Article body

« Les artistes et autrices indo-antillaises qui prennent l’histoire comme matériel brut sont grandement engagées dans une forme d’évocation; elles essaient de convoquer, par le langage et le rituel, les ancêtres dont les voix ont été volées. »

Gaiutra Bahadur (2018)

« [U]ne perspective décoloniale du genre signifie la conceptualisation du genre comme étant toujours déjà trans. »

Alyosxa Tudor (2021)

Sans que Kama La Mackerel s’en surprenne, les catégories identitaires LGBTIQA+[2] lui font défaut quand iel tente de trouver les mots pour se définir. Toutefois, de façon peut-être inattendue, c’est sa mère qui lui confère au final des mots qui arrivent à comprendre d’une vaste façon son genre décolonial (La Mackerel 2020b : 84) :

  • Elle m’appelle zom-fam

    […]

    dimounn kouma twa

    […]

    ont toujours existé

L’expression zom-fam, du kreol mauricien, signifie à la fois « homme » et « femme », tout en ne relevant ni de l’homme ni de la femme. Elle constitue une catégorie de genre propre à la république de l’île Maurice, dont la traduction la plus immédiate serait « transféminin·e[3] ». Perturbant la primauté de la logique binaire, l’expression zom-fam est enracinée dans des compréhensions précoloniales de la fluidité de genre et de la non-conformité dans le genre. De plus, comme elle émerge d’une langue née dans les camps d’esclavage de l’île Maurice, l’expression fait appel à la traversée océanique et à l’endurance de la transitude, à la fois au sein et au-delà de l’engagisme. C’est ainsi que zom-fam constitue plus qu’une catégorie de nom et de genre; je soutiens aussi que la poésie de La Mackerel donne une forme affabulatoire à cette abondance.

Jusqu’à la dernière décennie, le kreol mauricien était exclusivement une langue parlée. La langue écrite n’étant devenue standardisée que récemment, La Mackerel n’a ainsi pas grandi en apprenant à écrire le kreol, par exemple. Ainsi, l’expression « zom-fam » apparaît rarement sous forme écrite, voire pas du tout. Présente dans les histoires de fantômes, dans les paroles d’ancêtres éloignées et les ouï-dire, cela dit, et figurant aussi dans la trame quotidienne de l’île, quoiqu’elle soit profondément sous-examinée, l’expression zom-fam comprend sans aucun doute une archive affabulatoire. Dans le contexte de l’île Maurice, les généalogies queers de l’engagisme se révèlent particulièrement lacunaires. Le premier recueil de poésie de La Mackerel (2020b), intitulé ZOM-FAM, représente à plus d’un égard un jalon marquant, d’abord parce que c’est le premier exemple de littérature queer qui provient de l’île Maurice. Alok Vaid-Menon (2020 : 60), artiste et militant trans, affirme que le « [g]enre est une histoire, pas qu’un mot ». En épousant cette idée, j’analyse l’écriture poétique et la voix performative de La Mackerel afin de prendre le pouls du nouveau sens généalogique évoqué par l’emploi de zom-fam, qui met en forme une pratique esthétique du récit. De plus, zom-fam s’inscrit dans la poésie de La Mackerel comme un point d’origine affabulatoire queer au sein de discours sur l’engagisme queer, en particulier au coeur de l’île Maurice, mais aussi de façons qui font écho sur tout le kala pani (se traduisant du hindi par « eaux noires »; j’y reviendrai).

Considérant que les connaissances sur l’engagisme sont limitées, une autre approche complètement différente à l’égard des archives et de la logique archivistique s’impose. Les propositions de Saidiya Hartman, d’Omise’eke Natasha Tinsley et de Gaiutra Bahadur sur l’affabulation critique et l’histoire spéculative m’aideront à aborder ce « quelque chose d’autre » dans l’étude de l’engagisme, soit une herméneutique queer et une poésie décoloniale de l’abondance. ZOM-FAM, un mémoire poétique ancré dans l’émergence et la survie durant une enfance queer et trans à l’île Maurice, traite de généalogie et du besoin, au sein de celle-ci, d’un lignage affabulatoire trans. Ainsi, La Mackerel imagine un·e ancêtre transféminin·e nommé·e Kumkum, et je porte sur cette naissance inventive une réflexion contemplative en la considérant comme ce qui incarne le mieux les multiples dimensions de l’expression zom-fam. De bien des façons, même si le recueil est autoethnographique, Kumkum est le personnage principal de ZOM-FAM, constituant l’ancre aussi bien que le souffle en expansion du recueil : on pourrait d’ailleurs analyser la page couverture comme un portrait de Kumkum. Après tout, il y a bien une raison pour laquelle l’auteur·ice lit presque toujours ce poème à l’occasion d’événements. Cependant, plus qu’un·e protagoniste, Kumkum est une force en mouvement prête pour la postérité. Ainsi, je postule qu’iel vieillira en beauté en tant que la mère radieuse transféminine affabulatoire de la littérature queer mauricienne.

En ne faisant pas l’économie d’une promiscuité citationnelle, je m’appuie sur les histoires d’engagisme et de l’île Maurice, de l’engagisme queer, d’études sur le genre décolonial, d’études sur les Noires queers, et de traduction, je situe ZOM-FAM dans les histoires d’esclavage et d’engagisme de l’île, tout en observant la façon dont ce recueil de poèmes offre un langage et une esthétique qui éclairent de nouvelles généalogies devant l’engagisme queer et le genre décolonial. De nos jours, les études sur l’engagisme sont en éclosion, et les perspectives sur l’engagisme queer en sont une composante critique, puisqu’elles forment des connexions d’un bout à l’autre du discours des personnes noires, autochtones, de couleur, queers et trans (PNADCQT), qui refusent l’hétéropatriarcat de la colonialité et renoncent en même temps à l’hétéronormativité nord-américaine mondialisée qui met la libération dans la même catégorie que l’accumulation de droits sexuels autorisés par l’État. Tandis que les généalogies queers de l’engagisme sont inaugurées à l’île Maurice grâce à un texte comme ZOM-FAM, la poésie de La Mackerel cite l’abondance de l’imagination et incite à l’explorer.

Né·e à l’île Maurice et basé·e à Montréal, La Mackerel est un·e artiste transféminin·e queer d’origine métisse, qui poursuit une praxis esthétique décoloniale ancrée dans la justice, l’amour et la guérison pour les PNADCQT. Porté·e par la volonté de trouver un sens à l’ascendance ancestrale, au rituel, à la migration, au traumatisme et à la joie, La Mackerel a été enregistré·e à plusieurs occasions décrivant ses travaux et son processus comme étant une pratique profondément spirituelle. De plus, en tant qu’artiste autodidacte multidisciplinaire, iel s’est produit·e à l’international, écrivant aussi en anglais, en français et en kreol mauricien sur papier et en ligne, et travaille également comme éducateur·ice, facilitateur·ice d’arts communautaires et traducteur·ice littéraire. Publié par la Metonymy Press, maison d’édition montréalaise vouée à la publication queer, ZOM-FAM a reçu jusqu’à présent plusieurs marques d’approbation, notamment une mention CBC Best Poetry (CBC de la meilleure poésie) et une mention Globe and Mail Best Debut Book (Globe and Mail du meilleur premier livre). De plus, La Mackerel a reçu le prix Joseph-S. Stauffer 2021 du Conseil des arts du Canada.

Bien qu’il ait été publié en 2020, ZOM-FAM rend compte d’une transformation qui s’étend sur plusieurs années. Au départ, le projet n’est pas conçu comme un recueil de poèmes, mais bien comme un spectacle de théâtre pour la scène. Les toutes premières itérations de ZOM-FAM apparaissent en effet dès 2013. La Mackerel découvre d’abord la création parlée (spoken word) en fréquentant les milieux artistiques et communautaires de PNADCQT de Montréal. La création parlée rassemble souvent des gens de même sensibilité autour d’une politique partagée, là où celleux qui commencent à trouver leur voix peuvent prendre des risques esthétiques ou subvertir les normes au sein et autour du goût esthétique. Cela dit, en général, la création parlée constitue souvent un exutoire qui donne l’occasion de témoigner d’une histoire. La Mackerel, au bout d’un moment, se met aussi à partager sa voix. Au début, l’artiste se produit dans des cabarets, des événements de création parlée et des soirées de micro ouvert, en présentant des pièces de vers isolées. Sans compter que, de 2013 à 2018, iel organise et anime GENDER B(L)ENDER, événement queer de scène ouverte (open mic) qui a lieu chaque dernier vendredi du mois, et qui accueillera au final plus de 600 représentations allant de la danse au théâtre, en passant par la poésie, le burlesque, la comédie et l’opéra (voir Metropolis bleu (2021)). En 2016, La Mackerel emporte sa poésie sur la route pour faire tourner son spectacle solo en Europe; ce n’est que plus tard que commence à se matérialiser un fil directeur entre ses poèmes. Tandis que l’auteur·ice retravaille son répertoire de poèmes, un manuscrit de théâtre fait surface, puis ZOM-FAM, sous forme de recueil de poèmes, voit le jour[4].

Composé de huit poèmes longs (long-form), le recueil commence et se termine par des vers puissants qui font appel aussi bien à des déesses qu’à des ancêtres et à des fantômes du kala pani et donnent une forme à la « fèm divine » (La Mackerel 2020b : 101), expression qui constitue par ailleurs la dernière ligne du recueil ainsi que le titre du dernier poème. Le deuxième poème, quant à lui, retrace le souvenir des versions multiples de l’histoire de la naissance de l’auteur·ice, et de la façon dont iel a reçu son prénom, Kama. Dans ce poème, qui tourne autour d’un sentiment d’effroi et de destin cosmologiques, l’auteur·ice ne peut s’empêcher de montrer que sa transitude tenait à la fois d’auspices et de bénédictions qui relèvent de la superstition. Ce qui suit dans le troisième poème est un texte où s’entrelacent des sentiments de chez-soi matériel et rhétorique, de même que le rôle joué par la masculinité dans l’influence de ces deux sentiments au sein d’un legs des girmitiyas[5]. Cette masculinité se répand dans le quatrième poème, qui, d’une part, évoque les pressions violentes qu’exerce la binarité de genre sur le corps et la psyché alors que, d’autre part, on trouve des façons de survivre et – éventuellement – de bien vivre. Le cinquième poème, quant à lui, traite de la compréhension de ce que signifient « sortir » (get out) et « réussir » (make it), en particulier au sein de (La Mackerel 2020b : 56)

  • la queeritude réimaginée comme intelligence

    l’altérité réécrite comme l’histoire d’une réussite

  • les grands pas que l’on fait semblent petits

et jamais tout à fait suffisants. Le sixième poème, ancré dans les terres locales et les mers environnantes, inaugure une guérison géologique profonde, en commençant par les os mêmes des personnes blessées. Finalement, dans le septième poème, intitulé « zom-fam », le lectorat apprend les façons dont l’incarnation transgenre mauricienne est aussi vieille que les mythes; c’est cette itération qui résonne le plus chez La Mackerel, la version dans laquelle iel se sent le·la plus vu·e, le·la plus chez-soi en soi-même. Et vu que (La Mackerel 2020a : 81)

notre lignage en est un de silence

 

 

que nous tissons

entre

 

 

nos intimités,

le lectorat fait la rencontre de Kumkum, l’ancêtre transféminin·e affabulatoire de La Mackerel. ZOM-FAM, écrit majoritairement à la première personne, est composé en partie comme l’autoethnographie d’un·e enfant à l’identité de genre créative ayant grandi dans une île plantationnaire aux legs d’esclavage et d’engagisme. Le recueil constitue, par ailleurs, une narration spéculative qui tire fierté de la magie coolie queer. En effet, par une esthétique du langage, La Mackerel représente des généalogies affabulatoires d’engagisme queers qui animent le genre décolonial.

Contexte historique et littéraire

Enfouie dans les notes de bas de page du colonialisme émerge la poésie décoloniale queer de La Mackerel, issue d’une histoire des plantations. Jusqu’à aujourd’hui, sur le plan transnational, peu d’attention a été accordée à l’histoire de l’esclavage et de l’engagisme à l’île Maurice, ainsi qu’au rôle que ceux-ci ont joué dans les arts[6]. Quoiqu’ils soient situés aux confins lointains de l’imagination, les points de contact multiples qui ont marqué l’île Maurice au fil des siècles montrent les effets planétaires de plusieurs trajectoires migratoires qu’il vaut la peine de mentionner. D’une taille de 42 km sur 52 km d’un bout à l’autre, l’île Maurice, petite île kreol où les humains ont une histoire relativement courte (300 ans), a été un lieu d’esclavage et d’engagisme pendant la majeure partie de son histoire. Considérant que l’île était inhabitée avant l’arrivée de la population hollandaise, toutes les personnes qui s’y sont trouvées y ont été amenées par des mécanismes impériaux. C’est toutefois la France qui a peuplé la terre au cours des années 1700, en déplaçant de force des gens d’Afrique de l’Est, de Madagascar et de l’Inde afin de créer une île plantationnaire alimentée par une main-d’oeuvre issue de l’esclavage[7]. Au cours des guerres napoléoniennes, en 1810, les Britanniques ont pris le relais, et, à la suite de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, se sont servis de l’île Maurice comme d’un site d’expérimentation. Puis, en 1834, les Britanniques ont choisi le dépôt d’immigration d’Apraasavi Ghat à l’île Maurice pour en faire le site inaugural de la « grande expérience » (great experiment) de l’engagisme, selon leur expression. Ainsi, un demi-million de personnes sont arrivées sur l’île (elles venaient principalement de l’Asie du Sud, mais aussi en grande partie de la Chine, ainsi que de Madagascar) pour principalement travailler dans les plantations de sucre.

L’île Maurice, première colonie sucrière à avoir reçu un nombre élevé de migrant·es d’Asie du Sud au cours de cette ère de postémancipation[8], est la première communauté de travailleur·euse·s sud-asiatiques asservis à l’engagisme qui ait traversé le kala pani. L’île est ainsi, en soi, un lieu originaire qui a sans aucun doute modifié le cours de l’histoire coloniale britannique, car si cette expérience n’avait pas été une telle réussite, qui sait si, comment, ou de quelle autre façon, les Britanniques auraient reproduit cette structure en d’autres lieux. En raison de cette réussite, l’île Maurice est devenue le « plan bleu à partir duquel un système d’engagisme plus régulé s’est élaboré » (Pirbai 2009 : 6).

L’étude de l’engagisme, qui devient peu à peu un champ de spécialisation autonome, arrive à un moment critique. Ce n’est que récemment que les études sur l’engagisme ont obtenu une certaine lisibilité institutionnelle, même si depuis quelque 30 ans aujourd’hui, bon nombre de chercheur·euse·s ont étudié l’engagisme à partir de diverses disciplines (c’est-à-dire l’économie, l’anthropologie, l’histoire, la littérature et les arts) et de façon autoréflexive sur sa place marginalisée dans le monde universitaire[9]. L’institut Ameena Gafoor, premier en son genre, constitue l’une des ressources les plus complètes sur l’engagisme. En 2021, il a lancé son numéro inaugural du Journal of Indentureship and its Legacies et, en 2022, a publié un numéro spécial sur l’engagisme queer. Toutefois, même si ce domaine d’études s’enflamme, l’engagisme constitue en général une archive qui contient trop de pertes et de vols; pour reprendre l’idée de Gaiutra Bahadur (2018 : 246), « [il se trouve] de vastes béances dans les archives, et elles sont de nature structurelle ». Bahadur soutient aussi que certains silences sont maintenus secrets de façon intentionnelle car, pour de nombreuses personnes, c’est là une façon de gérer une réalité difficile. Alors, étant donné ces dilemmes et ces défis, comment peut-on écrire sur ce que les sources « officielles » reconnaissent à peine? En effet, ce qui est connu sur l’engagisme et la façon dont cela peut l’être se révèle limité et, en ce sens, exige quelque chose d’autre pour donner forme à cette connaissance. Je soumets ici que le geste de La Mackerel est de proposer ce « quelque chose d’autre », c’est-à-dire une herméneutique queer par l’archive et une poésie décoloniale de l’abondance.

Il existe certains éléments bel et bien connus, évidemment. Les travailleur·euse·s asservi·e·s à l’engagisme, les « coolies[10] », ont été amené·e·s à l’île Maurice en tant que briseur·euse·s de grève au xixe siècle, ayant accepté (souvent par coercition) de partir au large pour travailler. Arrivant endetté·e·s par le voyage, iels étaient lié·e·s à leur maître jusqu’à ce que leurs dettes soient remboursées et que leur contrat de travail ait expiré. En outre, bien que les violations au contrat aient été sujettes à procédure judiciaire, les contremaîtres coloniaux tournaient souvent la justice en dérision (Dabydeen, del Pilar Kaladeen et Ramnarine 2018 : x). De plus, les travailleur·euse·s avaient la possibilité de vivre en cellule familiale, ce qui était grandement différent des réalités de celleux qui avaient auparavant été asservi·e·s à l’esclavage. Toutefois, si on note leurs conditions de travail, l’absence de liberté de mouvement, de même que le fait qu’iels travaillaient gratuitement aux récoltes, les conditions de vie des gens asservis à l’engagisme étaient, on ne s’en étonne pas, brutalement comparables à celles des personnes mises en esclavage. Le système de travail par engagisme, en plus d’avoir remplacé l’esclavage dans plus d’une douzaine de colonies aux quatre coins de l’océan Indien et des Caraïbes, a aussi été créé en partie pour réduire les peurs de rébellion par les Noir·e·s[11].

Des chercheur·euse·s remarquent que, bien que les coolies soient, dans l’imaginaire européen, réduits et figés en tant que corps de main-d’oeuvre racialisés et étiquetés pour l’exploitation plutôt que pour la citoyenneté, « une grande partie de ce travail qui alimente les flots de l’économie est non remarquée, oubliée, et non documentée par ceux qui sont au pouvoir » (Goffe 2014 : 53)[12]. Est aussi gommée par les archives une grande partie de leurs histoires personnelles ou de leur sens de l’intimité et de l’intériorité, ce qui n’est pas nécessairement surprenant, puisque la plupart des personnes qui ont survécu à la traversée, étant analphabètes, n’ont laissé derrière elles ni lettres ni journaux intimes. Ainsi, seuls deux mémoires d’engagisme existent, tous deux des comptes rendus rédigés par des hommes cisgenres, où ni l’un ni l’autre ne fait référence à l’île Maurice (Bahadur 2018 : 246). Les ombres des apparitions et des disparitions des coolies hantent encore le présent et occupent ainsi une place élusive au sein de l’archive[13].

Le kala pani est aussi obscurci dans l’histoire de l’engagisme. Les travailleur·euse·s, recruté·e·s en Asie du Sud, traversaient l’océan Indien dans des conditions souvent suspectes, et ce voyage à la surface des « eaux noires », le kala pani, était plutôt dangereux, considérant que plusieurs n’y survivaient pas. Élément intéressant, la création littéraire et les chercheur·euse·s scientifiques abordent la traîtresse traversée de la mer en faisant référence aux mythes et aux grandes sagas de ceux-ci. Par exemple, l’Odyssée d’Homère ou le Râmâyana sont souvent invoqués pour leurs aventures et leurs drames fougueux. Cette forme de narration, qui mythifie le passage de l’autre côté du kala pani, exprime clairement aussi la genèse d’une diaspora. Mariam Pirbai, dans Mythologies of Migration, Vocabularies of Indenture, suit la trajectoire de divers récits fictifs qui racontent les dimensions traumatisantes de la rupture, de l’exil, de la transplantation et du repeuplement dans des antennes éloignées de la Couronne britannique. Ces récits formulent aussi une interrogation des projections impérialistes envers les travailleur·euse·s en engagisme comme étant soi-disant des « réceptacles passifs de l’histoire » (Pirbai 2009 : 65) ou des personnes intruses dans leur nouveau chez-soi. Malgré leur véracité historique, des exemples comme That Others Might Live[14] de l’auteur mauricien Deepchand Beeharry adoptent un imaginaire épique afin de commémorer les difficultés ancestrales. Ainsi, à la place d’une archive pleinement manifeste, l’affabulation émerge en tant qu’esthétique de la migration.

Les références au kala pani répertorient un voyage migratoire spécifique (dont la spécificité importe, surtout si l’on considère la violence sexospécifique qui s’est produite dans ce contexte, par exemple), voyage qui part d’Asie du Sud; cependant, pour bien me faire comprendre, je dois spécifier que l’Asie du Sud n’est pas la patrie ancestrale de l’engagisme, étant donné que les travailleur·euse·s se faisaient déplacer à partir de multiples emplacements géographiques, notamment d’Afrique et d’Asie de l’Est. Ici, je souhaite aussi mettre en avant d’autres forces hégémoniques de la région, comme l’idéologie brahmanique, qui utilise les peurs et les tabous associés à la traversée du kala pani : en effet, le fait de quitter les rives de l’Inde signifiait une rupture irrévocable d’avec les eaux créatrices du Gange, essentielles au cycle de la réincarnation. Ainsi la traversée était-elle interdite par l’orthodoxie de haute caste, les disciples ayant peur de perdre leur propre caste[15]. Cependant, le poète et intellectuel mauricien Khal Torabully, par le truchement de sa notion novatrice de coolitude[16], réfléchit le kala pani sous un nouveau jour par l’entremise d’une « coupure fondationnelle » (coupure fondational) (Carter et Torabully 2002 : 159) d’avec la mère patrie, coupure qui a, selon lui, un effet à la fois traumatisant et régénérateur. De cette façon, le kala pani ne commence pas en Asie du Sud, mais devient une renaissance mythique au large; elle n’est pas non plus qu’un paysage mortifère, mais bien aussi un rite de passage. En décentrant l’Asie du Sud comme le point d’origine, Torabully repense et resitue les liens généalogiques du kala pani. Toutefois, je me demande si le kala pani peut être complètement délivré de la généalogie normative. Par ailleurs, à l’instar de Torabully, je réfléchis à l’océan en tant que lieu d’origine mythique pour l’engagisme, mais aussi comme espace spéculatif. Je considère également le voyage de l’engagisme comme un périple qui commence au large, et l’océan comme un portail (de non-retour). De cette façon, mon travail sur l’engagisme aborde le spéculatif en tant qu’archive. Je souhaite montrer que la logique archivistique, par l’entremise d’une herméneutique queer, peut donner forme à une poésie décoloniale abondante.

Affabulation de l’engagisme queer : la poétique de l’archive

Entre les histoires entrelacées de l’esclavage et de l’engagisme à l’île Maurice, je me penche sur l’océan en tant qu’espace d’une assez grande capacité pour contenir de multiples généalogies d’une façon qui, puissamment, « obscurcit toute origine » (Tinsley 2007 : 192). Cet obscurcissement est essentiel, étant donné les narrations indocentriques hégémoniques. Ici, je fais référence au spéculatif d’une manière qui chevauche la perspective de Saidiya Hartman (2008 : 12) à propos d’une affabulation critique qui tend à imaginer « une narration de ce qui aurait pu exister [...] en marge de l’archive ». L’intention de Hartman (ibid.) n’est pas de « donner une voix » en tant que telle « mais bien [...] d’imaginer ce qui ne peut être vérifié ». De la même façon, Omise’eke Natasha Tinsley (2007 : 193-194), dans ses réflexions sur le passage du milieu (Middle Passage), remarque la manière dont une approche affabulatoire « transforme la mer en archive, en enregistrement toujours présent, toujours en reformulation, de l’inimaginable ».

Le kala pani, descendant du passage du milieu et en affinité queer avec celui-ci, constitue aussi une mine affabulatoire par laquelle beaucoup s’est perdu. Le travail fondateur de Bahadur sur l’engagisme, Coolie Woman: The Odyssey of Indenture, est un bon exemple d’affabulation en ce qu’il décrit la façon dont des modalités de preuve comme les mythes, les photos, les histoires orales (surtout les histoires de famille et les coutumes, ainsi que les potins et les ouï-dire) mènent à des formes alternatives de connaissance et de communication. Bahadur (2018 : 249) présente ce qu’elle nomme une histoire spéculative, écrite au subjonctif, qui déploie par investigations imaginatives la grammaire de « ce qui aurait pu exister » au travers du kala pani.

Dans un article portant sur les démarches méthodologiques de Coolie Woman, Bahadur (2018 : 253) mentionne la notion d’« évocation » en ce qui concerne la narration d’histoires; elle remarque que « le récit est essentiel parce qu’il [...] se meut dans le temps, comblant le fossé entre passé et présent » et, de façon importante, peut offrir « un chez-soi symbolique ». Au-delà du recouvrement, la narration de récits a la capacité de se saisir du matériel brut de l’histoire et de « convoquer, par le langage et le rituel, les ancêtres dont les voix ont été volées » (ibid.). Ensuite, Bahadur demande ceci de façon poignante : « Qu’est-ce que c’est [...] si ce n’est pas de l’évocation? » Fascinée par le pouvoir qu’a le récit de donner vie à ce qui est prétendument mort, elle compare ce don à rien de moins que de la sorcellerie. « En l’absence de fantômes fiables », pour citer Anjali Arondekar (2015 : 98-122), Bahadur (ibid. : 245) invite à « [se] pencher sur l’imagination », et c’est exactement ce que La Mackerel fait dans ZOM-FAM, en particulier dans la mise au monde de son ancêtre transféminin·e, Kumkum. La Mackerel abonde dans ce sens durant un événement auquel nous avons tous·tes deux participé pour Queer X Indenture, série de conférences organisée par Suzanne Persard, chercheuse en études sur l’engagisme queer :

L’art spéculatif rassemble l’archive, le récit et ce quelque chose qui manque... : les silences. Et nous avons la possibilité d’inventer tout ça. L’imagination, c’est ce qui rend capable d’accéder à ce [...] qui me permet de créer une archive pour le passé, le présent et l’avenir. C’est à moi de raconter cette histoire. C’est à moi de donner Kumkum à toutes les générations de Mauricien·ne·s queers et trans, à l’engagisme queer, aux PNADCQT au-delà de l’engagisme[17].

Cette vaste imagination a la capacité de « tendre le bras » au kala pani, tout en tissant aussi des affinités queers avec les communautés queers et transgenres qui entretiennent des relations épineuses avec l’archive.

Utilisant la démarche méthodologique spéculative de Bahadur et l’affabulation critique de Hartman, La Mackerel (2020b : 46) cite les éléments suivants comme formes de témoignage :

  • des intimités de femme

    de la narration de récits

    des échos et des potins

    de la sororité

    du soutien

    de la douceur

    pointues et tranchantes

    comme un couteau de cuisine

Tandis qu’iel imbrique affects et images pour accompagner l’histoire orale, Kama La Mackerel évite un recouvrement mémoriel frontal, ce qui ouvre la possibilité d’une archive affabulatoire. Ces vers sont tirés de existence as gender survivance, poème montrant les intrications corporelles qui viennent avec le fait de grandir queer en même temps que l’urgence transféminine de la survie. Cela permet de mettre en relief, de façon queer, les méthodes affabulatoires à propos des connaissances sur l’engagisme.

Retournons à l’océanographie de Tinsley (2007 : 191) et à son analyse des queers de couleur : « Paul Gilroy ne nous a jamais dit [que] l’Atlantique noir avait toujours été l’Atlantique queer ». En d’autres termes, le spéculatif, l’affabulation comme méthode par laquelle on peut rencontrer l’archive coloniale et y résister, se révèle une herméneutique non récupératrice, insurgée et queer, qui non seulement bouleverse la logique violente et normative de production des connaissances, mais qui réimagine une relation au vide refusant complètement d’être gouvernée. En effet, l’étude de l’engagisme nécessite que je lise à la recherche du désir queer, des affinités queers et du genre décolonial étant donné la contamination hétéropatriarcale de l’archive coloniale. Quelque chose d’autre est donc requis, qui n’altérise pas la « queeritude » ni ne la considère comme une anomalie, mais plutôt comme une façon inespérée, impensée[18] de comprendre l’engagisme. De cette manière, l’affabulation fonctionne comme un canal vers une perturbation provocatrice qui, pour paraphraser Tinsley (2007 : 193), a la capacité de refléter la matérialité de la vie des PNADCQT, tout en refusant la transparence. En outre, Hartman (2008 : 12) remarque la façon dont une analytique affabulatoire catégorise la « transparence des sources » comme « fictions de l’histoire ». En effet, puisque ZOM-FAM ranime et réécrit la généalogie ancestrale (queer) qui n’est pas nécessairement à la portée immédiate et générale, la poétique de La Mackerel prend une texture affabulatoire. Comme l’observe Aliyah Khan (2016 : 252), « dans notre quête queer parmi les récits historiques [...] il se peut que nous ne trouvions pas l’ancêtre que nous cherchons », car l’archive est non seulement maigre mais contaminée, et elle ne peut pas « sanctionner notre existence » (Arondekar 2005 : 16). Et, bien que j’aie fait référence à ce « quelque chose d’autre » par l’entremise d’une esthétique spéculative et affabulatoire, la poétique en particulier (textuelle et performative) irrigue ce puissant canal par lequel il est possible de mieux comprendre l’engagisme. Par exemple, considérons les façons dont certains de ses premiers penseur·euse·s, comme Khal Torabully et David Dabydeen, ont choisi de théoriser l’engagisme en l’incarnant de manière poétique, étant donné que l’engagisme ne peut pas être contenu par l’archive. Le concept de coolitude chez Torabully n’est-il pas poétique dans sa forme qui marque « l’absence de fantômes fiables »? En effet, une certaine poétologie[19], si l’on veut, sous-tend l’étude de l’engagisme dans laquelle est ancré l’engagisme queer spéculatif. Même si Torabully et Dabydeen oublient aussi de préciser que l’étude de l’engagisme est une démarche queer, des contemporaines de La Mackerel, telles Tao Leigh Goffe (2014) et Rajiv Mohabir (2020), mettent l’accent sur le rôle queer que jouent respectivement la poésie et la fiction : la forme esthétique, disent-elles, a la capacité d’aborder les vides archivistiques en dépassant les paramètres qui structurent la réalité.

En examinant la poésie de La Mackerel, j’ajoute une pierre à l’édifice érigée par plusieurs chercheur·euse·s qui donnent souffle à l’engagisme queer. ZOM-FAM, et le·la Kumkum, affabulatoire en particulier, se démarque dans ce sous-champ par le fait qu’iels offrent un portail dans le genre décolonial. Comme je l’ai mentionné plus haut, zom-fam est une identité trans en kreol mauricien et une construction décoloniale du genre transféminin. En retournant à ce que la mère de l’auteur·ice lui a dit à propos des zom-fam, soit des gens qui ont toujours été parmi nous, La Mackerel (2020a : 35) conclut que « nous, peuples colonisés, avons toujours été queer » (en français dans le texte). Ainsi, même si la théorie queer s’est efforcée de dénaturaliser le genre conventionnel depuis le début des années 1990, elle ne réussit pas à reconnaître qu’elle priorise sa nordicité globale et sa blanchité non marquée[20]. Pourtant, Alyosxa Tudor (2021 : 238), quant à elle, affirme qu’« une perspective décoloniale du genre signifie la conceptualisation de la catégorie du genre comme étant toujours déjà trans ». J’ai commencé cet article par deux épigraphes, y compris celle-ci, de Tudor, pour souligner la façon dont l’histoire du genre ne saurait être binaire. De concert avec les penseur·euse·s[21] qui travaillent sur les sexualités et les genres décoloniaux, je veux souligner que la fluidité de genre n’est pas nouvelle, et qu’elle n’a pas non plus émergé du Nord global blanc; pour citer l’illustre Alok Vaid-Menon (2020b), « il y a eu des gens qui me ressemblent sur Terre depuis des milliers d’années. Je fais partie d’un legs qui est plus grand que moi ». De plus, même si le discours contemporain fournit une terminologie cruciale comme « non binaire » et « non conforme dans le genre », celle-ci doit être située dans le contexte des formations de genre précoloniales qui ont existé dans plusieurs communautés de la région élargie de l’Asie et de l’Afrique, y compris des communautés autochtones de l’île de la Tortue, où réside La Mackerel. Dans un même ordre d’idées, les narrations médicalisatrices dominent, ce qui standardise certaines façons d’être, alors qu’il existe en fait une pléthore de manières d’habiter et de jouer avec le genre. Par exemple, Trystan Cotten (Boellstorff et autres 2014 : 431) remarque la façon dont, dans les récits oraux noirs et bruns, la transition ne constitue pas nécessairement l’objectif le plus courant, sans être sans importance non plus. Cela étant dit, c’est en décentrant le phénomène de la transition et en le recadrant en tant qu’aspect parmi tant d’autres que le discours transgenre peut s’éloigner des politiques identitaires afin de se penser à travers le prisme d’autres formes d’expansivité. Pour la pensée décoloniale, le « trans » dans « transgenre » est, et a toujours été, transnational, ce qui résonne particulièrement avec l’engagisme : ZOM-FAM met en scène des traversées migratoires affabulatoires, en réfléchissant aux traversées dans le genre.

On a vu La Mackerel déclarer à plus d’une occasion, du ton le plus exubérant et euphorique qui soit : « Le genre, c’est magique[22]! » En effet, le genre est magique; il correspond à la substance même de la métamorphose mythologique, sans doute. Ruth Vanita et Saleem Kidwai retracent la vaste histoire de la représentation du genre en Asie du Sud. Par exemple, iels étudient la façon dont des textes anciens posent le genre comme illusoire et apportent des preuves quant aux formes alternatives et mystiques que peut emprunter le genre, déconstruisant complètement sa binarité (Kidwai et Vanita 2000; Vanita 2002). Leurs travaux me rappellent l’article de Diana Taylor (2016 : 211; citant Tomson Highway), « We Have Always Been Queer » où celle-ci rapporte les propos de l’écrivain cri queer du nord du Canada, Tomson Highway, sur les cosmologies queers :

Les langues autochtones divisent l’univers entre ce qui est animé et ce qui est inanimé, ce qui a une âme et ce qui n’en a pas. Selon cette conception, le genre n’a absolument aucune place […] La superstructure qui en résulte n’est ainsi pas la ligne droite du monothéisme, mais bien le cercle du panthéisme, un système dans lequel dieu est la biologie est la nature est la terre (land). Une superstructure yonique, c’est-à-dire matricielle, par opposition à une superstructure phallique, voilà ce dont nous parlons, une conception où il y a de l’espace pour accueillir de nombreux genres.

Peut-être la naissance queer de Kumkum en tant qu’ancêtre transféminin·e affabulatoire de La Mackerel se produit-elle dans une telle yoni. Je réunis ces sources, dont le but est de décoloniser le genre, en prenant garde de ne pas non plus essentialiser ni romanticiser la spiritualité (en particulier dans le contexte de l’hindouisme brahmanique). La Mackerel remarque qu’iel puise dans des énergies qui semblent anciennes, tout en présentant une rupture avec la descendance; à cause des bastions de la suprématie blanche et de la binarité de genre suprémaciste, les PNADCQT n’ont pas eu la possibilité d’explorer pleinement ce lignage et de se l’approprier. Et à cause de cette violence, il n’existe pas actuellement une quelconque façon de connaître les manières dont ces pratiques auraient évolué ou auraient été complètement refaites au travers de nouvelles généalogies ou de généalogies alternatives. Pour cette raison, il faut imaginer les choses autrement. Le spéculatif offre des approches génératives pour l’étude de l’engagisme, et le fait de prêter attention au lignage ancestral affabulatoire de ZOM-FAM me permet de me diriger vers le spéculatif en tant que généalogie précisément queer, soit une généalogie ayant une mère transféminine à sa proue.

Langage décolonial de ZOM-FAM

que je n’aie pas besoin d’une langue impériale pour me définir

que je n’aie pas besoin d’être trans en anglais ou en français

La Mackerel 2020b : 93

Dans zom-fam se forme une conception décoloniale du genre en grande partie parce que ce mot prend vie en kreol, langue maternelle de la majorité de la population mauricienne, y compris de La Mackerel. Aujourd’hui, le sentiment d’identité nationale de l’île Maurice est plutôt fracturé, celle-ci étant fortement ségréguée, alors que certaines communautés (sud-asiatiques en particulier) s’accrochent à des mythes de pureté ethnique[23]. Toutefois, depuis le peuplement, les communautés noires et brunes se sont mélangées sur l’île : ses racines sont donc sans contredit créoles. En outre, la langue du peuple, de tout le monde, indépendamment des lignages imaginaires recherchés en dehors de l’île, est le kreol. Développée dans les années 1700 dans des camps de personnes mises en esclavage, cette langue constitue un exemple de résistance linguistique à la colonisation, résistance dont il est possible de dégager des savoirs décoloniaux (Pyndiah 2016). En tant qu’invention subversive, le kreol a aidé la population à préserver un certain sens d’humanité alors qu’elle expérimentait l’inhumanité atroce de la plantation; le chant et la danse ont par ailleurs constitué des façons créatives de tâter ce pouls du passé. De plus, la chanson séga intitulée « nou l’espoir[24] », interprétée par Désiré François, leader du groupe Cassiya, témoigne de l’histoire du créole et de son pouvoir de soutenir une population par l’espérance :

pas ti gagn drwa exprime

pourtan nu ti con coze

lekol nu pa ti cone

zot ti anpes nu evolie

[…]

kan arive aswar

nu tou dan nwar

ek nu ravan nu couler

nu langaz ti nu lespwar

sega, moutya, maloya

pas le droit de nous exprimer

même si nous savions parler

nous ne connaissions pas l’école

ils nous empêchaient d’évoluer

[…]

quand arrive le soir

nous sommes tous dans le noir

avec notre tambour et nos couleurs

notre langue était notre espoir

sega, moutya, maloya[25]

Voilà une chanson qui retrace les réalités de l’esclavage, les difficultés qui surviennent peu après l’émancipation, les limites du martyre et le rêve d’une vie meilleure; c’est aussi une chanson au son de laquelle dansent les Mauricien·ne·s, avec joie, quand ce n’est pas avec un chagrin qui s’enivre doucement. Cela me rappelle la formule souvent citée de Fred Moten : « Quiconque croit pouvoir comprendre à quel point la terreur fut terrible sans comprendre à quel point à contre-courant de cette même terreur la beauté fut belle, a tort[26]. » En fin de compte, ce morceau de séga, comme plusieurs autres qui montrent une rhétorique d’émancipation, illustre la résilience du kreol mauricien. En effet, par son emploi de la langue, du chant et de la danse, le séga propose une archive d’endurance[27].

La Mackerel intitule intentionnellement son projet en kreol, et son livre est émaillé de cette langue. Par exemple, certains poèmes s’ouvrent sur une strophe en kreol; celui-ci parsème le corps d’autres poèmes, et dans d’autres encore, on le trouve aux deux endroits. Iel accomplit ainsi un geste décolonial qui démontre les façons dont diverses régions du monde possèdent déjà le vocabulaire pour témoigner des expressions de genre fluides en dehors des structures coloniales[28]. De plus, comme les poèmes de La Mackerel sont surtout écrits en anglais[29], iel choisit de ne traduire aucun des passages en kreol. Ce bouleversement dans le corps du texte priorise un lectorat mauricien, stratégie qui est, hors de tout doute, sans précédent en littérature anglaise[30]. En tant que lectrice qui comprend le kreol, je me sens moi-même très privilégiée, et sommée d’écrire avec sensibilité de ces enjeux critiques.

La Mackerel choisit intentionnellement les mots et les expressions qu’iel emploie en kreol; des mots comme zil et losean, qui situent ses histoires sur l’île océanique de Maurice, et des mots comme zistwar, zanset et gran-dimounn, qui alignent le récit sur la sagesse des ancêtres. Comme c’est souvent le cas en traduction, certains passages du texte sont difficiles à traduire, par exemple, le premier contact du lectorat avec le kreol après le titre est le mot mofinn : se traduisant grosso modo par ce qui est de mauvais augure – étoiles mal alignées, présage, sort ou mauvais oeil –, mofinn est un phénomène spécialement mauricien ancré dans la superstition, et c’est aussi ce sentiment de magie qui entoure le premier souffle de l’auteur·ice dans le recueil. En outre, renversant la tendance conventionnelle à célébrer un accouchement, l’usage du kreol de La Mackerel queer exprime les attentes par rapport à la naissance. Cela survient lors de la mise au monde queer de Kumkum, son ancêtre transféminin·e, au poème vii intitulé « zom-fam ». Il va sans dire que les énergies transféminines queers du·de la zom-fam se réverbèrent sur tout le recueil, même si le mot lui-même n’apparaît pas avant ce poème. Ici, La Mackerel introduit le texte par un trope courant dans la littérature queer et trans : le dévoilement de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, communément appelé « sortie du placard » (coming out). Cependant, au lieu de trouver les mots pour expliquer sa transitude à sa mère, c’est cette dernière qui propose la manière de nommer de la façon la plus appropriée le genre de La Mackerel; car, il vaut la peine de le réaffirmer, zom-fam ne consiste pas seulement en une formation de genre, mais aussi en une compréhension située du genre qui précède les contacts coloniaux en Asie et en Afrique.

De plus, comme zom-fam est en kreol, il existe des facettes multiples à la décolonialité de ce terme. Comme je l’observe dans l’introduction du présent article, cela fait une dizaine d’années que le kreol est plus qu’une langue parlée, sa forme écrite ayant été standardisée récemment. Ainsi, l’expression zom-fam est rarement attestée dans la littérature générale, voire pas du tout. Présent·e·s sous forme de fantômes, d’ancêtres, de famille éloignée de même que d’échos et de potins, cela dit, et certainement à l’oeuvre dans la trame quotidienne de la vie mauricienne contemporaine, quoique celle-ci soit sous-examinée, les zom-fam comprennent une archive affabulatoire. En tant que première itération de la littérature queer de l’île Maurice, ZOM-FAM met en avant le genre queer. En poussant toutefois les limites de zom-fam au-delà de l’identité de genre queer, La Mackerel catapulte sans aucun doute cette expression dans le monde de la théorie, celui de la théorie queer de l’engagisme, plus précisément. En tant que formation de genre décoloniale, zom-fam constitue une archive spéculative affabulatoire, et l’émergence inventive de Kumkum est ce qui en incarne le mieux l’essence de ses dimensions multiples. La plus grande qualité de Kumkum est qu’iel est un pur produit de l’imagination. Tandis que la mère de La Mackerel (2020a : 84) « se rappelle vaguement un·e vieux·vieille membre de sa famille », l’auteur·ice imagine une tribu de parenté spéculative, peut-être appelée « Pajani », « Deva Kumar », « Badet » ou « Neela » (ibid. : 85). Dans un poème sur l’héritage de silence, La Mackerel retrace une généalogie fèm entre les deux grands-mères qu’iel n’a jamais rencontrées (et à qui le recueil est dédié), sa mère qui n’arrive qu’à rendre accessibles certaines choses, mais qui, en même temps, partage juste ce qu’il faut, et bien sûr Kumkum, point d’origine affabulatoire de La Mackerel. C’est certain, Kumkum est une présence fèm exubérante à laquelle La Mackerel donne vie de manière joueuse. Entre son travail, ses plaisirs et ses possibles amants, Kumkum se meut dans le monde avec verve; même son nom est rythmique, offrant une mélodie chaque fois qu’il est prononcé, en particulier durant les performances de La Mackerel.

Je souhaite attirer ici l’attention sur un moment particulièrement rythmique du recueil. Au moment où La Mackerel (2020b : 90-91) annonce ce que son expérience du genre attise comme vérité et plaisir, à mi-chemin du poème vii, iel dédie une section transversale entière à « zom-fam! », expression répétée dans le texte au-delà d’une soixantaine de fois, ce qui crée une danse clignotante de mots. Bien que l’apparition du mot semble distribuée de façon égale, il n’existe pas d’ordre directeur; elle s’incarne, impérative, de manière intentionnelle. Par ailleurs, j’ai mentionné préalablement que, lorsque La Mackerel travaillait sur ZOM-FAM, une mise en scène théâtrale pour la scène a d’abord émergé. Et tandis qu’iel se penchait de nouveau sur ses poèmes, iel a remarqué que son corps avait envie de bouger, ce qui l’a obsédé·e et a fait jaillir une série de questions : à quoi ressemblerait une poésie en mouvement? Et si la poésie pouvait se mouvoir dans l’espace comme un rituel? Et si la poésie pouvait s’emparer de tout le corps, et pas seulement de la voix (comme la danse)[31]? Si ces questions propulsent assurément le poème dans sa forme théâtrale, elles contribuent aussi au recueil publié en format papier. La Mackerel pense le texte comme un corps, se demandant comment peut bouger la poésie à la surface de la page. Ainsi, tout est disposé de façon très intentionnelle : iel produit en définitive un objet littéraire doté d’éléments performatifs et visuels. Cette section qui présente des zom-fam! de manière déclarative, en particulier, se lit comme une image et une danse. Même si une disposition animée de telle sorte n’est pas nécessairement « nouvelle » en poésie, l’intention de La Mackerel s’y démarque. Pareille disposition non normative, suturée aux articulations du genre décolonial et de l’engagisme queer affabulatoire de l’auteur·ice, rend bien le caractère incontenable de ses intentions. Et, grâce aux performances de La Mackerel, incarnées de façon vive, ces différents éléments se conjuguent dans des configurations qui semblent, dans l’étude de l’engagisme du moins, de prime abord impossibles. Je reviendrai sous peu à la voix de La Mackerel, sachant qu’en définitive, le texte prend vie durant ses représentations, mais que la disposition du texte, elle aussi, démontre le processus de l’auteur·ice, toujours en interdépendance avec la voix, avec l’incarnation corporelle.

Alors que La Mackerel fait appel au kreol, que ses mots dansent sur la page, iel demande ceci (Bissonauth et La Mackerel 2021) : « Quel pourrait être le son d’une poétique décoloniale? » Une partie de la réponse à cette question s’incarne dans la façon dont la cadence lyrique de l’auteur·ice attrape le rythme de la langue locale. Cela me rappelle Rajiv Mohabir (2020), qui réfléchit lui aussi aux ancêtres queers dans ses histoires de migration et d’engagisme : « Qu’est-ce que cela fait d’écrire en créolais? Cela donne le sentiment d’une incroyable violation [...], de la façon la plus libératrice de toutes les sortes de [...] façons paradigmatiques. C’est comme traverser des seuils [...] Cela m’autorise de l’espace, de l’espace imaginaire, et aussi l’espace de la musique qui vit déjà en moi. » La mélodie de ces violations, je l’entends dès le début de ZOM-FAM; à mes yeux, l’invocation et le poème de clôture de La Mackerel sont autant des poèmes que des incantations. De plus, considérant la façon dont ils font appel à des déesses, pour essayer de tracer une généalogie fèm de l’engagisme, ces deux poèmes en particulier ont la sonorité de bhajans (hymnes) et de pooja (prière) queers, si tant est qu’une telle chose soit possible. À l’époque du fondamentalisme hindou, il est du devoir queer de renoncer à la toxicité de la doctrine normative; la spiritualité mélodique queer de La Mackerel canalise ici une énergie transcendante qui tente d’offrir une lumière incandescente à toutes les personnes qui ont dû abandonner leur dieu dans leur recherche d’un avenir plus juste.

Je veux aussi mettre l’accent sur les vers en kreol du poème suivant, le poème vi, « your body is the ocean », pour la façon dont leur mélodie produit aussi, de façon viscérale, une violation (La Mackerel 2020b : 76) :

  • ravann maravann triang

    krakman dibwa ki ape brile

    lafime ki pe monte lao

    kot nou bann zanset

    kot nou al rod nou bann zistwar

    bann gran-dimounn

    ki ti refiz disparet

    bann zom-fam

    ki-nn kontinie

    viv dan nou lavenn

La simple mention de ravann, instrument local de percussion, annonce des sons de tambour : tandis que ceux-ci résonnent à l’oreille, l’esprit du séga se répercute dans les vers de La Mackerel. De façon similaire, lafime (« le feu ») fait apparaître la nuit et, avec elle, les esprits qui l’accompagnent. En dernière instance, La Mackerel invoque une histoire queer d’ancêtres trans ki ti refiz disparet (« qui refusent de disparaître ») et qui persistent sous forme de récit, de paroles et de magie.

Qui plus est, bien qu’en lisant ZOM-FAM par lui-même, le lectorat peut se sentir interpellé, le fait d’entendre La Mackerel se produire sur scène offre un registre manifestement différent. Ce projet est à son meilleur lorsqu’il est produit devant un public, car sa lecture et sa représentation en direct par l’auteur·ice sont fidèles à ses racines dans la création parlée et laissent voir une oralité ravissante d’excessivité. Par moments doucement apaisant·e, voire mélancolique, et parfois rapide, vibrant·e et fougueux·se, La Mackerel incarne l’irrévérence de l’engagisme queer et la résilience spirituelle de zom-fam. Et tandis qu’iel chante ses ségas queers, ses prières queers, iel fait aussi apparaître des fantômes queers; des rythmes vernaculaires sont réécrits et deviennent critiques. Cette voix, son caractère affectif ayant la capacité de convoquer une salle entière, m’amène à conclure avec une réflexion sur l’esthétique de l’abondance, sur l’insaisissable.

Notes sur l’abondance esthétique

Pour conclure, je souhaite me demander comment ZOM-FAM tire parti de l’abondance. Les formulations théoriques d’Arondekar sur l’archive éclairent la poésie décoloniale de La Mackerel, l’abondance de son esthétique, et ses approches affabulatoires. Tenant le haut du pavé des études archivistiques queers et proposant parmi les plus intéressantes théories sur la sexualité en Asie du Sud coloniale, Arondekar (2009) observe la façon dont l’histoire de la sexualité est entachée par la perte et par un désir pathologique de recouvrement. Ce phénomène est particulièrement manifeste quand on recherche la queeritude dans l’archive coloniale. Pour sa part, Arondekar (2015) fuit de telles narrations archivistiques hégémoniques et leurs attachements normatifs à la perte et au deuil. La perte suit souvent le battement métronomique de la vie ordinaire, plus qu’elle ne représente une anomalie ou un phénomène à surmonter. En rappelant ici Hartman et Tinsley, dont les ancêtres hantent les fonds d’océans, on constate que la familiarité contre-intuitive et la promesse d’abondance résonnent.

Dans le contexte de l’île Maurice, ce potentiel herméneutique s’avère particulièrement vital : géographiquement éloignée et marquée par l’absence d’archives probantes, l’île contient beaucoup de choses que l’on doit rechercher, et d’autres encore dont il faut faire le deuil. Et pourtant, que surviendrait-il si l’engagisme queer était un débordement plutôt que de l’ordre du manque? En offrant une historiographie queer qui se « désamarre » de l’archive (inaccessiblement) salvatrice, Arondekar fomente une pratique de lecture qui attire l’attention sur le « potentiel éruptif » de l’abondance. Après tout, la récupération a ses limites, elle nécessite « quelque chose d’autre », ce qui ne signifie pas quelque chose de plus, mais bien une autre approche, une heuristique queer qui accroît la signification en cherchant « d’autres points d’arrivées archivistiques » (Arondekar 2021).

Comme je le démontre, la naissance affabulatoire de Kumkum invente des émergences et des lignes de logique alternatives qui transcendent l’archive. En définitive, la théorisation de l’abondance chez Arondekar ne fait pas référence à ce que l’archive peut contenir, mais bien à ce qu’elle ne peut pas contenir, et à l’abondance de ce qui ne peut être contenu, qui annonce une herméneutique perturbatrice. Dans cette veine, où y a-t-il plus d’abondance que dans le genre décolonial? Où trouve-t-on davantage d’abondance que dans l’affabulation, dans la poétique? Je reviens ici à la question expansive de La Mackerel : « Quel est le son d’une poétique décoloniale? » Cette question autant que la réponse se mettent de la partie au coeur de l’abondance. Il va sans dire que l’esthétique affabulatoire de La Mackerel répond à un passé d’engagisme queer et trans non recouvrable, en faisant usage de pages performatives et d’une voix retentissante. Proposant une esthétique spéculative, iel offre un portail par lequel il devient possible d’imaginer l’abondance de l’engagisme queer.