question du tutorat par les pairs et celle de l’accompagnement à distance des étudiants face à leurs difficultés dans un contexte de formation à distance, hybride ou comodale imposé par la pandémie.

Quels sont les dispositifs privilégiés par les tuteurs étudiants pour prendre contact et assurer l’accompagnement de leurs pairs? Quelles difficultés les étudiants tutorés rencontrent-ils pour apprendre et persévérer, en particulier en ce qui concerne la mise à distance et en ligne contrainte des enseignements?

Une enquête a été menée à l’Université de Strasbourg auprès des 247 tuteurs étudiants recrutés dans le cadre de l’initiative ministérielle (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [MESRI], 2020), au mois de février 2021. Elle portait sur l’impact du numérique dans la relation tutorale entre étudiants pendant la période d’enseignement à distance forcé en raison de la pandémie de COVID-19.

Dans une première partie, nous nous attacherons à croiser les connaissances scientifiques actuelles sur la perception de l’enseignement à distance, le tutorat par les pairs et les difficultés vécues par les étudiants afin de poser le contexte de notre étude; nous présenterons ensuite, avant de les discuter, les résultats de l’enquête qui nous éclairent sur le rapport des étudiants au numérique dans le cadre de la formation à distance contrainte et de la relation tutorale.

Une nouvelle forme de tutorat avec la crise de COVID-19?

La littérature sur les diverses dimensions du tutorat étudiant est riche. Cette forme d’accompagnement, généralisée dans les universités françaises à partir de 1996, vise avant tout à « prévenir l’échec des étudiants inscrits en premier cycle » (Annoot, 2001, p. 383) et entend répondre au phénomène de décrochage et plus largement aux difficultés de réussite scolaire traversées par les étudiants. Pour ce faire, des leviers peuvent être utilisés dans le cadre du tutorat : les méthodes et les outils de travail, les connaissances et les compétences disciplinaires, l’adaptation à la vie universitaire, le projet personnel et professionnel qui doit permettre aux étudiants de donner du sens à leurs études en inscrivant leurs parcours dans un projet de métier ou de domaine d’activités (Beaud et Vatin, 2018). L’acculturation aux modes d’enseignement et d’organisation de l’université et l’affiliation à la communauté par la socialisation (Coulon, 2005) vont fortement bénéficier d’un tutorat par les pairs, souvent dit d’accueil (Romainville et Lepage, 2009). Ces pairs plus avancés dans leur cursus pourront expliciter les codes et les attentes et renforcer le lien social, et favoriser la réussite par une bonne connaissance de l’enseignement supérieur et de la formation suivie. C’est cependant le soutien aux apprentissages, disciplinaires ou centrés sur la méthodologie de travail universitaire, qui a été le plus développé dans les universités et investigué par la recherche, un tutorat axé « sur la maîtrise du contenu du cours » (Annoot, 2001, p. 395) qui complète le travail plus qualifié de « transmission » de l’enseignant. Les tuteurs apparaissent ainsi comme des « médiateurs entre les savoirs universitaires en jeu et les étudiants qui ont à se les approprier » (Baudrit, 2018, p. 120). Des séances collectives ou individuelles de remédiation ou de révision sont organisées pour ce faire avec les étudiants volontaires, à l’initiative des équipes pédagogiques ou des associations étudiantes (Gerbier et Sauvaître, 2003; Romainville et Lepage, 2009). Difficilement évaluable dans la mesure où il s’applique à de nombreuses situations et à des pratiques très contrastées (Papi, 2013), le tutorat bénéficierait plus souvent aux tuteurs qu’aux tutorés. Cet accompagnement porte cependant le plus souvent sur le soutien aux apprentissages. Les études existantes, certes menées sur des populations engagées volontairement dans la formation à distance (FAD) et portant sur des modalités de tutorat très ancrées dans les modèles pédagogiques pour la FAD (Depover et al., 2011), peuvent être éclairantes pour notre contexte d’étude. Les modèles du tutorat par les pairs et à distance tels qu’ils sont décrits par la recherche semblent pouvoir apporter une réponse à l’isolement, au décrochage et aux difficultés d’apprentissage vécus par les étudiants éloignés de leur milieu d’études en raison de la pandémie (Bonfils, 2020). Dans la formation à distance, selon Glikman (2011, p. 141) :

les échanges entre les tuteurs à distance et les étudiants sont instrumentés par divers moyens de communication, traditionnels (courrier, téléphone, fax) et, de plus en plus fréquemment, numériques (plateforme de formation, messagerie électronique, tchat, forum). Quant aux activités des tuteurs, elles varient selon la conception d’ensemble du dispositif, offrant une marge d’initiative plus ou moins grande. Globalement, leur rôle consiste à suivre les étudiants dans leurs apprentissages, à les aider à s’approprier les connaissances, à les guider dans l’usage des matériels et des logiciels et dans l’organisation de leur travail.

Le tutorat à distance tel qu’il a été étudié jusqu’ici revêt ainsi des particularités liées aux modèles de la formation à distance mais aussi aux usages du numérique et aux conditions de la distance. La conception essentialiste d’une maîtrise du numérique presque « innée » des générations étudiantes actuelles (Badillo et Pélissier, 2015), qui pourrait faciliter les apprentissages par le numérique et la relation tutorale en ligne (Baudrit, 2018), est mise à mal aujourd’hui par les enquêtes menées auprès des enseignants et des étudiants portant sur la formation à distance dans le contexte de la pandémie (Caublot et al., 2020; Granjon, 2021; Patros, 2020). Pourtant, pour Creuzé (2010, p. 448) :

la “distance” (et non l’“absence”) constitue un levier [qui] permet non seulement de surmonter les contraintes géographiques et temporelles mais contribue aussi à développer des compétences spécifiques nécessaires [chez les tuteurs] à des situations d’enseignement/apprentissage à distance [...].

L’auteur reprend la distinction entre une approche technologique et une approche tutorée dans les cours à distance qui « valorise la qualité de l’encadrement et permet de réduire le taux d’abandon; elle met tout en oeuvre pour faciliter une communication fluide entre tuteurs et apprenants […] » (p. 452).

Que le tutorat soit présentiel ou distanciel, les contraintes mises au jour dans les différentes études portent sur le manque de lien entre les tuteurs et les équipes pédagogiques (Racette et al., 2019), la faiblesse de la formation des tuteurs (Denis, 2003) et l’effet d’aubaine qui montre que le tutorat est plutôt utilisé par les étudiants qui en ont le moins besoin (Borras, 2011). Quant au profil du tuteur, peu d’éléments permettent de le décrire avec précision ou de le modéliser : il est souvent plus avancé dans les études, choisi « sur des critères académiques » ou son volontariat et a « reçu une courte formation dont le contenu varie selon les établissements » (Annoot, 2001, p. 396). Par sa proximité de pairs, il peut plus facilement installer une relation d’échanges libres, comprendre les problématiques rencontrées par l’étudiant tutoré, représenter un modèle et apporter un témoignage d’expérience (Bachelet, 2010).

Nous nous intéressons dans notre étude à l’approche tutorée, telle que décrite par Creuzé (2010), en mettant l’accent sur les modalités choisies pour les interactions prétutorales et tutorales, modalités classées selon qu’elles sont en présentiel ou en distanciel mais également selon qu’elles sont asynchrones (messagerie, réseaux sociaux) ou synchrones (téléphone, visioconférence, présentiel). Il s’agit de réfléchir à la fois à la relation à distance et à la temporalité, l’asynchronie renvoyant à la question de la fragmentation des temporalités et des relations entre acteurs, qui peut mettre à mal l’engagement et la persévérance des étudiants (Teutsch et al., 2017). Notre questionnement porte sur le dispositif tutoral marqué par le contexte pandémique. Quelles sont les modalités suivies pour la prise de contact et la relation tutorale? Pour répondre à quelles situations de difficulté, quels besoins et quelles attentes des étudiants tutorés? En produisant quels effets sur les parcours d’études?

Nous formulons l’hypothèse que si les difficultés principales exprimées par les étudiants relèvent de l’usage contraint du numérique pour étudier en contexte de pandémie, ces difficultés représentent également un frein important pour la mise en place de la relation tutorale.

Contexte et méthodologie

La pandémie de COVID-19 a imposé l’enseignement à distance aux étudiants universitaires et à leurs enseignants entre mars 2020 et février 2021. Les rares enquêtes récentes déjà publiées, menées dans le contexte de la continuité pédagogique des années 2020 et 2021, permettent de confronter les besoins généralement constatés ayant conduit à la mise en place du tutorat avec les difficultés ressenties par les étudiants dans un tel contexte. Si nous prenons l’exemple de l’Université de Strasbourg, ce sont ainsi 62 % des 6 450 étudiants ayant répondu à l’enquête menée en juin 2020 qui ont fait état de difficultés pour étudier à distance (Caublot et al., 2020). Dans l’enquête de l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE) réalisée en juillet 2020, 51 % des répondants ont indiqué avoir des difficultés dans l’organisation de leur travail. À l’Université de Lorraine, 68 % des 7 234 répondants à l’enquête ont témoigné d’une perte de motivation (Granjon, 2021), un taux qui a atteint 82 % à l’Université de Strasbourg. Dans l’enquête strasbourgeoise, 56 % des répondants estimaient ne pas avoir suffisamment de liens avec les enseignants et 71 % ne pas en avoir assez avec leurs camarades de promotion.

En décembre 2020, le ministère de l’Enseignement supérieur a annoncé le financement de 20 000 emplois étudiants dans les universités françaises pour un budget global de 50 millions d’euros destinés à rémunérer des missions de tutorat pour la période courant de janvier à avril 2021, à raison d’un maximum de 10 heures par semaine par tuteur. Dans ce cadre, les composantes (facultés, écoles) sont chargées du recrutement, de l’organisation du tutorat et de l’encadrement des tuteurs. Des formations, souvent très rapides et élaborées dans l’urgence, ont été proposées au début de l’année 2021 en présentiel, à distance ou en autoformation. Le rôle de ces accompagnateurs, des étudiants en année supérieure, est

d’accompagner leurs pairs de première et deuxième année dans leurs études (aide à la recherche documentaire, aide à la réalisation des T.D., appropriation de l’espace numérique de travail, etc.), mais aussi de jouer un rôle d’interface avec les enseignants et l’ensemble des services à la disposition des étudiants (sociaux, santé, numérique, scolarité, etc.).

MESRI, 2020, p. 1

Le dispositif tutoral des pairs organisé dans l’urgence et pour une courte durée en 2021 revêt ainsi toutes les caractéristiques décrites par la littérature scientifique, tout en présentant certaines particularités qu’il convient d’étudier : ciblant de grandes cohortes de tuteurs, quasiment systématisé dans certaines filières, il est multidimensionnel (d’affiliation, disciplinaire, méthodologique, d’orientation) et prend place dans une période de crise sanitaire sans précédent ayant des retombées profondes sur les modes de formation dépendants du numérique, les apprentissages et les parcours étudiants.

L’Université de Strasbourg a mis en place en janvier 2021 le dispositif tutoral prescrit par le MESRI pour faire face aux risques de décrochage et d’échec liés à la mise à distance et en ligne des formations universitaires, en particulier pour des jeunes qui n’avaient pas eu d’enseignements en présence depuis mars 2020. Dans 25 des 35 composantes que compte l’Université de Strasbourg, 247 tuteurs ont été recrutés pour quatre mois. La fiche de poste de ces tuteurs précisait que chacun d’entre eux devait prendre contact avec les étudiants désignés par les équipes pédagogiques comme étant en difficulté et en risque ou en cours de décrochage. Il s’agissait de déterminer les difficultés et les besoins de ces étudiants, de leur apporter un conseil de premier niveau et de les orienter si nécessaire vers les interlocuteurs compétents. Chaque tuteur avait ainsi « un rôle d’information, d’accompagnement, de soutien et d’orientation », ainsi que de médiateur (Bélisle, 1995, p. 386). La mise en place d’un tutorat d’une telle ampleur dans le contexte de pandémie et de systématisation de la formation à distance méritait d’être étudiée pour décrire l’usage du numérique dans les modalités de tutorat, analyser la relation au numérique des étudiants tutorés, et percevoir en quoi le dispositif pouvait tirer bénéfice des dispositifs socionumériques. Pour explorer ces axes d’étude, un questionnaire a été fourni entre février et mars 2021 à l’ensemble des étudiants tuteurs de l’Université de Strasbourg, contactés par messagerie et à partir du forum commun à l’ensemble des tuteurs et des encadrants du dispositif de tutorat. L’enquête, entièrement anonyme, a été élaborée à l’initiative du groupe de pilotage du dispositif tutoral de l’Université de Strasbourg (intitulé « tutorat REPARE ») conduit par la vice-présidente déléguée à la réussite des étudiants et incluant la direction générale des services, le pôle d’appui à la réussite des étudiants, le service d’information sur l’orientation et le service de santé universitaire. Des réponses ont été obtenues auprès de 188 étudiants tuteurs. Ces tuteurs ont suivi près d’un millier d’étudiants (986) après en avoir contacté 4 340 pour une proposition de tutorat (52 % ont répondu et 23 % ont effectivement bénéficié d’accompagnement dans le cadre de ce dispositif tutoral). Notre enquête, qui comportait 19 questions, nous a permis d’interroger à la fois le rapport entre les modalités choisies pour les premiers contacts (1 516 interactions analysées) : téléphone, messagerie, réseaux sociaux, puis pour l’accompagnement tutoral (2 340 interactions) (présentiel, distanciel synchrone ou asynchrone) et la situation d’engagement dans les études de l’étudiant tutoré, mais également l’influence des difficultés rencontrées par les tutorés pendant la pandémie.

Nos résultats

La relation tutorale a été examinée en partant des modalités choisies par composante de rattachement d’abord pour les premiers contacts (tableau 1) puis pour l’accompagnement (tableau 2); de la situation des étudiants au regard de leurs études au moment de l’enquête (tableau 3) : persévérance, inactivité pédagogique, réorientation, décrochage; et enfin des difficultés rencontrées par les tutorés (tableau 4) et des demandes d’aide qu’ils ont formulées (tableau 5).

Tableau 1

Modalités utilisées pour le premier contact avec les tutorés (question : « Par quel(s) moyen(s) êtes-vous entré(e) en contact avec eux ou elles la première fois »), selon la filière

Modalités utilisées pour le premier contact avec les tutorés (question : « Par quel(s) moyen(s) êtes-vous entré(e) en contact avec eux ou elles la première fois »), selon la filière

* Significatif au seuil de 0,1; ** Significatif au seuil de 0,01; *** Significatif au seuil de 0,001.

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L’analyse met en lumière en premier lieu une hétérogénéité par composante des modalités choisies par les mentors pour leurs interactions avec les étudiants tutorés. Globalement, les premiers échanges, massivement asynchrones (76 % du total), ont utilisé la messagerie (57 %); le téléphone (24 %) et les réseaux sociaux (19 %) arrivent ensuite. De tels résultats peuvent s’expliquer par le fait que la consigne avait été donnée aux tuteurs de privilégier les moyens de communication institutionnels et que toutes les composantes ne disposaient pas des numéros de téléphone portable des étudiants. Ces modalités varient très significativement selon les filières d’inscription : le téléphone a été beaucoup plus utilisé en sciences du sport (55 % des premières interactions), en théologie protestante (45 %) et en sciences économiques (27 %), la messagerie plébiscitée en psychologie (95 %), en chimie (83 %) et en langues (64 %) et les réseaux sociaux en histoire (48 %), en physique (42 %) et en langues (30 %).

Pour l’accompagnement tutoral qui a suivi les premiers contacts (tableau 2), les dispositifs synchrones (téléphone, visio et présentiel) ont représenté 60 % du total des interactions contre 40 % pour l’asynchrone (messagerie et réseaux sociaux). Le présentiel n’a concerné qu’un contact sur cinq, les échanges physiques ayant été limités par le confinement, et a été relativement plus fréquent en physique (32 %), en psychologie (31 %) et en histoire (30 %); le téléphone a été plus souvent choisi en théologie (55 %), en sport (37 %) et en chimie (22 %); la visio (surtout Zoom© et BigBlueButton©, accessibles aux étudiants) en théologie (45 %), en psychologie (40 %) et en sciences économiques (33 %); les échanges par messagerie ont été plus souvent pratiqués en sport (32 %), en chimie (30 %), en histoire (29 %) et en langues (25 %); enfin, les réseaux sociaux (d’abord Messenger/Facebook©, ensuite Instagram©, WhatsApp© et Discord©) ont été plus souvent utilisés en sciences économiques (28 %), en langues (27 %) et en histoire (24 %).

Tableau 2

Modalités choisies pour l’accompagnement des étudiants ayant accepté d’être tutorés selon la filière

Modalités choisies pour l’accompagnement des étudiants ayant accepté d’être tutorés selon la filière

Tous les résultats sont significatifs au seuil de 0,001.

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Au moment de l’enquête, les tuteurs étaient autorisés à rencontrer leurs camarades tutorés dans les locaux de l’université, mais avec des contraintes fortes d’organisation (réservations de salles difficiles, respect des consignes sanitaires, cours encore essentiellement à distance). Les composantes étaient chargées de fournir des outils de tutorat et en particulier de créer des espaces de visio sur BigBlueButton© pour chaque tuteur.

Cette approche comparative par filière donne à voir une hétérogénéité des pratiques communicationnelles des mentors associées à leur appartenance disciplinaire, une différenciation dont les causes restent à déterminer. On peut supposer que les consignes données par les encadrants dans chaque composante ont été déterminantes. La reprise partielle des enseignements en présence ne semble pas être un facteur explicatif pour un tutorat présentiel. Cette différenciation est par ailleurs d’autant plus porteuse de sens que les modalités d’accompagnement, synchrones et asynchrones, comme nous le verrons plus bas, apparaissent très significativement corrélées à la situation des étudiants tutorés au moment de l’enquête (tableau 3).

Tableau 3

Situation d’engagement dans les études des étudiants tutorés au moment de l’enquête selon les modalités d’accompagnement choisies

Situation d’engagement dans les études des étudiants tutorés au moment de l’enquête selon les modalités d’accompagnement choisies

* Significatif au seuil de 0,1; ** significatif au seuil de 0,01; *** significatif au seuil de 0,001.

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Il ressort de notre approche longitudinale des trajectoires des étudiants ayant bénéficié du tutorat que leur situation, d’après ce que les mentors nous en disent, est très contrastée : plus de quatre tutorés sur dix restent présents et actifs; un gros tiers est actif mais peu ou pas assidu; 10 % dans un projet de réorientation; 6 % sans aucune activité pédagogique et un sur vingt en situation de décrochage. Certaines modalités de suivi mises en oeuvre par les mentors se retrouvent plus fréquemment associées à certaines situations : ainsi, les réseaux sociaux ont été plus souvent utilisés chez les étudiants restés présents et actifs dans les enseignements (écart positif de 2 pts) et les étudiants actifs et peu assidus (+1 pt); pour ces deux groupes, les interactions en présentiel ont également été relativement plus fréquentes (+2 pts et +1 pt) tout comme l’usage de la visioconférence (+1 pt et +2 pts); le téléphone et la messagerie apparaissent a contrario plus souvent associés à l’absence d’activité pédagogique (+12 pts et +5 pts), à la réorientation (+9 pts et +8 pts) et au décrochage (+9 pts).

À l’arrière-plan de cette différenciation sur le plan des modalités de suivi des étudiants, l’enquête auprès des tuteurs donne à connaître d’une manière détaillée les difficultés traversées par nos étudiants dans cette période de pandémie et dévoile les contextes sociaux à l’intérieur desquels se déroule l’expérience étudiante : la nature des difficultés et l’intensité des demandes exprimées sont fortement associées à la situation plus ou moins favorable de l’étudiant (tableau 4).

Tableau 4

Nature des difficultés exprimées par les étudiants tutorés et situation d’engagement dans les études

Nature des difficultés exprimées par les étudiants tutorés et situation d’engagement dans les études

Tous les résultats sont significatifs au seuil de 0,001.

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Ainsi, les étudiants qui, d’après leurs mentors, restent présents et actifs au moment de l’enquête sont beaucoup moins concernés par des problèmes d’accès au numérique (relatifs à l’équipement et à la connexion) : ce n’est le cas que pour 20 % d’entre eux, alors qu’un tiers des moins assidus et 46 % des décrocheurs ont pointé ce problème. Une très grande part des répondants (56 %) a par ailleurs témoigné de sa grande difficulté à apprendre en ligne, un frein pour la moitié des présents et actifs, surtout pour plus des deux tiers des étudiants en réorientation et pour plus de huit étudiants décrocheurs sur dix. Les difficultés d’apprentissage sont massives chez les étudiants sans activité pédagogique et les décrocheurs (92 %, soit 17 pts d’écart à la moyenne), pendant que les difficultés méthodologiques concernent à la fois les inactifs (84 %), les étudiants en réorientation (76 %) et les décrocheurs (61 %). Logiquement, la perte de motivation est plus fréquente chez les étudiants sans activité (+15 pts) et les décrocheurs (+14 pts), mais également chez les étudiants en réorientation (+14 pts). Même si elles restent assez fréquentes chez ces derniers (+26 pts), les questions liées à l’orientation concernent 98 % des inactifs (+43 pts) et 73 % des décrocheurs (+18 pts), le désengagement et le manque de persévérance apparaissant ainsi davantage associés à une problématique de projet qu’aux apprentissages. Le sentiment d’isolement concerne un répondant sur deux et plus souvent les décrocheurs (+7 pts) et les étudiants actifs mais peu assidus (+6 pts) qui souffrent également de difficultés psychologiques (+5 pts). Mais cette détresse psychologique touche avant tout les tutorés sans activité (+12 pts) et les étudiants en réorientation (+16 pts). Les difficultés financières, accentuées par la crise, concernent davantage les décrocheurs (+55 pts), les étudiants en réorientation (+27 pts) et les inactifs (+11 pts). Les difficultés administratives sont prévalentes chez les inactifs (+25 pts), les décrocheurs (+29 pts) et les étudiants en réorientation (+11 pts), ces trois groupes étant également plus souvent concernés par une mauvaise maîtrise du français (+21 pts chez les décrocheurs, +10 pts chez les étudiants en réorientation et +6 pts chez les inactifs) et par des problèmes de santé (respectivement +35 pts, +10 pts et +17 pts). Enfin, les mauvaises conditions de vie touchent plus fréquemment les inactifs (+16 pts) et les décrocheurs (+6 pts).L’analyse de la correspondance entre l’expression des principales difficultés et les demandes explicites formulées pendant l’accompagnement montre que les étudiants tutorés ont saisi l’opportunité que représente le tutorat orienté vers l’amélioration de l’insertion dans la matrice disciplinaire et le renforcement des apprentissages. Ainsi, lorsqu’ils sont invités à classer par ordre d’importance les demandes émanant des étudiants tutorés, les mentors ont d’abord indiqué qu’un quart des étudiants tutorés n’avaient formulé aucune demande d’aide (245); les 741 étudiants restants ont formulé en moyenne quatre demandes distinctes (3 247) pendant la durée de l’accompagnement, principalement sur des thématiques en lien direct avec l’objectif du tutorat (tableau 5).

Tableau 5

Demandes d’aide exprimées par les étudiants tutorés

Demandes d’aide exprimées par les étudiants tutorés

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C’est d’abord une demande récurrent de soutien méthodologique qui émerge dans les échanges entre tuteurs et tutorés (21 % des occurrences) et de renforcement dans les apprentissages disciplinaires (17 %); ensuite un besoin de socialisation au coeur de la pandémie (15 %) et d’accompagnement dans un éventuel projet de réorientation (12 %); enfin, une demande sur dix renvoie à une demande de soutien psychologique. Les demandes de soutien financier et d’aide administrative (6,6 %) sont rares (7 %) pendant que la question de l’accès au numérique reste marginale (5,6 %), probablement parce que les tuteurs ne considèrent pas le tutorat comme dispositif dédié à ces problématiques.

Nos données permettent de proposer une esquisse de modélisation à partir d’une analyse en régression logistique portant sur la situation des étudiants présents et actifs dans les enseignements au moment de l’enquête. Lorsque nous intégrons au modèle les modalités des premiers contacts puis de l’accompagnement, la différenciation par filière de formation et l’ensemble des difficultés exprimées par les étudiants tutorés, les données traitées toutes choses égales par ailleurs permettent de construire le profil type de l’étudiant qui expérimente la situation la plus favorable (présent et actif; voir tableau 6). Ainsi, le fait d’avoir été contacté par téléphone pour les premiers contacts avant l’entrée dans l’accompagnement tutoral multiplie par 1,5 (noté « × 1,5 ») a probabilité d’être présent et actif dans les enseignements, contrairement à un échange par courriel (probabilité divisée par 5,6, noté « ÷ 5,6 ») ou un échange par réseaux sociaux (÷ 2,5). Pour l’accompagnement en tant que tel, l’accompagnement par téléphone est au contraire la seule modalité d’interaction relativement défavorable (÷ 1,3) pendant que le courriel est particulièrement bénéfique (× 15,1), tout comme les réseaux (× 2,4). Le caractère synchrone des échanges semble favorable pour susciter l’adhésion au dispositif tutoral, alors que les échanges asynchrones sont fructueux pendant l’accompagnement, probablement parce qu’ils permettent à l’étudiant d’organiser ses activités et d’adapter ses efforts à sa disponibilité et à ses contraintes. Une forte différenciation par filière se fait également jour : être inscrit dans la filière des sciences économiques et de gestion, qui compte les effectifs les plus importants de l’enquête, est ainsi favorable (× 2,3), contrairement aux autres composantes : surtout en physique et ingénierie (÷ 13,9), en langues (÷ 2,9), en sport (÷ 2,7), en histoire (÷ 1,9) et dans une moindre mesure en psychologie (÷ 1,5). L’analyse des difficultés exprimées par les étudiants confirme le fait que ceux qui, au moment de l’enquête, sont dans la meilleure situation au regard des études se déclarent moins fréquemment concernés par des difficultés psychologiques (÷ 3,3), l’isolement (÷ 1,4), une problématique d’orientation (÷ 3,1) ou des problèmes d’accès au numérique (÷ 6,4). Ils ont à l’opposé une probabilité plus forte d’être concernés d’abord par des difficultés administratives (× 10,6) ou financières (× 3,5), une moindre maîtrise de la langue française (× 2), de mauvaises conditions de vie (× 2,3) et, dans une moindre mesure, par des difficultés d’apprentissage en ligne (× 1,8) et dans la méthodologie du travail universitaire (× 1,7).

Tableau 6

Régression logistique sur la présence active dans les enseignements

Régression logistique sur la présence active dans les enseignements

* Signifie que le fait d’avoir été contacté par téléphone lors des premiers échanges avant le début de l’accompagnement multiplie par 1,464 la probabilité d’être présent et actif dans les enseignements au moment de l’enquête.

** Les caractéristiques surlignées sont significatives au seuil de 0,1.

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Discussion

La relation tutorale est probablement l’espace d’interaction le mieux à même de capitaliser des éléments de discours rendant possible une description de l’expérience étudiante au quotidien dans cette crise sanitaire d’une rare ampleur, dont l’impact économique, psychologique et cognitif est considérable et fortement délétère (Fraipont et Maes, 2021; Martin et al., 2021). Peu d’écrits scientifiques nous permettent à l’heure d’aujourd’hui d’éclairer notre connaissance de l’accompagnement des étudiants tel qu’il a pu être mis en place depuis mars 2020 en contexte de crise sanitaire. Les études dont nous disposons abordent essentiellement la relation pédagogique entre enseignants et étudiants (Felder, 2020; Granjon, 2021; Miras et Burrows, 2021; OVE, 2020) ou le rapport au numérique de ces derniers (Institut des hautes études de l’éducation et de la formation, 2020; Synlab, 2020, 2021). Notre enquête présente donc l’intérêt de contribuer à la compréhension de l’expérience vécue par les étudiants pendant la crise sanitaire et de la question particulière du tutorat par les pairs.

Nous n’avons pas complètement confirmé notre hypothèse selon laquelle l’utilisation du numérique pouvait être un frein à la relation tutorale, comme elle est perçue le plus souvent négativement dans le contexte de formation à distance subie. À partir de l’ensemble des difficultés exprimées par les tutorés à leurs tuteurs, nous avons pu en effet circonscrire l’impact du numérique dans la relation pédagogique, d’abord en tant que les réseaux sociaux et la visioconférence sont favorables à côté du présentiel (contrairement au téléphone et au courriel), ensuite en tant que l’enseignement en distanciel est source de difficulté dans les apprentissages, et enfin dans la mesure où les étudiants les plus en difficulté ont dû faire face à des soucis d’équipement et de connexion. Ces constats, qui pour les deux derniers confirment les enquêtes menées dans différentes universités (Rennes, Caen, Strasbourg) et par l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE, 2020) notamment, sont d’autant plus importants à dresser que les mentors dans leur très grande majorité ont opté pour des modalités de contact dématérialisé, un choix qui se comprend d’autant plus facilement que la situation pandémique incitait à réduire les contacts physiques et les mobilités et que l’organisation logistique des rencontres en présence était contrainte.

Le constat global reste sombre d’un groupe étudiant fortement isolé, pour partie en détresse psychologique, largement démotivé, pour certains traversant une période plombée par des difficultés financières et concernée par la maladie, et confirme les études menées récemment (Leyrit, 2020). Quelle qu’ait pu être la qualité du tutorat, le mentor ne peut influer sur les conditions de vie, sur la perte d’un emploi étudiant causée par le ralentissement économique lié aux confinements successifs et sur les difficultés financières qui en découlent. Et les étudiants l’ont bien compris, qui leur formulent d’abord des demandes en lien direct avec les objectifs du tutorat : soutien méthodologique, renforcement disciplinaire, lien social et accompagnement au projet étudiant, les services de santé universitaire prenant le relais en matière de veille sanitaire et de soutien psychologique auprès de la communauté universitaire. Ces demandes, tout comme la fonction tutorale exercée dans le contexte actuel, correspondent au modèle décrit par la recherche du mentorat par les pairs (Annoot, 2012) qui vise à faciliter et à maintenir l’engagement dans les études. L’exercice de cette fonction tutorale dans un contexte d’usage dominant du numérique et de la distance, bien que contraint, croise également des éléments observés dans les nombreuses études portant sur le tutorat à distance « classique », en particulier en ce qui concerne la mission du tuteur (Denis, 2003) et la posture attendue d’écoute, de conseil, d’anticipation et de relais (Jacquinot-Delaunay, 2008).

Les éléments suivants peuvent cependant distinguer les deux types de tutorat : le caractère plus systématique du tutorat en formation à distance (FAD) non contrainte (Depover et al., 2011), des profils de tuteurs plus professionnalisés en FAD (Creuzé, 2010), des cadres et contextes plus homogènes et circonscrits (Racette et al., 2019).

À la lumière de nos résultats, l’accent peut être mis sur le bénéfice d’intégrer la relation tutorale, voire de la systématiser en privilégiant les échanges complets synchrones (voix et visage), en présentiel ou en distanciel et en évitant autant que faire se peut les interactions soit asynchrones (courriel) soit uniquement sonores. Il est essentiel également de renforcer les liens fonctionnels entre les tuteurs et les autres acteurs institutionnels (enseignants, responsables d’année et de diplôme et pôle administratif dans les composantes, services de santé, Espace Avenir, CROUS, associations étudiantes), comme l’établit le cadre fixé par le Ministère à la mise en place du dispositif généralisé de tutorat pour les étudiants de 1re et 2e année universitaire en 2021 qui précise le « rôle d’interface avec les enseignants et l’ensemble des services à la disposition des étudiants (sociaux, santé, numérique, scolarité, etc.) » des tuteurs étudiants (MESRI, 2020, p. 1).

Notre étude présente quelques limites. Elle a été conduite rapidement après la mise en place au niveau local en décembre 2020 du dispositif national mis en oeuvre par le MESRI. Nous manquons de recul et de suivi longitudinal sur l’évolution des pratiques tutorales et la situation des étudiants tutorés. Nous n’avons donc pas pu interroger les tuteurs pour savoir si et comment ils ont adapté les dispositifs au fil de leur accompagnement et pour quelles raisons. Une nouvelle enquête est en cours qui devra permettre de disposer de ces éléments d’analyse de la réalisation de la mission de tutorat.

Nous n’avions pas formulé d’hypothèse sur l’effet de la matrice disciplinaire, qui apparaît cependant comme déterminant dans nos résultats. L’interprétation du rôle de cette matrice disciplinaire nous semble cependant hasardeuse en l’absence d’éléments suffisants d’information dans un contexte extrêmement changeant et divers d’une formation à l’autre. Le cadrage, la formation et le suivi du tutorat proposés par l’Université ont été communs et auraient pu permettre de lisser quelque peu les effets « composantes » ou disciplinaires. Le relais plus ou moins important assuré dans les composantes, tout comme l’adhésion diverse des équipes pédagogiques au dispositif et plus généralement à l’accompagnement des étudiants en difficulté, pourrait fournir une explication.

L’enquête que nous avons menée sur la relation tutorale comportait deux volets. Nous avons d’abord interrogé les tuteurs sur la situation dans les études (maintien, décrochage, abandon) et les difficultés vécues par les pairs qu’ils ont accompagnés. Le deuxième volet portait sur leur perception du tutorat, leurs propres besoins de soutien dans leur mission et leur sentiment d’efficacité. L’exploitation des résultats de ce deuxième volet n’est pas présentée ici, mais mériterait une publication future sur la « fonction tutorale » (Astier, 2017), enrichie par les résultats du questionnaire issus d’une deuxième session d’enquête.

Conclusion

Notre étude s’intéressait aux modalités de tutorat par les pairs dans le contexte particulier de la crise sanitaire de la COVID-19 et de l’enseignement à distance contraint pour les étudiants et les enseignants. Nous avons analysé les réponses de 188 tuteurs sur les 247 qui ont été recrutés pour la période de janvier à avril 2021 par l’Université de Strasbourg. Notre enquête portait notamment sur les difficultés et les demandes d’accompagnement des 986 étudiants qu’ils ont accompagnés. Les résultats montrent que le numérique est perçu tout à la fois comme une cause importante des difficultés perçues pour apprendre et réussir, et comme une opportunité et une plus-value dans la relation tutorale. Par une focalisation sur cette relation tutorale et sur ce qu’en disent les principaux intéressés, nos résultats montrent combien le basculement de la relation pédagogique vers le distanciel, le plus souvent synchrone, soulève tout autant si ce n’est davantage la question des effets de socialisation des apprentissages que le rapport aux dispositifs technologiques et à l’environnement numérique de travail. Notre étude ouvre ainsi des pistes pour de nouvelles modalités d’accompagnement des étudiants appuyées par le numérique qui gagneraient à être explorées.