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Introduction

Il est clair et sans conteste que la pandémie de COVID-19 a redessiné l’environnement international des affaires et a bouleversé profondément les pratiques professionnelles de millions de travailleurs à travers le monde, notamment avec la montée du télétravail (Kniffin et al, 2020). Parallèlement, elle a creusé des inégalités entre les pays, a généré dans son sillage des dégâts sanitaires et économiques incommensurables et a accentué la dualisation sociale. Désormais, le chômage, la précarité, l’épuisement professionnel, l’isolement, les dépendances, la dépression et les licenciements sont devenus le lot d’un nombre croissant de travailleurs (Kniffin et al, 2020 ; Tu et al, 2021).

La crise sanitaire a mis sur le devant de la scène, plus qu’en tout autre temps, les questions de durabilité, de résilience et de responsabilité sociale (Dahmani, 2021). Elle a constitué un point de basculement irréversible (Marques, 2020) et a marqué un changement radical du mode d’appréhension de la réalité (Morin, 2020). Ainsi, la gestion de cette discontinuité exige une intelligence de l’action renouvelée en rupture avec le paradigme classique et un saut quantique en matière d’organisation du désordre (Morin, 2020). Aussi, la pandémie rappelle l’urgence de disqualifier un certain « prêt-à- penser » qui a embrigadé l’agir managérial dans un carcan d’automatismes stéréotypés et a ritualisé les comportements organisationnels.

Dans ce contexte inédit, le downsizing est devenu une formule incantatoire dans le discours de beaucoup de chefs d’entreprises (Schnetzer et al, 2020 ; McLachlan, 2021). À un moment charnière où le devoir social de solidarité est mis sous haute tension certaines entreprises font appel à des plans de réduction d’effectifs et à des licenciements abrupts pour contrecarrer les effets pervers du marasme économique et de l’incertitude (Kniffin et al, 2020 ; Samreen et al, 2022).

Désormais, la pandémie de COVID-19 est un véritable « crash test » qui a mis à rude épreuve la philanthropie, le sens de l’éthique et la bienveillance des entreprises (Pesqueux, 2020 ; Kadmiri, 2021). En effet, la responsabilité sociale des entreprises ne se limite pas à des slogans oiseux, mais se cristallise, se meut et se mesure surtout dans les périodes de crise à travers des stratégies anthropocentriques visant la protection de l’intégrité physique et la santé mentale et psychologique des employés. Sans doute, la rhétorique de la responsabilité sociale et de la solidarité subjugue autant qu’elle sustente une vive polémique sur fond de controverses idéologiques, d’enjeux stratégiques et d’intérêts partisans.

À la lumière des développements présentés, nous souhaitons comprendre comment une entreprise peut mettre en place une stratégie de downsizing socialement responsable en temps de COVID-19. Le but est de proposer une analyse fine des particularismes du downsizing dans le contexte actuel en mettant l’accent sur son caractère distinctif dans les pays du Sud. Force est de constater que la grande majorité des travaux portant sur le downsizing a été réalisée dans les pays du Nord (Ntsonde et Aggeri, 2017). Pourtant, il y a des dimensions latentes, négligées ou invisibilisées qui jonchent ce champ d’études et qui méritent d’être élucidées dans le contexte des pays en voie de développement comme la Tunisie. Déjà en proie à une crise politique et socioéconomique grave depuis la révolution de 2011, la Tunisie sombre encore plus dans la récession avec la pandémie de COVID-19. Selon l’Institut National de la Statistique tunisien, 11,4 % des entreprises tunisiennes ont définitivement fermé en 2021, 44, 7% ont fait appel aux licenciements et 31, 5% ont diminué le nombre d’heures de travail de leurs employés. Quant au taux de chômage en Tunisie, il a atteint 18,4% en 2021 contre 14,9% en 2019. Ce constat donne une résonnance forte à la problématique du downsizing, plus qu’en tout autre temps, en particulier face au faible soutien financier de l’Etat tunisien pour les entreprises et les chômeurs.

Pour apporter des éléments de réponse à notre question de recherche, nous expliciterons le cadre théorique. Par la suite, nous présenterons l’étude empirique de nature qualitative exploratoire menée dans le secteur hôtelier en Tunisie. Enfin, nous mettrons en lumière les résultats obtenus, les apports de notre étude ainsi que les voies futures de recherche.

1. Revue de la littérature

1. 1 Le downsizing : une pratique floue et controversée

Le thème du downsizing a fait l’objet d’une pléthore de recherches (Friebel et al, 2016). Pourtant, sa définition ne fait pas l’objet d’un consensus dans la littérature managériale (Gandolfi, 2014). À cet égard, Cameron (1994) énumère 32 termes le qualifiant dont, notamment, « rationalizing », « rebuilding», « re-engineering », « restructuring », « resizing », « reorganizing », « compressing », « rebalancing » (). Par ailleurs, le terme « downsizing » est traduit en français par plusieurs mots, toutefois, le terme « restructuration » est assez souvent mobilisé pour le désigner. Il est tout de même à noter que le sens du downsizing est plus large que la restructuration dont l’objectif est « de réduire le nombre d’emplois et/ou le nombre de travailleurs et ce en recourant à la suppression des fonctions, des niveaux hiérarchiques, des divisions ou des produits» (Cameron, 1994 : 198).

Les différentes traductions ont des points en commun, mais ne sont pas des synonymes parfaitement interchangeables. C’est pourquoi, dans le cadre de cette recherche, nous avons choisi d’utiliser le terme « downsizing » sans recourir à une quelconque traduction, afin de ne pas dénaturer l’essence du concept et éviter tout risque de confusion. Plus particulièrement, l’étude se concentre sur les pratiques relevant du downsizing économique qui se sont multipliées à la suite de la crise liée à la COVID-19 (Tu et al, 2021 ; Samreen et al, 2022).

D’une façon générale, le downsizing est la réduction planifiée de la taille de l’entreprise à travers la suppression de postes (Gandolfi et Hansson, 2011). Selon Cameron (1994), le downsizing est un acte intentionnel de compression des effectifs. Son but est d’assainir et de rationaliser le fonctionnement de l’organisation (Freeman, 1994) afin de promouvoir la performance. Plusieurs formes de downsizing sont recensées, notamment la réduction des effectifs, le gel des engagements des nouvelles recrues, le licenciement, les incitations financières aux départs volontaires, l’outplacement, l’incitation à la retraite, la délocalisation, la restructuration du travail et la sous-traitance (Cameron, 1998).

Le downsizing peut être adopté d’une manière réactive ou proactive (Cameron, 1994). Le downsizing réactif s’inscrit dans une stratégie défensive. Son objectif est de prémunir l’entreprise contre le risque de faillite. En revanche, le downsizing proactif reflète une décision managériale intentionnelle dont l’objectif est de générer « des réactions boursières positives » et d’augmenter les profits (Severin, 2007 : 23).

Le recours à une stratégie de downsizing est imputable à une pléiade de facteurs tant endogènes qu’exogènes (Gandolfi, 2014). En général, ce qui exhorte les entreprises à recourir au downsizing, c’est la sous-performance (Séverin et Scoyez-Van Poppel, 2006) ou la faible performance économique (Maertz et al., 2010). Non sans paradoxe, certaines entreprises n’arrivent pas à améliorer leurs performances après l’application d’une stratégie de downsizing et peuvent même accuser une baisse notable de leurs profits (Cameron, 1994).

La littérature managériale n’est pas unanime concernant les bienfaits du downsizing. Certaines approches tiennent un discours hagiographique et appréhendent le downsizing comme une panacée (Gross, 2015 ; Friebel et al, 2016). Elles soulignent que les conséquences positives engendrées par le downsizing sont supérieures à ses conséquences négatives. En revanche, d’autres approches stipulent que le downsizing est le reflet de la domination managériale et du déséquilibre des relations de pouvoir entre le personnel et la haute direction (Gandolfi et Hansson, 2011). Dans cette perspective, le downsizing est considéré comme une source de coûts cachés et de contreperformance sociale et économique (Fraccaroli, 2007 ; Tsai et Shih, 2013).

Dans ce sens, Cameron (1994) qualifie les conséquences néfastes du downsizing par la « sale douzaine », référant notamment, à l’accroissement de la centralisation et de la conflictualité, à la résistance au changement ainsi qu’à la montée de l’individualisme et de la méfiance. Le downsizing a des conséquences négatives sur les travailleurs qui se traduisent à travers plusieurs symptômes comme la dépression, le stress, la souffrance, la perte de l’estime de soi et le mal-être (Tsai et Shih, 2013). Dans ce sens, le « syndrome du survivant » décrit la douleur et la culpabilité des employés épargnés par le downsizing. Ces rescapés sont les « dommages humains » du downsizing (Maertz et al, 2010) et les véritables victimes (Ngirande et Nel, 2012 ; Waliur et Hummayoun, 2012). Ils souffrent assez souvent de perturbations psychologiques à cause de sentiments mitigés de culpabilité, de trahison et d’anxiété (Cameron et al, 1993 ; Samreen et al, 2022).

Dans ce cadre, le phénomène de « jalousie des survivants » (Cameron et al, 1993) décrit le ressenti profond de certains survivants. Ces derniers croient que leur état est pire que leurs collègues qui sont partis et pensent fermement que leur charge de travail sera décuplée et que leurs salaires vont stagner (Cameron et al, 1993). À cet égard, le downsizing peut favoriser l’émergence de comportements déviants chez les survivants (Datta et Gutherie, 2010), la détérioration du niveau d’engagement organisationnel (Cameron, 1994), l’absentéisme (Waliur et Hummayoun, 2012), la démotivation (Fraccaroli, 2007) et une augmentation de la conflictualité (Gandolfi et Hansson, 2011). L’autre conséquence inattendue du downsizing est la hausse du taux de départ volontaire chez les survivants (Friebel et al, 2016).

1.2 Le downsizing socialement responsable : entre discours et pratiques managériales

Certains travaux considèrent que le downsizing socialement responsable est une utopie (Datta et Gutherie, 2010 ; Gandolfi et Hansson, 2011). Ils estiment que le downsizing est non éthique et préjudiciable pour les travailleurs. Il prive l’individu de son droit au travail, augmente le chômage et les problèmes sociaux et renvoie au « modèle de l’employé jetable » (Beaupré et al, 2008 : 127).

En revanche, d’autres travaux soulignent que le downsizing peut être socialement responsable s’il respecte notamment certaines bonnes pratiques (Cameron, 1994 ; Ahlstrand et Rydell, 2017 ; McLachlan, 2021). À ce propos, Cameron (1994) a dégagé les meilleures pratiques en matière de downsizing sous forme d’une liste composée de 30 pratiques et réparties en 8 grandes étapes, à savoir : (1) appréhender le capital humain comme une ressource stratégique, (2) planifier, (3) faire participer les employés, (4) impliquer les leaders, (5) communiquer en toute transparence, (6) soutenir et accompagner le personnel, (7) minimiser les coûts cachés, (8) mettre en oeuvre la stratégie de downsizing de façon progressive, équitable et participative.

À vrai dire, le downsizing socialement responsable est basé sur « une éthique professionnelle et sur des principes de bonne gestion » (Igalens et Vicens, 2005: 109). Il peut avoir des retombées positives comme le développement de l’engagement organisationnel, le bien-être au travail et la rentabilité (Ngirande et Nel, 2012). Selon Igalens et Vicens (2005), le downsizing socialement responsable respecte deux étapes. La première étape se situe en amont du downsizing et consiste en une démarche de prévention. D’ailleurs, elle suppose une stratégie prévisionnelle de gestion des ressources humaines ainsi qu’une stratégie de communication transparente dont l’objectif est de préparer psychologiquement les employés avant l’annonce du plan de downsizing et de créer un climat de confiance. La deuxième étape se situe en aval du downsizing et sert à l’accompagnement des employés.

Il est à noter que le licenciement est la première solution que l’entreprise met en oeuvre lorsqu’elle passe par des difficultés financières. Pourtant, il y a des formes de downsizing plus responsables envers les travailleurs, comme les congés de formation qui promeuvent l’employabilité ou encore l’essaimage (Séverin et Scoyez-Van Poppel, 2006). Ahlstrand et Rydell (2017) soulignent qu’il importe d’éviter une suppression massive des emplois lors du downsizing et d’opter pour d’autres solutions moins traumatisantes comme la diminution des heures de travail. Dans le même sens, Igalens et Vicens (2005) affirment que l’encouragement des départs volontaires et le recours aux plans de retraite anticipée constituent des pratiques de downsizing socialement responsable. Dans la même lignée, les pratiques de GRH bienveillantes et responsables, l’implication du syndicat et le respect du droit social renforcent la perception des employés que le downsizing est socialement responsable (Hofaidhllaoui, 2013 ; McLachlan, 2021 ; Tu et al, 2021).

De son côté, Freeman suggère d’éviter le licenciement comme mode de downsizing « pour minimiser les menaces sur le bonheur de l’individu » (1994 : 235) et préconise trois grandes règles à suivre en matière de downsizing. D’abord, il mentionne « l’analyse systémique » des structures de l’entreprise pour pouvoir choisir la solution la plus adaptée. Ensuite, « la participation » permet d’intégrer l’employé au processus décisionnel et de le responsabiliser. Enfin, la « communication et le management symbolique » servent à améliorer la légitimité du downsizing.

Force est de constater que le downsizing socialement responsable peut revêtir des formes diverses en fonction des particularismes locaux, notamment le contexte socioculturel, institutionnel et organisationnel (Bergstrom, 2007). Le recours à une approche ancrée dans les spécificités de chaque entreprise est plus pertinent qu’un raisonnement en termes de meilleures pratiques universellement applicables (McLachlan, 2021).

Ce que nous retenons des travaux antérieurs est que le downsizing socialement responsable s’érige comme un vecteur de résilience organisationnelle et semble être une décision relativement éthique face à l’adversité, en particulier dans le contexte de la pandémie de COVID-19 (McLachlan, 2021).

2. Les balises méthodologiques de la recherche 

Nous avons opté pour une approche qualitative, car la recherche s’inscrit dans une perspective compréhensive et heuristique, le but étant de faire une immersion dans la réalité sociale des répondants et de dégager des interprétations riches à partir de leurs discours et de leurs perceptions (Miles et Huberman, 2005).

2.1 Terrain d’étude : critères de sélection

Étant donné que la question de recherche est nichée, il était nécessaire de choisir un terrain d’étude de façon orientée, et répondant à des exigences théoriques et non statistiques (Miles et Huberman, 2005). Dans cette optique, nous avons choisi le secteur hôtelier, car il a connu le plus grand nombre d’opérations de downsizing en 2020 et 2021 en Tunisie à la suite de la pandémie (licenciement de plus de 60% des effectifs). Préalablement à l’enquête de terrain, des entretiens informels ont été menés auprès de deux professionnels du tourisme et une large collecte d’informations (blogues, articles de presse, sites ministériels) sur Internet a été réalisée pour cibler le cas d’étude. À l’issue de cette phase, nous avons choisi un établissement hôtelier situé à Tunis qui fait partie d’un groupe composé de 11 hôtels de luxe. La direction de cet hôtel a mis en place un plan de downsizing en mai 2020 pour contrer les difficultés financières occasionnées par la crise sanitaire. De plus, cet hôtel 5 étoiles se composant de 318 chambres et employant 176 personnes est réputé pour son management bienveillant ainsi que ses choix stratégiques durables et responsables.

En ce qui concerne notre cadre méthodologique, notre choix s’est arrêté sur l’étude de cas unique et se justifie par le souci de mener une analyse en profondeur des spécificités intrinsèques du cas et de décrypter les phénomènes complexes étudiés dans leur contexte. En outre, le cas sélectionné est révélateur dans le sens où il permet d’élucider la problématique étudiée (Yin, 1984). Aussi, il se distingue par « sa pertinence théorique, sa qualité intrinsèque, sa valeur heuristique, son intérêt social et son accessibilité » (Savoie Zajc, 2007: 103).

2.2 Stratégie de collecte des données et échantillon d’étude

La stratégie de collecte des données a obéi à un protocole rigoureux. Ainsi, nous avons opté pour une triangulation des méthodes de collecte des données pour limiter les biais cognitifs et renforcer la validité et la fiabilité de la recherche. Nous avons croisé trois techniques : l’entretien semi-directif, l’observation non participante et la consultation de documents divers (articles de journaux, sites Internet, journaux d’entreprises…).

Notre échantillon était composé de 24 répondants dont les profils étaient hétérogènes : le directeur des ressources humaines, 20 survivants appartenant à des catégories socioprofessionnelles différentes et 3 employés partis volontairement à la retraite anticipée lors de l’opération de downsizing. Notre souci majeur était d’interroger des personnes détenant des informations pertinentes, mais aussi de collecter des réponses nuancées. C’est pourquoi, préalablement à l’enquête, nous avons mené une série d’entretiens informels avec deux personnes clés travaillant dans l’hôtel qui nous ont parrainées et nous ont données l’accès au terrain. Cette phase nous a permis de mieux cibler les personnes à interroger et de faciliter la prise de rendez-vous. Au total, nous avons mené 24 entretiens en profondeur d’une durée totale d’environ 28 heures.

La phase de collecte du matériel qualitatif s’est étalée sur une période de 4 mois (juin 2020 à septembre 2020). De plus, nous avons fait une série d’entretiens complémentaires un mois après la réouverture officielle de l’hôtel en mars 2021. Cela nous a permis de recueillir des données riches concernant la phase de mise en oeuvre du downsizing et la phase post-downsizing. Nous avons mobilisé trois guides d’entretien. Un guide à l’attention de la DRH, un guide à l’attention des survivants et un guide à l’attention des employés partis volontairement à la retraite anticipée. Le recours aux trois guides avait pour but de croiser et de confronter les points de vue des répondants et de dégager des résultats crédibles.

Les thématiques abordées lors de notre entretien avec le directeur des ressources humaines ont porté sur les points suivants : la stratégie de downsizing, les pratiques de GRH, les conséquences du downsizing, les mesures et les précautions prises avant, pendant et après le downsizing. Les thématiques abordées avec les survivants ont porté sur les points suivants : la perception de la stratégie de downsizing et son impact social ainsi que les efforts consentis par l’entreprise pour gérer les conséquences du downsizing. Les thématiques abordées avec les répondants partis volontairement à la retraite anticipée se sont articulées autour des points suivants : la perception d’équité du plan de downsizing, la transparence de la procédure de départ à la retraite anticipée et les critères de choix des personnes licenciées.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon de l’étude

Caractéristiques de l’échantillon de l’étude

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2.3 Démarche d’analyse

Pour le traitement du matériel qualitatif, nous avons mobilisé des techniques adaptées à chaque méthode de collecte des données. D’abord, les différentes notes d’observations (remarques, réflexions sur le vif, impressions, réactions émotionnelles, descriptions, non-dits) retranscrites dans le journal de terrain lors de l’observation non participante et tout au long du parcours de recherche ont fait l’objet d’une analyse minutieuse. Ce travail a permis d’étoffer l’interprétation par des faits concrets, de s’imprégner de l’environnement professionnel des répondants, de comprendre les comportements et d’apprécier les rôles des acteurs. Ensuite, l’analyse documentaire a consisté au tri, à la hiérarchisation et à la synthèse des informations issues des supports collectés. Elle a fourni des indicateurs objectifs concernant le contexte de l’étude.

Enfin, nous avons fait appel à l’analyse de contenu thématique pour les données collectées par l’intermédiaire des entretiens semi-directifs. Pour ce faire, nous avons préparé le corpus, et ce, en retranscrivant les entretiens enregistrés. Puis, nous avons procédé à la pré-analyse. Ensuite, nous avons découpé le contenu des retranscriptions en unités d’analyse, d’ailleurs, nous avons retenu le paragraphe comme unité de codage. La démarche arborescente de l’analyse a suivi deux grandes étapes. La première a permis d’identifier les sous-thèmes et de leur attribuer des codes primaires. La seconde a consisté en l’agrégation des sous-thèmes dans des unités de sens. Par ailleurs, nous avons illustré les thèmes identifiés par des verbatim significatifs. Quant à la fiabilité du codage, elle a été assurée grâce à la technique du double codage. Enfin, l’interprétation des résultats s’est appuyée sur une démarche d’aller retour entre la théorie et le terrain pour restituer le plus fidèlement possible le point de vue des répondants.

3. Résultats de la recherche 

Les résultats obtenus nous ont permis d’identifier les pratiques, les formes, les acteurs impliqués et les retombées de la stratégie de downsizing déployée par l’entreprise étudiée.

3.1. Éléments de contextualisation

Le secteur hôtelier en Tunisie a traversé une crise sans précèdent à cause de la pandémie de COVID-19. En dépit de l’aide prodiguée par les pouvoirs publics, les unités hôtelières n’ont pas pu préserver la pérennité des emplois. La fermeture des frontières terrestres, maritimes et aériennes pendant de longs mois consécutifs a obligé les hôteliers à licencier plus de 45% de leurs employés et à mettre au chômage technique une partie du personnel.

Les modalités de gestion du chômage en Tunisie diffèrent des pays occidentaux ou riches. Le régime tunisien de sécurité sociale n’offre pas aux personnes qui ont perdu leur emploi une indemnité de chômage ou une aide sociale. La solidarité sociale et l’entraide familiale jouent un rôle palliatif et prennent le relais pour soutenir les personnes sans emploi en l’absence d’allocation de chômage. Quant aux droits légaux des travailleurs licenciés pour des raisons économiques, ils couvrent la rémunération, les congés impayés et les indemnités de fin de service.

L’article 21 du Code du travail est le seul qui encadre le licenciement et la mise en chômage économique ou technique en Tunisie. Toutefois, il ne précise pas le montant de l’indemnité qui sera versé par l’employeur et l’État. « Notification préalable à l’inspection du travail territorialement compétente accompagnée par les justifications nécessaires de la demande de licenciement ou de mise en chômage. L’inspection du travail territorialement compétente ou la direction générale de l'inspection du travail, selon le cas, doit procéder à une enquête concernant la demande de l’entreprise et tenter la conciliation des deux parties concernées et ce dans un délai de quinze jours à partir de la date de sa saisine. À défaut de conciliation, l’inspection du travail ou la direction générale de l’inspection du travail doit soumettre le dossier du licenciement ou de la mise en chômage, selon le cas, à la commission régionale ou à la commission centrale de contrôle du licenciement, et ce, dans les trois jours qui suivent l'accomplissement de la tentative de conciliation.

La décision de la commission peut être l’une des cinq options suivantes :

  • le rejet motivé de la demande.

  • la possibilité d’établir un programme de reconversion ou de recyclage des travailleurs.

  • la possibilité d’orienter l’activité de l’entreprise vers une production nouvelle nécessitée par les circonstances.

  • la suspension provisoire de toute ou d'une partie de l'activité de l'entreprise.

  • la révision des conditions de travail telle que la réduction du nombre des équipes ou des heures de travail, la mise à la retraite anticipée des travailleurs qui remplissent les conditions requises ».

Force est de reconnaitre que l’article 21 du Code du travail tunisien n’a aucune utilité dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Les mécanismes qu’il préconise sont compliqués, et en décalage devant l’urgence de la situation sanitaire et la nécessité d’offrir des solutions rapides à la souffrance sociale (Ouanes, 2020). En avril 2020, le chef du gouvernement tunisien a annoncé qu’une indemnité de 200 dinars (équivalente à 60 euros) sera versée aux salariés mis au chômage technique sans préciser le montant de l’indemnité qui sera payé par les employeurs et les mesures d’accompagnement sociales laissant ainsi, des milliers de salariés dans l’angoisse et le flou total (Ouanes, 2020).

3.2. La stratégie de downsizing : étapes, pratiques et acteurs impliqués

L’opération de downsizing s’est déroulée en deux étapes. La première étape avait pour objectif la réduction numérique des effectifs. Ainsi, la direction de l’hôtel a fait appel à cinq pratiques à savoir : les incitations financières pour les départs volontaires à la retraite anticipée, le chômage technique, l’outplacement dans les autres hôtels de la chaine hôtelière, le licenciement d’une partie des travailleurs contractuels et la résiliation du contrat des nouvelles recrues en période de stage. Bien évidemment, les nouveaux recrutements ont été gelés. Les personnes qui sont parties à la retraite anticipée sont celles qui étaient proches de l’âge légal du départ à la retraite[1]. La direction n’a pas souhaité le départ des employés qui n’avaient pas encore atteint l’âge de 55 ans afin d’éviter une déperdition massive de son patrimoine de savoir-faire et d’expertise. « On a fait des choix difficiles, car il fallait penser en même temps à la sécurité matérielle de notre personnel, mais aussi à la rétention des talents, aux efforts fournis en matière de marketing RH et à la réputation de l’hôtel qui risquait d’être détruite à cause du downsizing », déclare le directeur des ressources humaines.

La deuxième étape consistait au déploiement d’une stratégie de restructuration. Sur le plan fonctionnel, cette étape était nécessaire parce que la réduction des effectifs a généré des tâches supplémentaires pour les survivants et a exigé la création de nouveaux postes. Ainsi, la direction des ressources humaines a procédé à la redéfinition des tâches, à la fusion de certaines unités, au redéploiement du personnel, au recrutement, à l’élargissement de certaines tâches et à la révision de certaines responsabilités.

D’après le directeur des ressources humaines, le recours au chômage technique au lieu du licenciement économique constitue une meilleure solution pour les employés compte tenu de la conjoncture sanitaire et socioéconomique que traverse le pays, ainsi que les difficultés endémiques que connaît le secteur du tourisme. Les employés mis au chômage technique ont perçu 80% de leur salaire mensuel. Concrètement, la direction des ressources humaines en collaboration très étroite avec la direction générale de l’hôtel a mobilisé plusieurs pratiques en amont, au cours et après l’opération de downsizing pour limiter les dégâts sociaux.

Préalablement au downsizing, plusieurs actions ont été mises en oeuvre, notamment de multiples réunions, la consultation et la concertation avec le syndicat et les entretiens individuels avec le personnel. Le directeur des ressources humaines a affirmé que le downsizing a été préparé et introduit de façon progressive pour ne pas bouleverser brusquement l’équilibre social : « Il y a eu tout un plan d’action préalable, dans ce plan il y a eu des entretiens avec chaque travailleur, chaque entretien a duré minimum une demi-heure. L’objectif était de leurs expliquer l’échéancier, les procédures et surtout de les rassurer».

En effet, l’annonce de la décision de downsizing s’est faite en deux phases pour préparer psychologiquement le personnel. La première a consisté à faire circuler la décision de façon informelle pendant quelques jours, tandis que la deuxième s’est traduite par l’annonce formelle du plan de downsizing à travers une lettre officielle. Le déploiement d’une stratégie de communication transparente avait pour objectif de dégeler les représentations et de susciter l’adhésion du personnel.

Lors de l’opération de downsizing, la DRH a impliqué activement les employés et a veillé à respecter leurs voeux. Ces derniers avaient le choix d’opter pour la retraite anticipée ou pour le chômage technique. À cet égard, le management de proximité et les relations directes et denses entre la hiérarchie et le personnel ont fluidifié la mise en oeuvre du downsizing. De même, le syndicat a joué un rôle de facilitateur et d’intermédiaire entre la direction de l’hôtel et les employés. Ce rôle médiateur a créé un équilibre entre les intérêts et les attentes des deux parties. Les répondants ont affirmé que la DRH a opté pour une stratégie « gagnant-gagnant » lors de la négociation avec le syndicat pour éluder les conflits sociaux et préserver la cohésion interne. De ce fait, la direction de l’hôtel a payé des indemnités pour les salariés qui sont partis, et ce, conformément aux dispositions du Code du travail tunisien et à l’étalonnage concurrentiel assuré par le directeur des ressources humaines.

Plusieurs actions correctives post-downsizing ont été mobilisées pour enrayer les conséquences négatives du downsizing. Ainsi, après la réouverture de l’hôtel, la DRH a misé sur la politique de recrutement, de promotion, de formation professionnelle et de rémunération. Par exemple, l’hôtel a lancé une vaste campagne de recrutement pour éviter la surcharge de travail et enrichir son capital humain : « On a fait plusieurs recrutements en contrat à durée déterminée et saisonniers pour éviter la surcharge de travail et affronter la saison estivale qui s’annonce prometteuse avec l’augmentation des réservations ».

En outre, la DRH a consenti un effort financier considérable en augmentant la rémunération de l’ensemble du personnel, le but étant de réparer le préjudice financier que les employés ont subi et de les remercier pour leurs sacrifices. En outre, des actions de formation ont été menées pour actualiser les connaissances et recadrer le comportement professionnel après la période de chômage technique. Aussi, la politique de mobilité et de promotion a été révisée afin de planifier le parcours professionnel des employés conformément à leurs attentes et à leurs champs de compétences.

Tableau 2

Les différentes pratiques de downsizing déployées

Les différentes pratiques de downsizing déployées

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3.3 La perception des employés

La majorité des répondants s’accorde sur le fait que la décision de downsizing était nécessaire compte tenu de la crise sanitaire et estime que sa mise en oeuvre a respecté les droits et les intérêts des travailleurs : « Le chômage technique était une décision acceptée par tout le monde, car il était inévitable» (R23).

Selon certains répondants, le downsizing a eu des conséquences négatives. Ils soulignent que le chômage technique a miné le moral des travailleurs. Certains nous ont affirmé que le downsizing a produit un sentiment d’angoisse, de frustration et d’impuissance face aux événements : « (…) j’ai eu une dépression pendant le confinement, j’étais chef de service, du jour au lendemain, je me trouve à la maison avec un PC sur les genoux (…) » (R3) ; « J’étais dans le flou (…) attendre ou chercher un autre emploi, c’était compliqué, car le secteur du tourisme a été le plus touché par la crise sanitaire » (R16). 

Le chômage technique a affecté négativement le niveau de vie des salariés et leur pouvoir d’achat puisqu’ils ne percevaient pas un salaire entier et qu’ils étaient privés des primes de performance. En fait, la direction de l’hôtel, en concertation avec le syndicat, a accordé 80% du salaire aux 87 employés mis au chômage technique. Ce manque à gagner était contraignant pour certains répondants qui étaient dans l’incapacité de subvenir convenablement aux besoins de leur famille. En dépit de cette situation, ils étaient conscients que la direction ne pouvait pas se permettre de payer l’intégralité des salaires. Les subventions et les aides fournies par l’État tunisien aux entreprises en difficulté étaient faibles. La direction de l’hôtel ne pouvait compter que sur ses ressources pour payer les salaires des employés en chômage technique. En outre, le chômage technique a freiné le développement des compétences et l’avancement de la carrière des employés : « En plus de l’impact financier du chômage technique, on était en torpeur pendant des mois, aucune formation, pas de stages (…)» (R12).

D’autres répondants regrettent la dilapidation des savoirs de l’entreprise, et ce, à cause du départ à la retraite anticipée de certaines compétences clés. Nonobstant ses conséquences négatives, les répondants estiment que la stratégie de downsizing a eu quelques bienfaits. Elle a permis de préserver la santé financière de l’entreprise, de protéger une partie des emplois et d’assurer un revenu stable pour le personnel. Pour certains répondants, le chômage technique était une période propice à l’équilibre familial et à l’épanouissement personnel : « () mes enfants sont encore petits (…) ils passaient toute la journée à la crèche, avec l’arrêt du travail, je me suis occupée de ma famille » (R18) ; « J’ai profité de cette période pour me reposer après tant d’années de travail, c’était une occasion pour faire du jardinage, du sport, regarder des films… » (R10).

Nous avons constaté l’existence d’un sentiment d’appartenance assez fort chez les répondants, en particulier chez ceux qui ont commencé à travailler depuis l’ouverture de l’hôtel en 1990. Ce sentiment d’appartenance est si fort que les répondants n’ont jamais songé à démissionner ou à chercher un autre emploi. Ils ont choisi d’attendre la réouverture de l’hôtel justifiant ce choix par le management bienveillant de la direction, et en particulier lors de l’opération de downsizing : « J’aime mon travail et je ne le quitteraique pour partir à la retraite », « () on était consulté et respecté, le directeur des ressources humaines vient nous voir assez souvent pour discuter et demander notre avis, il était très humain et à l’écoute (…)» (R17). Aussi, de l’aveu des répondants, la direction des ressources humaines a bien géré l’étape post-downsizing et a essayé d’effacer, dans la mesure du possible, les stigmates et les méfaits du chômage technique, tant sur le plan professionnel que psychologique. Les répondants ont particulièrement apprécié la générosité de la direction et les promotions exceptionnelles.

4. Discussion

Les résultats obtenus ont mis en lumière un ensemble d’indicateurs et de preuves qui attestent que l’entreprise a géré l’opération de downsizing contrainte, à la mener à la suite de la crise sanitaire, de manière responsable. La conjugaison de préalables structurels, techniques, organisationnels et culturels a facilité l’introduction de ce changement, a assuré sa légitimité et a apaisé les inquiétudes.

Le recours au chômage technique et au redéploiement du personnel constitue une forme de downsizing particulièrement responsable dans le cas étudié. En effet, les vacillements, tant sur le plan politique que socioéconomique, que connait la Tunisie depuis la révolution de 2011 ont réduit considérablement le nombre de touristes et ont fortement fragilisé le secteur touristique. L’effort financier consenti par la direction de l’hôtel pour payer les salaires des employés pendant de longs mois et le souci de sauver les emplois en dépit du manque de visibilité à cause de la pandémie attestent que le downsizing a respecté une certaine dimension sociale. Ces pratiques peuvent paraître dérisoires ou normales dans d’autres environnements, mais dans le cadre institutionnel, légal et socioéconomique tunisien, elles revêtent un sens singulièrement fort pour les répondants et constituent une preuve de responsabilité sociale et de philanthropie d’entreprise.

Les résultats obtenus montrent que le comportement éthique de la direction de l’hôtel a facilité l’acceptation de la stratégie de downsizing et a véhiculé des valeurs de solidarité et de justice. En effet, les résultats obtenus ont montré que l’attitude positive et les comportements pro sociaux dont les répondants ont fait preuve malgré l’adoption de la stratégie de downsizing s’expliquent en grande partie par le style de management humaniste et éthique. Dans cette perspective, Igalens et Vicens (2005) rappellent que le downsizing socialement responsable repose avant tout sur des principes éthiques. D’ailleurs, la négligence de la dimension humaine constitue le principal écueil qui entrave la réussite de toute stratégie de downsizing (Tsai et Shih, 2013).

Trois pratiques phares font l’unanimité auprès des répondants à savoir la responsabilisation, l’accompagnement et la formation post-downsizing. Effectivement, l’implication active des employés lors des plans de restructuration les habilite à devenir les acteurs du changement (Dubouloy et Fabre, 2002). Selon Thornhill et al (1997), les approches ascendantes et descendantes sont nécessaires pour la mise en oeuvre d’un downsizing responsable et réussi. Parallèlement, les résultats obtenus soulignent que l’accompagnement de proximité prodigué par la direction de l’hôtel ainsi que le dialogue ont influencé positivement la confiance organisationnelle et la cohésion sociale. Plusieurs travaux (Dubouloy et Fabre, 2002 ; Ngirande et Nel, 2012 ; Ahlstrand et Rydell, 2017) corroborent ce résultat en soulignant que l’accompagnement fourni aux employés concourt à la réussite du downsizing, tant sur le plan social qu’économique. D’ailleurs, cet accompagnement peut prendre la forme d’une assistance pour rechercher un nouvel emploi, d’une aide à la création de projet ou encore de coaching, de mentorat et de psychothérapie (Ahlstrand et Rydell, 2017).

De même, le recours à une communication transparente et à des pratiques de GRH proactives et participatives réduit considérablement les effets négatifs du downsizing (Thornhill et al, 1997) et les comportements déviants. Quant à la formation professionnelle, elle a facilité l’adaptation au changement, a permis d’actualiser les compétences et de rassurer les survivants. À ce propos, Tsai et Shih (2013) soulignent que la formation fait partie des meilleures pratiques de downsizing. Elle aide les survivants à reprendre confiance en eux et réoriente le comportement professionnel dans le sens des nouveaux objectifs organisationnels (Cameron, 1994).

La stratégie de downsizing mise en oeuvre par la direction de l’hôtel a eu le mérite de préserver l’équilibre psychologique des survivants. De même, elle a protégé la réputation et la marque employeur de l’hôtel et a renforcé sa culture d’entreprise. En outre, le downsizing socialement responsable réduit le risque de dépression chez les employés et la perception d’injustice procédurale (Brenner et al, 2014) et modère la perception de violation du contrat psychologique (Turnley et Feldman, 1998). Sur ce point, Mishra et Spreitzer (1998) affirment que le downsizing éthique promeut les comportements constructifs chez les survivants, comme l’espoir, et disqualifie les comportements destructifs, comme le cynisme, l’anxiété et la colère.

Cette recherche souligne qu’en situation de crise, l’entreprise se trouve assez souvent face à des engagements paradoxaux. Elle est tiraillée entre le diktat de la performance financière et ses engagements envers son personnel et la société (Lacroux et Ben Larbi, 2009 ; Kadmiri, 2021). Elle doit offrir des emplois durables et décents d’une part, et d’autre part, elle doit préserver sa pérennité. Cette situation porteuse de contraintes difficilement conciliables risque de créer des dilemmes parfois insolubles. Certes, l’arbitrage entre le social et l’économique est une question clivée mettant en concurrence la rationalité humaniste et la rationalité utilitariste ainsi que les tensions de gouvernance qui tiraillent le fonctionnement des organisations contemporaines. Tout bien considéré, il est impossible d’enrayer les conséquences négatives du downsizing sur le plan humain (Gandolfi et Hansson, 2011). Toutefois, il est possible d’agir humainement en matière de downsizing en faisant preuve de bienveillance, de générosité et de bonté (Beaupré et al, 2008).

Conclusion

Le substrat théorique érigé et les résultats obtenus ont souligné que la responsabilité sociale de l’entreprise se déploie de façon protéiforme pour atténuer l’âpreté du downsizing et ses coûts cachés. En prenant appui sur un agir éthique et des pratiques de gestion bienveillantes, et en assurant une congruence entre le dire et l’agir, l’entreprise investiguée a conféré une certaine légitimité à la stratégie de downsizing déployée. De plus, elle a limité les traumatismes psychologiques et a préservé sa cohésion sociale et sa réputation.

Cette recherche a mis en lumière la primauté de la dimension humaine du downsizing et a révélé qu’il peut être toléré en dépit de sa rudesse à condition que les mesures déployées soient perçues comme justes et équitables. Force est de reconnaître que le downsizing socialement responsable est parfois une solution acceptable si on le compare à certaines pratiques frauduleuses et non éthiques comme le recours au harcèlement psychologique et à l’intimidation pour pousser l’employé à démissionner car le licenciement coûte cher pour l’employeur (Friebel et al, 2016).

Loin des discours hagiographiques, le downsizing socialement responsable s’appuie sur des pratiques managériales au visage humain en résonance avec les attentes sociales et les impératifs économiques. La conciliation entre la rationalité psychosociale et la rationalité économique n’est pas impossible. Elle exige certes des concessions, une approche multi-acteurs et des compromis parfois difficiles, et s’appuie sur des équilibres précaires et des arrangements négociés.

Cette contribution présente un intérêt à plus d’un titre. Elle met en lumière les pratiques à forte valeur ajoutée pour réussir un downsizing contraint dans un pays du Sud. Malgré le peu de recherches consacrées au downsizing en temps de pandémie de COVID-19, nous avons pu lever le voile sur les voies potentielles de son humanisation et de sa moralisation. Par ailleurs, cette recherche souligne qu’il n’y a pas un modèle typique ou un « one best way » en matière de downsizing (Beaujolin-Bellet et Schimdt, 2012). La culture sociétale et le cadre institutionnel influencent considérablement sa perception, sa portée et sa mise en oeuvre. D’ailleurs, les boîtes à outils décontextualisées et les meilleures pratiques en matière de downsizing peuvent s’avérer inadaptées dans des pays imprégnés d’une culture sociétale collectiviste ou marquée par la retenue (Hofstede et al, 2010). En revanche, elles peuvent s’avérer utiles dans des pays qui favorisent, notamment, la flexibilité de l’emploi, le nomadisme des carrières et la mobilité.

Notre travail de recherche suscite plusieurs implications managériales. En effet, il invite les dirigeants et les DRH à accorder un intérêt particulier à la dignité des employés et aux aspects psychosociaux lors de l’adoption d’une stratégie de downsizing. Quel que soit le bien-fondé du downsizing, il importe de respecter les droits des employés, de les accompagner et de les assister en cas de besoin. La banalisation des considérations éthiques et humaines et la mobilisation d’un management misanthrope conduisent immanquablement à des désillusions. Nombreuses sont les entreprises qui ont essuyé des échecs cuisants et une contreperformance à la suite de plans de downsizing radicaux. D’ailleurs, parmi les risques que l’entreprise encourt, on peut citer, notamment, le boycott, les campagnes de dénigrement, la méfiance, la chute des ventes et la dégradation de la notoriété.

C’est un leurre de croire que le downsizing améliore automatiquement la performance de l’entreprise. Les bienfaits économiques du downsizing ne peuvent être escomptés que si l’entreprise veille au bien-être des survivants, garde une image sociale positive et met en place des pratiques responsables susceptibles de promouvoir les comportements de citoyenneté organisationnelle (Gandolfi, 2014). De plus, il importe de mettre en place une stratégie proactive pour gérer sereinement la phase post-downsizing.

Notre recherche comprend certaines limites. En effet, notre étude s’est basée sur un cas unique, ce qui tend à réduire la diversité des données collectées et la possibilité de faire des comparaisons inter-cas. Une deuxième limite réside dans le risque de subjectivité et l’interférence du biais de désirabilité sociale. In fine, ce travail ouvre des perspectives de recherche prometteuses. À cet égard, il serait intéressant d’explorer l’effet des variables sociodémographiques sur la perception du downsizing. Aussi, l’étude de la relation entre le contrat psychologique et le downsizing dans un contexte de flexisécurité de l’emploi peut être une piste intéressante.