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Introduction

Les émotions font partie du quotidien et sont également ressenties dans le cadre du travail (Cahour et Lancry, 2011; Ribert-Van de Weerdt, 2003; Tran, 2014). Elles peuvent avoir des effets sur l’efficacité des actions des salariés (Thévenet, 1999) et sur leur bien-être (van Hoorebeke, 2008), ainsi qu’avoir des conséquences positives ou négatives pour l’individu ou l’organisation (van Hoorebeke, 2005).

Dans cette recherche, nous nous intéressons, plus particulièrement, à la culpabilité, émotion très étudiée par les sciences humaines et sociales (Berthe, 2011). Il s’agit d’une émotion, à la fois personnelle, qui est subjectivement ressentie par l’individu, et, à la fois sociale, car elle dépend des attentes collectives. Elle est un instrument de contrôle interne qui juge, surveille et punit (Freud, 1992). Selon Izard, « les individus se sentent habituellement coupables quand ils deviennent conscients qu’ils ont brisé une règle ou violé leurs propres normes ou croyances. Ils peuvent aussi ressentir de la culpabilité s’ils échouent à accepter ou à effectuer leurs responsabilités » (1977 : 423). La culpabilité agit, alors, comme un signal qui permet d’ajuster son comportement quand il ne correspond pas à des injonctions auxquelles la personne adhère et qu’elle a intégrées (Ciccone et Ferrant, 2009). Les implications de cette émotion sont donc positives (Tran, 2014) : lorsque la culpabilité est anticipée, elle entrave les comportements déviants (Hoffman, 1982), améliore les comportements pro-sociaux (Lazarus, 1991) ou de conformité (Carlsmith et Gross, 1969), et renforce les liens sociaux et l’obligation interpersonnelle (Baumeister et al., 1994).

La culpabilité est étudiée, en marketing, comme moyen de persuasion (Chédotal et al., 2017) ou d’influence des comportements de consommation (Antonetti et Baines, 2015) et, en économie, pour cerner les comportements pro-sociaux (Jourdheuil et Petit, 2015). Toutefois, en gestion des ressources humaines, les recherches sur la culpabilité demeurent peu développées à ce jour.

Cet article tente, à l’aide d’une étude exploratoire, d’identifier, d’abord, à quelles occasions la culpabilité est éprouvée au travail et quels sont ses effets sur le salarié et sur le travail fourni. Ensuite, comme la culpabilisation peut être un moyen d’influence, cette étude se demande si elle peut constituer un ressort managérial permettant d’obtenir davantage de travail de la part des salariés.

Ainsi, le premier intérêt de cette recherche est d’illustrer le rôle joué par cette émotion sur le comportement au travail et son utilité concernant la performance de l’entreprise. Le deuxième intérêt est d’ordre managérial, car notre étude révèle que la culpabilisation est massivement rejetée par les salariés interrogés. Nos analyses dévoilent que la culpabilité au travail constitue un moyen d’autorégulation des comportements essentiels dans une organisation.

Nous proposons, dans une première partie, un état des lieux théorique du concept de « culpabilité » afin d’en préciser les caractéristiques. Dans une deuxième partie, nous analysons les recherches s’intéressant aux liens entre culpabilité et travail. Nous présentons, en troisième partie, la méthodologie qualitative mobilisée, puis les résultats d’une analyse de contenu portant sur vingt-huit entretiens de salariés. Enfin, en conclusion, nous traitons des apports et des limites de cette recherche.

Les contours du concept de culpabilité

La culpabilité appartient au registre des émotions. Ces dernières se distinguent en fonction de leur valence, positive ou négative. La culpabilité est une émotion négative fondamentale (Izard 1977; Lazarus, 1991), elle est ressentie de manière désagréable (Frank, 1988). La culpabilité est considérée comme une émotion morale se développant au regard des normes morales et sociales d’une société (Jourdheuil et Petit, 2015; Tangney, 1991). Elster (1998) et Lewis (2008) la qualifient aussi d’émotion sociale, car elle est en lien avec autrui. Les émotions sont traditionnellement étudiées à travers plusieurs composantes : la réaction émotionnelle subjective (le ressenti), les réactions physiologiques et motrices, les cognitions (évaluations de l’évènement déclencheur) et les tendances à l’action (aspect comportemental, voir Izard, 1977; Lazarus, 1991; Pekrun et Freze 1992; Sanders et Scherer, 2009). La culpabilité s’avère être un état émotionnel déclenché par un stimulus particulier. L’individu se sent alors désolé, mal et plein de remords (le ressenti) : il évalue négativement un comportement ou une attitude spécifique violant un principe interne (cognition) et il tend alors à s’excuser, à réparer ou à se racheter (tendances à l’action, voir Lazarus, 1991).

Cette culpabilité peut prendre trois formes : 1- la culpabilité réactive (suite à une transgression d’un principe personnellement important), 2- la culpabilité anticipée (la transgression est imaginée ou anticipée, voir Rawlings, 1970), et 3- la culpabilité existentielle (ici, il n’y a pas de notion de transgression, mais la prise de conscience d’un écart de bien-être avec autrui, voir Izard, 1977; Hoffman, 1982). Certaines personnes ressentent plus facilement cette émotion. Selon certains auteurs, les femmes seraient plus sensibles à la culpabilité (Baumeister et al., 1994; Quiles et Bybee, 1997; Tangney, 1990). Certains individus seront également plus disposés à ressentir de la culpabilité face à des évènements négatifs (Chédotal, 2011). Cette tendance à culpabiliser est un trait de personnalité défini par Mosher (1980) comme : « la structure affective et cognitive qui résulte des expériences passées de situations culpabilisantes et qui vont influencer les actions et les perceptions des situations culpabilisantes actuelles » (602).

Ainsi, son déclencheur est la violation des normes sociales ou morales personnellement importantes. La culpabilité peut être considérée comme une sanction interne, un ressenti gênant qui génère une volonté de réparation ou d’action bénéfique envers autrui. Elle agit comme un signal qui entraine un ajustement du comportement (Ciccone et Ferrant, 2009). Ainsi, la culpabilité apporte un guide pour l’action (Bowles et Gintis, 2005). Elle provoque une gêne que l’individu cherchera à éviter (Hoffman, 1982).

Enfreindre une norme sociale ou morale génère de la culpabilité, à condition d’adhérer à ces repères et de les avoir intégrés. La culpabilité est subjective, donc variable d’un individu à l’autre. Elle dépend de la personnalité et de l’histoire de la personne, de son éducation et de ses groupes d’appartenance (Lacroix, 1977). Si les conséquences de la culpabilité sont surtout positives (Tran, 2014), dans certains cas, l’action est paralysée et la culpabilité se traduit par de la rumination (Engel et Ferguson, 2006), voire de la dépression, lorsque la culpabilité devient trop envahissante (Hesnard, 1949).

Honte et culpabilité sont des émotions morales et sociales (Ciccone et Ferrant, 2009), mais elles sont différentes. La honte est liée à un regard et un jugement extérieurs directs. Elle apparaît si la transgression d’une norme morale ou sociale est « vue », et elle est intersubjective. La honte est ressentie comme un « sentiment d’indignité » (Depraz, 2009 : 64) et pousse à se cacher ou à éviter le regard d’autrui.

La culpabilité est une émotion humaine fondamentale, dont nous allons préciser les spécificités dans le cadre du travail.

La place de la culpabilité au travail

« Une variété de facette au travail peuvent générer des émotions et diverses émotions peuvent influencer le travail. (…) Au-delà de l’impact du travail sur les émotions, il convient d’assumer aussi que les émotions influencent le travail » (Pekrun et Freze, 1992 : 192). Après avoir été considérée comme la composante irrationnelle et incontrôlable, opposée à la raison, l’émotion est davantage intégrée dans les recherches organisationnelles (Ribert-Van De Weerdt, 2001). La gestion des ressources humaines par l’étude du management des émotions est présente autour de trois axes (Eggrickx et Mazars-Chapelon, 2012) : 1- le travail émotionnel et la contagion émotionnelle; 2- les liens entre émotion, apprentissage et changement organisationnel; et, enfin, 3- le leadership et l’intelligence émotionnelle. Le traitement des émotions en général est donc une question managériale, mais les questions qui touchent spécifiquement à la culpabilité sont à développer.

Les effets de la culpabilité peuvent être positifs au travail. La culpabilité est une sanction interne qui empêche des comportements guidés par la recherche du plaisir et le strict intérêt égoïste (Jourdheuil et Petit, 2015). Elle est à l’origine de comportements, tels que l’altruisme, l’équité, la confiance, la réciprocité et la coopération (Jourdheuil et Petit, 2015; Bowles et Gintis, 2005), éléments nécessaires aux organisations performantes. Une personne capable d’éprouver de la culpabilité ne fraudera pas, même si elle pourrait avoir un intérêt matériel à le faire (Frank, 1988). Le désagrément apporté par la culpabilité en fait une émotion efficace pour ne pas fournir qu’un travail minimum (Frank, 1988), améliorer la conformité, renforcer les liens sociaux et le sens de l’obligation envers autrui (Garcia-Prieto et al., 2005).

De plus, ses effets affectent positivement l’efficacité organisationnelle. La culpabilité joue un rôle central dans les conflits et les situations de crises interpersonnelles (Behrendt et Ben-Ari, 2012). Elle conduit à résoudre des problèmes, car elle pousse à avouer, à s’excuser et à réparer les torts causés (Behrendt et Ben-Ari, 2012). Elle constitue donc un mécanisme qui contrôle et inhibe les actions dommageables aux entreprises, et elle conduit à opter davantage pour la coopération, ainsi qu’à accélérer la réconciliation (Behrendt et Ben-Ari, 2012). Les salariés qui éprouvent de la culpabilité vont davantage se focaliser sur leur propre responsabilité face à un échec (lieu de contrôle interne, les individus pensent qu’ils exercent un contrôle sur leur environnement) et sur le fait qu’ils auraient pu prévenir ce qui est arrivé. Ils vont aussi reconnaître les dégâts et, ainsi, rectifier la situation, maintenir de bonnes relations et ne pas procéder à la rétention d’information (Hareli et al., 2005). Cette émotion peut aussi apparaître lors d’une absence au travail, comme un congé maternité (Weststar, 2012).

Dans le cadre du travail, la culpabilité est considérée comme une émotion de résignation. Elle permet de restaurer les forces et l’adaptation interne après une perte ou la découverte d’une lacune personnelle nécessitant dissimulation ou réparation. Ces émotions de résignation peuvent avoir des effets négatifs : priver l’organisme d’énergie, mais, aussi, positifs : elles motivent les individus à continuer à apprendre en cas de lacunes et à améliorer leurs connaissances (Tran, 2014). La culpabilité peut être un outil de persuasion, on parle alors de culpabilisation (Chédotal et al., 2017). Il s’agit d’un instrument d’influence efficace sur autrui (Neuburger, 2008), voire de contrôle social (Marcuse, 1963). Selon la théorie économique de l’incitation, la culpabilisation serait un dispositif managérial efficient. Ce mécanisme inciterait à produire l’effort requis (Casson, 1991; Kandel et Lazear, 1992). Elle est plus essentielle pour l’organisation quand le comportement n’est pas directement observable et, donc, non directement récompensé. Ainsi, l’entreprise a la possibilité d’entretenir la culpabilité, en tant que pratique de gestion des ressources humaines afin d’obtenir l’effort attendu. L’armée, par exemple, dépense beaucoup de temps et d’argent dans des pratiques d’endoctrinement, dont le but est de développer la loyauté et l’esprit d’équipe (Lazear, 1991). C’est un moyen visant à alimenter davantage de culpabilité chez ceux qui ont tendance à laisser les autres soldats faire le travail. La culpabilité permet donc d’éviter de se dérober au travail (Lazear, 1991; Kandel et Lazear, 1992). La pression opérée par le groupe de pairs peut également générer une culpabilité afin d’éviter qu’un travailleur tire au flanc (Kandel et Lazear, 1992). Le manager a, ainsi, la possibilité de mener une politique de communication adéquate en mettant de l’avant des normes et des injonctions susceptibles d’être intégrées par le salarié et, donc, d’agir sur la culpabilité en cas de non-respect de ces normes (Casson, 1991). L’anticipation du désagrément de la culpabilité conduit alors le salarié à éviter des comportements potentiellement culpabilisants (Casson, 1991).

Méthodologie de l’étude qualitative

Cette recherche exploratoire à visée compréhensive a pour but de comprendre le concept de culpabilité au travail. Notre objectif est d’explorer le vécu et les ressentis des salariés dans les situations réelles de travail afin d’identifier les contextes générant de la culpabilité et, aussi, de déchiffrer les effets de cette émotion. Nous suivons ici une approche inductive, car peu de recherche existent aujourd’hui sur le lien entre culpabilité et le travail. Nous avons eu recours à une méthodologie qualitative par le biais d’entretiens individuels semi-directifs. Ainsi, nous avons interrogé 28 personnes en face-à-face. Compte tenu de l’objet de notre recherche, notre échantillon est composé uniquement de salariés, afin de recueillir les témoignages de travailleurs intégrés dans une dimension collective et organisationnelle. Les répondants ont été recrutés afin d’obtenir une diversité de profils selon l’âge (de 17 à 60 ans, âge moyen de 42 ans), le sexe (14 hommes et 14 femmes), le poste occupé et le secteur d’activité[1]. Nous avons, également, porté attention à varier notre échantillon selon la taille de l’entreprise et selon le statut salarié de collaborateur ou de manager. Le profil des répondants est présenté dans le Tableau 1. La taille de l’échantillon a été déterminée en fonction du principe de saturation des données.

Tableau 1

Profil des répondants

Profil des répondants

* M = manager ; C = collaborateur

** T1 = entreprise de moins de 50 salariés ; T2 = entreprise de plus de 50 salariés à moins de 500 ; T3 = + de 500 salariés

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Le guide d’entretien a été structuré autour de trois thèmes : 1- les émotions habituellement ressenties dans le cadre du travail, 2- la culpabilité au travail[2] et 3- le recours par des tiers à la culpabilisation. Les chercheurs ont présenté la recherche comme traitant des émotions au travail. C’est ainsi que le sujet a été amené aux répondants en début d’entretien. Ensuite, il s’agissait de savoir si les interviewés avaient déjà éprouvé de la culpabilité au travail, dans quelles situations, à quelle fréquence, ce qu’ils avaient ressenti et les effets sur leur travail. Enfin, des questions portaient sur la possible utilisation de techniques de culpabilisation par leurs supérieurs, collègues ou clients, et sur la façon dont ils avaient réagi.

Les entretiens ont été menés par les deux chercheures et ont duré entre 30 minutes et une heure. Ils ont été enregistrés et retranscrits dans leur intégralité. Une analyse de contenu manuelle a été réalisée selon les principes d’analyse de Bardin (2013). Le thème a été retenu comme unité de codage. Les chercheures ont établi en commun une grille d’analyse. Une analyse verticale a d’abord été menée afin de faire ressortir, pour chaque répondant, les situations générant de la culpabilité dans le cadre de leur travail, ainsi que d’analyser les effets de ces émotions, tout comme le recours à la culpabilisation. Un travail de double codage a été effectué sur trois entretiens afin d’améliorer la fiabilité des analyses (degré d’accord inter-codeur = 91%). Cette triangulation des chercheures (menée de la collecte des données à leur interprétation) est complétée, dans la partie discussion, par une triangulation des données au regard de la théorie (Miles et Huberman, 2003). Ensuite, une analyse horizontale est réalisée dans le but de relever des points communs ou des différences. Ainsi, cette analyse thématique explore les illustrations, les anecdotes concrètes des différentes expressions de la culpabilité au travail.

Résultats

Grâce aux entretiens menés, nous constatons que la culpabilité est une émotion familière chez les salariés et celle-ci se déclenche face à diverses situations et à l’endroit de diverses personnes. Ses effets seront également discutés. Enfin, l’analyse portera sur le recours à la culpabilisation.

Les caractéristiques de la culpabilité au travail

Une émotion familière

Spontanément, lorsque l’on aborde les émotions ressenties le plus souvent au travail, peu de personnes (soit quatre) évoquent la culpabilité, et cela se fait généralement de manière implicite (malaise par rapport à la faute ou responsabilité). Les émotions les plus fréquemment citées sont le stress[3] (13 personnes), ainsi que la joie (9 personnes). Ensuite, lorsque l’on aborde spécifiquement la culpabilité dans le cadre du travail, les répondants sont plus enclins à de nombreux développements. Toutefois, quatre personnes affirment ne pas l’éprouver.

La culpabilité est donc une émotion commune au travail : « Je me suis sentie un peu coupable » (C), « Je culpabilisais » (T). Dans notre échantillon, deux salariés, une infirmière et un gendarme, se sont véritablement approprié cette émotion. La culpabilité fait partie de leur environnement de travail, ils la considèrent également présente chez leurs collègues. Ils y ont déjà réfléchi et en parlent avec aisance. Ils mettent à distance cette culpabilité qui empêcherait, sinon, d’exercer normalement son métier ou qui provoquerait trop de souffrance personnelle.

Certains (ici trois personnes) évoquent leur culpabilité comme un possible trait de caractère : « [Cela vient] me bouffer plus que quelqu’un qui serait moins sensible et qui laisserait couler plus. […] C’est peut-être un trait de caractère » (C). Au regard de la durée, de la fréquence et du nombre de situations où ils ressentent de la culpabilité, nous pouvons, en effet, considérer que ces individus ont tendance à culpabiliser, ce qui relèverait alors d’un trait de personnalité et non pas, uniquement, d’un état émotionnel déclenché par une situation particulière.

La culpabilité est, plusieurs fois, exprimée par une voix intérieure : « C’est cette culpabilité-là, en me disant : “Arrête quoi, ça y est, t’es à la maison, t’es avec les enfants” » (P), ou « Me dire : “Ah, mince, j’ai peut-être répondu sèchement à cette personne” » (G). Ainsi, les individus se parlent intérieurement et se jugent afin de faire le point sur leur ressenti.

Une fréquence variable

La plupart des interviewés ressentent la culpabilité de manière ponctuelle : « C’est relativement éphémère » (A). Mais, elle peut parfois être plus envahissante et perdurer : « Ça m’est vraiment resté dans la tête » (Q), « Là, il a été plutôt durable » (F).

Pour quelques salariés, la culpabilité peut être ressentie de manière courante, quotidienne : « Souvent au quotidien. […] Ça peut être plusieurs fois dans la journée » (V), ou « C’est mon quotidien » (S). Ces derniers ressentent un mal-être général au travail et celui-ci semble s’accompagner d’une culpabilité développée touchant de nombreuses situations : en effet, les exemples cités sont plus nombreux et les situations se révèlent plus diversifiées (V, F).

Une émotion qui évolue

Les répondants relatent spontanément l’évolution de cette émotion. Ils sont capables de distinguer des époques antérieures où elle a été plus intense et où ils ont été amenés à la gérer. Cinq personnes évoquent la formation reçue : « J’ai eu des formations pour gérer mon temps, mes priorités. Donc, voilà, j’ai tout mis en oeuvre pour ne plus avoir ce sentiment de culpabilité que j’avais au travail » (O). Pour douze autres, la culpabilité a évolué avec l’expérience, l’âge ou le temps : « C’est l’expérience qui aide, si vous voulez, à gérer un petit peu vos émotions » (X), « Avant, j’osais pas trop. Heu, enfin, je culpabilisais un peu parce que je disais “Non”, par exemple, et ça m’est vite passé » (G).

Les manifestations de la culpabilité au travail

Multidirectionnelles

La culpabilité se vit par rapport à soi, mais les situations qui la déclenchent peuvent être relatives à d’autres personnes : des collègues (10 personnes), « J’avais un sentiment de culpabilité par rapport à cette personne » (V); des clients/patients/administrés (10 personnes), « La culpabilité, ce serait par rapport plus à un produit que je vendrais et que je sais pertinemment que le client n’a pas forcément besoin » (E) : ou l’employeur/manager (10 personnes), « J’aurais un sentiment de culpabilité vis-à-vis de mon employeur » (S). Pour cinq personnes (dont 4 femmes), leurs forts engagements et leur temps de travail importants suscitent une culpabilité à l’égard de leurs enfants, familles ou amis : « La culpabilité, c’est toujours, on en revient toujours au travail avec les enfants » (P).

Les situations concrètes

De notre analyse, il ressort huit types de situations qui génèrent de la culpabilité au travail (Tableau 2). La culpabilité liée à une absence, un congé (maladie ou annuel), ou un retard est la plus fréquemment évoquée. La culpabilité liée à la perception d’un travail globalement mal fait est, ensuite, citée. Apparaît, aussi, la culpabilité liée à des demandes auxquelles la personne n’a pas pu répondre, à des engagements qu’elle n’a pas respectés. La culpabilité liée à des comportements ou à des attitudes non corrects ressort souvent. Ensuite, la culpabilité liée à des caractéristiques personnelles est mentionnée. Elle concerne un statut, un défaut, un manque de compétence précis ou général de la personne. La culpabilité peut, également, être liée à un client ou à un collègue qui souffre à cause de décisions ou du fonctionnement de l’organisation et pour lequel l’individu ne peut pas agir. Puis, est mentionnée la culpabilité liée au manque de temps pour finir ses tâches. Enfin, des femmes parlent de la culpabilité liée à l’impact de leur travail sur leur vie privée. La culpabilité ressentie dépend des conséquences du temps et de l’énergie consacrés à leur travail lorsqu’elles pensent que ceux-ci nuisent à leurs enfants, conjoints et foyers.

Tableau 2

Les situations identifiées comme générant de la culpabilité

Les situations identifiées comme générant de la culpabilité

* Les fréquences indiquées correspondent au nombre de personnes ayant cité le thème.

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Les effets de la culpabilité

Des ressentis individuels négatifs

La culpabilité est toujours éprouvée de manière désagréable par les répondants, mais avec différentes intensités. Pour 13 personnes, elle provoque une « gêne » (K, D, AB, R), un « malaise » (M), ou encore, elle donne lieu aux expressions suivantes : « Je ne serais pas bien » (I, L), « ça créé un mal-être » (X, S, V). Et elle est éprouvée sous forme de souffrance physique et morale pour trois personnes: « Je me sentais écrasé […], j’ai eu des quasi-malaises en voiture » (C).

La rumination constitue un effet négatif connu de la culpabilité. Elle apparaît chez certains répondants : « Je sais que je suis encore très parasitée » (P), « Ça rumine » (AA). Enfin, cette émotion se manifeste quelque fois la nuit. Cet autre aspect négatif sur le salarié lui-même peut aller jusqu’à affecter son sommeil : « Ça peut me réveiller même » (W), « Je sais que je dors très mal : derrière ça, en général, ça fait des tours » (Q).

Lorsque la culpabilité a été envahissante, oppressante (4 cas), cela n’a duré que sur une période. Deux personnes, qui subissaient les remarques accusatoires de manière récurrente de la part de leur supérieur, culpabilisaient de ne plus se sentir « à la hauteur » (C, F), alors qu’une autre se culpabilisait parce qu’elle n’adhérait plus aux modes de fonctionnement de son organisation. Cette période a été vécue douloureusement avec, pour tous, des répercussions sur leur vie personnelle. Mais tous ont réussi à se débarrasser de ce malaise grâce à un changement de poste ou d’entreprise ou, encore, ont appris à le gérer en suivant une formation. La culpabilité a donc des effets négatifs jusqu’à ce qu’une solution pour la réduire soit trouvée par l’individu.

Des effets positifs sur le travail, sauf lorsqu’elle est trop intense

Une conclusion intéressante ressort de ces entretiens, la culpabilité est efficace au travail. Elle se manifeste comme un signal désagréable qui entraine un réajustement du comportement : « On se sent coupable effectivement, donc, on essaie de réajuster » (C). Elle opère dans le sens de la réparation : « Ça conduit à l’action, pour corriger » (W). Ses effets ne sont pas seulement ponctuels, mais ils entrainent aussi des comportements qui s’inscrivent dans la durée. Les effets positifs sur le travail sont d’ordre quantitatif et qualitatif.

Les individus sont nombreux (16) à redoubler d’efforts à la suite d’une culpabilité ressentie : « Sur la culpabilité, […] du coup, moi, je travaille, je travaille plus, […] moi, je pense qu’à en voulant en faire beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup pour, justement, pas être, avoir ce sentiment » (U), ou, encore, « Ce sentiment de culpabilité, il doit influencer un petit peu ma performance en quelque sorte, même beaucoup, je pense » (V).

Pour leur part, les aspects négatifs de la culpabilité sur le travail apparaissent seulement dans les cas où cette émotion est trop envahissante, lorsque la culpabilité dépasse un seuil tolérable pour la personne. Une femme qui l’a ressenti intensément à la suite du licenciement d’un cadre, geste qu’elle réprouve, constate alors « une paralysie de l’action » (Z). Deux autres personnes en parlent au passé, en début de carrière : « Ça ne faisait pas avancer les choses, de me [culpabiliser], ça pouvait même faire que j’allais pas du tout faire, rien faire » (W). On retrouve les effets négatifs de la culpabilité, alors qualifiée de morbide, celle qui génère l’inaction : « Savoir […] qu’on ne va plus pouvoir faire le boulot » (C). Lorsque la culpabilité devient insupportable, les effets ne se répercutent pas seulement sur l’activité de travail : ainsi, deux personnes ont alors démissionné tandis qu’une autre a changé de poste.

Les stratagèmes pour éviter la culpabilité

Les entretiens ont révélé que les salariés développent des stratagèmes afin d’éviter de ressentir de la culpabilité. Les plus nombreux (soit 9 personnes) augmentent leur temps de travail (ils partent plus tard ou réduisent les pauses) ou, encore, ils apportent du travail à la maison : « Je ne peux pas partir du travail si ce n’est pas fait. Je culpabiliserais » (P). D’autres ont recours à leur équipe afin d’atténuer leur culpabilité. Cela se fait selon trois logiques : 1- pour se rassurer, « On va en parler aux collègues aussi pour savoir si on a bien fait » (Q); ou 2- pour transmettre une tâche, « Je vais appeler une collègue, et je vais dire : ‘Ben tiens, j’ai oublié de faire ça’ » (X), ou 3- pour partager la responsabilité en cas de problème : « J’arrive à relativiser parce qu’on est [une équipe], on fait quand même un travail d’équipe » (J).

S’exprimer auprès des managers permet aussi de soulager la culpabilité : d’une part, en avouant ses erreurs : « Je préfère être honnête directement, et comme ça, moi je n’ai rien sur ma conscience » (A), et, d’autre part, en exprimant un désaccord : « Je dis, parce qu’au moins, ça me reste pas » (AA). Parler à l’extérieur de cette émotion ressentie au travail constitue un autre moyen évoqué pour l’atténuer : « Mon mari, […] il relativise parce qu’il est de l’extérieur » (X). Deux personnes en ont même parlé avec leur psychologue (Q et F). Enfin, « l’erreur est humaine » est une expression de secours utilisée par quatre personnes pour modérer leur culpabilité : « Bon, j’ai fait une erreur, j’ai fait une erreur. Bon, voilà, quoi, l’erreur est humaine. Tout le monde peut se tromper » (K).

Des mécanismes de rationalisation sont présents dans les discours des répondants et leur permettent d’éviter de se sentir coupables ou d’utiliser le terme : certains parlent plutôt de « la conscience professionnelle » et non de culpabilité (J); d’autres trouvent des excuses pour ne pas se sentir responsables : « En cours, on fait pas pareil qu’en entreprise » (B); ou, encore, ils minimisent les conséquences et l’impact sur autrui : « Des erreurs qui n’ont jamais porté à, enfin, à conséquence sur les personnes » (N).

La culpabilisation

La culpabilité peut être ressentie dans diverses situations de travail, mais, également, être déclenchée par la volonté d’individus d’utiliser une stratégie de persuasion particulière : la culpabilisation. Mais cette stratégie se révèle généralement inefficace sur le travail du salarié.

Les trois types de culpabilisation

Le recours à la culpabilisation a été abordée de la part des supérieurs, des collègues et des clients.

Treize personnes constatent l’utilisation d’une culpabilisation par leurs supérieurs. Elle prend la forme de remarques, de reproches, voire d’accusations : « On nous culpabilise, ça c’est sûr, parce que c’est mal fait » (AB) : « Par rapport aux autres, tu vas moins vite » (K). L’effet est accru dans certains contextes : une accusation publique, « marquage au tableau de nos résultats, [ça] c’est culpabilisant » (W) ou une convocation dans le bureau, « le fait de me recevoir dans un bureau » (G) ou, encore, le ton utilisé, « des manières de s’exprimer qui sortent du cadre professionnel » (C).

Des formes particulières de culpabilisation qui ne portent pas sur les « erreurs professionnelles » s’ajoutent de la part des managers : « Il y a eu la période des 35 heures par exemple […] Ben oui, ben oui, on nous culpabilisait carrément » (X), ou « Parce qu’un enfant malade : ‘Ben ? Vous ne pouvez pas prendre une nounou ?’ […] Donc, plutôt culpabilisante » (S).

Ensuite, quatre personnes évoquent la culpabilisation de la part des collègues. Cette dernière prend souvent la forme de reproches et elle les atteint négativement : les personnes ne se sentent « Pas bien. Pas bien du tout » (N).

Enfin, cinq personnes parlent de la culpabilisation des clients (ou des patients, des administrés) qui l’utilisent pour tenter d’influencer le salarié visé : « Le client, euh, il fait ça assez souvent » (E), ou « On nous fait culpabiliser, que l’entreprise [d’un client-assuré] ne puisse plus tourner à cause, entre guillemets, de nous » (W). Pour deux salariés, les clients tentent même de les manipuler par ce biais en insistant ou en exagérant.

La culpabilisation inefficace sur le travail

La culpabilisation par les collègues n’a pas d’effet positif sur le travail « Où l’agent [un collègue] me dit : «C’est ton rôle», l’air de dire : ‘Voilà si tu le fais pas, c’est que tu tiens pas ton rôle’ et tout ça. Alors que c’est pas, voilà, c’est pas vrai : c’est une forme de culpabilisation pour moi » (Z).

Concernant la culpabilisation par les clients, les salariés (3) développent des stratégies pour ne pas en être affectés. Ils l’identifient, ne sont pas dupes, ont du recul et ne sont pas atteints : « Je comprends » (W); « Je trouve que c’est faux »; « Mais, c’est un artifice humain […] Donc toutes ces armes-là sont des armes humaines » (M). Une personne reconnait un effet positif sur son travail : « En général, si quelqu’un arrive à culpabiliser, c’est qu’il y a une part du travail qui n’a pas été abouti ou bien fait » (J).

À propos de la culpabilisation utilisée par les supérieurs, un manager utilise cette technique de persuasion et pense que cela fonctionne : « Tout ça, pour moi, c’est de la manipulation. C’est en connaissant les personnes qu’on arrive, ouais, à les manipuler […] Je le sais que je le fais, je sais que ça marche » (I). Trois salariés, parmi les moins qualifiés, considèrent que la culpabilisation peut les conduire à produire davantage d’effort : « Ils vont faire des reproches […] Bon ben, je vais faire de sorte que, bon ben, ce que je fais, je le fasse bien » (K).

Hormis ces cas, la culpabilisation par les managers est fortement rejetée. Elle n’entraine pas d’augmentation ou d’amélioration du travail : « Moi, ça me fait pas avancer. Bien au contraire » (W), « Ça sort vite fait de mon esprit parce que je sais que j’ai fait au mieux » (G), ou encore, « C’est tellement récurrent qu’on finit par ne plus écouter » (M). Les salariés qui n’ont pas constaté de tentatives de culpabilisation de la part de leurs managers condamnent également unanimement le procédé : « Vu que mon boulot en général est assez carré, il faudrait pas venir sur ce terrain-là » (P), ou « Ça inhibe la personne » (J). De plus, les deux interviewés qui relatent d’intenses culpabilisations racontent longuement la situation qu’ils ont vécue douloureusement, mais, dans les deux cas, elle n’a eu que des effets néfastes sur la personne et sur le travail, « Je faisais attention à ce que je faisais, mais de peur de refaire d’autres erreurs, j’en faisais d’autres, sans le vouloir » (O), ou « Je me sentais mis en cause en permanence […], on doute systématiquement, en fait, de tout ce qu’on fait et, voilà, on finit par ne plus avoir foi en chacune des tâches » (C).

De plus, une situation particulière est également évoquée : « Toutes les nouvelles technologies […] Maintenant ça, il y a une notion de culpabiliser. C’est-à-dire, il y a plus d’arrêt, plus de coupure franche entre le monde du travail et le monde personnel » (N).

Discussion

Tout comme la littérature en sciences humaines et sociales sur la culpabilité au travail, les personnes interrogées admettent l’existence de cette émotion dans le cadre de leur travail, et celle-ci agit comme un rappel à l’ordre. Sa fréquence et son intensité peuvent être plus ou moins fortes selon les situations. Telles qu’identifiées par Engel et Ferguson (1992) et Lacroix (1977), nous constatons soit une culpabilité éphémère, ponctuelle, qui permet une réorientation des comportements, soit une culpabilité négative et envahissante, qui génère de la rumination, voire une paralysie de l’action.

Si la culpabilité est utile au vivre-ensemble et nécessaire à la civilisation en général (Freud, 1992), si elle permet d’agir dans le sens de l’intérêt collectif (Frank, 1988), l’apport important de cette recherche est de montrer que la culpabilité a la plupart du temps un effet positif sur le travail. En effet, les répondants affirment qu’ils intensifient leurs efforts, travaillent plus et respectent les normes afin de ne pas ressentir cette émotion ou d’en diminuer l’effet.

Le concept de travail émotionnel apparaît également dans notre étude. Lorsque les salariés sont en contact avec des clients, les entreprises peuvent recourir au management de l’émotion en préconisant les émotions à exprimer ou à cacher (Hochschild, 1983). Deux cas sont identifiés ici : 1- celui d’un gendarme, et 2- celui d’une infirmière. Leurs discours montrent qu’ils connaissent bien cette émotion, dans le sens où ils disent la constater couramment, même chez leurs collègues, et déclarent en parler avec eux. Elle semble faire partie de leur travail. Dans ces deux cas, l’on constate une prise de distance face aux émotions ressenties (Middleton, 1989). Il sera, dans le futur, intéressant d’identifier les processus cognitifs permettant cette mise à distance de la culpabilité.

La théorie de la neutralisation permet d’expliquer les techniques d’atténuation de la culpabilité mise en place par nos répondants. Elle étudie les justifications et les rationalisations des comportements déviants. Ces dernières permettent aux individus qui les expriment de réduire ou d’éliminer la culpabilité liée à de telles actions, ainsi que de répondre aux reproches (Divard, 2013; Divard et Gabriel, 2013). Cinq techniques de neutralisation sont identifiées et illustrées par notre recherche : 1- déni de dommage, 2- déni de victime, 3- déni de responsabilité, 4- appel à des loyautés supérieures, et, enfin, 5- condamnation des accusateurs (Divard et Gabriel, 2013).

Si la culpabilité est commune dans le contexte du travail et si ses effets s’avèrent surtout positifs, en revanche, l’on constate, dans notre étude, un rejet massif de la culpabilisation comme stratégie d’influence de la part des managers. La plupart des salariés interrogés considèrent que cette culpabilisation ne permet pas d’améliorer leur travail et qu’elle peut même, dans certains cas, entrainer de la souffrance. Cette aversion de la culpabilisation est un résultat intéressant en termes de management. Il serait, en effet, tentant de penser à l’utiliser comme moyen d’influence, comme le préconisent certaines théories économiques de l’incitation (Casson, 1991). Cependant, d’après les répondants, elle n’a pas d’effet utile sur les efforts fournis. Lorsque cette stratégie de culpabilisation est identifiée par les salariés, ils ne ressentent pas l’émotion attendue et ils rejettent complètement cette technique. Ce résultat s’avère instructif, car la tentative de manipulation n’apporte pas davantage de performance : elle ne peut pas être considérée comme un outil managérial. Notre recherche montre donc que l’efficacité de la culpabilisation comme moyen de persuasion en marketing (Chédotal et al., 2017) n’est pas transférable en gestion des ressources humaines. Notons, toutefois, qu’il est possible que des techniques de culpabilisation plus discrètes ont pu exister, mais qu’elles n’ont pas été perçues comme telles. Le caractère inapproprié de la culpabilisation est une conclusion bienvenue sur le plan de l’éthique managériale, cependant elle peut prendre des formes subtiles qu’il conviendra de prendre en considération dans de futures recherches. Dans le cas où la culpabilisation ne serait pas délibérée de la part du manager, il sera alors utile de lui faire prendre conscience de ses effets sur les salariés. De plus, le management porte une part de responsabilité dans le débordement du travail sur la sphère privée par l’intermédiaire des TIC. Un salarié considère que ce phénomène génère de la culpabilité. Il n’y a pas la volonté de culpabiliser les salariés, mais en laissant faire, l’entreprise entretient la culpabilité ressentie. Là aussi, l’entreprise peut agir.

Quelques résultats, en revanche, nous ont davantage surpris. D’abord, si la littérature philosophique et psychologique souligne le caractère évolutif et non figé de la culpabilité (Engel et Ferguson, 1992; Heidegger, 1986), cet aspect est peu présent dans la littérature en sciences de gestion. Or, nous avons constaté que des personnes interrogées relèvent que cette émotion était davantage ressentie au début de leur carrière. Il apparaît que la dimension temporelle, à travers l’âge et l’expérience, fait évoluer cette émotion. Ensuite, les périodes de plus forte intensité sont acceptées lorsqu’elles ne sont pas durables. Toutefois, lorsqu’elles conduisent à une souffrance trop importante et à une inaction au travail, la personne réagit, se délivre, soit par la fuite en cherchant un autre poste, soit grâce à une formation. Les personnes au travail sont moins passives face à la souffrance engendrée par une culpabilité trop intense que ce que laissent entendre certaines études (Hesnard, 1949).

Conclusion

La culpabilité s’avère être présente dans la vie de tous les jours (Engel et Ferguson, 2006). Cette recherche étudie cette émotion dans le cadre du travail.

Au terme de cette étude exploratoire, il apparaît clairement que la culpabilité est bien présente dans le contexte du travail. Elle régule une partie des actions des salariés et agit dans un sens positif sur l’efficacité au travail. En effet, la culpabilité amène à fournir davantage d’efforts d’un point de vue quantitatif et qualitatif puisqu’elle entraîne davantage d’application et de rigueur, ainsi que des réajustements et des corrections. Elle permet l’autorégulation des comportements dans un sens jugé souhaitable par la société. Elle émane de l’individu par le biais d’un mode de fonctionnement intériorisé. Le manager doit savoir la prendre en considération, la connaître et la reconnaître. En revanche, il semble peu utile, voire contreproductif, de tenter de l’influencer. La culpabilisation aurait pu être envisagée comme levier managérial, toutefois, notre étude montre que le manager n’a pas intérêt à utiliser ce ressort. En effet, lorsque la culpabilisation est détectée par le salarié, elle est considérée comme inefficace. Elle n’a aucun impact sur ses efforts : elle va même jusqu’à susciter des réactions de rejet. De plus, une culpabilisation intense et répétée peut générer des souffrances importantes chez certains salariés, avec, en plus, des répercussions négatives sur eux-mêmes. L’étude de cette émotion permet également d’endogénéiser la dimension éthique du travail du salarié qui est trop souvent analysée de manière exogène.

Notre étude présente un certain nombre de limites. La culpabilité peut, a priori, réguler l’action et empêcher certains comportements (Hoffman, 1982). Par exemple, voler son voisin provoquerait un tel ressenti de culpabilité que le vol n’a pas lieu. Une difficulté rencontrée dans cette recherche concerne l’identification de toutes les actions qui n’ont pas eu lieu grâce à la culpabilité anticipée. L’anticipation de la culpabilité pourrait pourtant potentiellement éviter certains comportements comme la désobligeance, la négligence, etc., autant de points cruciaux pour la performance d’une entreprise. D’ailleurs, l’une des personnes qui dit éprouver très peu de culpabilité précise : « Je vais essayer d’être le plus rigoureux et le plus carré possible afin d’éviter justement toute erreur et, voilà, forcément et tromper mon employeur et sûrement ressentir de la culpabilité » (A).

La nature exploratoire de cette recherche possède aussi certains inconvénients. La démarche qualitative appliquée ne permet pas de quantifier le phénomène de la culpabilité au travail. Les résultats ne sont pas extrapolables, elle s’appuie sur une pensée contextualisée. Il pourrait donc être intéressant de mener une enquête quantitative afin de tester les résultats identifiés par cette recherche sur un échantillon représentatif. Notons aussi qu’une partie de la culpabilité ressentie par les salariés peut ne pas être relevée, car cette émotion est parfois inconsciente, refoulée (Ciccone et Ferrant, 2009). Une autre limite est la suivante : comme la culpabilité provient d’injonctions intégrées, si ses injonctions personnelles sont communes à celles utilisées dans le cadre de la culpabilisation, il est possible que le salarié détecte moins la culpabilisation et qu’il soit, par conséquent, difficile de dissocier la culpabilité ressentie par l’individu des effets de l’acte de culpabilisation du manager. De plus, cette étude a considéré la culpabilité seulement à l’échelle individuelle, alors que l’émotion peut aussi être portée au niveau collectif (Garcia-Prieto et al., 2005). De même, elle considère la culpabilité de manière isolée et ne prend pas en considération l’entrelacement des émotions. En effet, étant donné que certaines émotions peuvent interférer sur les autres (Hareli et al., 2005), ces aspects demeurent à explorer.

D’autres perspectives de recherche s’ouvrent également. Un premier axe, inspiré du concept de travail émotionnel, s’intéresse aux particularités liées aux métiers ou aux individus concernant la culpabilité au travail. Est-il envisageable que la culpabilité soit davantage présente dans l’exercice de certains métiers, indépendamment des personnes ? Est-ce lié au contenu de l’activité, à leur formation ou, au contraire, au profil et à la sensibilité particulière de certaines personnes qui ont choisi cette profession ? D’autre part, la culture du métier, la formation, les représentations des métiers influencent-elles le mal-être généré par la culpabilité ? Seules de nouvelles études permettront de répondre à ces interrogations. Il serait, par ailleurs, intéressant d’approfondir la notion de dissonance émotionnelle. L’individu peut inhiber, ne pas exprimer les émotions qu’il ressent réellement (Traue et Michael, 1993), surtout si elles sont en décalage avec la norme prônée par l’organisation, et être alors en dissonance émotionnelle (Hochschild, 1983; Middleton, 1989), ce qui peut générer des tensions ou des troubles psychologiques et physiques (Traue et Michael, 1993; van Hoorebeke, 2008). Cette dissonance n’est pas observée dans les discours de nos répondants, mais elle pourrait toutefois exister.

Un deuxième axe d’approfondissement concerne le lien entre culpabilité et bien-être des salariés. Les questions de bien-être au travail sont concernées par la culpabilité ressentie dans la mesure où une intensité excessive peut provoquer des dommages individuels importants (Hesnard, 1949). Les émotions préparent à l’action, orientent les décisions, influencent la créativité, le raisonnement, le jugement et les perceptions (Cahour et Lancry, 2011). Ces nouvelles connaissances entrainent la nécessité de les prendre en compte afin de lutter contre l’inconfort émotionnel (Cahour et Lancry, 2011). La mesure ou du moins la caractérisation de la charge émotionnelle (au même titre que la charge physique et mentale) pourrait constituer une donnée utile à la gestion des ressources humaines, car elle influence le travailleur, ses conduites, sa performance, sa santé et sa sécurité (Ribert-Van De Weerdt, 2001). Un troisième axe d’approfondissement s’applique au management. La performance des salariés est concernée dès lors que la culpabilité a des effets sur le travail fourni, comme l’illustre notre étude. Souligner l’efficacité de la culpabilité sur le travail pose la question des conditions de son épanouissement optimal. Les implications managériales sont importantes, étant donné qu’une meilleure compréhension de l’action de l’être humain au travail permet la mise en place de dispositifs adéquats pour la mobiliser. La culpabilisation ne paraît pas fonctionner comme un mécanisme utile. Mais une démarche intermédiaire, comme la construction de normes comportementales ou l’établissement de fortes valeurs d’entreprise pourraient peut-être avoir un impact sur l’anticipation de la culpabilité et donc le respect de ces normes. De plus, quelles sont les conditions pour l’expression efficace de la culpabilité ? Une étude empirique montre qu’un climat de peur peut anéantir les effets bénéfiques de la culpabilité; en effet, une atmosphère menaçante bloque les effets désirables que la culpabilité pourrait avoir dans un autre contexte (Hareli et al., 2005). Alors, il reste à identifier quel type de management est le plus propice aux effets positifs de la culpabilité au travail, quelles sont les actions ou les attitudes des managers, ainsi que les pratiques ou la culture d’entreprise qui permettent l’épanouissement optimal de cette émotion qui a des impacts sur le travail.