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Dans une démarche d’analyse multidimensionnelle du phénomène de la pornographie, l’autrice Johanne Jutras[1] engage une discussion approfondie sur les aspects sensibles et controversés de ce sujet. Elle adopte une approche qui exclut explicitement les images pornographiques de son travail. À travers sa recherche, elle examine un large spectre allant de la pornographie impliquant des mineurs, aux conséquences de la consommation de la pornographie de masse, jusqu’aux agressions sexuelles envers les femmes. Son travail méticuleux englobe la littérature scientifique sur le phénomène de la pornographie de 1980 à 2019, complétée par des données récentes issues de diverses entités gouvernementales[2].
Cette recherche psychologiquement exigeante s’articule autour de nombreux discours imprégnés de haine à l’encontre des femmes. Le livre contient trois parties : la première s’intéresse à la pornographie de masse, la deuxième, à la pornographie gaie[3] et la troisième, à la pornographie juvénile. Les trois parties, inégales[4], proposent des structures similaires avec, notamment, une définition de leur contenu, les débats suscités et les effets de leur consommation sur les individus. D’emblée, Jutras décrit les réactions extrêmes engendrées par la pornographie en exposant les divergences d’opinions des féministes (radicales, libérales et prosexes), soulignant son caractère polarisant.
Elle suggère que la définition de la pornographie est aussi variée que le nombre d’individus l’interprétant et qu’elle évolue selon les normes sociétales, l’essor technologique des médias et ses implications économiques. En cataloguant les idées préconçues, Jutras évoque les problématiques associées aux conceptions stéréotypées de la pornographie tout en offrant une perspective élargie, prenant en compte l’interdisciplinarité des facteurs qui la façonnent. Notamment, elle aborde l’épineuse notion juridique qui définit et balise la pornographie de masse et la pornographie juvénile. Son ouvrage ouvre également un débat sur les conséquences de la consommation de la pornographie chez ses utilisateurs en s’interrogeant sur ses aspects positifs et négatifs : « Cependant, la réponse obtenue est aussi confuse que les définitions de la pornographie et de l’obscénité » (p. 55). Si, d’un côté, on déclare qu’elle n’est pas dommageable, de l’autre, on la relie à des crimes sexuels violents.
En effet, en délimitant initialement les paramètres de ce qu’est la santé sexuelle, Jutras met en évidence certains effets bénéfiques de la pornographie de masse chez les individus, tels que : « une amélioration de leur vie sexuelle, une augmentation de leurs connaissances ainsi qu’une attitude plus positive et permissive à l’égard de leur sexualité » (p. 127). Cependant, elle remet en question ces avantages de l’exposition à la pornographie et son influence sur la reproduction des comportements violents[5], en expliquant que les principaux consommateurs de pornographie de masse sont de jeunes garçons, qui tombent souvent par hasard sur ce type de contenu sur Internet. Elle conclut que la pornographie de masse est principalement orientée vers le plaisir masculin et que la satisfaction au féminin a peu d’importance ou n’en a pas du tout[6]. Dans la pornographie de masse, les actes dégradants ou humiliants envers les femmes sont monnaie courante, tout comme les gestes agressifs et violents pour lesquels plusieurs actrices affichent du plaisir (voire de l’extase). Ces constats « renforcent les affirmations d’universitaires féministes qui ont signalé depuis 1975 le potentiel violent de la pornographie et de ses méfaits sur les femmes, car la pornographie favorise la misogynie et la violence à l’égard des femmes en les présentant comme des objets sexuels qui aiment être humiliés » (p. 68). Jutras dresse un panorama de l’industrie qui la produit et des revenus considérables qu’elle génère (par des statistiques étoffées de l’explosion des activités sur Internet) et constate que les jeunes femmes qui travaillent dans l’industrie subissent en retour coercition et violence. Les femmes ont peu de recours juridiques si elles sont violées ou torturées, car elles sont stigmatisées. L’autrice documente également les liens entre la pornographie de masse et les agressions sexuelles envers les femmes[7].
Il est inquiétant d’apprendre que Johanne Jutras compile des statistiques détaillées et révélatrices tout en faisant le triste constat déconcertant que les agressions sexuelles sont en augmentation. Elle présente des chiffres choquants, parmi lesquels le total des infractions sexuelles à l’égard des enfants, qui a bondi d’un cas en 1998 à 8 660 cas en 2008. Au Québec, les cas sont passés de 4 en 2003 à 2 732 en 2018. Elle continue en dressant le profil des adolescents et des hommes qui agressent sexuellement les femmes et les enfants, puis approfondit ses interrogations en explorant les comportements problématiques associés à l’utilisation de la pornographie, dont les conséquences d’une dépendance et des ressources thérapeutiques disponibles. Ces données soulignent l’importance cruciale de l’éducation sexuelle et du consentement, ainsi que de la nécessité d’une législation et d’une réglementation appropriée pour protéger les individus vulnérables.
Le travail approfondi de l’autrice examine les multiples facettes de la pornographie, y compris celle qui est illégale et profondément dérangeante : la pornographie juvénile. Elle dresse un tableau historique de la situation législative de la pornographie juvénile au Canada. On y apprend que, dès la fin des années 70, les institutions gouvernementales mettent en place plusieurs leviers pour contrer les proportions épidémiques de la pornographie juvénile. Bien que peu de pornographie mettant en scène des enfants entre au Canada, la « pseudo-pornographie juvénile » – celle qui présente des adultes ayant l’apparence d’enfants – est un problème. On relève également l’existence d’un réseau clandestin mal organisé qui produit de la pornographie juvénile au Canada, dans lequel tous les enfants sont victimes d’agression. L’autrice se penche aussi sur le profil de ceux qui s’y intéressent. Elle note que ce sont « principalement des hommes, mineurs ou majeurs » (p. 177). En raison de la nature illégale de cette activité, les données sont éparses, mais Jutras s’efforce de déchiffrer les statistiques pour nous informer des infractions, du profil des utilisateurs et des agressions contre des enfants. Elle aborde également la question complexe du consentement dans ce contexte. On retient de cette partie de son étude l’importance d’une vigilance continue, d’une législation robuste et d’une application stricte de la loi pour protéger les enfants contre l’exploitation sexuelle et les abus. Cela passe, encore une fois, par l’éducation des enfants et des adultes à propos de la sécurité sur Internet et des dangers de la pornographie juvénile.
Il semble que le travail de Jutras couvre un éventail de sujets vastes et diversifiés pour offrir une définition plurielle de la pornographie (qu’elle propose de nommer « les pornographies »). Toutefois, il manque peut-être une discussion approfondie sur un aspect : une analyse plus détaillée de l’angle féministe prosexe et des femmes créatrices de contenu pornographique. Nous aurions souhaité que l’autrice développe davantage les notions de star, de system et d’empowerment dont elle traite brièvement. Parce que les femmes, conscientes du pouvoir qu’elles exercent avec leur corps, sont en mesure de renverser les stéréotypes sexistes en se réappropriant leur sexualité pour montrer une représentation différente et plus positive de la sexualité féminine. La pornographie féministe est en croissance et génère un contenu érotique qui respecte et valorise le point de vue des femmes. Il s’agit d’un aspect riche et complexe qui mérite une analyse détaillée pour comprendre comment les créatrices féministes peuvent contribuer à déconstruire les stéréotypes de la sexualité féminine dénoncés dans ce livre. En somme, l’oeuvre de Johanne Jutras offre une analyse exhaustive et perspicace de la pornographie dans ses multiples facettes et un angle féministe prosexe pourrait être traité dans une publication subséquente.
Appendices
Notes
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[1]
Ce livre est une autoédition écrite en langage inclusif.
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[2]
Parmi celles-ci figurent le ministère de la Sécurité publique du Québec, le Centre Géostat de la Bibliothèque de l’Université Laval et Statistique Canada.
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[3]
Jutras consacre une brève portion de son étude à la pornographie gaie en offrant une définition par sa contextualisation sociohistorique et propose les cinq catégories larges qui la définissent : mellow, commercial, raunch, amateur et bareback.
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[4]
La deuxième section de l’ouvrage, qui traite de la pornographie gaie, est très brève (25 pages), comparativement à la première, qui aborde la pornographie de masse (114 pages) et à la troisième qui porte sur la pornographie juvénile (62 pages).
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[5]
Dans son analyse, l’autrice n’exclut pas les autres problèmes socioéconomiques qui seraient des vecteurs de relations sexuelles non consentantes.
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[6]
Le plaisir au féminin, dont l’atteinte de l’orgasme, est souvent représenté de manière irréelle, perpétuant des attentes irréalistes.
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[7]
La recherche scientifique recensée par l’autrice est limitée aux agressions commises par les garçons et les hommes.