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« Les États-Unis ont un problème de compétences (…) le problème réside dans l’incapacité généralisée des entreprises (…) à partager la responsabilité du développement des compétences – c’est-à-dire la réticence ou l’incapacité de nombreux employeurs à investir suffisamment (…) dans la formation et la création de trajectoires de carrière qui puissent élargir le champ des possibilités d’amélioration des conditions économiques des travailleurs au plus bas de l’échelle (…) (traduction libre, p.1).
Ces mots, les premiers de l’ouvrage Putting Skill to Work : How to Create Good Jobs in Uncertain Times, ce sont ceux par lesquels Nicola Lowe débute son travail de recadrage des problèmes et des solutions pouvant assurer l’accès à un travail de qualité par le prisme des compétences. Les propos de l’autrice s’inscrivent dans une réflexion plus large sur la capacité des acteurs du travail, des décideurs publics et des institutions d’oeuvrer à un développement économique inclusif.
Pour ce faire, l’autrice offre une première contribution en déconstruisant la mécanique consistant à voir les inégalités sur le marché du travail uniquement sous l’angle d’une problématique liée à l’offre de compétences et, par extension, à l’inefficacité des institutions de formation et d’éducation. Plutôt, Lowe invite à porter notre attention sur l’évolution des pratiques de gestion des ressources humaines (GRH) au sein des entreprises, notamment dans le domaine du développement des compétences, de gestion de la carrière et de la dotation. En outre, l’autrice soutient que le développement des compétences en entreprise, autrefois inclusif, s’est polarisé et que l’on a assisté à une érosion de l’accès à un travail de qualité. Dans ce livre, Lowe nous invite donc à explorer le travail et l’apport d’organisations intermédiaires spécialisées dans le domaine de la main-d’oeuvre (workforce intermediairies) comme voie de solution.
Le coeur de l’ouvrage repose sur des vignettes ainsi que des études de cas dans le secteur manufacturier aux États-Unis où sont mises en évidence diverses stratégies déployées par des organisations intermédiaires à travers lesquelles les gestionnaires et les responsables de la GRH dans des entreprises, petites et grandes, arrivent à réinterpréter leurs besoins en compétences et mettent en oeuvre des pratiques inclusives. L’importance des relations sociales et de l’action collective, qu’elle soit locale, sectorielle ou régionale, qui découle du travail institutionnel de ces organisations, constitue une seconde contribution de ce livre.
Dans le premier chapitre, Lowe entame son travail de recadrage en exposant la dimension fluide et socialement construite des compétences. Ainsi, selon l’autrice, ce qui constitue une compétence, la façon dont elle s’acquiert et qui est considéré compétent reposerait essentiellement sur les interprétations des différents acteurs. De ce chapitre émerge un argument central du livre : les compétences possèdent un caractère ambigu (skill ambiguity) et cette ambiguïté peut s’avérer être une source de pouvoir pouvant être mobilisée par les différents acteurs du travail – tels que les syndicats ou les organisations intermédiaires – afin d’infléchir une réinterprétation des problèmes et des solutions en la faveur des travailleurs.
Le second chapitre positionne le livre parmi les différents débats dans les sphères académiques et des politiques publiques s’intéressant aux inégalités sur le marché du travail ainsi qu’aux pénuries de compétences. Dans le secteur manufacturier, où, nombreuses sont les entreprises à faire part de préoccupations quant à l’adéquation entre l’offre de compétences et leurs besoins, Lowe soutien que ces problèmes ouvrent la voie à des changements institutionnels « qui pourraient assurer que les travailleurs bénéficient des gains découlant de l’apport de la mobilisation de leurs compétences à la performance de l’entreprise et à l’innovation » (traduction libre, p.47).
Le troisième chapitre, empirique, montre le cas notamment du Winsconsin Regional Training Partnership qui a développé et mis en oeuvre un programme de formation professionnelle dans le secteur manufacturier destiné à différents segments de personnes marginalisées. En plus de favoriser l’insertion professionnelle et l’acquisition de compétences, le chapitre montre un éventail d’expérimentations et de pratiques effectuées par les organisations intermédiaires. Dans l’ensemble, ces actions ont conduit, à des degrés divers, à l’amélioration de la qualité du travail pour l’ensemble des travailleurs au sein des entreprises partenaires.
Sur le plan théorique, l’autrice développe une proposition suivant laquelle les organisations intermédiaires contribuent à l’amélioration de la qualité du travail par le biais de trois stratégies. Premièrement, elles aident les employeurs à réimaginer leurs besoins en matière de compétences ainsi que la valeur de l’expérience ce qui conduit à une extension des profils considérés lors des processus de sélection. Deuxièmement, elles amènent les organisations à restructurer leurs pratiques de GRH afin de favoriser l’apprentissage, le développement des compétences et la gestion de la carrière. Ceci conduit, en outre, à réinterpréter la façon dont les employeurs répartissent les gains notamment par le biais d’augmentations de salaire. Surtout, cette réinterprétation conduit à une prise de conscience : la performance organisationnelle est indissociable de la qualité du travail.
Les chapitres 4 et 5 présentent des cas empiriques où l’on peut voir à l’oeuvre les interventions des organisations intermédiaires auprès de PME à une échelle locale (chapitre 4) et des grandes entreprises du secteur de la fabrication pharmaceutique à l’échelle régionale (chapitre 5). Ces chapitres tentent de dégager certaines conditions qui favorisent la coordination et l’action collective, sans nécessairement les connecter de façon plus explicite et systématique à différents écrits plus théoriques, ce qui constitue une des limites du livre. Cela étant, la capacité d’effectuer un travail d’intermédiation à divers niveaux et la présence d’un héritage d’action collective, ressortent comme des conditions favorables à l’ancrage d’emplois manufacturiers de qualité au sein d’un territoire.
Le livre se conclut en évoquant des pistes d’actions à explorer pour les acteurs du travail, dont les syndicats, afin de favoriser un développement économique inclusif s’ancrant dans une approche dite progressiste des politiques d’innovation. En somme, ce livre est riche en réflexions et en pistes d’actions, et ce, pour un vaste auditoire. En outre, pour les professionnels en ressources humaines, il met en lumière l’impact de leurs décisions quotidiennes sur la qualité du travail et la reproduction des inégalités. Le recadrage proposé par Lowe invite à réimaginer et à réinterpréter les acteurs et les organisations ayant une incidence sur l’expérience du travail.