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Cet article rend compte d’une recherche postdoctorale[1] ayant pour objet la fonction d’encadrement de premier niveau en France et au Québec[2]. Nommées en France « agents de maîtrise » ou « maîtrises » (et aussi « contremaîtres » dans le secteur industriel), les personnes qui exercent cette fonction « maîtrise » sont, selon la terminologie québécoise, des superviseurs, des contremaîtres ou des gestionnaires de premier niveau, des first-line managers ou middle management en langue anglaise. Il s’agit du premier niveau d’encadrement dans les organisations du travail, exerçant une responsabilité entre le cadre[3] (qui a le statut associé) et le technicien supérieur ou l’opérateur. En contact permanent avec le terrain, et en relation étroite avec les cadres et la direction, ses fonctions constituent un pivot opérationnel de l’entreprise. À proximité à la fois des ouvriers, des employés et des cadres, voire du patron dans les petites structures et organisations, les contremaîtres-agents de maîtrise ont pour rôle de garantir un bon fonctionnement quotidien du travail, aux niveaux social, organisationnel et technique. Ce personnel d’encadrement se situe au coeur des relations de travail et de la réalisation du travail : là où se rejoignent, et se confrontent parfois, le personnel d’exécution et l’encadrement supérieur et directionnel. Chargé d’encadrer du personnel, il assume des activités très diverses (technique, animation, gestion…) et des rôles complexes d’interface et de régulation, essentiels dans les relations de travail, entre divers acteurs comme le personnel d’exécution, les cadres, les directions, les syndicats.

Or, en France et dans la plupart des pays, les contremaîtres-agents de maîtrise sont souvent oubliés des actualités sociales et professionnelles. Ils font rarement l’objet de recherches scientifiques approfondies. Face à ces constats, il nous a semblé nécessaire d’analyser cette fonction et ses évolutions, dans une perspective de comparaison internationale. Nous avons ainsi mené une recherche comparative France-Québec portant sur cet encadrement de premier niveau, en nous interrogeant sur son statut, ses rôles, ses identités professionnelles et ses évolutions dans des contextes sociétaux différents. Au Québec comme en France, ce personnel d’encadrement connaît des transformations importantes dans son travail. Nos recherches, menées en France et au Québec, ont comporté des enquêtes de terrain dans deux entreprises similaires de transports publics urbains (à Paris et à Montréal). Après avoir défini la catégorie « maîtrise », identifié les recherches sociologiques portant sur cette fonction, nous proposons une problématique de recherche à dimension comparative, avec une méthodologie appropriée. Les analyses comparent cette fonction en France et au Québec à travers plusieurs dimensions : statut, transformations du travail et des profils professionnels, rôles de régulation, positionnements identitaires multiples.

Des identifications complexes

En France, il s’agit d’une population difficile à définir, repérable dans la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (P.C.S.) de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dans la catégorie 48 du groupe socioprofessionnel (4) des « professions intermédiaires »[4]. Les « contremaîtres-agents de maîtrise » constituent une population nombreuse de près de 600 000 personnes salariées, comprenant 10,5 % de femmes. Cette catégorie des P.C.S. représente environ 2,2 % de la population active française totale (27 millions de personnes, dont 46,5 % de femmes [INSEE Références, 2007]). En France[5], le statut définit les agents de maîtrise comme catégorie d’encadrement non-cadre. Dans certaines entreprises, l’appellation « encadrement » est réservée aux cadres. Dans la distinction entre les cadres et les non-cadres, issue des conventions collectives, l’encadrement de proximité a souvent le statut d’employés, techniciens, agents de maîtrise (ETAM) ou de techniciens, agents de maîtrise (TAM). La « maîtrise » exerce donc un rôle d’encadrement sans avoir le statut de cadre.

Au Québec, il s’agit d’une population répertoriée dans la classification nationale des professions (C.N.P.) par les appellations d’emplois de « contremaîtres », « superviseurs », « surveillants », « gestionnaires ». Ces emplois se situent dans les grands groupes professionnels du personnel spécialisé, technique, paraprofessionnel ou de supervision, et dans le niveau de compétences « technique » : qui équivaut généralement à un diplôme collégial ou secondaire professionnel. Le mode de construction de la C.N.P. privilégie un classement de la population active par secteurs d’activités. Il est difficile d’identifier le nombre de personnes exerçant cette fonction de contremaître/cadre de premier niveau, car elle est regroupée avec d’autres types d’emplois (cadres intermédiaires, professionnels) des mêmes secteurs d’activités[6]. Ces personnes regroupent un faible pourcentage de la population active québécoise totale (3,7 millions, dont 46,5 % de femmes [données de l’Institut de la statistique du Québec de 2003]). L’effectif des femmes est minoritaire.

Recherches sociologiques sur la fonction d’encadrement « maîtrise » et comparaisons internationales

Rappelons qu’historiquement, la fonction « maîtrise » s’est constituée à l’origine sur la base d’une bivalence, à la fois du fait d’un recrutement selon l’ancienneté et la capacité technique, et à la fois du fait de compétences d’organisation, d’ordre, de discipline. Une double compétence d’autorité et de technique lui était demandée. Deux « appartenances sociales » la caractérisaient déjà : celle des ouvriers, par une proximité des formations et des parcours professionnel, et celle des patrons, par la fonction hiérarchique exercée. Malgré l’importance numérique de ce groupe professionnel au sein de la population active française, et sa place essentielle dans les organisations du travail, peu de recherches sociologiques françaises portent exclusivement sur la « maîtrise » comme objet spécifique de recherche. Les sociologues français ont rarement porté attention ces quarante dernières années à l’analyse des contremaîtres-agents de maîtrise (Durand et Touraine, 1966 ; Trouvé, 1997, 1998 ; Labit, 1998 ; Gillet, 2005, 2007, 2009).Les recherches répertoriées se classent entre un premier axe qui analyse la position et les fonctions de la maîtrise selon les évolutions des organisations du travail, et un second axe qui porte sur la constitution des agents de maîtrise comme « groupe professionnel » . L’objet concerne alors essentiellement l’analyse des qualifications et des statuts de la « maîtrise »[7].

En analysant les façons dont la « maîtrise » a été définie et regardée en sociologie (le plus souvent dans le secteur industriel) et dans le champ du travail, nous constatons une progression dans les problématiques de recherche (Gillet, 2005, 2007). D’une définition univoque du « bon » contremaître-agent de maîtrise adapté à l’organisation du travail et aux salariés qui l’entourent (Taylor, 1911 ; Fayol, 1916 ; l’École des relations humaines, Roethlisberger, 1945 ; Gardner et Whyte, 1945 ; Mann et Dent, 1954), la réflexion sur la « maîtrise » aboutit à une analyse des facteurs de diversité dans ses façons de travailler, dans le cadre de relations du travail complexes, dans des univers de représentations multiples du travail et toujours au sein d’une position d’interface (Durand et Touraine, 1966 ; Sainsaulieu, 1977 ; Benguigui, Griset et Monjardet, 1978 ; Trouvé, 1997 ; Gillet, 2005). Malgré son rôle essentiel au sein des entreprises, de multiples questions et problèmes se posent dans l’analyse de la « maîtrise » : définition et identification de ce niveau d’encadrement, polyvalence ou expertise dans les activités, compétences relationnelles, compétences managériales, commandement et leadership, positionnement « intermédiaire » entre le personnel d’exécution et les cadres, positionnement dans l’encadrement. Peu de recherches de comparaisons internationales portent sur les contremaîtres-agents de maîtrise (Livian et Burgoyne, 1997 ; Trouvé, 1998 ; Labit, 1998 ; Gillet, 2007). Aucune recherche sociologique approfondie sur cet objet n’existait à ce jour au Québec, et a fortiori aucune comparaison France/Québec[8]. La difficulté d’une telle recherche repose sur les critères de comparabilité. Les approches fonctionnalistes (cross national) et culturalistes (cross cultural) n’ont pas ici été développées. Nous avons privilégié une démarche proche de l’approche sociétale (international), qui tient compte des interactions et des jeux d’influence réciproque entre acteurs et institutions sociales. La comparabilité ne s’applique pas alors à des phénomènes (ou objets) comparés terme à terme, mais plus à des ensembles de phénomènes constituant dans leurs interdépendances des « cohérences » nationales, propres à chaque pays. Les « cohérences nationales » sont des expressions particulières d’un « modèle » qu’elles contribuent en même temps à construire (Maurice, 1989). Une règle principale, pour « comparer l’incomparable », est par exemple de reconstruire la cohérence sociohistorique entre le système éducatif, le système productif et le système de relations professionnelles (Maurice, Sellier et Silvestre, 1982). Le principe de l’analyse n’est donc pas la « rationalité » ni la « culture », mais le postulat de la « construction des acteurs dans leur rapport à la société ». La société représente l’ensemble des rapports sociaux qui la constituent. Les catégories d’analyse ne sont donc pas nécessairement et formellement comparables terme à terme (Maurice, 1989). Ainsi, afin de « comparer, traduire, bricoler » (Lallement, 2005 ; Lallement et Spurk, 2003), nous avons intégré une démarche permettant, par des recherches empiriques et qualitatives, de lier le niveau institutionnel et interactionnel à un niveau intermédiaire entre la régulation globale (de type effet sociétal) et la régulation locale (Reynaud, 1989). À travers une approche par « cas d’entreprise », nous avons donc questionné de façon similaire (par des grilles d’analyses théorique et méthodologique, notamment avec une typologie des identités dans le travail), des espaces culturels différents, et analysé l’objet (la fonction « maîtrise » ou « superviseur ») dans ses relations avec d’autres objets : systèmes de formation, organisation du travail, statut, rôles, relations professionnelles. Les enquêtes ont été bâties sur mesure pour répondre aux préoccupations théoriques.

Problématique de la recherche

Dans une optique comparative, la recherche a consisté à analyser les problématiques identitaires de cette fonction au niveau de deux entreprises comparables dans leurs activités de transport public urbain de voyageurs. Par l’analyse de ces deux entreprises, nous comparons plusieurs dimensions professionnelles de ce premier niveau d’encadrement : le statut, les activités et les rôles, les compétences (managériales, techniques…), les positionnements hiérarchiques, les évolutions du travail. Nous analysons chez ce personnel leurs façons de réagir et de s’adapter aux transformations en cours. Nous montrons que les changements demandés ne correspondent pas seulement à des évolutions de leurs rôles, de leur compétences et de leurs profils, mais nécessitent en fait des transformations identitaires dans le travail.

Un élément fort de notre analyse est l’usage, en tant qu’outil comparatif, de la typologie des postures identitaires de l’encadrement de premier niveau, construite dans nos recherches antérieures (Gillet, 2005, 2007) à l’aide d’une analyse thématique et lexicale et d’une analyse factorielle de nos entretiens (appuyées par un traitement informatique). Cette typologie des postures identitaires révèle les diverses logiques d’action des contremaîtres-agents de maîtrise à partir d’une diversité d’activités professionnelles, de modalités de réalisation du travail et de représentations du travail. Elle croise diverses variables sociologiques, et montre les modes d’adaptations et d’innovations que ce niveau d’encadrement développe face aux transformations socioprofessionnelles. La description de chaque type de « maîtrise » est en fait un « idéal-type » (Weber, 1922) jamais présent à l’état pur. Notre approche privilégie un travail sur les « configurations » (Elias, 1993) soulignant les cohérences systémiques de types (Schnapper, 1999). La typologie décrit les éléments marquants caractérisant et distinguant chacun des types de contremaîtres-agents de maîtrise. Leurs positionnements professionnels et identitaires sont donc le résultat de l’articulation entre des facteurs sociologiques divers et complexes. Cette typologie a aussi été construite avec des liens théoriques : une mise en perspective avec trois logiques d’acteurs (Becker, 1963 ; Goffmann, 1968 ; Alter, 2000), quatre types d’identités dans le travail (Sainsaulieu, 1977 ; Sainsaulieu et al., 1995) et quatre types d’identités professionnelles (Dubar, 1991, 1994). L’approche reconnaît l’importance de la subjectivité des personnes dans l’analyse sociologique (Weber, 1922). La typologie comporte quatre types distincts de contremaîtres-agents de maîtrise. Cette typologie des logiques identitaires des contremaîtres-agents de maîtrise construite en France est comparée aux configurations identitaires des contremaîtres-superviseurs rencontrés au Québec. Des travaux anglo-saxons portant sur la conceptualisation de l’identité organisationnelle, soulignons les apports de Sveningsson et Alvesson (2003) décrivant les identités organisationnelles comme des sortes de collections aléatoires de formes mises ensemble à un moment, et qui peuvent être déconstruites. Cela rejoint notre idée de « bricolage identitaire », par laquelle nous signifions une composition identitaire à partir d’éléments épars, issus pour les contremaîtres-agents de maîtrise de leurs expériences antérieures, des situations de travail actuelles (Gillet, 2005). À l’instar des ethnologues et d’autres chercheurs (Lévi-Strauss, 1987), nous soulignons que l’identité est constituée de multiples unités complexes, et qu’elle doit sans cesse se refaire et se reconstruire[9].

Notre première hypothèse est que les rôles fondamentaux de régulation (sociale, organisationnelle, technique) de ce niveau d’encadrement situé entre personnel d’exécution et encadrement supérieur, sont similaires en France et au Québec.

La seconde hypothèse est que les configurations identitaires et socioprofessionnelles sont légèrement différentes en France et au Québec. En effet, les identités se construisent en fonction des parcours professionnels et de formation, des contenus du travail, des rapports entre acteurs, des relations professionnelles, des opportunités de carrière dans la fonction, etc., qui varient aussi selon les pays.

Méthodologie : des recherches de terrain au coeur de deux entreprises de transports urbains

Afin de mener nos comparaisons internationales sur un objet de recherche rarement analysé, il nous a été nécessaire de bâtir une méthodologie rigoureuse et précise. En France et au Québec, nous avons recueilli des données portant sur le système éducatif (formations professionnelle et générale), sur le système de relations professionnelles et sur le système productif. Lors de nos enquêtes empiriques au coeur du monde du travail en entreprise, nous avons recueilli de nombreuses données qualitatives et quantitatives. Lors des entretiens, les questions posées au Québec étaient similaires à celles posées en France.

Une recherche en France dans les transports en commun parisiens

Notre doctorat (Gillet, 2005) et nos recherches ultérieures ont porté sur les transformations socioprofessionnelles des agents de maîtrise-contremaîtres. La méthodologie s’inscrit dans diverses recherches menées en France en entreprise, à travers des analyses longitudinales (de 1993 à 2006). Dans cette entreprise d’environ 45 000 salariés (dont 19,5 % de femmes), la population des agents de maîtrise représente 7 700 personnes (soit 17 % de l’effectif total), les cadres sont environ 3 800 (9 % de l’effectif total). Le pourcentage des agents d’exécution est donc de 74 %. Ces données statistiques ne renseignent pas, sur l’échelle de l’entreprise, sur le nombre de cadres et de contremaîtres-agents de maîtrise encadrant effectivement du personnel. Dans nos recherches, le choix des personnes interviewées s’est fait grâce à une connaissance fine des divers secteurs d’activités et par un échantillon scientifique (en fonction des hypothèses à vérifier).

La recherche comporte des analyses documentaires (documents internes d’entreprise, données statistiques), plus de 160 entretiens semi-directifs (avec échantillon) réalisés auprès de différentes catégories de personnel (employés et ouvriers, contremaîtres-agents de maîtrise, cadres, responsables opérationnels, fonctionnels, de formation et de gestion des ressources humaines, formateurs, syndicalistes), dans plusieurs secteurs (fonctionnel, opérationnel). Nous avons procédé aussi à des analyses statistiques sur la base de données du personnel, et avons élaboré des sociographies (Halbwachs, 1970). Nous avons mené des observations participantes à divers niveaux pendant quatre ans au cours de contrats de recherche : par l’exercice d’un emploi dans un service de gestion des ressources humaines et de formation, du fait de la participation à plusieurs stages de formation destinés aux membres de l’encadrement, et lors des réunions de travail avec nos commanditaires de recherche. Plus récemment, nous avons mené une « recherche-action » (Gillet et al., 2006 ; Gillet, 2008) portant sur l’analyse du dispositif transversal de formation et d’intégration des nouveaux agents d’encadrement (techniciens supérieurs, agents de maîtrise, cadres). Un important corpus de données (quantitatives et qualitatives), recueillies dans tous les secteurs de cette entreprise a ainsi été analysé.

Une recherche au Québec dans les transports en commun montréalais

Nous avons mené une recherche à Montréal en négociant une « recherche-action » au coeur de l’entreprise (Gillet, 2007). La méthodologie de recherche est proche de celle que nous avions développée en France.

Dans cette entreprise de 7 700 salariés (avec 21 % de femmes), la population des contremaîtres et des chefs d’opérations (encadrement de premier niveau des secteurs des opérations) représente 440 personnes (avec 13 % de femmes), ce qui équivaut à environ 6 % de l’effectif total du personnel. Les gestionnaires (l’équivalent en France des cadres avec encadrement) sont environ 200 (2,9 % de l’effectif total). Le pourcentage d’employés est de plus de 90 %. Contrairement à la situation française, ces données statistiques renseignent précisément sur le nombre de gestionnaires (de cadres) et de contremaîtres-agents de maîtrise. Le choix des personnes interviewées s’est fait par échantillon scientifique. La recherche empirique comporte des analyses documentaires (recherches scientifiques, documents internes d’organisations, données statistiques sur le personnel). Nous avons réalisé 50 entretiens semi-directifs dans divers secteurs de l’entreprise (fonctionnel, opérationnel), auprès de cadres/gestionnaires de tous niveaux, d’employés/d’ouvriers, de gestionnaires des ressources humaines (recrutement, formation, gestion du changement) et de formateurs internes, de responsables des relations professionnelles, de représentants des organisations syndicales, de membres de l’association professionnelle des gestionnaires de premier niveau. Par ailleurs, nous avons rencontré des responsables de formations au ministère de l’Emploi et au ministère de l’Éducation du Québec, et dans un des ministères du gouvernement fédéral du Canada. Nous avons mené des observations participantes lors de diverses réunions de travail, lors de plusieurs comités opérationnels de gestion et lors de rencontres entre syndicats et direction. Nous avons, avec la négociation de notre accès au terrain, développé une « recherche-action » dans un cadre partenarial. Au final, nous avons analysé d’importants corpus de données (quantitatives et qualitatives), recueillies dans tous les secteurs de l’entreprise.

Construction de l’échantillon scientifique pour les entretiens

Pour construire les échantillons de personnes à rencontrer en entretien, nous avons croisé des modalités de variables choisies en fonction des hypothèses (échantillon de type scientifique). Le choix s’est effectué en fonction des variables socioprofessionnelles : âge, sexe, ancienneté, origine d’accès à la catégorie (recrutement, choix, concours), trajectoire d’emploi, formation initiale et lieu de travail actuel. Nous avons analysé une variété de situations et de profils socioprofessionnels, et procédé à des croisements d’entretiens.

Une fonction au coeur du travail mais diversement exercée, un groupe professionnel hétérogène

Plusieurs dimensions (sociétales, organisationnelles et microsociologiques) soulignent d’un côté des différences et d’un autre côté des proximités dans les caractéristiques et dans les situations professionnelles des contremaîtres-agents de maîtrise. D’un côté, le travail s’exerce avec des statuts distincts, dans des systèmes de relations professionnelles différents. D’un autre côté, ces personnes ont des profils socioprofessionnels proches, jouent des rôles de régulation essentiels dans les organisations du travail, et vivent des transformations du travail similaires.

Une différence majeure dans le statut d’encadrement de premier niveau

Alors qu’en France ils ne sont pas « cadres », au Québec, les contremaîtres-agents de maîtrise sont statutairement des « cadres » : des gestionnaires, de premier niveau. Ils font clairement partie de la ligne hiérarchique. Ce sont des gestionnaires, non syndiqués, ne bénéficiant donc pas du recours syndical. Le statut a des effets sur les types de relations du travail avec les personnes des équipes et avec les autres membres de l’encadrement.

Au Québec, les caractéristiques de leur statut « cadre » par rapport à l’organisation des relations professionnelles délimitent fortement les positionnements et les régulations sociales dans leurs situations d’encadrement. Le système de relations professionnelles appliqué au Québec aboutit de la part des gestionnaires de premier niveau à des régulations particulières des relations du travail entre personnel syndiqué (ouvriers-employés) et personnel non syndiqué (gestionnaires, directions) dans les organisations. Dans l’entreprise de la recherche, les conventions collectives signées entre la direction et chaque syndicat prévoient des règles qui régissent de nombreuses dimensions du travail (conditions de travail, primes, avancement, mesures disciplinaires, régime de retraite…). Ces conventions sont à la fois un garant de l’application de règles, mais aussi un lieu de négociation et de « jeux », entre les ouvriers/employés, les syndicats et les gestionnaires de premier niveau.

Le statut de « cadre » (gestionnaire), avec un positionnement hiérarchique clair, a des effets sur les rôles (définition des contenus et des modes d’exercice) des contremaîtres-agents de maîtrise. L’exemple du « passage » d’ouvrier/employé à contremaître-agent de maîtrise en cas de promotion interne est révélateur de cette situation. En effet, dans certains secteurs, cela aboutit à une cristallisation des tensions et des conflits entre les deux groupes : ouvrier-employé et encadrement-patronat. Ce passage du côté des gestionnaires revêt un sens aiguë de « trahison » de ses (anciens) pairs.

Des profils socioprofessionnels en transformation

En France comme au Québec, nous constatons une relative diversité de contremaîtres-agents de maîtrise dans leurs trajectoires et leurs profils socioprofessionnels.

Tous ont une identité professionnelle fortement basée sur une discipline technique ou l’exercice d’un métier à composantes techniques. La technique est la base de la formation initiale et du métier, ils ont été recrutés sur des critères techniques. Une participation directe de cet encadrement aux activités techniques concrètes est possible en France, mais pas au Québec.

La majorité de cet encadrement a une longue ancienneté dans l’entreprise, et un âge relativement avancé. Un nouveau type de contremaîtres-agents de maîtrise apparaît ces dernières années avec le recrutement de personnes plus jeunes et plus diplômées (en majorité dans des filières techniques), n’ayant pas la même « culture d’entreprise » ni la « connaissance du milieu de travail » des plus anciens. Soulignons qu’un pourcentage important de départs en retraite est prévu ces prochaines années pour les catégories d’encadrement. Cela nécessite de nouveaux recrutements, non plus basés uniquement sur des qualifications techniques, mais aussi sur le développement de compétences de gestion affirmées, et à partir d’une expérience professionnelle confirmée à l’extérieur.

Au Québec, l’entreprise rencontre des difficultés à recruter les contremaîtres par promotion sociale, du fait du manque d’attrait pour cette fonction considérée par beaucoup comme étant « la plus difficile » dans l’entreprise. De plus, le passage au statut de « gestionnaire » fait perdre aux ouvriers/employés leur protection syndicale. La proportion de recrutement externe augmente donc dans certains secteurs de l’entreprise, mais la fonction reste globalement peu attrayante. D’autres types de recrutements récents modifient le paysage de cette catégorie d’encadrement : des femmes (en nombre limité), des personnes originaires de pays du Maghreb ou d’Europe de l’Est, diplômées et avec des expériences confirmées dans cette fonction dans leur pays d’origine.

Ces données socioprofessionnelles sur cette fonction « maîtrise » dans les deux entreprises sont globalement comparables aux principales caractéristiques nationales (France, Québec) : un faible taux de féminisation, une moyenne d’âge accentuée, un niveau de formation initiale générale ou professionnelle très proche de la catégorie des ouvriers/employés. Également aussi, la coexistence de deux populations d’agents de maîtrise (selon le diplôme, l’âge et l’ancienneté) se référant à deux univers socioculturels distincts, mais avec un nombre restreint de jeunes diplômés, et des agents de maîtrise de type « traditionnel » encore majoritaires.

Une fonction de régulation essentielle au coeur du travail

Au Québec comme en France, cette fonction d’encadrement est peu connue dans sa diversité et peu reconnue. Or, les contremaîtres-agents de maîtrise exercent des rôles au coeur des logiques contradictoires du travail. Cet encadrement développe des rôles complexes de régulations (sociale, organisationnelle, technique…), de « tampon » et d’interface qui renvoient à des rôles hiérarchiques et politiques spécifiques. Il développe des rôles de compensation face aux dysfonctionnements de tout type (organisationnel, technique, social), dans un fonctionnement systémique au travail. C’est une fonction complexe de par ses rôles en interaction avec une diversité de personnes (ouvriers/employés des équipes, autres contremaîtres-agents de maîtrise, cadres/gestionnaires, syndicats, directions, clients). Il s’agit d’une fonction difficile de par ses multiples dimensions professionnelles (social, technique, organisationnel, administratif…) et les nombreuses compétences à développer.

Ainsi, bien que se déclinant de façon différente selon le pays, certaines dimensions caractéristiques de cette fonction sont présentes dans ces deux pays : la représentation de l’autorité ; le rôle de garant de la diffusion des informations et de la « paix sociale » ; le rôle de coordinateur et de régulateur ; le rôle d’intermédiaire et de « séparateur social » entre divers groupes de salariés.

Leurs rôles de régulation des relations syndicales et des conflits syndicaux diffèrent dans les deux entreprises[10]. Au Québec, leurs façons de les gérer sont fortement régies par les conventions collectives, qui sont souvent l’élément de négociation privilégié, dans une confrontation interindividuelle directe et régulière. Soulignons, en outre, que la relation à l’autorité dans le cadre d’un rapport hiérarchique comporte des dimensions diversement développées au Québec et en France. Rappelons que la distance dans les relations de pouvoir est plus faible en France qu’au Canada (Bollinger et Hofstede, 1992) et qu’au Québec.

Les transformations du travail des contremaîtres-agents de maîtrise

La fonction « maîtrise » a connu des évolutions professionnelles depuis son origine. Depuis les années quatre-vingt, d’importants changements organisationnels et professionnels touchent cet encadrement de premier niveau, en France et dans la plupart des pays occidentaux. La mise en place d’organisations plus intégrées, plus près du terrain, plus proches du client ou du produit, va modifier l’organisation et le contenu du travail de cette fonction. De nombreuses entreprises ont pour souci d’alléger les structures verticales, de renforcer la coordination transversale, ce qui atteint directement les niveaux hiérarchiques intermédiaires. Dans ce contexte, la position sociale et stratégique de l’encadrement de proximité le positionne en relais et démultiplicateur de la stratégie de l’entreprise. Il se trouve alors au coeur des attentes d’efficacité et de performance. Les évolutions organisationnelles récentes, parfois en rupture avec le modèle organisationnel passé, bousculent donc fortement une fonction déjà confrontée à une difficulté traditionnelle à se définir : structures plus matricielles de responsabilités, nouveaux systèmes d’informations, système de gestion de production, équipes autonomes, nouveaux systèmes de gestion du personnel, etc. Ces changements entraînent des évolutions contrastées. Tout d’abord, une forte mutation, voire un éclatement de la fonction d’encadrement. Elle devient une catégorie rassemblant des profils de compétences hétérogènes et des intitulés de fonctions très variés. Les trois grandes fonctions de ce niveau d’encadrement : technique, animation, gestion, vont être dimensionnées différemment selon les entreprises. Des différences entre les compétences souhaitées et celles réellement mobilisées sont observées. Les agents de maîtrise n’ont en outre pas toujours les capacités à investir dans ces nouveaux registres de compétences. Ils estiment être souvent un élément oublié dans la conception d’un projet organisationnel. C’est bien souvent en conséquence de l’évolution des fonctions adjacentes, que les fonctions occupées par la « maîtrise » sont obligées d’évoluer. En outre, des changements dans le modèle d’autorité et de rôle apparaissent dans le langage de l’entreprise. Une autorité plus fonctionnelle, liée à l’exercice d’une expertise ou de capacités pédagogiques est demandée. En parallèle, l’autorité hiérarchique basée sur le pouvoir disciplinaire est moins appréciée. Le discours managérial parle plus d’« animation » que de « commandement ». Une capacité à conduire sur un mode participatif et avec méthode des actions de progrès ou de maîtrise de process est exigée.

Les évolutions organisationnelles mettent le doigt sur les conditions de travail de plus en plus difficiles pour cet encadrement de proximité : stress, tensions renforcées, grandes amplitudes de travail journalier en relation avec la répartition de la charge de travail, accompagnés de nouveaux modes de management et des conditions d’exercice de leur nouvelle fonction. Ces points questionnent les conditions de réalisation du travail et les difficultés rencontrées par cet encadrement.

Dans l’entreprise française où nous avons mené nos recherches (Gillet, 2005 ; Gillet et al., 2006, 2008), la mise en place d’une réforme d’entreprise majeure dans un but de modernité publique (Rocard, 1990), avec une nouvelle organisation de l’entreprise, l’introduction de nouvelles prescriptions du travail et de nouvelles formes de management et de gestion, ont modifié profondément le travail des contremaîtres-agents de maîtrise. Parallèlement au raccourcissement de la ligne hiérarchique, leurs rôles et profils deviennent ceux d’un « manager/gestionnaire » au plus près du terrain, et non plus d’un « super technicien » en charge de l’application de la réforme. Ce nouveau profil intègre un ensemble de tâches et de responsabilités autrefois assumées par le niveau hiérarchique supérieur.

Dans l’entreprise québécoise, d’importants changements portent sur les modes de gestion du personnel, qui modifient les rapports hiérarchiques et le style d’autorité. D’autres changements concernent l’augmentation d’objectifs de production, qui accroît les tensions entre gestionnaires, contremaîtres-agents de maîtrise, employés, syndicats. De plus, cet encadrement de premier niveau fait face à d’importantes évolutions technologiques que doivent intégrer les ouvriers/employés. Les évolutions dans les contenus d’activités et dans les compétences en gestion-management interrogent aussi les manières qu’ont les contremaîtres-agents de maîtrise de gérer leurs équipes, et les moyens développés par la gestion des ressources humaines pour les y accompagner (stages de formation, dispositifs d’intégration). Ils développent des compétences variées et essentielles, d’ordre technique, de gestion économique, de suivis de la production, de gestion de projet, d’animation d’équipe. Dans les deux entreprises, les syndicats sont présents et puissants, participant fortement aux négociations collectives du travail et contribuant à l’instauration de certains rapports de force entre les ouvriers/employés et la ligne hiérarchique.

Des positionnements identitaires divers

L’encadrement de premier niveau exerce ses activités dans différents systèmes techniques, organisationnels et sociaux. Il développe des compétences multiples, des positionnements professionnels et identitaires divers, en fonction de ses parcours de formation et d’emploi, et aussi selon les situations professionnelles.

Les tensions entre les compétences techniques et de gestion façonnent les identités des contremaîtres-agents de maîtrise en France et au Québec, mais de façon différente. En effet, dans l’entreprise québécoise, les cadres de premier niveau n’interviennent jamais dans des actions techniques réservées aux ouvriers-employés, contrairement en France où ils peuvent en avoir la possibilité. Au Québec, leurs compétences techniques sont principalement mobilisées dans l’organisation, le suivi, le soutien technique (si demandé) et le contrôle du travail de leurs employés. En fonction de leurs parcours professionnels, ils peuvent être très compétents techniquement, même sans intervenir directement, et toujours apprécier cette dimension technique de leur travail.

Typologie des logiques identitaires

Nous observons plusieurs types identitaires de contremaîtres-agents de maîtrise. Les différentes logiques identitaires présentes sont le résultat de l’imbrication de deux facteurs majeurs : le parcours socioprofessionnel et la situation de travail. Elles sont donc liées à des articulations spécifiques entre plusieurs facteurs sociologiques. D’une part, les ressources des agents de maîtrise en terme de trajectoires, de profils socioprofessionnels et de projets professionnels. D’autre part, l’influence essentielle des situations de travail à travers les organisations du travail (activités, coopérations dans le travail, technologie, urgences d’intervention, systèmes des relations du travail…) et à travers les multiples interactions sociales quotidiennes. Ainsi, l’autonomie, les compétences et l’implication des ouvriers/employés, le type de management de la hiérarchie directe, la collaboration avec les autres collègues, participent aux constructions des logiques d’action des contremaîtres-agents de maîtrise. Ces facteurs multiples interagissent dans le cadre de situations de travail construites par des systèmes techniques, organisationnels, sociaux, économiques, à plusieurs niveaux, dont le niveau sociétal. Cette typologie des postures identitaires se structure selon cinq types distincts : « managérial », « technico-organisationnel », « négociation », « gestionnaire et commercial » et « attentiste, démissionnaire ». Ce qui est en jeu derrière ces logiques d’acteur et identités dans le travail, ce sont les multiples façons de se positionner dans ses rôles d’encadrement et face aux transformations de son travail (tableau 1).

Tableau 1

Entreprises française et québécoise : synthèse des typologies et correspondances avec nos analyses

Entreprises française et québécoise : synthèse des typologies et correspondances avec nos analyses

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Les contremaîtres-agents de maîtrise du type « managérial »

Ces contremaîtres-agents de maîtrise soulignent un niveau important d’autonomie, de responsabilités, d’initiatives dans leur travail. Ils apprécient cette dynamique. Ils se définissent par rapport à des activités et à une responsabilité proches de celles de leurs cadres. Ils se positionnent fortement en tant que membres de l’encadrement, avec un pouvoir de consultation et de décision sur certains points. Ils soulignent un management participatif réalisé par leur supérieur hiérarchique direct, qu’ils cherchent aussi à développer dans leurs équipes. Ils encadrent des petites équipes où l’autonomie dans le travail des ouvriers/employés est importante. Aucune difficulté particulière n’est constatée avec les opérateurs. L’aspect relationnel est privilégié dans leur travail à travers la disponibilité, l’écoute, le dialogue avec les ouvriers/employés et avec leur hiérarchie directe. Ces contremaîtres-agents de maîtrise se positionnent en faveur du changement (en « pionniers ») et cherchent à profiter des occasions professionnelles qui leur sont offertes dans ce cadre-là. Ils ont des stratégies fortes d’évolutions dans leur carrière, avec des projets professionnels orientés vers des tâches et des responsabilités d’encadrement ou vers des activités transversales.

Les agents de ce type se rapprochent de l’identité au travail du modèle professionnel (Sainsaulieu, 1977 ; Sainsaulieu et al., 1995), de l’identité professionnelle d’entreprise, carriériste ou promotionnel (Dubar, 1991, 1994, 2000) ou encore des caractéristiques d’innovateurs ou de « pionniers » (Alter, 1990, 2000).

Les contremaîtres-agents de maîtrise du type « négociation »

Ces contremaîtres-agents de maîtrise se situent au coeur des tensions intercatégorielles. Ils sont en constante situation de négociation, de développement de consensus voire de gestion des conflits avec les opérateurs de leur équipe. Ils déclarent être occupés principalement par les contraintes du personnel, avoir à gérer en priorité les aspects relationnels avec les opérateurs, ce qui leur demande une disponibilité importante. Ces agents de maîtrise déclarent être dans la négociation constante pour faire travailler les opérateurs, se « débrouillant » en utilisant des moyens liés à leurs qualités humaines relationnelles et à une psychologie qu’ils développent naturellement. Ils sont souvent dans des rapports de force avec les équipes, dont ils cherchent à sortir. Ils trouvent les agents d’exécution difficiles à encadrer et à faire travailler. Les agents de maîtrise de ce type déclarent être dans l’urgence, dans la routine, dans l’assistance quotidienne des agents. Il leur est difficile de mettre en place un management participatif. Ils gèrent les opérateurs en fonction des spécificités professionnelles et individuelles (compétences, motivation, implication) de ceux-ci. Ils soulignent avoir peu de pouvoir d’autorité et se trouvent démunis pour gérer. Les agents de maîtrise de ce type constatent plus fortement que les autres types les difficultés d’encadrement liées aux manques de moyens de sanction et de récompenses des agents, et le manque de soutien de leur hiérarchie directe. Plus que chez les autres types, les parcours professionnels de ces agents représentent une longue carrière dans l’entreprise en tant qu’ouvrier ou technicien. Pour certains, leurs projets s’orientent vers un changement d’activité ou un départ (mobilité, promotion, retraite). D’autres, plus autonomes dans leur travail actuel, souhaitent une orientation plus forte vers des activités et des responsabilités d’encadrement.

Ces contremaîtres-agents de maîtrise se rapprochent de l’identité au travail du modèle communautaire (Sainsaulieu, 1977 ; Sainsaulieu et al., 1995), de l’identité professionnelle catégorielle, de métier, « bloquée » (Dubar, 1991, 2000), des caractéristiques des « exclus » (Alter, 1990, 2000) ou encore de « joueurs » de rôles (Becker, 1963 ; Goffman, 1968).

Les contremaîtres-agents de maîtrise du type « technico-organisationnel »

Ces contremaîtres-agents de maîtrise s’éloignent difficilement de leurs rôles techniques. Ils se considèrent proches des techniciens, et développent généralement une expertise technique. Avec les nouveaux profils managériaux prescrits pour eux, ils ressentent une menace par rapport à leurs compétences techniques et à leurs évolutions professionnelles. À l’aide de l’organisation et de leur environnement de travail, ils développent les moyens pour préserver leurs activités techniques liées à leur métier de base (technicien), pour renforcer leur positionnement technique, pour conserver leurs compétences techniques. Les équipes d’opérateurs, peu autonomes dans leur travail, attendent essentiellement d’eux une forte intervention technique dans l’organisation de leur travail et dans la gestion des problèmes, et peu de véritable management, hormis le relationnel. Ils ont encore tendance à considérer le contremaître-agent de maîtrise par rapport à ses compétences techniques (légitimité technique). Les contremaîtres-agents de maîtrise de ce groupe acceptent difficilement les transformations de leur fonction, y sont réticents, voire hostiles, défendant leurs anciens rôles et anciennes identités professionnelles basées sur leur métier technique. Ils sont parfois en tension avec leur hiérarchie directe.

Au Québec, certains des contremaîtres-agents de maîtrise se rapprochent du type « technico-organisationnel » par leur fort intérêt à la technique. Grande différence cependant, ils ne peuvent pas intervenir directement sur les activités techniques, qui sont réservées aux ouvriers/employés. Ils appliquent alors l’essentiel de leurs connaissances et compétences techniques à travers des activités portant sur les questions d’organisation et de suivi du travail de leur équipe, l’aide à la résolution de problèmes techniques, le partage d’avis techniques qui leur sont demandés par certains ouvriers/employés.

Ces contremaîtres-agents de maîtrise sont proches de l’identité au travail du modèle communautaire (Sainsaulieu et al., 1995), de l’identité professionnelle catégorielle, de métier, « bloquée » (Dubar, 1991, 2000), avec des caractéristiques des « légalistes » (Alter, 1990, 2000). Leur logique d’action est celle d’une position d’acteur défenseur des règles, des formes antérieures (Becker, 1963 ; Goffman, 1968).

Les contremaîtres-agents de maîtrise du type « gestionnaire et commercial »

Ces contremaîtres-agents de maîtrise se distinguent très fortement des autres types par une configuration particulière de leurs activités principales. Ils mènent de front à la fois la gestion de travaux et l’interface avec les clients de l’entreprise, la gestion économique, l’encadrement d’agents d’exécution, les activités techniques. Une diversité forte d’activités caractérise donc leur travail. Les dimensions techniques et managériales du travail sont toutes deux importantes. Ces personnes ne rencontrent pas de gros problèmes avec les agents d’exécution, qui sont pour la plupart autonomes et responsables de leur travail. Ces agents de maîtrise affirment développer de façon positive la communication et l’adaptation à la diversité de personnes encadrées. Ils considèrent avoir de bonnes relations de travail avec les agents d’exécution et les cadres. Ces maîtrises ont le sentiment d’appartenir à une équipe d’encadrement, d’être consultés, pris en considération et soutenus par leurs cadres.

À l’instar de leur responsable hiérarchique, cette catégorie de « maîtrise » n’instaure pas de relations hiérarchiques directives ou autoritaires avec leur équipe, mais des collaborations de travail sur un mode de management participatif. Elle tient des rôles diversifiés dans sa dimension d’intermédiaire : expliquer, négocier avec les clients, assurer la circulation des informations, expliquer les directives de l’entreprise, résoudre les problèmes. Cette diversité des rôles d’intermédiaire est plus marquante que les autres types et souligne leur rôle important de lien sans clivage entre les différentes catégories de personnel. Ces contremaîtres-agents de maîtrise développent alors une part encore plus importante de relations avec les clients, et jouent un rôle fort d’interface entre le client et les collègues.

De par leurs activités et leurs compétences, tous ces contremaîtres-agents de maîtrise développent un réseau multiple de relations de travail. Leur parcours professionnel se caractérise par la tenue de postes techniques en tant qu’agent d’exécution (ouvrier qualifié, technicien). Deux types de projets professionnels les caractérisent, distincts mais cohérents dans leurs activités et leurs rôles variés : avoir plus de responsabilité et être plus en soutien du cadre ; être mobile afin de participer à des projets plus techniques.

Au Québec, nous avons observé moins de contremaîtres-agents de maîtrise de ce type. Nos analyses montrent une fusion du type « gestionnaire » avec le type « managérial ».

Les contremaîtres-agents de maîtrise de ce type se rapprochent de l’identité au travail du modèle de la « mobilité » (Sainsaulieu, 1977 ; Sainsaulieu et al., 1995), ou du modèle des identités professionnelles de réseau, autonome et incertaine (Dubar, 1991, 1994, 2000), ou encore de certaines caractéristiques des « pionniers » (Alter, 1990, 2000).

Les contremaîtres-agents de maîtrise du type « attentiste, démissionnaire »

En France, nous n’avons pas rencontré de type identitaire du modèle de « retrait », « réglementaire » ou de « hors-travail » (Sainsaulieu, 1977 ; Sainsaulieu et al., 1995 ; Dubar 1991, 1994).

Au Québec, certains contremaîtres-agents de maîtrise sont mal à l’aise dans leurs situations de travail, ayant été peu préparés à l’exercice de cette fonction, ayant perdu la possibilité du recours syndical lié à leur statut de gestionnaire, vivant des tensions parfois très fortes avec les équipes et les syndicats. Ils développent alors des attitudes de travail pouvant s’apparenter à des stratégies de défense : l’attitude de « laisser-faire » ou l’attitude de « survie ». Cela s’apparente au type identitaire « réglementaire » ou de « retrait ». Cette attitude de « retrait » est plus proche d’une attitude de « lâcher-prise » où ils éprouvent de la difficulté à gérer leur équipe, et où ils se réfugient dans une posture attentiste voire démissionnaire de leurs rôles et de leurs responsabilités d’encadrement. Cette attitude est selon eux parfois le seul moyen de faire face à des situations de travail où ils disposent de peu de marge de manoeuvre.

Dans l’entreprise québécoise : une fonction d’encadrement en forte tension

En partie du fait des points précédemment évoqués : le statut de cadre/gestionnaire de premier niveau clairement du côté de la direction et sans recours syndical, les modalités d’accès à cette fonction, les relations professionnelles et le poids des rapports syndicaux, la relation à l’autorité hiérarchique, l’organisation du travail, la place de la fonction formation et l’insuffisance de stages d’intégration et de formation dans la fonction d’encadrement, nous constatons une tension ou un stress souvent fréquents chez les contremaîtres-agents de maîtrise, qui se cristallise en particulier dans les relations de travail avec les ouvriers/employés. Certains sont en arrêt de travail suite à un épuisement professionnel. Un constat fort est une marge de manoeuvre plus faible chez ces contremaîtres-agents de maîtrise que chez leurs homologues français. En effet, divers éléments du quotidien deviennent rapidement des contraintes multiples : objectifs de production (dans des conditions climatiques intenses), poids des politiques de la Ville, directives de la hiérarchie, organisation du travail, développement de nouvelles compétences, demandes des employés… En outre, le cadre contraignant des conventions collectives et leur statut de gestionnaire clairement apparenté à la direction, ne permettent pas les marges de manoeuvre professionnelles analysées en France. Disposant de moins de « flou » dans la définition de leur statut d’encadrement et dans l’attribution de leurs activités, les situations de travail sont plus souvent difficiles à vivre et à « tenir ».

Conclusion

Cette recherche, menée dans deux pays forts différents, a permis de comparer le statut, les profils socioprofessionnels et les rôles des contremaîtres-agents de maîtrise. Elle a souligné les transformations du travail que connaît ce niveau d’encadrement et ses façons d’y faire face, par des postures identitaires professionnelles multiples. Nous avons montré des facteurs sociologiques (aux niveaux sociétal, d’entreprise, local) qui participent à la construction des relations et des régulations hiérarchiques dans le travail. Dans chaque organisation, plusieurs modes de relations hiérarchiques coexistent. L’analyse au niveau de deux grandes entreprises publiques similaires a été pertinente. La typologie des postures identitaires des contremaîtres-agents de maîtrise en France s’applique en partie au Québec en entreprise, soulignant donc l’hétérogénéité de ce groupe professionnel dans ces deux contextes nationaux. Nous avons validé les deux hypothèses de recherche. L’approche théorique retenue, et l’usage de notre typologie des identités dans le travail, apportent des outils pertinents pour cette analyse comparative à dimension internationale. Nos autres analyses, non élaborées dans cet article, ont montré dans ces deux pays comment chaque entreprise gère, à des degrés variables, par ses politiques, ses outils et ses actions pratiques de gestion des ressources humaines, l’accompagnement des transformations socioprofessionnelles de ce niveau d’encadrement : dans le recrutement, l’intégration, la formation, la définition des compétences, la gestion des carrières. Par ailleurs, nos résultats de recherche ont eu des effets concrets dans chaque entreprise. D’une part, ils ont permis de faire prendre conscience au personnel et aux directions de l’importance professionnelle et de la complexité de cette fonction « maîtrise ». D’autre part, en relation avec les responsables des ressources humaines et de formation, les résultats ont poussé à mener des actions destinées au développement et à l’amélioration de l’accompagnement de l’encadrement : stages de formation, dispositifs d’intégration des nouvelles et nouveaux recrutés. Les acteurs d’entreprise ont été intéressés par la recherche, et notamment par l’aspect comparatif des transformations du travail et de la fonction d’encadrement dans deux entreprises « cousines ». Dans ce pays nord-américain, ces activités de recherche nous ont portée à des repositionnements de nos cadres de référence et d’analyses, à des traductions et à des adaptations interculturelles aux univers socioéconomiques et professionnels rencontrés. Ces mois vécus d’expatriation ont été une intégration socioculturelle et une aventure de recherche innovantes.