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L’éducation est perçue à bien des égards comme un lieu par excellence de la lutte féministe contre les inégalités, comme en témoignent la promotion de l’égalité de genre par les programmes éducatifs nationaux et l’intérêt des ouvrages marquants de la pensée féministe pour cette thématique. L’ouvrage de Mozziconacci interroge cette apparente évidence, en s’appuyant sur un remarquable travail d’histoire des idées et une solide démonstration philosophique invitant à considérer l’éducation comme un objet plutôt que comme un moyen de la lutte féministe. Il aurait été utile que l’autrice relativise d’emblée les résultats de son enquête, qui traite principalement des perspectives françaises et états-uniennes sur la question de l’éducation. Toutefois, elle retrace avec subtilité les apories qui ont traversé les réflexions féministes occidentales sur l’éducation, qui ont guidé leur évolution et qui réclament désormais une nouvelle manière de penser cette question. Ces pensées ont effectivement comparé l’éducation ou bien à un outil d’émancipation, oubliant le pouvoir des structures sociales sur les individus, ou bien à un piège par lequel les institutions incitent à l’assujettissement, laissant peu de place à des projets pour les déjouer. Il faudrait donc pouvoir « considérer l’éducation ni seulement comme une individuation, ni seulement comme socialisation, mais bien à travers l’échelle intermédiaire de ses institutions sociales, qui forment les relations entre ces deux dimensions » (p. 356). À cet effet, Mozziconacci propose une utopie critique appuyée sur la philosophie politique du care, au sein de laquelle l’éducation serait revalorisée à l’échelle institutionnelle en tant que pratique permettant l’entretien du monde.
L’ouvrage se déploie en trois parties et consacre la première aux considérations des première et deuxième vagues du féminisme européen (principalement français) sur l’éducation. Le premier chapitre présente les demandes des féminismes de la iiie République pour remplacer l’instruction traditionnelle imposée aux jeunes filles – qui leur inflige un « retard » les excluant des sphères sociales et politiques – par une formation qui justifierait de leur accorder des droits civils et civiques. Il reste alors à se demander quel programme permettrait de rendre les femmes citoyennes : une formation qui respecterait leur différence, notamment leur expertise concernant le maintien du foyer et des communautés, ou une formation qui effacerait cette différence pour les rendre plus semblables aux hommes et donc plus susceptibles de correspondre à l’idéal du « Citoyen républicain »? Si ce dilemme opposant différentialisme et universalisme est souvent présenté comme la « quadrature du cercle féministe » (p. 61), Mozziconacci remarque que la question de l’éducation rend possible son dépassement par une troisième voie : affirmant que l’éducation des filles permet l’émergence de meilleures capacités relationnelles ainsi que des compétences nécessaires au soutien de l’institution familiale, certaines féministes envisagent d’éduquer les hommes et les femmes selon les principes d’un universalisme gynocentré. Cela dit, pour que ce projet mène à l’égalité des sexes, il faudrait que la synthèse de vies individuelles vertueuses suffise à créer une société juste – espoir mis à mal dès que l’on envisage que les caractéristiques individuelles sont générées par la structure sociale plutôt qu’elles ne la constituent.
Il s’agit pourtant du constat du féminisme de la deuxième vague, présenté dans le second chapitre : si l’acquisition des droits civiques et la transformation des programmes scolaires n’ont pas suffi pour atteindre l’égalité, c’est que la socialisation est plus forte que les individus. On considère alors que « cette éducation héritée est mauvaise, l’éducation comme principe de transformation est impotente, et […] l’idée même qu’il faut qu’il y ait quelque chose comme une éducation est à présent mise en question » (p. 139). En effet, parce qu’elle éloigne les femmes de leur subjectivité authentique (Beauvoir 1949; Belotti 1981) et qu’elle reproduit les inégalités de classe et de genre (pour la sociologie de la reproduction), l’éducation est désormais suspecte, tout comme, d’ailleurs, le projet de l’atteinte de l’égalité avec les hommes. Le féminisme matérialiste (l’autrice écarte le féminisme différentialiste de son étude) voit dans l’inégalité entre les genres un rapport de domination qui refuse d’être résolu en transformant simplement les dominées en dominantes. L’objectif du féminisme est désormais l’émancipation, rendue possible par le regroupement des femmes en un collectif de lutte. Il est cependant difficile de comprendre comment ce projet sera possible si la subjectivité se limite au produit des forces sociales, et le féminisme matérialiste souffrira d’un « manque d’imaginaire politique » (p. 156) lorsqu’il sera temps de proposer des projets concrets permettant la création d’un collectif émancipateur.
La deuxième partie étudie le déplacement de la question de l’éducation depuis les milieux militants vers le milieu universitaire américain dans les années 80, notamment grâce à l’essor des pédagogies critiques féministes présentées dans le premier chapitre. Ces dernières refusent le déterminisme du féminisme matérialiste et voient dans le processus de conscientisation la possibilité de résister aux forces de l’oppression. En partageant leur expérience personnelle de l’oppression et en la reliant à l’expérience collective, les étudiantes et étudiants opprimés ont l’occasion de développer une subjectivité authentique et subversive. La transposition d’une pratique militante en contexte institutionnel n’est cependant pas sans incohérences : comment le partage de la parole entre personnes opprimées peut-il mener à l’action politique, à l’émancipation et à l’intégration des réflexions sur la sphère privée dans l’institution universitaire si les cours ne débouchent ni sur l’action ni sur l’inclusion du travail domestique dans les institutions, et restent sous l’autorité de l’enseignante ou de l’enseignant? Cette description de « l’aporie de l’institution » est particulièrement intéressante d’un point de vue de chercheuse et d’enseignante en philosophie féministe, qui risque aussi de se trouver aux prises avec ces contradictions en ayant à coeur d’adapter sa pratique à des principes émancipateurs. En outre, le réflexe intersectionnel apparaît en même temps que ces pédagogies et invite à « [se saisir] non pas de façon unidimensionnelle, ou relativement au(x) rapport(s) dans le(s)quel(s) on est dominé-e, mais au regard de l’intersection des rapports qui nous concernent comme dominé-e et comme dominant-e » (p. 227). On doute alors de la pertinence du partage de la parole dans un groupe aux relations d’autorité complexes (ni la personne enseignante ni ses étudiantes ou étudiants ne seront uniquement dominés ou dominants) ou de la possibilité de découvrir une « subjectivité authentique » sans essentialiser les personnes opprimées ou sans morceler leurs groupes à une échelle contreproductive pour l’action politique.
Ces insatisfactions seront nourries par les réflexions poststructuralistes, exposées dans le second chapitre, pour qui « l’examen du soi et les connaissances qu’il produirait sont susceptibles d’être une des composantes essentielles d’une stratégie de pouvoir » (p. 263). Ainsi, les pédagogues qui croient émanciper les étudiantes et étudiants par la conscientisation oublient que le pouvoir n’est pas une chose qui peut être partagée dans un groupe, mais une relation qui peut notamment obliger à produire des discours. Cette prétention paraît d’autant plus naïve que l’objectif de mettre au jour la subjectivité authentique des personnes opprimées qu’on éduque présuppose la possibilité de saisir dans toute leur transparence leurs expériences et d’atteindre un « soi “ unique, fixe et cohérent ” » (p. 257), ce qui relève de l’hubris et de l’assujettissement d’un point de vue poststructuraliste. Mozziconacci conclut que, si certaines démarches pédagogiques féministes peuvent être intéressantes, elles risquent de mener à la dépolitisation et d’être donc inconséquentes si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion sur l’institution au sein de laquelle elles se déploient. Cela dit, le féminisme poststructuraliste risque aussi la dépolitisation à cause de son aspect négatif, possiblement décourageant d’un point de vue militant. Ainsi, l’autrice propose de mobiliser la perspective du care pour penser « un projet qui redessine la cartographie sociale, ou, pour le dire autrement, […] un projet utopiste » (p. 270).
L’éducation dont doit s’occuper le féminisme ne se réduit donc ni au contenu de la formation ni au format des relations pédagogiques, mais englobe à la fois les pratiques de soins des enfants et les institutions qui les structurent, soit l’École et la Famille. C’est la lecture que permet la philosophie politique du care, présentée dans le premier chapitre de la troisième partie. Ce courant a pour projet de remettre de l’avant un ensemble de pratiques, désignées par le terme « care », prenant en charge la vulnérabilité humaine – parmi elles, l’éducation, qui veille sur la croissance et l’épanouissement relationnel des enfants. Le care est en effet actuellement exclu de nos préoccupations politiques, puisqu’on nie la vulnérabilité fondamentale de la condition humaine en définissant les individus par leur indépendance. On permet ainsi l’exploitation des personnes à qui les tâches de care sont déléguées par l’intersection de multiples rapports d’oppression, tandis que les gens privilégiés ferment les yeux sur les soins qu’on leur dispense. Cette perspective reste féministe, puisque le care concerne « la plupart des femmes et […] historiquement a concerné surtout les femmes » (p. 348), mais n’oblige pas, contrairement à des perspectives plus interpersonnelles sur le care, à définir « une perspective féminine » à développer par l’éducation (évitant ainsi plusieurs formes d’exclusion). Son objectif reste de remettre en question la séparation conceptuelle et concrète entre un domaine privé, où le care est assumé par quelques personnes, et un domaine public, où le care pourrait devenir l’affaire de toutes et de tous.
Pour cette remise en question, Mozziconacci mobilise dans le second chapitre des principes politiques de penseuses du care comme Joan Tronto ou Evelyn Nakano Glenn, pour qui le care doit être non seulement revalorisé, mais aussi démocratisé : nos systèmes économiques et politiques doivent être repensés pour que chacun et chacune aient le devoir d’y participer et le droit d’y accéder. Ces principes seront concrétisés par la collectivisation du travail de care lié à l’éducation des enfants, par des projets qui vont de la création de modèles d’arrangements familiaux au réarrangement des espaces de vie permettant au travail domestique de se dérouler dans des aires communes (comme le proposaient les material feminists des années 1860, ou plus récemment le projet HOMES (Hayden 2017)). L’institution universitaire pourrait aussi faire partie de cette transformation, en interrogeant la distinction entre production intellectuelle et travail de care, et en cherchant à la défaire, par exemple par l’intégration de crèches au coeur de l’université ou par le partage du savoir dans des communes de vie par le biais d’universités populaires (comme à l’UNISAVIE de la Maison des Babayagas (Clerc 2007)). Ces projets pourraient rendre plus juste le monde qui attend les adultes, et donc nous permettre de moins nous inquiéter de la façon dont on y prépare les enfants.
En élaborant cette utopie en fin d’ouvrage, Mozziconacci résiste à la tentation qui guette la philosophie d’en rester à une démarche négative, mais propose aussi une nouvelle manière de concevoir des idées : en imaginant leurs conséquences, grâce à des alliances interdisciplinaires. Cette démarche rafraichissante reste la contribution la plus importante de l’autrice, et on aurait aimé que les deux premières parties soient synthétisées pour lui laisser plus de place – d’autant plus que, dans les premiers chapitres, les nombreuses introductions des parties et des sous-parties détaillaient l’argumentaire en plus de l’annoncer, ce qui laissait une impression de redondance à certains endroits. Malgré ce défaut, qui était selon nous le seul de l’ouvrage, ce dernier reste important d’un point de vue féministe, philosophique et pédagogique, et montre habilement que, si l’éducation n’est pas en soi la voie vers la libération, elle est une thématique particulièrement riche pour une synthèse des débats féministes occidentaux sur l’égalité, la subjectivité et le travail de care.
Appendices
Références
- BEAUVOIR, Simone de, 1949 Le deuxième sexe, 2 t. Paris, Gallimard.
- BELOTTI, Elena Gianini, 1981 Du côté des petites filles. Paris, Des Femmes.
- CLERC, Thérèse, 2007 « La Maison des Babayagas », Gérontologie et société, 30, 120 : 251-253.
- HAYDEN, Dolores, 2017 « À quoi ressemblerait une ville non sexiste? Hypothèses à propos du logement, du projet urbain et du travail humain », dans Edna Hernández-Gonzalez et Corinne Luxembourg (dir.), La ville. Quel genre? Montreuil, Le Temps des cerises : 19-45.