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Introduction

Alors que la mondialisation de l’économie accroit sans cesse le pouvoir des entreprises multinationales et du patronat au détriment des travailleurs et des syndicats, les règles de négociation collective n’ont pas changé et s’établissent encore dans le cadre de la démocratie industrielle. Au niveau local, comme c’est généralement le cas dans les régimes de négociation décentralisée en Amérique du Nord, la capacité de négociation des acteurs locaux, soit les représentants des travailleurs et de l’employeur, tout comme leur pouvoir, continuent de s’effriter en contexte de flexibilisation accrue de l’emploi (Kalleberg, 2003; 2001). Dans cette situation plus favorable à l’employeur, la capacité de résistance syndicale est fortement affectée par l’impératif économique de la flexibilisation de l’emploi. Tandis que des contraintes structurelles renforcent le pouvoir du capital et affaiblissent les acteurs locaux, la pertinence des stratégies de négociation visant à équilibrer les rapports entre le capital et le travail, l’entreprise et le syndicat est fortement remise en question. Cet article traite de la capacité des acteurs locaux, notamment l’acteur syndical, à expérimenter de nouvelles institutions de travail en contexte de flexibilisation de l’emploi au Québec et a pour objectif de montrer les limites structurelles qui réduisent leur marge de manoeuvre dans le processus de négociation collective.

Au Québec, les travaux de Jacques Bélanger, notamment ceux sur l’implantation des équipes de travail dans le secteur de l’aluminium (Edwards, Bélanger et Wright, 2002), éclairent un tel questionnement sur les formes expérimentales de régulation impliquant employeurs et travailleurs dans la coexistence d’un projet d’entreprise et d’un détachement des travailleurs de leur hiérarchie (Bélanger, 2001). Bélanger et ses collègues ont signalé la nature simultanément conflictuelle et coopérative de la relation d’emploi (Bélanger et Thuderoz, 2010; Edwards, Bélanger et Wright, 2006) et ont insisté sur les conditions structurelles et objectives que sont les effets de la technologie, le marché de production et les règles institutionnelles favorables à la réussite de l’expérimentation institutionnelle (Bélanger, Edwards et Wright, 2003; Bélanger et Edwards, 2007). Différentes approches en analyse institutionnelle en contexte de mondialisation de l’économie ont aussi repris cette question classique des études des institutions. Elles proposent des pistes de solution qui revitalisent le débat théorique sur la structure et l’action (par exemple, Campbell, 2004; Crouch, 2005; Morgan et al., 2010). Dans le champ spécifique des relations industrielles, où le rôle charnière des acteurs dans les processus de changement institutionnel est souvent souligné (Kalleberg, 2011), les acteurs sont présentés comme les maîtres d’oeuvre du « travail institutionnel » (Lawrence et Suddaby, 2006) dans la mesure où ils élaborent des stratégies, mobilisent et s’approprient les différentes institutions, au point de les renouveler à leur guise (Kristensen et Morgan, 2012). Les recherches sur le pouvoir des acteurs (Mahoney et Thelen, 2010), notamment les capacités stratégiques de l’acteur syndical (Lévesque et Murray, 2010; Kristensen et Rocha, 2012; Tattersall, 2010), mais aussi des nouveaux acteurs en relations de travail (Bellemare, 2000; Legault et Bellemare, 2008; Heery, 2016), insistent sur cette agentivité (la capacité active des acteurs) dans le changement institutionnel. De ce point de vue optimiste, la mondialisation n’annoncerait pas la fin de la résistance salariale, mais ferait plutôt naitre des logiques d’action qui s’inscrivent dans un nouveau répertoire (Bélanger et Thuderoz, 2010).

Toutefois, avec le « retour de (ces nouveaux) acteurs » que Touraine (1984) voit plutôt comme des sujets distants qui ne s’enferment plus dans la contestation mais s’ouvrent au changement, comment alors négocier de meilleures conditions de travail lorsque la capacité de résistance salariale s’oppose aux conditions structurelles? Des chercheurs nord-américains soutiennent que si l’acteur syndical ne saurait empêcher la flexibilité, il pourrait en réduire l’impact négatif sur la sécurité des travailleurs en renouvelant l’institution de protection de l’emploi qu’est la négociation collective (Appelbaum, 2012; Kalleberg, 2011). Cependant, dans un contexte structurel défavorable qu’imposent l’État, le marché et l’entreprise, comment les acteurs locaux, notamment l’acteur syndical dont le pouvoir de négociation est réduit, peuvent-ils créer de nouvelles institutions telles qu’expliquées par ces théories? Ces formes expérimentales de négociation collective, via la modification des répertoires d’action, notamment la coalition des acteurs en remplacement de l’État défaillant, peuvent-elles favoriser l’essor d’un contrat social plus inclusif qui garantirait les droits de tous les travailleurs dans un contexte de persistance de règles inchangées et de renforcement du pouvoir patronal?

Pour répondre à ces questions, l’article analyse comment les acteurs locaux expérimentent de nouvelles institutions qui réconcilient à la fois la flexibilisation de l’emploi et la sécurité des travailleurs dans le cadre de la négociation collective. L’article fait l’hypothèse que, outre l’agentivité par laquelle ces acteurs développent des ressources et des capacités stratégiques, l’issue du processus est tributaire de facteurs externes qui sont hors de leur portée et que les mécanismes institutionnels issus de la démocratie industrielle ne peuvent plus garantir. À partir de deux études de cas, l’article décrit et analyse les configurations de deux changements institutionnels dans deux usines québécoises de première transformation. Ces usines du même secteur industriel, qui ont expérimenté un changement institutionnel dans la négociation de leur convention collective, appartiennent à deux multinationales, l’une canadienne, l’autre américaine.

L’article se divise en quatre parties. La première partie, dans le cadre d’une recension des écrits et des perspectives théoriques, revient sur les enjeux de la négociation collective en contexte néolibéral de changement institutionnel en soulignant les conditions structurelles qui limitent la marge de manoeuvre des acteurs. Une fois le contexte de la recherche et la méthodologie décrits à la deuxième partie, la troisième partie présente les résultats des négociations entreprises par les acteurs locaux : dans un cas, une négociation menée « le dos au mur », et dans l’autre, « le fusil sur la tempe ». Des limites structurelles à l’agentivité sont discutées dans la dernière partie.

Négociation collective en contexte de changement institutionnel

Les théories de négociation collective se sont intéressées à la question classique de la tension entre la structure et l’action, notamment les contraintes structurelles du marché et l’agentivité syndicale, en soulignant l’importance du pouvoir des acteurs dans le processus de négociation (notamment, Jalette, 1992; Walton et McKersie, 1991). En Amérique du Nord, l’exigence de négociation de bonne foi, sa décentralisation et le monopole de représentation syndicale sont autant d’éléments qui montrent que le résultat est tributaire de la (bonne) volonté des acteurs qui définissent les tactiques et recommandent les meilleures stratégies à leur portée. Tout converge vers le pouvoir de négociation des acteurs (Chamberlain et Kuhn, 1965; Bacharach et Lawler, 1981; Weiss, 1999), et beaucoup moins vers les forces extérieures qu’ils doivent contrôler. Cet état de fait, depuis l’établissement du modèle classique d’analyse systémique en relations industrielles (Dunlop, 1958), présuppose que les acteurs peuvent transformer l’environnement externe de la négociation en conditions plutôt favorables. Kalleberg (2011) souligne l’importance du cadre institutionnel du marché du travail de l’Après-Guerre et du syndicalisme industriel dans la protection des droits des travailleurs. Le marché, l’État et l’entreprise ont ainsi été des institutions qui ont joué un rôle de premier plan dans le processus de négociation collective et le succès de cette dernière ne dépendait pas que des capacités stratégiques de l’acteur syndical.

Mais avec la mondialisation de l’économie, il y a eu une transformation des relations industrielles (Kochan, Katz et McKersie, 1986) et des régimes de négociation (Kochan et Katz, 1988). Cette transformation souligne l’importance de l’environnement externe et la perte de pouvoir des acteurs locaux, notamment syndical (Weil, 1994; Heery, 2016). On note alors l’importance de la concurrence internationale sur les marchés des produits et l’érosion de la protection du marché du travail fragmenté (Fenton et Dermott, 2006; Ilsoe, 2011). À défaut de modifier cet environnement externe, il est recommandé aux acteurs de renforcer, à l’interne, leur marge de manoeuvre par des choix stratégiques (Kochan et al., 1986) afin de mieux s’adapter (Walton, Cutcher-Gershenfeld et McKersie, 1994). Une stratégie de coopération en lieu et place de la confrontation sera recommandée dans les situations de flexibilisation de l’emploi lorsque la résistance syndicale est sujette à caution, faute de pouvoir. Par exemple, au Québec, en situation de changement organisationnel (Bergeron et Paquet, 2017), on recommande davantage une négociation raisonnée (Bernatchez, 2006). La question récurrente consiste à déterminer comment les vieilles institutions qui protégeaient autrefois les travailleurs peuvent être renouvelées dans un nouveau contrat social en contexte de flexibilisation de l’emploi (Appelbaum, 2012; Arthurs, 2010).

À cette question, différentes théories sur le changement institutionnel ont apporté des réponses dans le contexte structurel de la mondialisation de l’économie et de ses conséquences néfastes sur l’action collective (notamment, Morgan et al., 2010). Tandis que les unes insistent, par exemple, sur l’importance de l’acteur à l’instar des approches du constructivisme pragmatique (Avenier, 2011), les autres privilégient la structure comme dans la thèse des variétés du capitalisme (Hall et Soskice, 2001). Pour leur part, les travaux de Bélanger et de ses collègues signalés plus haut insistent sur l’importance de ces conditions structurelles dans l’expérimentation institutionnelle. Pour pallier à l’indétermination des approches du constructivisme pragmatique et au déterminisme de la thèse des variétés du capitalisme, Thelen (1999; 2010) propose une approche de l’institutionnalisme historique qui nous parait pertinente. L’agentivité qu’elle remet au coeur de l’analyse institutionnelle et qui insiste sur le rôle central des acteurs, capables de modifier les institutions à leur portée, est aussi au coeur des travaux de Campbell (2004; 2010) sur le changement institutionnel. Pour Campbell (2004), dans une logique mimétique de sentier de dépendance (path dependence), des forces structurelles peuvent limiter la marge de manoeuvre des acteurs, les enfermant dans d’anciens répertoires d’action qui réduisent les possibilités d’innovation. Selon Crouch (2005), la capacité de recombinaison des règles pour développer de nouvelles institutions est fonction du contexte structurel et du rôle des acteurs, et peut se faire à plusieurs niveaux. Ce changement graduel que soulignent aussi Streeck et Thelen (2005) peut suivre différents processus de déplacement des règles (de nouvelles règles remplacent progressivement les anciennes et deviennent dominantes); de superposition (de nouvelles règles sont élaborées et coexistent avec les anciennes devenues caduques); d’entassement (d’anciennes règles devenues caduques sans le développement de nouvelles); et de conversion (d’anciennes règles sont restées, mais ont été interprétées différemment). On retrouve là l’idée de « continuité historique » au coeur de l’expérimentation institutionnelle avancée par Bélanger et ses collègues (Edwards et al., 2002) dans le cas de l’implantation des équipes de travail dans les alumineries québécoises. Mahoney et Thelen (2010) ont aussi poussé cette analyse de changement graduel en identifiant deux facteurs que sont : 1- la capacité des acteurs, par exemple des syndicats, à opposer leur veto au changement; et 2- le degré, bas ou élevé, du changement souhaité. Selon cette logique, l’hypothèse à notre problématique de la négociation collective en contexte de changement institutionnel serait que la capacité des acteurs locaux, notamment l’acteur syndical, à négocier une nouvelle règle dépend de leur pouvoir à opposer leur veto, ainsi que du degré de changement structurel qu’imposent le marché et l’État notamment.

Cette hypothèse peut être précisée grâce à la théorie de la co-construction des institutions et des acteurs proposée par Kristensen et Morgan (2012). Au motif que la distinction entre les acteurs et les institutions ne serait plus pertinente, l’enjeu consisterait à identifier les stratégies mobilisées par les acteurs et les différentes institutions qu’ils développent. À cet égard, on peut reposer la question de la négociation collective en lien avec le problème de représentation (Freeman et Rogers, 1999; Towers, 1997) que pose le renouvellement des théories en relations industrielles permettant aux acteurs de créer de meilleures institutions. Dans le contexte nord-américain, où, selon Grenier, Giles et Bélanger (1997), la structure traditionnelle de négociation est un obstacle majeur à la flexibilisation de l’emploi, Kalleberg (2011) propose un nouveau contrat social dans lequel l’acteur syndical peut encore jouer son rôle historique de représentation des travailleurs. Tapia et ses collègues (2015) suggèrent aux acteurs trois éléments pour résoudre cette question : 1- l’identité des travailleurs qui n’est plus réductible au milieu de travail; 2- la formation d’une coalition au-delà des acteurs tripartites traditionnels des relations de travail (syndicat, employeur et gouvernement); et 3- l’élargissement des répertoires d’action au-delà des frontières des entreprises et des contextes nationaux. Dans quelle mesure ces trois éléments permettent-ils aux acteurs de recombiner les règles dans un contexte de changement institutionnel graduel et aider le syndicat à imposer son veto?

Ces trois éléments qui nous serviront de cadre analytique relèvent de l’agentivité et notre hypothèse est que des contraintes structurelles et externes peuvent handicaper, voire empêcher la capacité des acteurs à renouveler la règle (imposition du veto syndical) et négocier une juste solution au problème de représentation. En inscrivant ce problème dans le processus de la négociation en contexte de flexibilisation de l’emploi, notre perspective insiste sur l’importance des structures du marché et la gouvernance des entreprises dans un contexte de recul de la réglementation étatique. La construction d’une identité sociale qui soustrairait les travailleurs à la marchandisation du travail minimise l’impact des contraintes du marché (Castel, 2009). Avec la flexibilisation de l’emploi et sa théorie qui divisent l’entreprise entre le centre et sa périphérie (Kalleberg, 2001) et disent réconcilier les intérêts divergents des travailleurs permanents et contractuels (Altuzarra et Serrano, 2010), alors qu’en fait elle les oppose (Ilsoe, 2011; Kalleberg, 2003; Yates et Leach, 2006), il y a une limite qu’impose le marché sur la capacité syndicale à construire une solidarité de large portée. L’élargissement de la coalition des acteurs à la société civile ne saurait remplacer le rôle des acteurs traditionnels, notamment la coalition entre les syndicats et les gouvernements, qui a permis, par le passé, l’adoption des mesures législatives comme le New Deal aux États-Unis, la Loi des relations ouvrières de 1944 et le Code du travail de 1964 au Québec. Depuis un certain temps, le débat sur la flexibilisation a lieu au Canada dans un contexte de dérégulation (Arthurs, 1996; 2010). Quant aux répertoires d’action, les mobilisations sociales au niveau local ne sont pas pertinentes lorsque la négociation est conditionnée par l’impératif de l’avantage compétitif des filiales qu’imposent les maisons-mères et qui instrumentalise la gouvernance locale (Kostova, Roth et Dacin, 2008; Kristensen et Morgan, 2007).

Notre perspective est que le marché, l’État et l’entreprise empêchent le renouvellement des institutions du travail. Les conditions structurelles qu’ils imposent réduisent considérablement la marge de manoeuvre des acteurs locaux et se situent à trois niveaux. Le marché impose les conditions économiques de la négociation et contrôle les termes du partenariat entre les acteurs syndical et patronal. L’État, avec ses politiques de dérégulation, contrôle la segmentation du marché de l’emploi. Et enfin, l’entreprise multinationale impose la finalité de la négociation via son contrôle de la gouvernance locale. Notre hypothèse de recherche est que la réussite de la négociation collective d’un nouveau cadre institutionnel est tributaire de ces limites structurelles qui réduisent le pouvoir des acteurs locaux et anéantissent la capacité syndicale à imposer son veto.

Contexte et méthodologie de recherche

La négociation de la flexibilisation de l’emploi dans les deux filiales québécoises des multinationales américaine et canadienne de notre recherche a eu lieu dans un contexte où les travailleurs étaient encore protégés par le régime de la démocratie industrielle. Tous issus du même groupe identitaire accordé aux réalités locales, les travailleurs étaient protégés par des régulations étatiques encore favorables contre l’hégémonie du marché (Fudge, 2005). Permanents ou en état de le devenir, ils voyaient leur sécurité protégée, ce jusqu’à ce que les multinationales n’exigent de l’État canadien, dans les années 1990, des réformes structurelles visant à soutenir l’investissement (Stanford, 2004). Au Québec, la réforme du Code du travail, en 2001 et en 2003, à la suite de la modification de l’article 45 permettant la flexibilisation de l’emploi (Morissette, 2006), a facilité ces politiques de restructuration. Suite à l’introduction de ces mesures néolibérales, les acteurs locaux, représentés par l’exécutif syndical et les gestionnaires, et soumis à l’impératif technologique de la modernisation de leur usine, vont négocier de nouvelles conventions collectives. L’analyse de ces deux tentatives de recombinaison des règles permettra d’élucider la question de la capacité des acteurs locaux à expérimenter de nouvelles institutions en contexte de flexibilisation de l’emploi. Alors que dans la filiale américaine, c’est l’employeur qui force le syndicat à la négociation et en sollicite la coopération, dans la filiale canadienne, c’est le syndicat qui initie le processus de partenariat.

C’est dans ce contexte que cette recherche qualitative (Miles et Huberman, 1994) a été menée dans deux usines de première transformation au Québec en 2007, dont les syndicats sont affiliés tous les deux à la même centrale. Au moment de la collecte des données, les deux filiales des plus importantes multinationales de leur segment de marché dans le monde utilisent une vieille technologie, sont situées en région et contrôlent une part essentielle de l’économie locale. L’usine de propriété américaine, qui emploie 1 700 travailleurs, est le plus gros employeur dans une ville de 22 000 habitants, tandis que la canadienne constitue le quatrième employeur d’une ville de 51 000 habitants, avec ses 400 employés. La collecte des données inclut l’observation participante, qui a permis d’interagir et de voir les comportements des acteurs locaux pendant trois semaines, intercalée de visite dans chaque usine, la documentation (histoire de l’usine, documents corporatifs, conventions collectives), ainsi que des entrevues semi-structurées et confidentielles avec les acteurs locaux. Des rencontres informelles avec les travailleurs et les gestionnaires à l’occasion d’activités sociales, notamment la visite des sites de production et la participation aux réunions syndicales, ont enrichi notre compréhension des relations de travail dans les deux usines.

L’échantillonnage a délibérément tenu compte de la diversité des situations au travail concrètement représentées jusqu’à saturation des informations, et il ne vise pas une représentation statistique. Eu égard à la problématique de la représentation, la sélection des travailleurs est basée sur le statut d’emploi (permanent et contractuel), la catégorie (cadre et syndiqué), l’accréditation syndicale, l’ancienneté, l’unité de production, le genre, etc. Des informateurs-clés, qui constituent la mémoire institutionnelle de chaque usine, ont été ajoutés aux travailleurs sélectionnés, de concert avec les acteurs patronal et syndical. Sur les 39 entrevues de l’usine canadienne, 27 ont été effectuées avec des salariés (22 permanents et 5 cadres), 4 membres de la haute direction, 7 de l’exécutif syndical et un membre du syndicat national. Quant à la trentaine d’entrevues provenant de l’usine américaine, elles ont été réalisées avec des membres de l’exécutif syndical, 5 représentants de la haute direction, et 18 travailleurs, dont une douzaine de représentants en santé-sécurité dans l’usine, et 6 temporaires.

Larges et ouvertes, ces entrevues, de 90 minutes en moyenne, ont été enregistrées, puis retranscrites. Les questions, dans une perspective narratologique de récit de vie en vue de la reconstruction d’une biographie professionnelle des travailleurs, ont porté sur la description de l’emploi et des relations entre les travailleurs, leurs difficultés, leurs implications et les solutions offertes. Ces solutions, envisagées via les protections sociales, les privilèges octroyés, les participations aux responsabilités et les solidarités d’identification, sont surtout fonction des statuts d’emploi, et elles ont permis de saisir leur identité sociale et leur communauté d’intérêts. Quant aux entrevues avec les acteurs syndicaux (officiers et délégués) et patronaux (directeurs, gestionnaires des ressources humaines, surintendants de département, superviseurs), les questions ont évalué les ressources de pouvoir à leur portée, et ont porté sur la description des pratiques et des stratégies de flexibilisation de l’emploi, les alliances avec les agences communautaires, les autorités, ainsi que le répertoire des actions menées dans le cadre des négociations. L’analyse des données, qui reprend les trois éléments du cadre théorique, porte sur la construction d’une communauté homogène au travail, les coalitions avec les acteurs de la société civile et les répertoires d’action menées pendant les négociations. À partir du contexte dans lequel les acteurs locaux expérimentent le changement institutionnel, les résultats décrivent comment ils ont suivi différentes trajectoires, soit l’unicité de la règle pour tous les travailleurs dans un cas, et son dédoublement dans l’autre.

La négociation dans l’usine de propriété américaine : « Négocier le dos au mur »

En 1991, au moment où la flexibilisation s’imposait au marché du travail canadien, eut lieu un changement de propriété dans la structure de cette filiale qui devint américaine. Après avoir résisté à la demande patronale de réouverture de la convention pour permettre la sous-traitance des activités périphériques, comme l’entretien et la restauration, le syndicat local dut renoncer au « bon vieux temps » de la démocratie industrielle où la sécurité de tous les travailleurs était garantie. Contraint, ce dernier entame les négociations en vue d’un nouvel accord collectif en 2007. Comme l’avoue un officier syndical, dans leur secteur au Québec, ils étaient les « derniers gaulois à résister à la flexibilisation ». La nouvelle équipe managériale depuis deux ans avait pour mandat de « recouvrer la situation économique de l’usine en sous-traitant les emplois non essentiels ». Pour un membre de la direction, cette négociation sur la flexibilité était l’occasion de « mettre un terme à une cinquantaine d’années de rigidité, permettre la flexibilité et réduire les temps supplémentaires ». La direction était prête à « en découdre avec le syndicat dans une négociation sans alternative » selon l’un de ses membres, et dans laquelle, comme l’exprime un officier syndical, ils ont été « obligés de négocier le dos au mur ».

L’usine faisait face à un environnement technologique défavorable (de vieilles technologies), ce qui remettait en cause son avantage concurrentiel compétitif. Les promesses de modernisation des installations de l’usine par la maison-mère et les subventions gouvernementales dépendaient de la restructuration qui limitait le pouvoir de négociation du syndicat. Le marché et l’État se sont invités dans le processus de négociation, forçant ainsi les travailleurs à accepter les nouvelles conditions de travail, dont dépendaient le maintien des 700 emplois relevant de la vieille technologie et la promesse de création de 400 nouveaux postes. Cette acceptation devait résoudre les grands enjeux syndicaux de cette négociation, notamment la sécurité d’emploi pour les 40 prochaines années et la garantie d’un bon régime de retraite pour les plus anciens travailleurs. Plus ou moins acculé, le syndicat accepte l’offre patronale sur la flexibilité dans la mesure où l’employeur était prêt à en « payer le prix », qui selon le syndicat, renforcerait les droits socio-économiques des travailleurs, notamment le fonds de pension et les salaires. À leur tour, les travailleurs acceptent en assemblée générale les propositions patronales recommandées par le syndicat à hauteur de 80%, notamment la flexibilité numérique (statut des temporaires à la production) et fonctionnelle (polyvalence des métiers à l’entretien). Ces deux groupes de travailleurs lésés, les temporaires sur appel avec des quarts de travail nocturnes et les permanents polyvalents, représentent probablement les 20% qui ont voté contre l’accord.

Avant la négociation, ces temporaires, qui étaient déjà à l’emploi de l’usine, étaient frustrés par leur statut d’emploi précaire qui ne leur garantissait plus la permanence, comme leurs collègues de la production, plus anciens, mais avec lesquels ils étaient soumis aux mêmes conditions de travail. Quant aux permanents polyvalents, leur mécontentement s’explique par la réduction du bonus de temps supplémentaire, équivalent au quart de leur revenu pour certains et la perte des quarts de jours. Cette réorganisation du travail, qui n’a pas consolidé l’identité commune des temporaires et des permanents au même groupe collectif représenté par le syndicat, mais a déstabilisé l’harmonie et la cohésion entre les travailleurs, fut diversement interprétée.

Pour le syndicat, « la flexibilité n’est pas une perte, mais un changement dans la manière de travailler qui implique le transfert entre les départements, d’une part, et, d’autre part, un ajustement entre les travailleurs de l’entretien ». Il s’agit, du point de vue syndical, de « donnant-donnant, de perte et de gain ». Les gagnants sont les permanents de la production et quelques travailleurs qualifiés de l’entretien, 75 temporaires devenus permanents, des retraités anticipés avec de bons fonds de pension, et qui, de ce fait, sont intégrés dans le nouveau régime des droits offerts aux travailleurs. Les perdants qui en sont exclus sont les 400 jeunes temporaires de la production et quelque 150 emplois de permanence éliminés par attrition ou passés à la sous-traitance. Pour un syndicaliste, les travailleurs comme groupe collectif « ont gagné la moitié de ce qu’ils ont perdu », soit 75 nouveaux postes de permanents pour les temporaires, contre 150 qui sont sous-traités à long terme. Mais si l’acteur syndical conclut qu’ils ont perdu comme représentants des travailleurs, il pense avoir gagné comme membre de la large communauté locale, dans la mesure où les emplois sous-traités bénéficieront aux membres de cette communauté. La coalition avec les acteurs sociaux, ouvrant ainsi la dynamique des relations de travail au-delà des acteurs tripartites traditionnels, s’est effectuée au détriment de l’homogénéité du groupe des travailleurs. Outre les campagnes de sensibilisation pour la sauvegarde des emplois et la viabilité économique de la région, le syndicat s’est coalisé avec la municipalité locale pour obtenir les subventions gouvernementales visant la réduction du prix de l’électricité. L’élargissement des répertoires d’action à la communauté dans la mobilisation communautaire ne s’est donc pas fait contre l’usine, mais pour en assurer la survie. De ce point de vue, l’alliance avec la communauté dans le but de garder l’usine ouverte n’aura pas été vaine. La communauté aura gagné, via l’embauche d’autres travailleurs temporaires, quelques emplois, quoique moindrement rémunérés, et le syndicat aura sauvegardé l’emploi de ses travailleurs permanents.

Pour l’acteur patronal, qui a certainement réalisé là les économies substantielles qu’il visait, il s’agit d’une situation « de gagnant-gagnant ». La polyvalence regroupe les 16 corps de métiers en trois catégories. L’acteur patronal a aussi vu sa réputation améliorée vis-à-vis des travailleurs. Aux yeux des temporaires qui pensent ne pas être défendus par leur syndicat, le directeur apparait comme « la seule bonne personne capable de régler les problèmes ». Sa tactique de « recours favorable », qui consiste à exposer les superviseurs de ligne à la fureur des travailleurs insatisfaits, surtout les temporaires, lui a valu la critique de ses collaborateurs de la direction. La maison-mère désapprouve aussi le sentiment d’insatisfaction dans l’usine, tel que révélé par un sondage sur l’engagement des employés qui se situe à un indice de 0.40, contrairement à la moyenne canadienne de 0.80. Ce score, qui traduit le sentiment d’exclusion des travailleurs, est paradoxalement interprété par la maison-mère comme un manque de rigueur des gestionnaires auxquels elle demande davantage. Autrement dit, les mesures de flexibilisation n’étaient qu’un début et, selon les hauts dirigeants de l’entreprise, ses mandataires locaux devraient aller plus loin dans cette politique d’instrumentalisation de la gouvernance locale comme l’a fait le directeur motivé par la recherche de l’avantage compétitif de son usine.

L’exclusion de certains travailleurs du giron de l’égalité des droits pour tous n’a pas permis, après la négociation sur la flexibilisation de l’emploi, la constitution de la large et homogène identité des travailleurs que l’acteur syndical aurait souhaitée maintenir. Plus qu’une question de démocratie syndicale interne, le pouvoir de négociation locale a été affaibli par des conditions technologiques et économiques défavorables que les acteurs locaux, syndicat et direction compris, n’ont pas pu soumettre. Le syndicat affirme « qu’il a négocié le mieux qu’il pouvait » avec une direction qui déclarait souhaiter « mettre un terme à une cinquantaine d’années de rigidité ». La segmentation du marché de travail que produit cette négociation forcée conduit à l’opposition entre les deux groupes de travailleurs et est loin de garantir l’homogénéité souhaitée par l’acteur syndical. Elle s’explique par les enjeux économiques de sous-traitance et de polyvalence des métiers que la nouvelle direction a mandat de réaliser. Les environnements économique (la flexibilité imposée par le marché) et technologique (l’état défectueux de la vieille technologie qui menace l’avantage concurrentiel compétitif de l’usine) défavorables ont anéanti la volonté des acteurs locaux à négocier un régime inclusif pour tous et, surtout, ne permettra pas à l’acteur syndical de résoudre son problème de représentation. En l’absence du soutien de l’État, la coalition avec la communauté n’a pas permis de contourner cette segmentation du marché du travail, même si elle a mené à l’octroi de subventions pour l’entreprise et l’embauche de travailleurs temporaires. Au final, la flexibilisation de l’emploi a été rendue possible à cause des conditions structurelles imposées par le marché, l’entreprise et l’État et non par les mécanismes de démocratie industrielle de la négociation qui privilégient l’agentivité, notamment syndicale.

La négociation dans l’usine de propriété canadienne : « Négocier le fusil sur la tempe »

Dans la filiale canadienne, c’est de concert que les acteurs locaux, syndicat et gestionnaires, décident d’expérimenter une nouvelle forme de négociation qui réconcilierait flexibilité et sécurité après une quinzaine d’années de conflit, dont deux grèves et un lock-out. Dans un esprit pratique de résolution du « problème du travail » (labor problem en anglais), ils décident en 1987 d’un partenariat que l’acteur syndical qualifia de « laboratoire de relations patronales et syndicales ». Ce partenariat devait favoriser la négociation collective dans le contexte présent de flexibilisation de l’emploi, tout en préservant les mécanismes de la démocratie industrielle qui privilégient le rôle des acteurs locaux dans le processus. Avec un groupe homogène de travailleurs, tous protégés par les mécanismes de la démocratie industrielle, les premières tentatives de réorganisation du travail lors de la négociation de 1992 sur la flexibilité fonctionnelle furent une réussite. L’introduction des équipes semi-autonomes au département de la production mena à la suppression des postes de superviseurs de ligne. Avec la promesse corporative et gouvernementale de modernisation de l’usine, l’acteur syndical s’est engagé dans le partenariat jusqu’à ce que, en 2000, les contraintes du marché viennent remettre en cause la politique de cogestion. Pour le syndicat, l’alternative était soit « les décisions économiques imposées par le marché », soit « les impératifs d’un développement local proposé par les acteurs sociaux ».

Ici aussi, l’environnement économique du marché et le développement technologique de l’usine n’étaient plus favorables. Cette négociation de 2005 sur la sous-traitance a eu lieu en contexte d’annonce de fermeture de l’usine pour des motifs de normes environnementales émises par le gouvernement. Avec ses installations désuètes en mal de modernisation, l’usine avait perdu son avantage concurrentiel sur les autres établissements dotés d’infrastructures plus modernes. Au niveau local, le syndicat, pour préserver ses intérêts (la sauvegarde des emplois des travailleurs permanents), va recourir à la communauté dans des campagnes de sensibilisation contre l’entreprise qu’il accuse d’ingratitude vis-à-vis de toute la région à cause de son projet de fermeture. Cette mobilisation sociale va trouver écho auprès de certains membres de la direction qui décident alors de soutenir les actions syndicales contre cette fermeture. Le syndicat local a aussi dû se retirer de la négociation intersyndicale provinciale qui traitait des questions comme le fonds de pension, et il décida, en réponse à la demande patronale, d’expérimenter la nouvelle forme de négociation dite raisonnée. Cette négociation privilégiait les enjeux locaux au détriment des enjeux nationaux, autrefois défendus dans la négociation intersyndicale. Pour un responsable syndical local, « le syndicat était obligé de négocier le fusil sur la tempe et le couteau sous la gorge » dans le but de maintenir ses activités jusqu’à la date limite de la fermeture de l’usine au cours des cinq prochaines années. Pour l’acteur patronal, « la survie dépendait de la réduction des coûts, et la sous-traitance était le seul moyen d’en maintenir l’avantage compétitif ». Dans ce cadre, l’acteur syndical proposa de contrôler la sous-traitance, via la syndicalisation grâce à l’embauche de 110 contractuels par le biais d’une agence de placement. L’enjeu consistait à remplacer les permanents qui iraient à la retraite sans diminuer le rythme de production.

Alors que le recours à la sous-traitance, du point de vue de la direction, était justifié par des raisons économiques, pour le syndicat, il visait à souder la cohésion de tous les travailleurs autour de l’exécutif syndical, contre un partenaire patronal qui leur tournait le dos. À défaut de solidifier l’identité des travailleurs autour de leur syndicat, cet état de fait va les diviser. Deux régimes opposés d’accords collectifs d’emploi reflétant l’opposition des intérêts entre permanents et contractuels vont faire éclater l’homogénéité syndicale d’avant la négociation sur la flexibilisation de l’emploi. Pour le syndicat, la syndicalisation des contractuels avec une agence de placement vise à les rendre moins vulnérables en leur garantissant des droits collectifs de facture inférieure à ceux des permanents. Les contractuels, quant à eux, se voient comme une seconde classe de citoyens dont l’exploitation sauvegardera les avantages de la première classe que sont les permanents. Ils dénoncent cette situation de « deux poids, deux mesures » et ils accusent le syndicat d’en être responsable. Les droits socio-économiques constituent la pomme de discorde entre les deux groupes. Pour le même travail effectué dans les mêmes conditions, les contractuels reçoivent un tiers de moins de la rémunération des permanents, sans pension de retraite ni autre forme d’avantages sociaux. Leurs droits civils (la différence liée au statut d’emploi) et politiques (la représentation) sont aussi fortement encadrés par le même exécutif syndical qui représente tous les travailleurs et qui n’encourage pas les contractuels à engager des actions de désobéissance qui remettraient en cause le rapport de force dans l’usine. Les contractuels ne peuvent pas, par ailleurs, manifester contre l’acteur patronal qui n’est pas leur employeur au sens de la loi, mais seulement leur donneur d’ouvrage. Cette discrimination dont ils sont victimes n’est pas essentiellement imputable à l’acteur syndical qui a été soutenu par la communauté locale dans son effort de garder l’usine ouverte. Elle a été favorisée par le gouvernement avec sa réforme du Code du travail, et rendue possible par l’agence de placement qui en profite. Ces deux contraintes structurelles ont empêché l’acteur syndical de résoudre équitablement le problème de représentation de ses deux groupes de travailleurs et ont favorisé la flexibilisation de l’emploi recherchée par l’acteur patronal.

La formation d’une coalition en concertation avec la communauté locale, les élus politiques (le maire et le député), et des instances économiques régionales (la Chambre de commerce et les opérateurs économiques), voire même avec certains gestionnaires de l’usine qui approuvaient cette initiative, n’a pas permis à l’acteur syndical de maintenir la cohésion de tous les travailleurs. Il reconnait son rôle dans l’institutionnalisation de la précarité des contractuels, mais il en impute la responsabilité à l’acteur patronal qu’il accuse d’adopter une stratégie de « diviser pour régner ». La fermeture annoncée de l’usine, que l’acteur syndical n’aurait pu empêcher, permettait à l’acteur patronal de prendre des décisions d’affaires basées sur les demandes du marché et de les justifier par les normes environnementales émises par le gouvernement. La segmentation du marché du travail qui en résulta, quoique provoquée indirectement par l’exécutif syndical négociateur de deux différents régimes qui institutionnalisent la précarité des contractuels, a été motivée par des enjeux locaux de sauvegarde des avantages des permanents.

Cependant, ni cette négociation raisonnée dans le cadre partenarial entre les acteurs syndical et patronal ni la prise en compte des contraintes du marché et du gouvernement n’ont favorisé le rapprochement des permanents et des contractuels, élément nécessaire à la résolution du problème de représentation, notamment à la cohésion d’une commune identité ouvrière au travail. Le bricolage institutionnel, via la syndicalisation des contractuels, a permis de maintenir l’emploi des permanents et de contrôler l’exclusion des contractuels. En somme, l’exclusion de ces derniers a été le prix de l’inclusion des premiers. Tout en permettant la flexibilisation, les capacités d’innovation syndicale n’ont pas garanti la sécurité de tous les travailleurs. Les conditions structurelles imposées par les politiques de dérégulation de l’État et les contraintes du marché ont eu raison du partenariat entre les acteurs, qui malgré la mobilisation sociale, ne sont pas parvenus à faire tourner le vent en faveur des travailleurs.

Les deux tableaux qui suivent résument les résultats dans les deux usines.

Tableau 1

Perspectives de l’agentivité dans les deux usines

Perspectives de l’agentivité dans les deux usines

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Tableau 2

Enjeux de négociation de la flexibilité dans les deux usines

Enjeux de négociation de la flexibilité dans les deux usines

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Discussion : Des limites structurelles à l’agentivité

Ces deux cas ont permis d’analyser les limites structurelles auxquelles font face les acteurs locaux dans la négociation de nouvelles règles en contexte de flexibilisation de l’emploi. Dans l’usine américaine, ils ont déplacé l’ancienne règle des accords collectifs qui était soutenue par les mécanismes de la démocratie industrielle, pour y substituer une nouvelle entente plutôt ordonnée aux exigences du marché; tandis que, dans l’usine canadienne, ils ont stratifié les accords collectifs, ajoutant une nouvelle de facture inférieure et basée sur le statut d’emploi, qui oppose maintenant les permanents aux contractuels (Crouch, 2005; Streeck et Thelen, 2005). Dans les deux cas, des conditions structurelles ont fortement limité le pouvoir de négociation syndical, avec des conséquences néfastes sur les travailleurs périphériques de l’entreprise flexible. Même si ces conditions structurelles font écho à celles antérieurement énoncées par Bélanger et ses collègues favorisant une expérimentation institutionnelle réussie (Bélanger et Edwards, 2007), elles s’en différencient par leur incapacité à promouvoir la coopération et le compromis social entre les acteurs (Edwards et al., 2006). Les trois éléments de l’agentivité sur le changement institutionnel que sont la construction d’une identité homogène de travailleurs, la large coalition d’acteurs, et l’élargissement des répertoires d’action (Tapia et al., 2015) n’ont pas permis à l’acteur syndical de proposer une alternative institutionnelle, soit un accord collectif inclusif qui garantirait la sécurité de tous. La filiale américaine a négocié « le dos au mur » et la canadienne, « le fusil sur la tempe ». Les ressources syndicales ont buté contre les impératifs du marché, la réforme du Code du travail qui favorisait la flexibilisation, et l’intransigeance des maisons-mères sur l’avantage compétitif des filiales. Il nous faut revenir sur ces conditions structurelles qui limitent l’agentivité, et ce faisant, n’ont pas permis aux acteurs locaux de recombiner les règles de la négociation dans un contexte de changement institutionnel graduel, mais ont empêché l’acteur syndical d’imposer son veto (Mahoney et Thelen, 2010).

Avant les discussions sur la flexibilité (1992 dans la filiale canadienne et 2007 dans l’américaine), il y avait une communauté d’intérêts au travail qui favorisait la constitution d’une identité homogène que le marché n’affectait pas. Nul besoin de recourir à une coalition d’acteurs en dehors du cadre tripartite des acteurs de la négociation pour garantir la sécurité des travailleurs. Les répertoires d’action étaient définis dans le cadre des rapports entre les usines et les travailleurs protégés par l’État. L’agentivité garantissait effectivement la sécurité d’emploi. Comment expliquer que ces mêmes acteurs ne puissent réussir la flexibilité organisationnelle? Notre hypothèse, qui se trouve vérifiée contrairement à la prédiction optimiste « du travail institutionnel » des acteurs plébiscités par certaines théories en changement institutionnel, a émis trois conditions qui réduisent leur marge de manoeuvre en contexte de flexibilisation et qui se situent au niveau du marché, de l’État dérégulateur, et des impératifs économiques des maisons-mères.

L’enjeu de flexibilisation de l’emploi est économique et, en cela, hors de la portée des acteurs locaux des usines. Les négociations en vue du changement institutionnel qu’elle impose ne visent pas l’établissement d’un contrat social, via les mécanismes de la démocratie syndicale. La recherche de l’avantage compétitif des filiales que l’acteur syndical est obligé de partager ne tient pas compte du besoin de sécurité de tous les travailleurs. La fermeture annoncée de l’usine, dans un cas, et le risque de perte d’emploi, dans l’autre, faute de modernisation des équipements, ont largement conditionné l’issue des négociations. Même si le dédoublement des accords collectifs dans l’usine canadienne exacerbe la politique de deux poids, deux mesures, son unicité dans l’usine américaine ne soumet pas équitablement les travailleurs à la même règle d’égalité des droits et ne garantit pas leur homogénéité. Si les droits socio-économiques (salaires et avantages sociaux) peuvent être les mêmes pour tous dans le cadre d’une même accréditation syndicale, les droits civils et politiques (la différence dans le statut d’emploi et la représentation) sont source de division, quelle que soit la forme, singulière ou plurielle, traditionnelle ou raisonnée, de la négociation. La détérioration du régime de démocratie industrielle dans les deux usines s’explique par l’impossibilité structurelle de commune représentation des travailleurs à cause de la divergence des intérêts qu’explique la théorie de la firme flexible. Ce sont ces conditions structurelles qui déclenchent la création de deux catégories opposées de travailleurs. Le marché, avec ses impératifs économiques, trouble ainsi l’homogénéité des travailleurs, les oppose et handicape l’agentivité en produisant la fragmentation des droits.

Les acteurs syndicaux ont tenté de réconcilier leurs communautés divisées, entre les gagnants et les perdants que produisent ces formes d’inclusion et d’exclusion, en recourant dans un cas, aux organes communautaires et aux élus politiques, et, dans l’autre, à une agence de placement. Cet élargissement à d’autres acteurs n’a pas résolu la question de l’égalité des droits. Les impacts négatifs de la flexibilisation (Kalleberg, 2003; 2011; Yates et Leach, 2006) s’expliquent par la dualité qu’introduisent la dérégulation et la sous-traitance. Devant cette dualité, l’acteur syndical a fait le choix de protéger prioritairement les travailleurs permanents. Mais l’opposition entre permanents et temporaires entraine une dégradation progressive des conditions de travail de tous les travailleurs (Kalleberg, 2003). Le problème de représentation que l’acteur syndical cherche à résoudre en recourant à des alliances avec des acteurs de la société civile ne peut se substituer au désengagement de l’État. Les stratégies corporatives de « deux poids, deux mesures » ou de « diviser pour régner » remontent aux politiques de discrimination des deux statuts d’emploi au travail. En l’absence de politiques publiques de protection, les acteurs n’ont pu éviter la fragmentation des droits dans l’usine américaine, ni leur suppression dans la canadienne. En introduisant la thèse de la firme flexible grâce à l’adoption de mesures de sous-traitance permise par la modification de l’article 45 du Code du travail du Québec (Morissette, 2006), l’État permet dorénavant la décollectivisation des droits (Castel, 2009), ce qui entraina le processus d’individualisation, avec pour point commun aux deux usines, l’affaiblissement des droits civils et politiques des contractuels et des temporaires. Ce processus conduit à une individualisation structurée et une fragmentation du groupe des travailleurs.

La portée des répertoires d’action en dehors de l’entreprise n’a pas pu infléchir les politiques de la maison-mère qui a su instrumentaliser les gouvernances locales, limitant ainsi la portée de ces négociations décentralisées au Québec. D’abord à l’interne, dans le style de cogestion que l’acteur syndical de l’usine canadienne a vanté, l’enjeu visait à contrôler les modes d’inclusion et d’exclusion par des formes expérimentales de négociation qui permettent une gouvernance locale crédible. Dans sa volonté de trouver cet arrangement avec l’acteur patronal, l’acteur syndical va se retirer de la négociation interprovinciale, autrefois menée avec les autres syndicats, dans le cas de l’usine canadienne, et, dans l’usine américaine, s’engager dans une alliance qui lui coûte la désaffection des temporaires, qui vont lui préférer le recours au directeur de l’usine. Ces deux formes de bricolage institutionnel qu’ils engagent et qui vont au-delà des négociations traditionnelles n’ont pas permis un contrat social plus inclusif. La nature décentralisée des accords collectifs, qui en fait dépendre les résultats sur la bonne volonté des négociateurs locaux, a sous-estimé le pouvoir corporatif qui a orienté le débat avec ses promesses d’investissement et de sauvegarde de l’emploi. La négociation, « le dos au mur » dans la filiale américaine ou « le fusil sur la tempe » dans la canadienne, était fonction de l’acceptation des difficiles conditions économiques où l’acteur syndical n’avait pas le choix s’il souhaitait conserver son avantage compétitif. Dans les deux cas, la modernisation de la technologie, avec la promesse de création d’emplois, a fortement conditionné les mécanismes de gouvernance. La négociation en contexte de changement institutionnel dépend de ces limites structurelles qui ont réduit le pouvoir de négociation des acteurs locaux à faire face à la flexibilité.

Conclusion

Dans les deux études de cas, l’agentivité syndicale n’a pas garanti la sécurité d’emploi de tous les travailleurs. L’hégémonie du marché soutenue par les politiques étatiques de dérégulation et l’impératif économique de l’avantage compétitif des filiales, imposé par les maisons-mères, ont fortement réduit la marge de manoeuvre de l’acteur syndical dans sa quête de représentation de tous ses travailleurs. Si l’agentivité contribue au changement institutionnel par la participation syndicale à la mise en place des politiques de flexibilisation, l’acteur syndical n’en contrôla pas du tout l’issue. Tout au plus a-t-il essayé d’en réduire la portée néfaste sur les permanents. Dans l’usine américaine, le processus a conduit à la substitution de nouvelles règles alors que, dans la canadienne, il a mené à la coexistence de nouvelles et d’anciennes, produisant, dans les deux cas, un dualisme qui a segmenté le marché du travail. Ces cas confirment la thèse de la firme flexible du centre désengagé de sa périphérie. Si cette ambivalence s’explique aussi par la déconnexion entre les droits socio-économiques, civils et politiques que le régime de la démocratie industrielle ne dissociait pas, il conduit à la dé-collectivisation des droits, et plus grave, à l’individualisation des relations d’emploi de laquelle la démocratie industrielle voulait émanciper les travailleurs. Il y a des limites structurelles au-delà desquelles l’agentivité ne peut aller en contexte d’économie néolibérale et de déréglementation du cadre législatif.

Pour renforcer la négociation décentralisée dans les régimes nord-américains, cette recherche montre que les conditions structurelles limitant l’agentivité devraient s’ajuster à la réalité des travailleurs. Cela ne peut être le rôle de l’acteur syndical tout seul, incapable sous les conditions actuelles de l’économie néolibérale, de changer le statu quo. Les politiques étatiques sont indispensables et ne peuvent être substituées par des actions de mobilisation sociale, et l’acteur patronal, initiateur des processus de flexibilité organisationnelle, doit jouer un rôle indispensable. Aussi, trois implications managériales qui en appellent à ce rôle charnière de l’acteur patronal peuvent être suggérées. Primo, le compromis fordisme de négociation de « bonne foi » à l’origine de l’homogénéisation de la communauté au travail ne tient pas seulement d’une entente partenariale comme il a été question dans nos deux usines. Il dépend davantage d’une concordante articulation entre l’effort de flexibilité que fournissent les travailleurs et le juste prix qu’ils doivent en recevoir. Secundo, les directions managériales des usines, via leurs stratégies corporatives, plutôt que d’encourager les politiques de « deux poids, deux mesures » à l’origine de la segmentation du marché de travail, devraient initier des actions équitables visant cette homogénéisation. Tertio, cette perspective de la justice au travail, dans une entente partenariale exemplaire comme dans l’usine canadienne, devrait réconcilier et équilibrer les enjeux sociaux des travailleurs avec les motifs économiques de l’avantage concurrentiels des entreprises. Le nouveau régime des droits des travailleurs que porte le modèle corporatif de la mondialisation de l’économie, via les politiques de restructuration et de flexibilisation de l’emploi, ne saurait faire l’économie de ces fondements de justices sociale et distributive au coeur de la négociation collective. C’est ainsi seulement que l’on pourra revenir aux fondements de la démocratie industrielle que les pionniers de l’institutionnalisme, les Webb (1897) et Commons (1934), ont introduits dans les relations industrielles.