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À partir d’une perspective historique, les auteurs de cet ouvrage collectif s’intéressent, non seulement à la chronologie et aux causalités, mais aussi à la divergence des trajectoires de la désindustrialisation. L’accent est mis sur les territoires, leurs ressources et les stratégies des acteurs face à ce phénomène. Comme le souligne le titre, l’intention des historiens est de contester le fait que ce processus soit perçu comme une fatalité. Les auteurs tentent de montrer, à l’aide de récits historiques basés sur des archives, des trajectoires divergentes de la désindustrialisation. Cet ouvrage s’inscrit dans le champ de la réflexion où le phénomène est plutôt analysé comme un processus en mouvement perpétuel. Les douze chapitres de ce volume présentent, de manière inégale, des trajectoires différentes de politiques industrielles et de désindustrialisation de territoires situés en France ou dans d’autres pays européens, incarnés dans des cas d’industries.
Le premier chapitre dresse un portrait historique de l’évolution des politiques industrielles en France. L’auteur questionne le rôle des acteurs politiques et leurs interactions dans un enchainement de mauvais choix et de mauvaises décisions concernant l’élaboration et l’implantation des politiques industrielles, lesquelles auraient façonné la trajectoire de la désindustrialisation en France. L’auteur compare la désindustrialisation qui sévit en France à celles de d’autres pays européens, lesquels semblent mieux se tirer d’affaire. Le chapitre conclut que la désindustrialisation n’est pas nécessairement une fatalité : toutefois, si l’on veut éviter la fatalité, il faut que les acteurs élaborent une politique de réindustrialisation qui soit ambitieuse, cohérente et mobilisatrice, ce qui n’est pas toujours le cas.
Les chapitres 2 et 3 nous rappellent les conséquences de la désindustrialisation en France et au Royaume-Uni grâce à des témoignages de drames humains qui démontrent l’effritement des liens sociaux et la perte des identités industrielles et communautaires des deux côtés de La Manche.
Au chapitre 4, l’auteur souligne l’ampleur de la désindustrialisation en Italie, phénomène qui semble pouvoir être attribué aux grandes entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux nouvelles réalités, ainsi qu’aux forces politiques qui n’ont pas instauré un cadre normatif et institutionnel pour promouvoir le secteur industriel. Par conséquent, les faiblesses structurelles des politiques italiennes retardent l’investissement dans la technologie et le capital humain, ce qui n’est pas positif pour l’avenir de l’industrie. Selon Segreto, il faudra un grand changement de culture de la part des entrepreneurs et de la classe politique italienne pour renverser la tendance de désindustrialisation, ce qui s’impose si l’Italie souhaite maintenir les niveaux de vie de ses travailleurs.
Au chapitre 5, l’auteur nous présente une comparaison de processus de désindustrialisation de l’industrie minière et sidérurgique dans deux territoires limithropes : le Grand-Duché du Luxembourg et la Lorraine. L’auteur démontre comment ces deux territoires, qui ont subi les mêmes difficultés économiques et des restructurations d’entreprises, ont géré différemment la désindustrialisation. Une des explications de cette divergence repose sur le fait que, contrairement à la Lorraine, l’État du Luxembourg a diversifié son économie, par exemple grâce au développement du secteur bancaire via des exonérations fiscales dès les années 1960, alors que l’économie était en pleine expansion. Lorsqu’arriva la crise de l’acier et de la sidérurgie dans les années 1975-1985, le Luxembourg a donc été moins dépourvu que la Lorraine. De plus, ironie du sort, son secteur tertiaire attire maintenant de plus en plus de travailleurs frontaliers de la Lorraine.
Au chapitre 6, l’auteur illustre comment la Communauté économique européenne (CEE) impose un programme de restructuration de l’industrie de l’acier dans ses neuf pays membres devant l’ampleur de la crise de 1977-1984. L’objectif était de réduire l’impact de la désindustrialisation par un cartel régulé par les pouvoirs publics (CEE) et des mesures protectionnistes. Malgré les limites de cette politique et la résistance de la RFA (République fédérale allemande), dans un contexte de dégradation rapide, la solution de la CEE est apparue comme le meilleur compromis, car il était difficile de renverser la tendance de désindustrialisation.
Au chapitre 7, l’auteur porte son attention sur le processus de désindustrialisation des territoires au profit d’autres territoires à bas coût de main-d’oeuvre. Au global, l’auteur souligne que les conséquences de la désindustrialisation placent l’industrie d’un territoire dans une position de plus en plus marginale et de moins en moins structurante. Pour Dalmasso, les territoires sont structurés par des réseaux d’acteurs qui organisent leurs capacités d’action en mobilisant diverses ressources. L’auteur souligne que les conditions sociales qui permettent à l’industrie de s’adapter ne sont pas pérennes et sont difficiles à recréer sur un autre territoire.
Au chapitre 8, Kharaba présente la réindustrialisation d’une commune française où les capitaux publics et la mobilisation des citoyens sont intervenus pour reconvertir une industrie en déclin. L’auteur précise que cette commune mono-industrielle comportait trois conditions qui ont permis cette réindustrialisation : 1- une main-d’oeuvre qualifiée qui a mis au point des technologies qui lui sont propres et reconnues internationalement; 2- un positionnement sur des marchés porteurs d’avenir avec un potentiel de développement stratégique pour la France; et 3- une rentabilité des usines mise au point par une recherche de productivité développée a priori.
Les chapitres 9 et 10 comparent des territoires à la frontière de la France et de la Suisse, où après une longue histoire commune des industries de l’aluminium et de la métallurgie, la désindustrialisation a pris des trajectoires différentes. Les pistes explicatives soutenues par les auteurs seraient le rôle des élites locales et l’utilisation des ressources locales qui rendirent possible une diversification de leur économie. Les auteurs soulignent que les atouts et les contraintes que détiennent chaque territoire et ses élites locales, incluant les réseaux dont ils sont composés, orientent les localités vers diverses trajectoires. Pour les auteurs, la diversité des activités économiques sur un territoire offre une capacité à saisir différentes opportunités du marché.
Le chapitre 11 porte sur l’ambivalence des acteurs face à la désindustrialisation de la mode sur le territoire de Naples, en Italie. Pour l’auteur, la désindustrialisation de la mode dans cette ville se situe à la croisée des chemins : soit l’industrie confirme son rôle périphérique avec son lot de précarité, de travail au noir, de défaillance des réseaux locaux, misant sur ses atouts de faibles coûts de main-d’oeuvre; soit ses acteurs décident d’en faire un pôle incontournable d’excellence et d’attraction dans un système concurrentiel où Naples conserverait sa centralité dans les hautes fonctions de conception de la mode. La rapidité des changements auxquels l’industrie de la mode fait face et une certaine résilience des territoires sont à l’origine de ces deux scénarios possibles pour la région de Naples. Enfin, au chapitre 12, l’auteur présente l’abandon d’une industrie de Marseille par la classe entrepreneuriale parce que la tendance à la désindustrialisation est apparue irréversible.
Les travaux d’analyse comparée présentés dans ce volume font ressortir le caractère multiforme des stratégies des acteurs et des ressources des territoires qui peuvent mener à des trajectoires de désindustrialisation profondément différentes, ce qui rend la comparaison historique et analytique d’autant plus intéressante. Les auteurs insistent sur le rôle des acteurs sociaux dans la trajectoire de désindustrialisation et la mise en oeuvre de politiques publiques. Cet ouvrage collectif atteint son objectif de fournir au lecteur des pistes de réflexion au sujet de la désindustrialisation qui ne serait pas nécessairement une fatalité, mais plutôt un processus graduel. La principale limite du livre est l’ordre des chapitres qui sont présentés sans tenir compte des niveaux socio-économiques macro, méso, et micro. Il aurait été intéressant de placer les chapitres en ordre décroissant : d’abord, le macro, ensuite, le méso et, enfin, le micro. Il n’en demeure pas moins que ce livre se révèle particulièrement stimulant, non seulement pour les historiens, mais, aussi, pour les chercheurs en relations industrielles et les décideurs politiques.