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La préface choisie pour cet ouvrage « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer » (Gaston Berger, 1964) donne la tonalité générale du livre. Cet ouvrage ambitieux, au-delà d’une visée pédagogique et pratique, a une visée politique qui questionne la communauté des ergonomes et de disciplines soeurs (ex. sociologie, psychologie du travail, etc.). À quelle transformation du travail souhaite-on contribuer ? Concevoir le travail, oui mais pour qui, comment et avec quelle finalité ? Pour y répondre, les auteurs positionnent l’ouvrage comme complément et suite d’un livre largement connu, en particulier par les ergonomes francophones, Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l’ergonomie (ANACT, 2007). Ils le situent comme un complément nécessaire dans la foulée de l’évolution du monde du travail et des démarches méthodologiques développées par l’ergonomie elle-même, dans le champ de la conception et de la conduite de projet.
La préface, rédigée par P. Veltz, un sociologue qui a plusieurs fois collaboré avec des ergonomes, positionne d’emblée l’ergonomie francophone dans une vision générale « émancipatrice » alliée à une volonté locale d’humaniser le travail au travers de solutions concrètes. Cette vision est réaffirmée dans l’introduction de l’ouvrage qui pose que « l’ergonome poursuit un objectif d’émancipation dans le travail humain » (p.26). P. Veltz souligne un des enjeux abordés par la suite, à savoir la transformation de modèles de production rigides vers des modèles plus informels qui amène nécessairement la discipline à évoluer et à continuer, de facto, à se poser des questions sur son territoire propre et sur ses frontières avec d’autres disciplines. Les auteurs font écho à cette vision du futur pour l’ergonomie en introduction et dans la première partie : contribuer à une émancipation dans le travail, à écrire un travail « humain » dans un système hyperindustrialisé, ubérisé et en mutations constantes. Tandis que cette contribution se manifeste au niveau « local » par le biais d’interventions singulières, réalisées en coconstruction avec les acteurs des organisations (travailleurs, managers, etc.) et non depuis une position surplombante d’experts.
Dans la deuxième partie, les auteurs insistent sur la nécessité, pour l’ergonome, d’expliciter les modèles sous-jacents à son intervention de la santé et de la performance. Selon que la santé s’envisage comme absence de maladie (modèle de l’altération), compensation de la maladie ou de la déficience (modèle de la préservation) ou comme une trajectoire développementale (modèle de la construction), les finalités et les modalités de l’intervention seront distinctes. Selon ce dernier modèle, l’ergonome doit soutenir la conception de systèmes au sein desquels les travailleurs pourront être « acteurs de leur propre histoire » (p.95), et ils ne peuvent le faire qu’en associant les travailleurs aux processus de conception. Ce renversement significatif, consistant à considérer la santé des travailleurs comme une dimension intrinsèque de la performance et un objectif à atteindre au plan des « ressources humaines » des organisations, est très porteur du point de vue de l’intervention. Il permet de décentrer le regard habituellement porté sur la performance et de s’interroger sur la façon de développer concomitamment les organisations et les individus qui les composent.
La troisième partie actualise les principes généraux et les étapes d’une intervention en ergonomie présentés dans Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l’ergonomie (ANACT, 2007) en approfondissant la question de la conception et du rôle de l’ergonome. Ces sections relatives à la conception sont particulièrement riches et bienvenues ; elles rappellent la spécificité des simulations ergonomiques au regard des autres types de simulation couramment menées dans les entreprises, à savoir la centralité du travail et des usages des futurs dispositifs par les travailleurs et sa dimension participative. L’étape de l’analyse préalable distingue bien ce qui relève de l’analyse du projet et de celle du travail en situations de références, tout en montrant leur complémentarité. Plusieurs repères sont offerts au lecteur pour construire, mener et debriefer une simulation. Des exemples abondants de ressources pour l’accompagnement de la conception sont par la suite proposés dans la quatrième partie. Chacun pourra y trouver des inspirations en fonction des spécificités de ses propres interventions. On aurait aimé que soient abordées parmi les techniques prospectives des techniques de simulations organisationnelles, en lien avec la conception de nouveaux services. Même si par ailleurs la variété des types et des usages de supports numériques présentée interpellera très certainement les professeurs d’ergonomie quant aux compétences à développer chez leurs étudiants.
Les dernières sections, qui vont de la cinquième partie à la conclusion, renouent avec la visée politique de l’ouvrage. Entre autres, la sixième partie (« Ne pas gâcher la crise ») revient sur certains des apprentissages et enjeux liés à la pandémie et vient compléter les propositions introductives. On retiendra l’assertion réaffirmée que les ergonomes doivent expliciter la portée politique de leur discipline et de leurs interventions et réfléchir au type de futur auxquels ils veulent contribuer, c’est-à-dire respectueux de l’humain et de la planète. Nous avons été particulièrement interpellée par la clarté et l’actualité des questionnements portant sur la contribution possible de l’ergonomie au développement durable. Les deux avenues proposées, à savoir de contribuer comme ergonome à un travail digne (durable car tenable) ainsi qu’à l’accompagnement de modes de production tenables environnementalement parlant, sont très stimulantes. En particulier, la seconde proposition nécessite de penser le futur autrement, selon une « conception innovante » qui portera sur les cadres mêmes du travail et le remplacement de ses cadres actuels inadaptés. Les propositions de démarches de conception effleurées appellent cependant des approfondissements. Des liens intéressants auraient eu avantage à être faits avec les propositions de l’ergonomie prospective.
Quelques regrets au regard de l’ouvrage : des tournures de phrase complexes nuisent parfois à la clarté et l’acte pédagogique visé et rendent la lecture et la compréhension parfois ardus. Par ailleurs, tout comme dans l’ouvrage Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l’ergonomie (ANACT, 2007), les auteurs utilisent régulièrement des exemples comme autant de mini-études de cas pour illustrer leurs propos. On aurait aimé que certains d’entre eux soient davantage élaborés et repris d’un chapitre à l’autre, de façon à permettre une meilleure compréhension de la dynamique de l’intervention et de l’importance du positionnement de l’ergonome. Mais somme toute, ce livre foisonnant et dense contribue à la réflexion non seulement technique mais aussi politique sur les rôles et les défis des ergonomes pour contribuer à la conception du travail. Ce double ancrage permet deux usages assez distincts de l’ouvrage. Le premier est pédagogique et nous semble assez similaire à celui pouvant être fait de Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l’ergonomie (ANACT, 2007) : praticiens, étudiants et professeurs en ergonomie pourront aller chercher des connaissances théoriques et relatives à la pratique dans les chapitres 2, 3 et 4. Le second usage, en lien avec l’introduction, les chapitres 5 (Discipline carrefour) et six (Ne pas gâcher la crise), est politique : il interpelle le lecteur dans une réflexion de fond sur le projet social poursuivi par l’ergonomie. Faisant écho à des réflexions contemporaines, telles que celles portées par I. Ferreras, D. Méda et J. Battilana, auteures du livre Le manifeste travail : démocratiser, démarchandiser, dépolluer (Seuil, 2020), il nourrit un riche dialogue avec les autres disciplines des relations industrielles.