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En France, l’analyse des démarches « compétences » s’est taillée une place centrale au sein de la sociologie du travail quand, à la fin des années 90, le patronat français, soutenu en cela par Zarifian, argumentait ouvertement en faveur de telles démarches face aux transformations de l’économie et de la technologie. Par la suite, plusieurs travaux parmi lesquels il faut citer l’ouvrage Réfléchir la compétence sous la direction de Dupray, Guitton et Monchatre (Octarès, 2003) ont tenté d’approfondir la réflexion théorique en replaçant notamment cette approche au sein d’un processus d’individualisation de la relation d’emploi. Le présent ouvrage se situe, avec certains des mêmes collaborateurs du groupe « Compétences » du Centre d’études et de recherche sur les qualifications (CÉREQ), dans la poursuite de cette réflexion.
Constatant que l’expérimentation des outils relatifs à la gestion des compétences s’était jusqu’à récemment surtout limitée au périmètre de l’entreprise, les auteurs avancent que le développement récent des politiques publiques visant la transférabilité des compétences, la mobilité des individus et leur employabilité sur le marché du travail, déplace aujourd’hui la question sur le terrain de l’emploi. La question est alors de tenter de comprendre comment se construit la compétence et par quels moyens elle est reconnue à travers l’évaluation, la rémunération, la classification et la mobilité. Vaste chantier, d’autant plus motivant que l’action publique québécoise s’intéresse de près à cette question de la reconnaissance des compétences, et auquel l’ouvrage s’attaque par trois portes d’entrée : celle de la construction de la compétence individuelle et collective, celle du recours de plus en plus fréquent par l’entreprise à la notion de métier et celle enfin des négociations entre partenaires sociaux pour la reconnaissance des compétences. Élaborés en général sous forme d’essais faisant état des écrits les plus récents sur chaque question, les différents textes qui composent cet ouvrage collectif fournissent donc une base solide pour qui voudrait rapidement faire le tour de ce domaine d’expertise et de recherche.
La première partie de l’ouvrage s’intéresse à une question plutôt négligée dans la dernière décennie, celle de la construction des compétences collectives. Les contributions de cette partie rappellent que la compétence collective ne peut se rapporter à une simple addition des compétences individuelles et nous invitent à réfléchir aux modalités de coopération au sein des collectifs de travail qui sont au coeur même de la construction des compétences. Ainsi, un premier texte, en analysant la façon dont se dévoilent les compétences collectives à travers les outils de gestion (référentiels, procédures d’évaluation, etc.) conclut que l’analyse des comportements serait l’innovation majeure de ces outils. Dans un second texte, confrontant les points de vue apparemment opposés de l’ergonomie et de la sociologie, les auteurs ouvrent un champ de réflexion sur les liens entre la production de règles collectives et leur appropriation individuelle. En cela, la contribution suivante montre qu’on ne peut contraindre des comportements coopératifs individuels qui sont vécus par les acteurs sur le mode du registre de « l’échange social ». Les compétences collectives seraient ainsi bien davantage que la somme des compétences individuelles.
La seconde partie poursuit sur le thème de la construction des compétences à partir du constat de la résurgence du terme « métier » dans le vocabulaire gestionnaire. Une première contribution en propose une analyse en mobilisant la notion de « mandat ». Si la relation de mandat faisait normalement appel aux cadres et aux hommes de métier, avec les changements à l’organisation du travail (groupe de projets, approche par compétences), la pratique du mandat se répand dans les organisations et les fonctions d’exécution du travail. Ne serait-on pas face à une hétérogénéisation des groupes dans les organisations où les salariés seraient de plus en plus sollicités sous le mode de l’injonction à l’autonomie ? Interprétant le « retour au métier » comme un effort des entreprises pour se maintenir sur le marché en se différenciant face aux concurrents, la contribution suivante étudie la tension entre le métier de l’organisation et le métier de l’individu; il avance que les démarches compétences manquent de références au métier qui permettraient de reconnaître la professionnalité du salarié. Les deux contributions suivantes analysent, à l’aide de cas, comment se construisent par l’action collective de nouveaux métiers tels celui de la téléphonie sanitaire et sociale et celui de designer, et comment ils réussissent à se faire reconnaître, notamment par le jeu de la formation et de la certification.
La troisième partie de l’ouvrage « Compétences et négociations collectives » nous amène au coeur des démarches compétences en analysant les changements qu’elles induisent dans le domaine des relations professionnelles. Pour cette raison, cette partie est sans doute la plus riche de l’ouvrage, celle en tous les cas qui intéressera le plus les spécialistes du domaine des relations industrielles. Dans un premier texte, les auteurs questionnent le sort de la branche qui a joué un rôle majeur en France dans les négociations face à l’entreprise qui est en passe d’acquérir, avec la logique compétence, un rôle central dans la définition des emplois, l’évaluation et la reconnaissance des qualifications. Mais, conclut-on, même dans les secteurs exposés à la concurrence internationale, les entreprises continuent à trouver un intérêt à la construction de repères collectifs, de règles qui viennent encadrer les pratiques d’entreprises par les branches; celles-ci apparaissent alors comme la garantie d’une maîtrise des conditions de formation et de l’accès à une main-d’oeuvre qualifiée possédant des compétences transférables à l’intérieur d’un secteur. En comparant sur ce point ce qui se passe en Amérique du Nord et au Québec plus précisément où le niveau sectoriel, par la création au milieu des années 1990 des comités sectoriels de main-d’oeuvre, a acquis récemment un rôle plus important dans la définition des emplois et la formation, on peut questionner les divergences apparentes entre les systèmes européens et nord-américains de relations professionnelles et parler de la recherche d’un point d’équilibre entre régulation d’entreprise et régulation sectorielle. En France, les démarches compétences ont sans doute servi dans les dernières décennies à la décentralisation du système de relations professionnelles alors qu’au Québec, le système s’est davantage centralisé quand on a cherché à réguler au niveau sectoriel des domaines jusqu’ici laissés à la négociation d’entreprise. Ainsi, par son angle d’attaque, la troisième partie de l’ouvrage nous semble-t-elle poser les questions de fond que soulèvent les démarches compétences, à savoir les transformations des systèmes de relations professionnelles.
En analysant la position des syndicats français face à la démarche « compétences », la contribution suivante poursuit le débat sur les changements amenés par la logique « compétences » aux règles régissant le système des relations professionnelles. Les démarches compétences conduisent en fait, selon l’auteur, à revisiter les règles impersonnelles, par exemple l’ancienneté, au profit d’une plus grande individualisation dans la gestion du travail ou encore à dépasser les règles fondées sur l’égalité pour aller vers la mise en oeuvre des principes d’équité, ouvrant la voie, par le fait même, à certaines inégalités. Aussi, le débat autour des compétences glisse-t-il sur celui, plus essentiel, d’une refonte des principes des relations professionnelles qui se pose aussi bien aujourd’hui en Amérique du Nord mais sous des formes parfois différentes. C’est bien d’ailleurs ce débat qui se continue dans la contribution suivante qui constitue en fait le compte-rendu d’un entretien avec un syndicaliste autour des discussions/négociations entourant la gestion des compétences et la formation professionnelle continue. En questionnant ces deux domaines à la fois, on voit comment leur évolution remet simultanément en question la nature du contrat de travail, pilier de la relation salariale. Dans les deux cas, l’hypothèse est celle de nouveaux modes de gestion entre le salarié et son employeur intégrant les enjeux de la carrière et d’une évolution professionnelle fondée sur une succession d’apprentissages. La dernière contribution analyse justement les différents contextes institutionnels au sein de l’Europe concernant les politiques de formation tout au long de la vie. Après avoir montré les défis auxquels sont confrontés les divers pays européens face à ces politiques (nécessité d’articuler formations initiale et continue dans un continuum, nécessité de mise en place de dispositifs concernant les droits individuels à la formation et la reconnaissance des acquis, etc.), l’auteure montre que dans chaque ensemble national, les enjeux ne se posent pas nécessairement de la même façon, la logique de démarcation se situant vraisemblablement sur la plus ou moins grande intégration des systèmes de formation initiale et continue.
Au total, nous serions d’accord avec Hugues Bertrand dans sa postface, pour dire que cet ouvrage sur les démarches compétences marque une étape entre un type d’analyse qui a dominé jusqu’à maintenant autour des méthodes, outils et référentiels pour aller progressivement vers des questions plus essentielles concernant l’origine et le pourquoi de ces démarches. En ceci, la troisième partie de l’ouvrage sur les grands changements aux systèmes de relations professionnelles induits par les démarches compétences ouvre une voie riche d’analyse qui conduirait à regarder les démarches compétences comme un outil parmi d’autres au service de changements plus fondamentaux qui voient le jour, mais sous des formes différentes selon les pays, dans les systèmes de relations professionnelles. Comparaison qui reste à faire.