Abstracts
Résumé
La présence des athlètes trans dans les sports, bien qu’elle soit l’objet de vives controverses, demeure négligée dans le domaine des études de genre, du sport et des médias. Au croisement de ces disciplines, l’article est basé sur une analyse sociodiscursive de 86 articles publiés dans la presse française entre 1977 et 2020. À la lumière des théories trans, les auteurs montrent que les athlètes trans font l’objet d’une représentation cis-sensationnaliste reposant sur quatre mécanismes : 1) le mythe de la première personne trans; 2) la mise en scène de la transition; 3) la banalisation de l’exclusion; 4) l’occultation des conditions de vie. Une des conséquences de ce traitement médiatique pour les athlètes trans est la contrainte à justifier leur existence, leur transition et leur place dans le sport. Selon les auteurs, il est primordial de prendre en considération le rôle de la presse dans la reconduction de l’oppression cisgenriste envers les sportif·ves trans.
Mots-clés :
- Sport,
- représentations médiatiques,
- personnes trans,
- cisgenrisme,
- sensationnalisme
Abstract
The participation of trans athletes in various sports, even though it has been the subject of much controversy, remains a neglected topic in the fields of gender, sport and media studies. The article, at the intersection of these disciplines, is based on a sociodiscursive analysis of 86 articles published in the French press between 1977 and 2020. From a trans theory framework, the authors show that trans athletes are the object of a cis-sensationalist representation that functions through four mechanisms: 1) the myth of the first trans person; 2) the staging of the transition; 3) the trivialization of exclusion; 4) the concealing of life conditions. One of the consequences of this media treatment for trans athletes is the justification of their existence, their transition and their place in sport. According to the authors, it is important to consider the role of the press in the reproduction of the cisgenderist oppression of trans athletes.
Resumen
La presencia de atletas trans en los deportes, aunque es objeto de acaloradas controversias, sigue siendo ignorada en los estudios de género, de deportes y de medios de comunicación. En la encrucijada de estas disciplinas, este artículo se basa en un análisis sociodiscursivo de 86 artículos publicados en la prensa francesa entre 1977 y 2020. Mostramos, a la luz de las teorías trans, que los deportistas trans son objeto de una representación cis-sensacionalistas basada en cuatro mecanismos : 1) el mito de la primera persona trans; 2) la puesta en escena de la transición; 3) la banalización de la exclusión; 4) el ocultamiento de las condiciones de vida. Destacamos una consecuencia de este tratamiento mediático de los deportistas trans : la obligación de justificar su existencia, su transición y su lugar en el deporte. Sostenemos que es fundamental tener en cuenta el papel de la prensa en la renovación de la opresión cisgénero hacia los deportistas trans.
Article body
En octobre 2020, la fédération internationale World Rugby a publié un nouveau règlement interdisant aux femmes trans de concourir dans la catégorie « femmes ». S’il est possible d’imaginer a priori qu’une telle décision s’ancre dans un examen approfondi des données scientifiques confirmant un supposé avantage physique des femmes trans par rapport aux femmes cis (c’est-à-dire non-trans), force est de constater qu’elle repose sur un ensemble de présupposés et de préjugés qui demeurent souvent implicites lorsque le rationnel est fourni au public pour justifier cette exclusion (Bohuon 2012; Bohuon et Gimenez 2019; Jones et autres 2017b). La documentation publiée par World Rugby sur son site Web, quant à la journée de réflexion de février 2020 destinée à construire ce règlement, permet de constater que l’argumentaire en faveur de l’exclusion des femmes trans développé par les expert·es invité·es qui y ont pris part mobilisait à plusieurs occasions des articles de presse peu ou pas fondés sur des données empiriques vérifiables[1]. Il semble donc que, dans ce cas comme dans plusieurs autres décisions d’organisations sportives quant à la participation ou non des personnes trans à certains sports, la presse (et d’autres médias) joue un rôle clé dans le sort réservé aux sportif·ves trans. Par conséquent, nous estimons qu’il est important d’étudier le rôle central que la presse peut avoir dans le maintien et la construction de l’oppression que vivent ces athlètes et dans les représentations que peut en avoir la population générale et les organisations sportives.
Notre article analyse le traitement médiatique des sportif·ves trans dans la presse française, à travers l’étude de 86 articles publiés entre 1977[2] et 2020 par des agences de presse, des médias généralistes, la presse sportive et la presse LGBTI+[3]. Nous démontrons, à travers une analyse sociodiscursive (Amossy 2012) et les théories élaborées dans les études trans (Baril 2017b et 2018; Espineira 2008 et 2015; Serano 2020; Namaste 2012), que les stratégies mises en place par les journalistes pour présenter les sportif·ves trans relèvent de ce que nous appelons un « sensationnalisme cis » (ou « cis-sensationnalisme »). Celui-ci renvoie à plusieurs mécanismes d’exploitation sensationnaliste des personnes trans dans les médias, notamment sur le plan discursif, qui sont mis en place par les journalistes et la presse afin de présenter la transitude sous un angle dramatique, subversif, divertissant ou étonnant pour captiver l’intérêt du public cis. Par ce concept forgé à l’aide des études trans comme cadre théorique, nous soutenons que la presse constitue l’un des vecteurs par lequel se manifeste le cisgenrisme (ou transphobie)[4] vécu par les athlètes trans. Pour développer cette thèse, nous avons divisé notre article de manière tripartite. Après avoir présenté, dans la première partie, une brève recension des écrits (personnes trans, sport et représentations médiatiques) ainsi que le cadre théorique et méthodologique ayant guidé notre recherche, nous analysons et discutons simultanément, dans la deuxième partie, les résultats obtenus. Nous relevons quatre mécanismes principaux à l’oeuvre dans la presse pour représenter les sportif·ves trans de manière cis-sensationnaliste : 1) présenter les athlètes comme des pionnier·ères; 2) mettre en scène leur transition; 3) banaliser l’exclusion qu’iels vivent; 4) occulter les conditions de vie et de pratique du sport. Dans la troisième et dernière partie, nous nous intéressons aux conséquences d’un tel cis-sensationnalisme sur les sportif·ves trans. L’analyse nous permet de constater que les athlètes sont contraint·es à devoir justifier leur transition, leur sexe/genre et leurs performances sportives. En conclusion, nous insistons sur l’importance de « décistrer », c’est-à-dire décentrer le regard cis, le traitement médiatique qui est fait des personnes trans.
Recension des écrits, cadre théorique et méthodologique
Notre étude se situe au croisement de la littérature sur les médias, le genre et le sport qui s’est intéressée notamment aux personnes trans, mais également aux personnes intersexes en raison de points communs au regard de certaines violences vécues. En effet, les recherches sur la prise en considération médiatique de l’intersexuation dans la presse française ont contribué à explorer la question des assignations multiples de sexe/genre par les journalistes et leur rôle dans la construction publique d’un « soupçon » sur le corps de certaines sportives comme Caster Semenya (Montañola et Olivesi 2016). Ces types de doutes ne sont pas nouveaux. Comme le montrent les travaux sur l’histoire des tests de féminité, ceux-ci s’inscrivent dans un encadrement médical des performances sportives sur la base de la prétendue supériorité naturelle des hommes dans le sport imputable aux variables biologiques qui leur sont attribuées telles que la production de testostérone (Bohuon 2012). Ainsi, les sportives qui ne correspondent pas aux normes sociales et biologiques de la catégorie « femme » imposées par les fédérations sportives sont accusées d’avoir un avantage « indu » (Bohuon et Gimenez 2019). Les travaux portant sur les règlements qui encadrent médicalement la pratique du sport par les personnes trans s’inscrivent dans ce contexte plus large de recherches sociohistoriques sur le sport et le genre (Bohuon 2012).
Par ailleurs, en ce qui a trait aux recherches sur les personnes trans, les médias et les sports, les travaux de Lucas et Newhall (2019) concernant l’analyse des discours sur les sportif·ves trans dans la presse écrite états-unienne montrent que les débats médiatiques sont centrés autour de l’accès au sport et de la légitimité ou non des femmes trans à concourir dans la catégorie « femme », et ce, sans s’intéresser à leurs conditions de vie sur le plan social, culturel, économique et politique. La seule étude publiée sur le cas français à ce jour est celle de Karine Espineira (2014) qui révèle, à partir des archives télévisuelles de l’Institut national audiovisuel (INA), que la prise en considération des sportif·ves trans se fait d’abord sous l’angle du test de féminité. Elle montre notamment que le journal de 20 h d’Antenne 2 en 1988 qualifie ces mesures de « test anti-transsexuels », bien qu’elles visent toutes les femmes (Espineira 2014 : 172). Ainsi, les personnes trans (spécialement les femmes trans) sont d’emblée suspectées d’avoir un avantage « indu » (Bohuon et Gimenez 2019) et sont donc soupçonnées de tricherie (Espineira 2014).
Pour autant, les études sur les personnes trans dans le sport (Barras et autres 2021; Jones 2017a et 2017b; Pérez-Samaniego et autres 2019) permettent de saisir que la question va bien au-delà d’un débat sur les régulations du sport de haut niveau. Ces études empiriques, avec des personnes trans pratiquant ou ayant pratiqué un sport allant du loisir non compétitif au haut niveau, témoignent du climat anxiogène et de surveillance constante avec lequel iels doivent composer à toutes les étapes de leur pratique : obtention de licence, vestiaire, violence de la part de coéquipier·ères, d’adversaires, des entraîneur·euses, supporteur·rices (Jones 2017a; Pérez-Samaniego et autres 2019). De fait, on assiste à un phénomène de désengagement, voire d’arrêt total du sport par les personnes trans en raison des discriminations vécues dans cet espace (Barras 2021; Jones 2017a). Ces études montrent également que, malgré les obstacles, certaines personnes trans s’engagent dans la pratique d’activités physiques et sportives, car ces espaces leur permettent de renouer des liens sociaux ou de se réapproprier leur corps (Baril 2017a; Jones 2017b). De plus, les recherches empiriques sur la presse généraliste quant aux représentations médiatiques des personnes trans (Åkerlund 2019; Billard 2016; Espineira 2015) tendent à mettre en évidence l’existence d’une « maltraitance médiatique » (Espineira 2015). Cette dernière s’exprime à travers des procédés discursifs de délégitimation (Billard 2016), tels que l’utilisation de prénoms et de pronoms inadéquats et la mise en scène de la transition de manière à faire voir un « changement de sexe ». Cette focalisation sur les méthodes de transition des personnes trans, sans intérêt pour les conditions matérielles d’existence de ces populations, amène des chercheur·euses en études trans (Baril 2017b et 2018; Serano 2020; Namaste 2012) à qualifier l’approche des médias de « sensationnaliste » en vue de « se faire un capital culturel et financier » (Baril 2018 : 19) plutôt que de tenir compte des réalités spécifiques vécues par les personnes trans en s’appuyant sur une « éthique des temporalités sociales marginalisées » (Baril 2017b : 28). Pour notre part, nous proposons d’utiliser ce cadre théorique en études trans pour analyser les représentations des sportif·ves trans dans la presse écrite française afin de faire apparaître des mécanismes du cis-sensationnalisme.
Pour comprendre ce qui fait cis-tème dans les représentations médiatiques des athlètes trans dans la presse écrite française, nous avons constitué, par l’entremise d’Europress, un corpus à partir d’une combinaison de mots clés : « sport », « transgenre* », « transsexuel* » ainsi que le nom de sportif·ves trans connu·es dans l’espace public. Afin d’inclure une diversité de titres de presse, nous avons mené une recherche par mots clés sur un moteur de recherche (Google) et sur les sites des médias n’apparaissant pas sur Europresse, tels que la presse LGBTI+. Les articles sélectionnés (n = 86)[5] concernent des athlètes dont le statut trans est connu au moment de leur carrière sportive. Les personnes trans dont le dévoilement de leur transitude (coming out) a eu lieu après la fin de leur carrière sportive, telles que Caitlin Jenner ou Sandra Forgues, n’ont donc pas été retenues. De plus, bien que de nombreux liens existent entre le traitement des sportif·ves trans et intersexes comme la remise en cause de leur sexe/genre (Bohuon 2012; Espineira 2014), les articles assimilant la transitude à l’intersexuation n’ont pas été l’objet d’une analyse dans l’espace limité de notre article et ne font donc pas partie du corpus. Nous avons ainsi relevé 86 articles issus de la presse généraliste ou spécialisée (sportive ou LGBTI+). L’article le plus ancien date de 1977 et se focalise sur la joueuse de tennis états-unienne Renée Richard. Pour nous permettre d’avoir une vue d’ensemble, nous avons étendu le corpus jusqu’en 2020. Nous avons codé l’ensemble du contenu textuel[6] des articles afin de faire apparaître les tendances et les répétitions pour en extraire des données (quantitatives et qualitatives) et répondre aux questions suivantes : Qui parle? Quel est le sujet de ces articles? Comment sont-ils structurés? À qui sont-ils destinés? En effet, le discours de presse se caractérise par sa polyphonie, puisqu’un article est un assemblage de propos tenus par différent·es locuteur·rices (Krieg 2000). Notre recherche se fonde donc sur une analyse sociodiscursive du discours de presse et de son argumentation (Amossy 2012). À noter que tous les articles ont été codés avec le logiciel NVivo en prenant en considération « les déterminations sociales qui pèsent sur le discours aussi bien que les possibilités de prise de position » (Amossy 2012 : 15) entre les locuteur·rices. Notre objectif ici n’est donc pas seulement d’analyser le contenu des prises de parole, mais bien de voir comment elles sont intégrées par les journalistes pour construire leur argumentaire. De plus, certaines catégories extraites de l’analyse qualitative ont été rapportées dans une grille (prénom ou pronom inadéquat, genre de l’athlète, figure de pionnier·ère, mention de l’arrêt du sport, etc.) pour en tirer des données quantitatives. Bien que l’analyse qualitative et les données quantitatives présentées dans notre article s’appuient sur l’ensemble du corpus (n = 86), les 17 articles dont nous avons utilisé des extraits sont listés et présentés dans le tableau ci-dessous. Cette méthode nous a permis de faire ressortir les rapports de pouvoir cisgenristes qui modulent les discours de presse.
Une représentation cis-sensationnaliste
Le mythe de la première personne trans
Il est révélateur de constater dans le corpus analysé que le terme « première » est le quatrième mot le plus cité après « trans », « équipe » et « sport »[7]. Parmi les 26 athlètes ayant fait l’objet d’un traitement médiatique, 19 sont qualifié·es comme étant les premier·ères à exister dans leur discipline, soit dans 73 % des cas. Présenter les personnes trans comme des pionnières et les premières dans leur discipline est un script récurrent dans les représentations médiatiques trans (Espineira 2016). Dans notre corpus, c’est le cas sur l’ensemble de la période étudiée. Par exemple, on rapporte qu’en 2004, « Mianne Bagger sera la première transsexuelle dans l’histoire du golf à participer à un tournoi professionnel féminin » (AFP, 2004[8]) et qu’en 2020, « Mara Gomez est la première joueuse trans de football à jouer en première division féminine » (Komitid, 2020). Même quand les noms de plusieurs athlètes sont cités dans le même article, on les qualifie toujours de premier·ères. Un article de Women Sport (2016) met en avant les histoires de quatre sportif·ves trans, dont trois d’entre elleux sont ainsi décrit·es : « Fallon Fox, combattante d’arts martiaux mixtes (MMA) et première transgenre de la discipline »; « [Chris] Mosier a créé le buzz en devenant à 35 ans le premier athlète transgenre à participer au Body Issue »; « le premier nageur [Schuyler Bailar] ouvertement transgenre dans la 1ère division de la NCAA ». Cette approche fait partie des mécanismes du cis-sensationnalisme, car il permet d’imposer à la situation un caractère unique, exceptionnel et étonnant. Comme le démontrent les analyses intersectionnelles (Crenshaw 2021; Hill Collins 2016), les processus sociaux racistes et colonialistes croisent et co-construisent ceux qui hiérarchisent et bicatégorisent les sexes/genres. Ainsi, pour des sportif·ves trans racisé·es issu·es des territoires du Sud global, la qualification de « première personne trans » contribue à renforcer le processus de colonisation, car elle impose une catégorie considérée par la presse comme universelle sur des vécus de sexe/genre non occidentaux (ici fa’afafine et katoey)[9]. Dans plusieurs articles relatant le parcours de la footballeuse fa’afafine Jaiyah Saelua, on mentionne qu’elle a reçu une lettre de Sepp Blatter, président de la Fédération internationale de football (FIFA) en 2015, la reconnaissant comme la première joueuse trans à avoir participé à un match de qualification pour la Coupe du monde. Or, elle précise dans une entrevue pour So Foot en 2015 : « Je dis transgenre mais je n’aime pas le terme. Je préfère fa’afafine. » En déclarant Jaiyah Saelua comme la première footballeuse trans, la FIFA et les journalistes en France exercent une violence épistémique (Spivak 1988), puisque leurs propres catégories sont assignées à son vécu de sexe/genre. Dans ce contexte, Saelua se retrouve systématiquement à devoir définir le terme fa’afafine et à faire l’analogie avec le terme « trans ». Or, comme le rappelle Patricia Hill Collins (2016 : 19), « [c]ette exigence change souvent le sens de nos idées et contribue à mettre sur un piédestal les idées des groupes dominants ».
L’utilisation récurrente de la figure de pionnier·ère par la presse témoigne de ce que Julia Serano (2020) appelle l’« évidence cissexuelle ». Celle-ci présuppose que l’ensemble des athlètes qui participent à une compétition sont cis et qu’il est possible de déterminer si une personne est trans ou non. Ainsi, seules les personnes dont la transition est connue publiquement existent aux yeux des médias. Présenter chaque sportif·ve trans comme un·e pionnier·ère permet de mettre l’accent sur le caractère supposément exceptionnel de la pratique du sport par les personnes trans. La question apparaît ainsi d’actualité, puisqu’elle se poserait pour la première fois. En présentant perpétuellement les personnes trans dans un rôle de pionnier·ère au sein de leur sport, les médias coupent les personnes trans de leur ancrage historique (Page 2021), ce qui constitue un mécanisme d’effacement et permet d’amplifier une des clés du cis-sensationnalisme : l’insistance sur le caractère exceptionnel de la transition et sur la transitude comme telle.
La mise en scène de la transition
La mise en scène de la transition, et son caractère dit exceptionnel, est une des clés du déploiement du cis-sensationnalisme dans les représentations des sportif·ves trans. Elle se manifeste par l’utilisation de stratégies discursives pour créer un effet de surprise en révélant qu’un·e athlète est trans. La première stratégie mise en place par les médias est d’annoncer la transitude de l’athlète dès le titre de l’article. C’est le cas pour 45 % des articles du corpus. On y retrouve donc des titres tels que « L’athlète transsexuelle » (L’Équipe Magazine, 1992), « La victoire d’un lutteur transgenre crée la polémique aux États-Unis » (20 Minutes, 2017) ou encore « Une transsexuelle autorisée à jouer en 2e division » (AFP, 2018). Le rappel constant du statut trans s’inscrit dans un processus de catégorisation et d’uniformisation qui tend à réduire ces athlètes à leur transitude, ce qui efface ainsi leurs performances sportives. De plus, l’association trans et sport est si peu documentée (Baril 2017a) que le simple fait de lier ces éléments est jugé suffisant pour créer un effet de surprise et attirer l’attention du lectorat. Les sportif·ves en sont ainsi réduit·es à leur statut trans, dont la participation à une activité sportive est en soi présentée comme spectaculaire. L’effet de surprise peut parfois être amplifié à travers une autre stratégie, lorsque les journalistes dévoilent le statut trans de l’athlète dans le premier paragraphe après ne pas avoir mentionné l’information dans le titre. Cette information est généralement précédée d’une description physique de la personne visée, qui insiste sur des éléments connotés féminins ou masculins. Dans un article du journal So Foot (2015), Jaiyah Saelua est ainsi décrite :
C’est une grande dame d’1 m 90, haut perchée sur ses talons. Son maquillage soigné recouvre une peau mate et des traits fins. Moulée dans une robe élégante aux rayures blanches et bleues, elle réajuste ses longs cheveux noirs et laisse apparaître des épaules bien dessinées et musclées. Les épaules d’une sportive. « Bonjour, je suis Jaiyah », dit-elle d’une voix suave mais éraillée, dans un grand sourire accompagné d’une franche poignée de main.
Cet extrait témoigne d’une forme de fascination pour le corps des personnes trans et leur inscription dans les normes de « féminité » et de « masculinité » (Baril 2017b; Namaste 2012). On remarque également dans ce passage l’accent sur la mise en scène séductrice qui correspond à la figure de la femme trans usurpatrice telle qu’elle est conceptualisée par Julia Serano (2020) : la femme trans attire les hommes par sa féminité pour ensuite les piéger et révéler qu’elle serait en fait un « homme », selon la représentation stéréotypée transmisogyne. De plus, les journalistes savent, avant même de la rencontrer, que l’entretien aura lieu avec une footballeuse fa’afafine. Ainsi, chaque détail de son corps est scruté pour y déceler des détails – ici taille, voix et main – qui laisseraient transparaître son assignation de sexe/genre à la naissance. Cette approche, qualifiée par Serano (2020) de disgenrement (ungendering), s’inscrit conjointement dans le fait de concevoir le sexe/genre des personnes trans comme artificiel (facsimilation trans), alors que les mêmes détails chez une personne cis sont naturalisés. Par exemple, la grandeur et la musculature chez une femme présumée cisgenre peuvent passer inaperçues et être lues comme des variations naturelles, alors que les mêmes caractéristiques seront interprétées, lorsqu’elles sont présentes chez une femme trans, comme les vestiges de son sexe/genre assigné à la naissance (Serano 2020). Cet élément est prépondérant dans la mise en scène de la transition et donc du cis-sensationnalisme. C’est également le cas pour les hommes trans. Par exemple, le joueur de hockey Harrison Browne est décrit en tant que « jeune homme à la mode » avec « sa voix féminine [qui] déraille » (L’Équipe, 2017). Ces procédés amènent à concevoir et à représenter les personnes trans comme si elles n’appartenaient pas totalement à leur classe de sexe, voire des imposteur·rices vivant illégitimement dans celle-ci (Beaubatie 2021; Espineira 2015; Serano 2020).
La mise en scène de la transition ne se limite pas à l’effet de surprise par la révélation de la transitude, mais elle s’accompagne aussi de procédés discursifs qualifiés de « maltraitance » médiatique (Espineira 2015 : 12) qui consistent à faire voir la transition à travers la révélation de l’ancien prénom de la personne et l’usage de pronoms et d’accords qui révèlent son statut trans. En effet, dans la phrase qui suit la description de Jaiyah Saelua présentée plus haut, elle est mégenrée (emploi des pronoms et accords inadéquats) et est appelée par son ancien prénom (morinom). Les pratiques de mégenrage et de morinomage observées dans ce corpus sont courantes dans le traitement médiatique des personnes trans et largement relevées par la littérature (Billard 2016; Espineira 2015). Parmi les athlètes dont le nom figure dans la presse française entre 1977 et 2020, 50 % sont décrit·es dans au moins un article par leur ancien prénom, et 46 % se voient décrit·es avec l’emploi des pronoms et des accords inadéquats. La pratique la plus courante est de faire l’usage des deux prénoms pour préciser que l’athlète a effectué une transition. Il faut cependant noter que cette pratique n’est pas homogène. Dans la presse LGBTI+ (Têtu, Yagg et Komitid)[10] par exemple, les journalistes ont tendance à ne pas employer l’ancien prénom ni à utiliser des pronoms inadéquats. Cette pratique révèle que la presse spécialisée sur les enjeux LGBTI+ commence à être davantage sensibilisée à l’importance de ne pas mégenrer ni morinommer les personnes trans. Les seules exceptions sont un article entier dans Têtu (2019) sur Loui Sand, où la journaliste a supposé qu’il était question d’une femme trans et non d’un homme trans, et un article sur Quinn[11] qui mentionne son ancien prénom (Komitid, 2020). Cependant, à l’échelle globale du corpus, l’emploi de pronoms inadéquats et des morinoms est une pratique cisgenriste banalisée. En somme, la représentation cis-sensationnaliste prend la forme d’un jeu de mise en scène et de découverte de la transitude des athlètes trans. Cette démarche témoigne des limites imposées à la mobilité sociale de sexe, puisque les personnes trans sont en permanence renvoyées à leur assignation de naissance. Par conséquent, cette tactique est un outil qui maintient les structures oppressives (Åkerlund 2019) et délégitime le vécu des personnes trans (Billard 2016) en leur refusant un accès total à leur classe de sexe (Beaubatie 2021). De plus, cela renforce l’idée que le sexe/genre des personnes trans est artificiel (Serano 2020).
La banalisation de l’exclusion
L’exclusion des personnes trans des espaces sportifs est fréquente et démontrée par plusieurs études empiriques menées auprès d’athlètes trans (Barras 2021; Jones 2017a et 2017b; Pérez-Samaniego et autres 2019). Dans notre corpus, nous observons que cette exclusion est normalisée et naturalisée. Souvent, cette banalisation s’ancre dans le mythe de l’avantage physique supposé des femmes trans qui pratiquent des sports dans la catégorie « femme » et structure bon nombre de règlements mis en place par les fédérations sportives. Les personnes transféminines sont d’ailleurs surreprésentées dans ce corpus puisque les articles les concernant composent 65 % du corpus (le reste est ainsi réparti : 21 % = hommes trans; 6 % = non binaires; 8 % = articles généralistes) en raison des mythes transmisogynes qui pèsent sur elles. Les discours sur les notions d’équité sportive et d’avantages physiques supposés des femmes trans sont massivement repris pas les médias états-uniens (Lucas et Newhall 2019), mais aussi français, puisque la question revient fréquemment (50 % des articles, dont 91 % des articles généralistes) dans les articles publiés pendant la période 1977-2020. Surtout, 84 % des personnes transféminines ayant fait l’objet d’un traitement médiatique ont au moins un article qui évoque leur avantage physique supposé. Très souvent, des citations d’adversaires et de membres de leur famille, de personnes représentant des fédérations ou même de militantes féministes sont utilisées pour appuyer la légitimité de l’exclusion des femmes trans de certains sports. On trouve également ces discours dans les mots des journalistes qui paraphrasent, souvent sans faire contrepoids à des déclarations, les mythes sur l’avantage supposé des femmes trans dans les compétitions sportives. C’est le cas du traitement de la cycliste Michelle Dumaresq dans un article de la Nouvelle République (2002) : « Elle [Cassandra Boon, adversaire] affirme que le passé d’homme de Dumaresq lui procure un avantage physique évident en compétition. » C’est aussi le cas de la combattante d’arts martiaux mixtes (MMA) Fallon Fox : « ses concurrentes considèrent que Fox est avantagée par son ossature et sa musculature masculine » (Women Sport, 2016). Pour encadrer ces discours, les journalistes posent certaines questions comme : « Fallon Fox profite-t-elle dans sa pratique sportive de son chromosome Y? » (L’Express, 2013) ou « Une femme transsexuelle est-elle réellement une femme? » (L’Obs/Rue89, 2016). Ces locuteur·rices endossent le principe de naturalisation de la supériorité des performances masculines pour soutenir la thèse de l’avantage « indu » (Bohuon et Gimenez 2019). Les questionnements et les affirmations semblent aller de soi, ce qui participe à banaliser ce discours d’exclusion et vient renforcer une dynamique de marginalisation des femmes trans de la pratique sportive (Jones et autres 2017b). Ainsi, quand l’exclusion est officialisée, elle n’est aucunement remise en cause. Par exemple, l’exclusion des femmes trans de toutes les compétitions internationales organisées par World Rugby a été traitée comme une simple information à diffuser et n’a pas été mise en question dans la presse. De plus, aucun article en 2020 n’a interrogé des joueur·ses de rugby trans pour connaître leurs réactions ou celles des personnes qui dirigent la Fédération française de rugby pour savoir si le règlement serait appliqué sur le territoire. Pourtant, une analyse critique de la littérature scientifique permet de voir que ces discours n’ont pas de base scientifique solide (Jones et autres 2017b), et s’ancrent dans des présupposés transmisogynes assimilant les femmes trans à des hommes cis (CCES 2022; Serano 2020).
Le seul contre-argumentaire à ces thèses de l’avantage physique supposé présent dans la presse est celui des sportives elles-mêmes. Elles se trouvent ainsi contraintes de justifier leur existence en révélant des détails intimes de leur corps, une réalité que nous analysons dans la troisième partie de notre article. Finalement, le déploiement de ces discours dans la presse avec une faible pluralité des voix permet de construire et de renforcer l’image de la sportive trans tricheuse et de banaliser les exclusions vécues.
L’occultation des conditions de vie et de pratique du sport
Les représentations médiatiques des personnes trans sont alimentées par des préjugés ne prenant pas réellement en considération les conditions de vie et les expériences de discrimination rencontrées par les personnes trans (Baril 2018; Espineira 2020; Namaste 2012). Dans la presse, l’angle des discriminations que subiraient les personnes trans dans le sport est majoritairement absent : il faut le chercher entre les lignes, notamment dans les témoignages des athlètes pour déceler quelques informations sur leurs conditions de pratique et les violences vécues. Seuls 30 % des articles évoquent les conditions de pratique du sport et les violences subies par les personnes trans dans ce contexte. Généralement, les difficultés liées à l’obtention d’une licence, ou encore au fait de trouver des compétitions ou des commanditaires, ainsi que des discours ou des comportements de haine de la part des entraîneur·euses, des coéquipier·ères et de leurs adversaires sont mentionnés rapidement, au détour d’une phrase. C’est le cas dans un article publié dans L’Obs/Rue89 (2016) sur Mélanie Partlow à la suite de la disqualification de son équipe d’une ligue de fléchettes catégorie « femme » au Royaume-Uni en raison de sa transitude : « Elle témoigne au Sun que si la plupart des femmes n’ont pas de problèmes avec elle, certaines refusent de lui serrer la main ou ont peur de la toucher. » Les exemples utilisés pour parler des discriminations se contentent de décrire les violences qui ont lieu sur un plan interpersonnel (insultes, comportements, etc.) plutôt que sur la dimension systémique de l’oppression cisgenriste, ce qui réduit ainsi une violence structurelle à certaines de ses manifestations individuelles ou phobiques. À l’image de ce qui se produit dans différents systèmes de domination, au lieu de concevoir ces situations comme résultant de rapports de pouvoir, le problème est individualisé pour pointer du doigt des personnes transphobes plutôt qu’un système multidimensionnel et complexe d’oppression cisgenriste. De plus, bien que la littérature scientifique fasse apparaître un phénomène de désengagement de la pratique sportive en début de transition, voire un arrêt total du sport par des athlètes trans (Barras 2021; Jones et autres 2017a), seuls 14 % des articles indiquent l’arrêt du sport parmi les personnes trans à cause des violences vécues. Pour trouver cette rare information, il faut d’ailleurs se référer principalement aux discours des athlètes répondant aux journalistes : « J’ai quitté une équipe dans laquelle j’étais le deuxième marqueur du championnat (la deuxième division belge) pour débuter la transition », explique Tifanny Abreu à l’AFP (2018). On peut supposer que l’arrêt du sport n’est pas mis en question dans la presse puisque cet angle ne cadre pas avec le script cis-sensationnaliste présentant les personnes trans comme les premières et leur présence dans le sport comme un phénomène récent et exceptionnel. Qui plus est, si les discriminations ne sont que peu abordées dans ces articles de presse, les conditions de vie le sont encore moins. En effet, la lecture de l’ensemble du corpus ne nous apprend quasiment rien sur les difficultés d’accès à la transition, la gestion de l’espace public en tant que personne trans, les obstacles rencontrés dans l’obtention d’un changement d’état civil, les délais pour obtenir des soins de santé, les violences physiques ou verbales vécues au quotidien (Beaubatie 2021; Espineira 2016). Pourtant, tous ces éléments de la vie quotidienne ont des conséquences sur les possibilités de pratique du sport pour les personnes trans. Par exemple, dans le cas de sportif·ves trans qui réalisent une transition médicale, les difficultés d’accès aux soins de santé trans-affirmatifs[12] en raison des barrières sociales et économiques imposées par le système de santé constituent une période d’attente (souvent sur plusieurs années) pendant laquelle ces athlètes ne pratiquent pas ou peu de sports (Barras 2021).
Les résultats tirés de notre corpus confirment ainsi ceux qui ont été proposés dans d’autres travaux scientifiques. Dans leur étude sur le traitement médiatique dans la presse sportive états-unienne, Lucas et Newhall (2019) montrent que la majorité des articles ne s’intéressent pas réellement au parcours des athlètes trans. Les journalistes se focalisent ainsi sur l’accès au sport par des personnes trans en insistant sur les changements corporels et sur l’aspect médical de la transition, sans se soucier des difficultés et des violences auxquelles les sportif·ves en question sont exposé·es. L’occultation dans la presse française des conditions de vie et de pratique du sport par les personnes trans témoigne du désintérêt quant à la compréhension des violences subies en faveur de l’alimentation de stéréotypes. Cela permet alors de mettre en scène la transition de manière sensationnaliste en exploitant par le fait même le vécu des personnes trans dans un intérêt de divertissement médiatique. Ne pas adopter cette approche qui vulnérabilise les personnes trans demande de s’éloigner des scripts qui tendent à se focaliser uniquement sur le fait de montrer la transition et de parler plutôt des conditions matérielles d’existence afin de comprendre les rapports de pouvoir en jeu (Baril 2018; Namaste 2012; Serano 2020). Loin encore de cette réalité, l’espace journalistique est actuellement un espace de violence pour les personnes trans et de délégitimation de leurs vécus pluriels, complexes et souvent difficiles dans un contexte cisgenriste[13].
Une conséquence de la « maltraitance médiatique » : la contrainte à justifier son existence
Les personnes trans vivent les conséquences de ce que Baril appelle le « cis-tème de l’aveu » (2018) : les personnes trans sont sans cesse poussées dans leur vie à se dévoiler, à raconter des détails intimes de leur parcours, voire à se dévoiler physiquement, afin de justifier leur transition et leur existence dans leur sexe/genre d’auto-identification auprès de leurs proches, d’obtenir un changement d’état civil, d’obtenir des soins trans-affirmatifs, etc. (Baril 2017b et 2018). Ce cis-tème de l’aveu de la transition amène les personnes trans à être déconnectées de leur intimité et à être exploitées par les médias qui sollicitent constamment des détails privés de leur vie (Baril 2018). Dans le corpus de presse analysé, les sportif·ves trans se trouvent souvent à justifier le recours à la transition, notamment en racontant des épisodes de souffrance prétransition (dépression ou tentatives de suicide, par exemple). Ces athlètes doivent également justifier leur appartenance à leur classe de sexe : « Je suis une femme » déclarent Ricki Crane (L’Équipe, 1992), Michelle Dumarseq (AFP, 2002) et Nong Rose (L’Équipe Magazine, 2018). Dans une société cisgenriste, cette donnée n’est jamais acquise, à tel point que les journalistes relaient ces propos, et que les athlètes doivent l’affirmer de manière répétée sous la forme de l’aveu. Pour les personnes ayant des vécus de sexe/genre non occidentaux, elles doivent de plus expliquer la nature de leur existence en changeant les mots employés afin qu’ils correspondent à un vocabulaire compréhensible par les journalistes français. Ainsi, les sportif·ves trans ne peuvent pas simplement vivre dans leur classe de sexe : il leur faut l’affirmer verbalement, notamment dans les médias, pour convaincre les personnes cis de la légitimité de leur sexe/genre. Cependant, cette affirmation ne suffit pas en elle-même. Les femmes trans doivent, entre autres, témoigner de leur perte de masse musculaire ou encore dévoiler leur taux de testostérone ou le fait qu’elles ont pu avoir recours à diverses chirurgies. Autrement dit, pour répondre au mythe de l’avantage physique qui pèse sur elles, les femmes trans se voient contraintes de dévoiler dans ce « cis-tème de l’aveu » des détails intimes sur leur corps et leur transition. Étalées publiquement dans la presse, ces données médicales peuvent ainsi devenir la source de débats publics quant à l’exclusion ou à l’inclusion des personnes trans dans certains espaces sportifs et sont souvent mobilisées pour justifier le traitement différentiel à leur égard dans ces espaces. Les athlètes trans doivent donc en permanence tenter de légitimer leur existence dans les espaces sportifs. Et même si, pour ce faire, les discours répondent à des scripts cisgenristes précis (étalage de la souffrance, preuve de la transition physique) afin d’être intelligibles par les personnes cis, ils ne sont jamais suffisants. Le « cis-tème de l’aveu », comme l’a montré Baril (2018) dans le contexte des images intimes des personnes trans dans les médias, crée une injonction à se raconter intimement dans l’espoir que la visibilité contribuera à l’amélioration des conditions de vie des autres personnes trans. Dans un contexte d’occultation des conditions de vie et de pratique du sport, ce dévoilement est cependant exploité de manière cis-sensationnaliste par la presse à des fins commerciales (Baril 2018; Espineira 2015; Namaste 2000; Serano 2020).
L’importance de « décistrer » le traitement médiatique des enjeux trans
Au cours de l’été 2021, les athlètes Laurel Hubbard (haltérophilie) et Quinn (football/soccer) ont fait l’objet d’un traitement médiatique important lors des Jeux olympiques de Tokyo. Bien que leur présence ait été considérée comme un événement sans précédent, la manière dont la presse française s’est approprié leur parcours s’inscrit dans le contexte sensationnaliste mis en évidence par les études trans (Baril 2017b et 2018; Espineira 2020; Serano 2020; Namaste 2012) et dans la continuité de ce que nous avons analysé pendant la période 1977-2020. En effet, ces athlètes sont représenté·es comme les premier·ères de leur discipline. Les médias cherchent à faire voir leur transition par des procédés discursifs maltraitants et cis-sensationnalistes, banalisent les commentaires en faveur de leur exclusion (particulièrement pour Hubbard en tant que femme trans qui concourt dans la catégorie « femme »), le tout dans un contexte journalistique où très peu d’informations sur leurs conditions de vie et de pratique du sport sont fournies.
Les résultats de notre étude démontrent que, malgré d’importantes transformations sociales, culturelles, politiques et légales au regard des personnes trans dans les sociétés contemporaines, leur pleine intégration dans diverses sphères, comme dans le monde du sport, demeure un défi constant. De fait, les personnes trans sont souvent exclues de ces espaces, en fonction d’arguments qui s’ancrent non seulement dans des systèmes d’oppression cisgenristes, racistes/colonialistes, mais également hétérosexistes et sexistes. Sous cet angle, nous souhaitons que notre article, au-delà du champ des études trans, contribue à fournir de nouveaux éclairages à la sociologie du sport et du genre.
Enfin, il importe, comme le proposent les analyses des études trans sur les médias, de repenser une approche du traitement médiatique qui prenne en considération les conditions de vie des personnes opprimées pour ne pas les exposer à davantage de violences (Baril 2017b et 2018; Espineira 2015; Namaste 2012; Serano 2020). En effet, bien que l’on puisse se réjouir d’une médiatisation grandissante des sportif·ves trans au cours des dernières années[14], ce qui offre ainsi potentiellement certaines représentations contre-hégémoniques dans la presse, force est de constater à la lumière de cette étude que toute visibilité n’est pas un gage de reconnaissance, encore moins de transformation sociopolitique des conditions de vie.
Appendices
Notes biographiques
Félix Pavlenko est doctorant à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa et mène ses recherches en sociologie du genre et des activités physiques et sportives. Il s’intéresse aux conditions de pratique du sport par les personnes trans, au militantisme trans et aux discours institutionnels produits sur les personnes trans.
Alexandre Baril est professeur agrégé à l’Université d’Ottawa. Ses recherches intersectionnelles se situent à la croisée des études de genre, queers, trans, du handicap/crip/Mad et de la suicidologie critique. Il a notamment publié dans les revues suivantes : Hypatia, Feminist Review, TSQ: Transgender Studies Quarterly, Sexualities, DSQ: Disability Studies Quarterly et Genre, sexualité & société.
Notes
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[1]
World Rugby a publié sur son site Web toutes les présentations faites à cette occasion. Des articles issus de la presse anglaise apparaissent notamment dans les présentations de la Fédération galloise de rugby et de Nicola Williams (World Rugby 2021).
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[2]
Le premier article recensé par l’entremise d’Europresse date de 1977. Des détails sur la construction du corpus sont présentés plus loin dans la section sur notre démarche méthodologique.
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[3]
Nous avons opté pour l’acronyme LGBTI+ (personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans et intersexes), car c’est une formule actuellement employée en France, contexte national dans lequel s’ancre notre article. La presse française utilise également couramment ce sigle.
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[4]
Le cisgenrisme et la cisnormativité sont définis comme « le système oppressif qui discrimine les personnes trans* et au sein duquel les personnes cis constituent la norme » (Baril 2018 : paragr. 4).
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[5]
Sur le sujet des athlètes trans, les médias ont tendance à reprendre telles quelles des dépêches de l’Agence France Presse (AFP). Lorsque de telles reprises étaient faites, nous les avons comptabilisées dans le corpus comme un seul article. Notons également que cette tendance est particulièrement apparente dans les articles allant de 1977 à 2010 puisque 6 des 12 articles recensés sur cette période sont des dépêches de l’AFP qui n’ont pas fait l’objet de réécriture par d’autres titres de presse.
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[6]
Les images qui illustrent parfois les articles n’ont pas fait l’objet d’une analyse pour notre article. Cet aspect mériterait d’être exploré dans de futures recherches.
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[7]
Ces données sont en correspondance exacte après exclusion des mots de liaison et des mots de moins de trois lettres. Il y a 184 occurrences pour « trans », 172 pour « équipes », 132 pour « sport » et 125 pour « première ».
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[8]
Les détails de cette référence et des suivantes qui réfèrent au corpus analysé sont dans le tableau « Corpus médiatique cité dans le présent article (17 articles parmi 86) » et ne se retrouvent pas dans la bibliographie finale.
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[9]
Le terme fa’afafine pour qualifier certaines personnes venant de Samoa réfère à une catégorie de personnes dites, d’un point de vue occidental, trans ou non binaires. Cela est similaire pour le terme katoey en Thaïlande.
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[10]
La presse LGBTI+ représente 22 % du corpus, soit 19 articles.
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[11]
Quinn a décidé depuis sa transition de conserver uniquement son nom.
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[12]
Cela inclut l’accès aux soins désirés, qui peuvent notamment comprendre l’hormonothérapie, des chirurgies ou des soins d’épilation adaptés.
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[13]
La présence des athlètes trans dans les médias pourrait aussi être analysée sous l’angle de la présence de représentations contre-hégémoniques. Nous estimons cependant, dans la lignée des travaux d’Alexandre Baril (2017b et 2018), de Julia Serano (2020) et de Viviane Namaste (2012), qu’en l’état actuel, l’incidence du traitement cis-sensationnaliste est si importante que les sportif·ves trans ont souvent trop peu de voix pour apparaître comme des modèles contre-hégémoniques.
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[14]
Nous avons retenu 21 articles en 2020, 12 en 2019 et 16 en 2018 en comparaison de 12 articles publiés de 1977 à 2010.
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