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Au début du xxe siècle, les féministes d’Haïti ont lutté contre le cryptage masculin de la citoyenneté. Le 31 juillet 1957, après maintes luttes, elles ont acquis le droit de voter. Cependant, la jouissance d’un tel droit a été réprimée quand François Duvalier a accédé au pouvoir en 1957. Durant cette dictature, qui a duré 29 ans, les femmes ont lutté dans la clandestinité pour la reconquête de leurs droits. En manifestant le 3 avril 1986, elles ont scellé une date charnière du mouvement féministe haïtien car, au-delà des clivages qui le traversent et des assauts externes qui tendent à l’affaiblir, cette date est devenue le repère qui oblige à reconstituer la mémoire de ce mouvement. Elle est le socle qui rassemble, explique et connecte les faits d’aujourd’hui et du passé. Elle devient la pierre angulaire dans l’histoire du féminisme haïtien.

Après la chute des Duvalier le 7 février 1986, le 3 avril 1986, à l’instigation de Fanm d’Ayiti (« Femmes d’Haïti »)[1], Haïti a été témoin d’une immense manifestation politique des femmes. Toutes catégories confondues, elles sont descendues dans les rues pour porter leurs revendications citoyennes[2]. Selon Mirlande H. Manigat (2002 : 297), « [l’événement avait un caractère polyclassiste,] la bourgeoise y côtoyait la chômeuse; la secrétaire, la trieuse de café; le médecin, la madan sara[3] ».

Les 30 000 femmes manifestant à Port-au-Prince avaient une revendication commune : la participation des femmes à la gestion de la chose publique dans un contexte où l’espace public est aussi organisé en fonction des rapports de pouvoir entre les sexes (CONAP 2008; Magloire et Merlet 1996; Neptune Anglade 1986). Ces 30 000 femmes ont manifesté à Port-au-Prince, et des centaines d’autres ont manifesté dans d’autres villes secondaires du pays, par exemple à Cap-Haïtien (Le Cap).

En réclamant une nouvelle répartition des postes de décision et des ressources nationales comme modalité de construction du commun en Haïti, les féministes ont mis en évidence l’injustice que constitue leur exclusion de l’espace politique haïtien. Elles ont dénoncé l’occupation de l’espace public par les hommes. Aussi, elles ont montré que l’espace public est un lieu où les femmes ne sont pas considérées comme partie prenante de la société (Charles 1995).

Le 3 avril 1986, les féministes ont revendiqué le droit de jouir des mêmes droits civils et politiques que les hommes. Elles ont institutionnalisé « le litige » (Rancière 1995 : 39) et introduit, de ce fait, « une mésentente » (ibid. : 14-15), en réclamant leur part dans la nouvelle dynamique qui se met en place après la chute de la dictature. Elles se sont également introduites sur la scène en tant qu’artisanes d’un « contre-publics subalternes » (Fraser 2005 : 8), c’est-à-dire d’« [une arène discursive parallèle dans laquelle] les membres d’[un] groupe social subordonné élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins » (ibid. : 126).

En faisant le constat de leur exclusion de la gestion de la chose publique, les féministes ont aussi construit des « lieux de mémoire » (Nora 1997) contre la tentation de l’oubli par le rappel des dates, la systématisation du savoir-faire des militantes, des pratiques émancipatrices et de consolidation des acquis. Dans le présent article, nous entendons montrer le travail souterrain que les féministes effectuent patiemment en Haïti afin de maintenir le mouvement et de construire leur agentivité.

À la croisée de la philosophie politique, de la sociologie et du féminisme décolonial (Vergès 2019; Romulus 2018), notre texte s’inscrit dans une approche de justice épistémique (Medina 2013; Chung 2018; Bessonne 2020) en envisageant de lutter contre les ignorances entretenues qui peinent à saisir le mouvement féministe haïtien dans sa complexité en dépassant les approches adoptées par les organisations non gouvernementales (ONG) et les médias internationaux. Entre acquis, gains mitigés et retour de bâton, il illustre la manière dont les rapports de pouvoir influent sur la définition du 3 avril en tant que date évènement pour les féministes, tout en suggérant un modèle de subjectivation indocile aux injonctions internes et externes.

Pour construire notre argumentaire, nous avons choisi de présenter une compréhension du geste politique accompli par les femmes en partant de leurs principales revendications et du contexte antérieur au 3 avril 1986; en ce sens, nous dénombrons dans les pages qui suivent les revendications justifiant la mésentente soulevée par les femmes et nous exposons aussi la manière dont celles-ci se sont constituées en sujets afin d’intégrer l’espace politique. Enfin, nous discutons, plus de 30 ans après, le mode d’appropriation de la date que les féministes ont présentée comme un lieu de mémoire du mouvement. En effet, le 3 avril 1986 rattache les organisatrices directes de l’évènement et celles qui se considèrent comme des légataires du mouvement. Toutes générations confondues, les féministes commémorent cette date et vivifient sa mémoire en organisant des réflexions, des marches, des conférences et des spectacles.

Pour mener à bien notre analyse, nous nous appuyons sur un corpus collectant les entretiens de féministes organisatrices. Il restitue un pan de l’histoire du mouvement féministe haïtien; il construit un récit sur le 3 avril en interrogeant les témoins de l’évènement, dont Lise-Marie Dejean[4], Danièle Magloire[5] et Marie-Laurence Jocelyn Lassègue[6], toutes trois des « interlocutrices de plein droit » (Warren 2018 : xvi) de notre recherche. À ces récits s’ajoutent des chants féministes, des émissions, des slogans, des articles en ligne, la publication de la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (CONAP) (2008), une compilation de notes de positionnement des organisations féministes sur le 3 avril (1996-2021) et des coupures de journaux.

Le 3 avril 1986 et la longue lutte des femmes pour la participation politique

L’année 1986 est celle de l’effondrement des Duvalier, dont la dictature avait désorganisé le tissu associatif haïtien, notamment les réseaux des femmes tissés depuis 1915, ces pionnières qui avaient créé la Ligue féminine d’action sociale (LFAS)[7] en 1934[8]. Année de rupture et du renouveau politique, l’année 1986 avait ouvert de nouvelles perspectives, en particulier celles de la reconstruction du lien politique. Les Haïtiennes et les Haïtiens ont alors exprimé le souhait de vivre dans une société démocratique qui consacre la liberté d’expression. Dès ce moment, le mouvement féministe haïtien est revenu sur le devant de la scène.

Le mutisme imposé par la dictature touchait tous les secteurs de la vie nationale : l’Église, les syndicats, les partis politiques, les organisations sociales et étudiantes (Vitiello 2019). Évidemment, les organisations de femmes comptaient parmi ces victimes, malgré deux décennies de lutte conduisant à l’obtention des droits civils et politiques. En 1944, sous l’impulsion de la LFAS, l’amendement de la Constitution de 1935 a permis aux femmes d’être nommées et de se voir élues à certaines fonctions, sans être pour autant des électrices. Ces nouveaux droits ont été rayés par la Constitution de 1946. Toutefois, les femmes intégreront peu à peu les partis politiques et les syndicats (Magloire s. d.). En 1950, les féministes ont mené une campagne massive pour inciter les femmes à participer aux élections. Au total, on comptait 28 candidates aux élections municipales, et 8 d’entre elles ont été élues comme assesseures. Du 10 au 14 avril 1950 s’est déroulé le premier congrès des femmes haïtiennes, organisé par la LFAS, sous la présidence de Lucienne Heurtelou Estimé, première dame d’alors (Manigat 2002).

Le 15 novembre 1956, la mairie de Port-au-Prince a lancé les opérations d’enregistrement des votants aux élections de 1957 en ignorant les femmes. Le 13 décembre 1956, celles-ci ont marché et protesté contre cette mesure. Elles ont été gazées, battues; certaines, arrêtées et emprisonnées. Plus tard, la loi du 25 janvier 1957 a assuré aux Haïtiennes majeures (21 ans) l’exercice des droits politiques et dispensé les femmes mariées de l’autorisation maritale pour exercer ces droits. Madeleine Sylvain-Bouchereau, instigatrice de la LFAS, docteure en sociologie, éducatrice et avocate, a été la première candidate aux élections sénatoriales de 1957. Elle ne sera pas élue. Cependant, les femmes ont utilisé ces élections pour exercer leur droit de vote et se faire reconnaître en tant que citoyennes. Après ces élections, les organisations féministes seront parmi les premières victimes de la répression duvaliériste (Lamour 2016).

Pour avoir résisté à la montée de la dictature duvaliériste, la LFAS a été dissoute, et son journal La Voix des femmes, interdit. Certaines féministes ont dû s’exiler pour échapper aux persécutions ou ont suivi les membres de leur famille. Elles ont alors été forcées de militer dans la clandestinité (Vitiello 2019). Elles ont été torturées, emprisonnées, violées, tuées, battues, exilées et exécutées[9]. Parmi les féministes et les femmes victimes de la dictature, nous pouvons citer, entre autres, Laurette Badette, Thérèse Féval, Yvonne Hakim-Rimpel, Marie et Yannick Rigaud. Le mouvement féministe avait disparu.

Le 3 avril 1986 : un évènement monstre pour le mouvement féministe

Dès le début des années 80, des femmes des couches populaires ont participé aux multiples protestations organisées contre le gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Selon la CONAP (2008), elles ont été très actives parmi les personnes qui dénonçaient la cherté de la vie pendant les années 1984-1985. Elles ont soutenu les croyances et les valeurs précisant ce que doit être le prix juste. Pour reprendre les mots d’Edward P. Thompson (1988), elles ont été les fers de lance relativement à la définition d’une forme d’économie morale de la foule.

Le 3 avril 1986 devrait être considéré comme un « événement monstre » (Dosse 2015 : 58). Selon Marie-Frantz Joachim (2012), une dizaine d’organisations de femmes se disant féministes ainsi que des groupements de femmes se dénommant les Fanm Vanyan (« femmes vaillantes ») ont fait leur apparition dans le paysage politique : le Mouvement féministe haïtien (1982), Kay Fanm (« Maison des femmes ») (1984), Solidarite Fanm Aysiyèn (« Solidarité des femmes haïtiennes » (SOFA)) (1986), Centre de promotion des femmes ouvrières (CPFO) (1986), Fanm d’Ayiti (« Femmes d’Haïti ») (1986) et Enfo Fanm (1987). Ferguson Hermogène (2019) note aussi l’arrivée des associations de quartier à Saint-Martin, à Marché Salomon, à la Rue des Remparts, à Saint-Jean, à Bosco, à Cité-Soleil.

À l’initiative de Fanm d’Ayiti, des femmes de sensibilités différentes ont contribué à l’organisation du 3 avril 1986. Magloire et Merlet (1996) ont classé cette date comme étant celle de la première grande manifestation politique organisée après le départ de Jean-Claude Duvalier. Parlant de l’évènement, Manigat (2002 : 297) rapporte ceci : « Ce jeudi 3 avril, de partout du pays […] elles portaient des pancartes aux slogans revendicateurs pour l’amélioration de leur travail marchand, de leur travail domestique, de leur situation féminine en général. »

Dix ans plus tard, soit en 1996, les féministes ont institutionnalisé la date. En effet, le 3 avril a été reconnu comme la Journée nationale du mouvement féministe par la 46e législature (CONAP 2008). À la même date, le Parlement ratifie la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre les femmes, dite « convention de Belém do para[10] », signée par l’État haïtien, contre les violences faites aux femmes.

Haïti est l’un des rares pays où le mouvement féministe a sa journée nationale. Dans une perspective de reconnaissance de la lutte des femmes et des combats menés par les générations antérieures, la proclamation du 3 avril 1996 disait ceci : « Pour saluer le courage de toutes celles qui avaient ouvert la voie du mouvement féministe dans le pays, pour ne pas oublier afin de continuer sur la même lancée, nous décrétons le 3 avril 1996 la Journée nationale du mouvement féministe haïtien. »

Signée par Kay Fanm, Enfofanm, Fanm Saj, Myriam Merlet, Danièle Magloire et Fanm Mati Ayibobo Brav, la proclamation a été récupérée par les féministes qui ont construit la date en tant que lieu d’une mémoire féministe nationale. Celle-ci est devenue un pilier du matrimoine féministe en Haïti en contribuant à la création d’un espace du dicible au sein de l’Assemblée nationale. Dans ce cadre, elles peuvent parler des violences qu’elles subissent dans le privé (Farge 2002) :

Cette date découpe le mouvement féministe haïtien en deux temps : un avant et un après. Elle […] crée des relations et des interactions, des confrontations ou des phénomènes de consentement, il crée du langage, du discours.

[L’évènement] crée de la lumière parce qu’il révèle soudain des mécanismes jusque-là invisibles [dans cette lutte].

Pour reprendre les propos d’Alerte Farge (2002), qui parle du « concept évènement », nous dirons que le 3 avril rappelle les dominations, les soumissions et les multiples injonctions auxquelles les femmes doivent faire face. Cette date est un « désignant événementiel » dont le mérite est de porter, sur le devant de la scène politique, l’inégale répartition des espaces entre les sexes, dont l’occupation des lieux décisionnels. Cet évènement est d’ordre autant éthique que politique. Il marque la contestation par les femmes d’un ordre inique et partial. Cela justifie l’investissement de la rue afin que celles-ci expriment leurs revendications et réclament leur place dans la mise en forme du monde post-1986.

Cette date inaugurale renvoie aux conditions économiques et politiques existant en 1986 qui ont continué jusqu’à ce jour à justifier sa commémoration. Deux questions s’imposent ici : Quelles sont les revendications portées par les femmes? Qu’est-ce qui les a incitées à s’identifier à d’autres mouvements politiques, dont ceux des organisations progressistes haïtiennes? Ces questions méritent une analyse des revendications féministes.

Des femmes et leurs revendications portées par les féministes le 3 avril 1986

Le 3 avril 1986 est survenu à un moment où régnait, selon Magloire, une division tacite du travail militant qui confinait les femmes dans la production des documents et dans la logistique en empêchant que leurs revendications soient prises au sérieux. La militante dira que ces revendications concernaient : l’égalité des sexes; la reconnaissance de toutes les formes d’union; l’égalité des droits pour toutes les familles; le droit de recherche de la paternité; les services sociaux d’assistance à la maternité, à l’enfance et à la vieillesse; la participation politique; l’égalité salariale; le droit à la santé; les violences de genre, notamment le droit de cuissage subi par les ouvrières de la sous-traitance.

Pendant cette marche, les organisatrices posaient la question de la mixité en exigeant de leurs supporteurs de rester aux abords de la manifestation. Elles voulaient apparaître seules en tant que citoyennes capables de penser et de porter elles-mêmes leurs revendications. Nos témoins décrivent que les femmes de divers secteurs sociaux ont alors revendiqué leurs droits de participer aux affaires du pays. Elles ont profité de ce moment pour dénoncer les préjugés, l’exploitation économique et l’oppression spécifique. Nos témoins diront que les femmes ont subi les affres de la dictature au même titre que leurs compagnons, mais elles n’étaient pas considérées comme devant participer à la construction du renouveau au même titre qu’eux. La chanson revendicative qui suit traduit bien la vision de la question :

  • Nou se yon ras moun

    Yon klas moun

    N ap pot tè a sou kou n ooo

    Nou se yon ras moun

    Yon klas moun

    Nou pote tout moun sou kou n[11]

En tant que catégorie sociale, les femmes réclamaient une déléguée à la Constituante en vue de préparer le projet de constitution de 1987. Cependant, elles n’ont pas eu gain de cause. Cette constitution apparaît comme le principal symbole de la rupture post-1986. Elle consacre les droits de la personne, le principe de l’égalité des sexes et les droits des familles. Ainsi, la loi mère pose désormais les jalons juridiques des revendications féministes. Cette époque a aussi été propice à des revendications exigeant la féminisation du langage dans les textes nationaux (Magloire s. d.).

Selon Lassègue, les femmes de la petite bourgeoisie avaient écrit sur leurs pancartes : Patisipasyon pou tout fanm, Ki Fanm? (« Participation des femmes, Quelles femmes? »). Pour Magloire et Merlet (1996), les revendications principales visaient l’intégration des femmes aux mécanismes de construction de la démocratie, en requérant un égal accès aux droits fondamentaux, à l’emploi, au travail et à la santé. D’après Magloire, l’un des slogans de cette journée était porté par les ouvrières du textile : Nou bezwen travay, nou pa bezwen randevou (« Nous cherchons du travail et non un rendez-vous »). Celles-ci signifiaient qu’elles sont souvent les victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Toutefois, les travailleuses domestiques étaient les principales absentes de cette marche. Ce constat porte alors les féministes à proposer un projet de loi ayant pour objet de régulariser le travail domestique. Cependant, cette loi ne sera jamais promulguée. Les femmes avaient aussi exigé que le viol ainsi que les violences faites aux femmes et aux filles soient criminalisés (Magloire et Merlet 1996).

Selon Dejean, la SOFA a lancé, le 25 novembre 1987[12], une campagne nationale contre les violences faites aux femmes en reprenant la démarche des pionnières de la LFAS qui dénonçaient les viols commis par les marines américains pendant la période 1915-1934. Cette démarche réaffirme le droit des femmes de disposer de leur corps en tant que question sociale qui ne saurait être ignorée. En outre, un vocabulaire désignant la violence sexiste et sexuelle a été proposé. Les femmes ont su trouver des mots pour dire les maux des femmes. En témoigne la popularisation des termes tizonay (« harcèlement ») et kadejak (« viol ») dans le créole haïtien pour parler de ces deux réalités. Elles ont ainsi élargi l’espace discursif du mouvement social.

Les femmes imposent leur programme sur le plan politique en s’engageant qualitativement et quantitativement dans les affaires et les instances gouvernementales du pays. En tant que sujet politique, elles ont saisi l’importance de leur participation à la perspective démocratique qui se dessinait après le 7 février 1986. Leurs réclamations avaient mis en branle une forme de subjectivation dans la lignée de celle qui était portée par les pionnières de 1934 : la reconquête de la puissance d’agir. Elles convertissent en tort le système d’exclusion des femmes du politique, système qui doit être changé. Elles réclament le droit de cité; elles ont mis en exergue un dissensus fondamental : la mise hors jeu politique des femmes.

Le sens et la portée symbolique du 3 avril 1986 : refonder avec les femmes

Pour interpréter la portée symbolique du 3 avril 1986, la lectrice ou le lecteur doit saisir le sens du slogan : Fòk kat la rebat (« Refonte des compromis sociaux », slogan fort de l’ère post-Duvalier). Selon Dejean, ce slogan traduit le sentiment que la refondation de la nation devra compter avec les revendications féministes. Outre ce cri de ralliement, Magloire dira que les femmes avaient ajouté : Li pa t ba t san nou ni kont nou (« Le changement ne s’opérera ni contre nous ni à notre détriment »). Cet ajout montre que celles-ci étaient conscientes de leur condition d’exclues du politique et aussi qu’elles étaient perçues comme une catégorie insignifiante dans l’espace public. Il fallait remettre en question cette insignifiance à travers trois idées phares.

Premièrement, le 3 avril 1986 marque le re-surgissement des Haïtiennes en tant que sujets politiques courageux sur la scène publique. Elles se sont dés-identifiées de la projection réductrice que leurs camarades masculins avaient d’elles. Partant du débat politique, elles placent le litige autour de la légitimité de la participation politique des femmes et remettent en cause les règles politiques sur lesquelles la société veut se refonder. Elles dénoncent la tendance à la récupération exclusive de l’espace politique par les hommes, tout en rejetant leur assignation pluriséculaire : Fanm pa fè politik (« Les femmes ne doivent pas se mêler de la politique »). Cette position ouvre la voie à d’autres possibilités. Les Haïtiennes se comportent dès lors en citoyennes qui transforment leurs pensées en engagements : elles passent de l’indignation à la mobilisation. Elles ont donc réussi à mettre en tension les compromis masculins traditionnels ayant pour objet l’évacuation des femmes de l’espace public.

Deuxièmement, les notes, les chansons, les émissions et les entretiens conduits avec les Haïtiennes montrent le surgissement d’un nouveau sujet sur la scène politique haïtienne, porteur d’une nouvelle forme de partage du sensible. Écoutons le refrain d’une chanson de mobilisation des organisations de l’époque :

Fanm yo, Fanm yo, nou bouke pase mizè o, Fanm yo fanm yo nou bouke pase mizè o, si w wè met tèt ansanb se solisyon nap chache, si w wè mete tèt ansanb se sitiyasyon nou vle chanje[13].

Ce refrain temoigne de la volonté des féministes de changer leur condition en tant que catégorie. Un tel voeu d’émancipation exige la construction d’un collectif capable de transformer leurs idéaux en actes. Les femmes signalent une nouvelle forme de partage du sensible et montrent leur volonté d’occuper la sphère publique à leur profit en rejetant leur stigmate de personnes devant être confinées dans le privé.

Leur action du 3 avril 1986 prouve au pays tout entier qu’elles ont une conscience aiguë des mécanismes de domination et d’exploitation, une vision d’elles-mêmes en tant que personnes dont la vocation est de vivre autre chose que ce destin d’exploitées et de recluses politiques. Sur cet aspect, l’évènement remet en question les cadres hiérarchiques de la distribution des fonctions et des places entre les sexes. Ce grand moment historique entraînera donc la mise à distance des manières habituelles de penser la place des femmes dans les espaces décisionnels.

Troisièmement, le 3 avril 1986 a introduit le dissensus dans la « bamboche démocratique » post-dictature, puisqu’à ce moment-là, les femmes se sont insurgées contre les codifications rétrogrades qui limitaient leur cadre d’action politique. À ce stade, l’évènement met en évidence une éthique de l’insoumission, c’est-à-dire la volonté des femmes de « performer » une détermination propre par le rejet de toute forme de domination allant à l’encontre de leur aspiration d’accès aux espaces de décisions. À l’instar de Yinda Yinda et André Marie (2006), qui parlent de l’insoumission, nous dirons que les femmes ont procédé à la remise en cause d’une légalité indue que les hommes s’étaient accordée depuis la fondation de la nation haïtienne.

S’approprier la date, engranger des gains et construire une mémoire

Le 3 avril 1986 a contribué à la systématisation d’une conscience féministe dont les retombées ont été nombreuses. En effet, les femmes ont lancé et concrétisé de 1988 à 2010 des campagnes d’information, de sensibilisation et de plaidoyer sur leurs droits. Le 13 mars 1990, Ertha Pascale Trouillot, juge à la Cour de cassation, est devenue la première présidente qui, en organisant les élections du 16 décembre 1990, a mis le pays sur la voie démocratique.

Les femmes s’étaient engagées massivement dans ce processus électoral en accomplissant diverses tâches : l’éducation civique, l’incitation à la participation féminine à la vie politique, la tenue de bureaux de vote et l’observation électorale. En effet, 67 % de la population nationale a alors participé aux élections : les femmes représentaient 52 % de cette population, 8 % d’entre elles étaient candidates (Castor 1994; Merlet 2000). 3 ont été élues au Sénat et 13, à la Chambre basse (Castor 1994). Une seule femme sur 26 s’était portée candidate à la présidence : Marie Colette Jacques. Rappelons que 4 femmes faisaient partie du gouvernement d’Aristide[14]. La SOFA avait exigé davantage dans sa manifestation du 8 mars 1991, dont la création du ministère à la Condition féminine (Dejean 2021).

Cette conjoncture permettra aux femmes de reprendre la lutte contre les viols des femmes des quartiers populaires par des agents de l’armée lors du coup d’État de 1991. Ces viols étaient censés châtier ces femmes qui auraient dû être des soumises du fait de leur position dans la hiérarchie des sexes et de leur classe sociale. Dans son discours du 3 avril 1996, Yolette André Jeanty, coordonnatrice de Kay Fanm, a condamné l’impunité à l’égard des viols des femmes et des féminicides dans le pays.

La date du 3 avril 1986 marque un moment dans la systématisation des contrepublics subalternes, qui montre que les femmes ont institué la CONAP, un espace de contestation, une zone délimitée institutionnellement où elles peuvent délibérer et proposer des solutions de rechange à la reconstruction de la nation. La conscience féministe a alors atteint son point culminant avec cette fondation. En portant la parole de onze organisations féminines et féministes[15], la CONAP a été durant son existence un acteur organisationnel et un interlocuteur politique majeur dans le paysage féministe haïtien. Cette structure a lutté sur plusieurs fronts, notamment contre les violences sexuelles et pour la mise en place du quota de participation d’au moins 30 % de femmes aux espaces de décision. Elle a facilité l’adoption de deux politiques publiques : le Plan national de lutte contre les violences faites aux femmes (2006) et la Politique d’égalité femme/homme (2015). La CONAP a été un moment essentiel dans la consécration des retombées du 3 avril, car elle a donné aux féministes la possibilité de poser des conditions d’énonciation spécifiques : une façon particulière de « filtrer et [de] modifier les énoncés » que l’on y produit.

Les femmes ont décrété un moment de rupture dans la politique haïtienne en se proposant de la faire autrement. À cet effet, elles lanceront la CONAP qui sera un espace de discussion leur servant à diffuser des contre-discours et à construire des contre-stéréotypes en apportant leur propre compréhension de leurs intérêts et besoins dans l’espace public. La construction de cette scène polémique montre qu’elles sont pourvues de capacités de réflexion et d’action politiques; elles peuvent parler et agir en tant que sujets politiques. En témoigne la tenue du Parlement symbolique des femmes en 1997, dont l’objectif est alors de leur permettre d’occuper le Parlement, en y apportant leurs discours, voix, préoccupations, styles politiques et revendications.

La date du 3 avril 1986 représente un moment d’autonomie politique dans les luttes féministes haïtiennes post-1986. Elle renouvelle la promesse des années 1930, soit la transformation de l’ordre politique à travers la présence des femmes dans les espaces décisionnels. La dénomination « Medam Fanm yo » (« Mesdames les femmes ») s’installe alors dans le langage médiatique. Le fait n’est pas politiquement anodin : il n’est désormais plus possible d’ignorer le contrepublic féministe haïtien.

En 2010, malgré le séisme meurtrier du 12 janvier qui dévaste la capitale haïtienne, les féministes n’abdiquent pas, en dépit du fait que le mouvement voit disparaître plusieurs soeurs de combats et doit en faire le deuil. La note du 3 avril 2010 de la CONAP dénonce la dépendance structurelle du pays à l’égard des puissances impérialistes et remet en question la légitimité de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), en tant qu’organe chargé de la reconstruction sous la houlette des États-Unis. Depuis cette catastrophe, le pays constate l’arrivée de leaders populistes qui véhiculent les idées de l’extrême droite. Soutenus par les acteurs internationaux, ces dirigeants s’assument en tant que bandits légaux. Dans ce contexte délétère, les féministes assistent à une fragilisation de leurs acquis politiques car, de 2010 à 2020, ce pouvoir a tenté à plusieurs reprises d’instrumentaliser les propositions des féministes à même de garantir aux femmes une place dans les espaces de décisions. Pour signifier leurs désaccords quant à ces dérives fragilisant leurs acquis et ceux des droits de la personne, elles ont choisi en 2021 de souligner les 35 ans du 3 avril 1986 pour revendiquer leurs droits.

Date de ralliement, le 3 avril 2021 a permis de fixer une compréhension féministe de la crise politique que traverse le pays. À ce moment-là, deux figures féminines de la résistance au duvaliérisme, Yannick Rigaud et Yvonne Hakim-Rimpel, ont trouvé leur place sur les pancartes de la manifestation. Par ce fait, les féministes ont su visibiliser l’apport de ces deux femmes aux luttes contre la dictature et les présenter comme des modèles politiques inversés de celles qui ont collaboré avec ce régime. En procédant de cette manière, les féministes ont accompli plusieurs actions : transmettre la mémoire de la lutte aux plus jeunes, honorer le souvenir de ces femmes, revendiquer le droit à la conservation des acquis et l’écriture symbolique de la continuité du mouvement féministe haïtien.

Les féministes sont parvenues à transmettre un message essentiel aux femmes : les femmes sont parties prenantes d’un ensemble; elles partagent une condition commune, elles sont confinées dans une position subalterne qu’elles doivent dépasser en considérant les situations plurielles auxquelles elles sont confrontées. Conscientes de cette position objective associée à des situations complexes, les féministes invitent les femmes à coopérer politiquement pour s’engager dans la lutte devant mener à leur émancipation. Cela dit, le 3 avril est aussi une tentative pour définir une approche sororale au sens de bell hooks (2017), démarche que traduit le slogan de Fanm Deside : Se batay fanm k ap chanje kondisyon fanm (« la lutte des femmes changera la condition des femmes »).

Le 3 avril 2021, les organisations initiatrices, dont SOFA, Kay Fanm, Fanm Vanyan, Nègès Mawon, Dantò, Marijàn, Azama, Fanm Deside, ont réinvesti la date du 3 avril 1986 sous le signe de la résistance, de l’indocilité, de l’insoumission et de l’autonomie. Ces organisations ont lancé un appel pour la tenue d’une marche le 3 avril 2021 concernant la défense du droit à la vie et le respect de la Constitution de 1987. Les slogans phares de cette marche, soit Lit Fanm la pa bobo ak diktati (« La lutte des femmes se démarque de la dictature »), Nou pap tounen nan diktati (« Nous ne retournerons pas en dictature »), Nou pap pèdi gany konstitisyon 1987 yo (« Nous ne perdrons pas les acquis de la Constitution de 1987 ») et Se batay ki fèt ki bay viktwa Jodi 3 avril (« Les luttes antérieures assurent aujourd’hui la victoire du 3 avril »), montrent les dimensions tant particulières que globales de la lutte des femmes. Du message inaugural collectif délivré par la SOFA le 3 avril 2021, nous retenons ceci (SOFA 2021) :

Lorsque les féministes font référence à la justice, nous parlons aussi de la justice sociale, impliquant la redistribution des richesses du pays. Et quand nous parlons de protection, nous parlons aussi de la protection des acquis démocratiques, incluant l’organisation d’élections libres de toutes entraves.

Le 3 avril 2021 a alors été un moment de réaffirmation de l’ancrage du mouvement dans les luttes populaires en vue de la transformation d’une société plus juste et du renforcement des liens entre les combats de libération des masses populaires et ceux des femmes. À ce moment-là, les féministes ont fait de Carrefour Résistance le point de départ des marches revendicatives[16]. Ce lieu condense depuis les années 90 les tensions et les conflits divisant les groupes sociaux ainsi que les luttes qui affirment la combativité de la population haïtienne et qui portent l’espoir et les transformations de ses conditions d’existence.

Étant réinvesti par les luttes populaires de 2004 à 2018, l’espace Carrefour Résistance est devenu un point de résistance notoire dans le paysage politique haïtien, massivement occupé par les hommes. En entrant dans cet espace, les femmes ancrent aussi les mémoires du 3 avril 1986 dans des lieux de résistance de la capitale. Se met ainsi en place « une géographie du souvenir » (Charpenel 2014 : 282), favorisant un repérage de la date et des traces des femmes dans l’espace urbain. Elle est saisie comme la date où les femmes entendent occuper l’espace public. En témoigne le fait qu’elles ont choisi de manière délibérée d’accrocher les banderoles d’annonce de la marche dans les points stratégiques de la capitale, c’est-à-dire les grandes artères.

À Montréal, le 8 mars 2010, la diaspora a créé le Comité 3 avril en honorant les féministes disparues (Myriam Merlet[17], Magalie Marcelin[18] et Anne-Marie Coriolan[19]) le 12 janvier 2010. Ce comité doit contribuer au rayonnement et à la reconnaissance des luttes des femmes qui revendiquent une société juste défendant leurs droits, libre des violences et des discriminations qui les frappent. En tant que moment d’effacement, la catastrophe a été cruciale pour tisser les liens entre les féministes haïtiennes vivant en Haïti et celles de la diaspora. Les deux groupes peuvent désormais partager un lieu de mémoire. Les féministes de générations différentes, qu’elles soient du pays ou de la diaspora, ont franchi un pas dans la définition d’un espace d’interprétation du passé et du présent.

La question de la mésentente

Notre lecture des événements nous autorise à voir le 3 avril 1986 comme la date d’une mésentente politique. Selon Jacques Rancière (1995), la mésentente n’est ni la méconnaissance ni le malentendu. C’est le moment où celles qui sont considérées comme incapables de logos (d’un discours rationnel ayant pour objet le bien commun) font la preuve de cette capacité et s’imposent dans l’espace public en proposant par là un nouvel ordre du sensible. Pendant ce moment, quelqu’un, jusque-là invisible ou inaudible, parle ou regarde d’une autre place en proposant un autre « nous », imprévu, inattendu. Les femmes ont accompli cette action qui rappelle la définition de la mésentente donnée par Rancière. En effet, le 3 avril 1986 et ses retombées font apparaître les femmes en tant que groupes organisés posant à la fois leurs besoins pratiques et leurs intérêts stratégiques au niveau national en tant que besoins importants.

À titre de groupe politique organisé, les féministes ont activement soutenu la définition d’un espace politique où les femmes peuvent réaliser des actes spécifiques. La création du ministère de la Condition féminine le 8 novembre 1994 a été un de ces moments de grande intensité. Les Haïtiennes ont porté leurs luttes et leurs revendications dans les espaces de disruption, les lieux les plus conflictuels de la vie politique, dont le Parlement et la rue. Ces lieux collectivement partagés de la discussion sur les torts témoignent d’une volonté politique de repartager l’espace politique entre les sexes. Dans cette dynamique, elles ont poussé le Parlement à ratifier la convention de Belem do Para, qui introduit dans le droit haïtien les sanctions en vue de réprimer les violences faites aux femmes. Selon le décret du 6 juillet 2005, le viol n’est plus qualifié comme une atteinte à la pudeur : il est devenu un crime. L’irresponsabilité paternelle est considérée comme un délit depuis 2014.

Les féministes ont su introduire deux piliers de leur stratégie au Parlement haïtien : la participation politique et la lutte contre les violences faites aux femmes, aspects que les féministes ont construits en tant que problème social depuis 1915. Elles ont aussi réalisé le projet de poser le buste de Catherine Flon[20] sur la place des Héros de l’Indépendance à Port-au-Prince. L’inauguration de cette place le 18 mai 2000 par la mairie de la capitale et le ministère de la Condition féminine signe la reconnaissance de l’apport des femmes et de leur contribution à la révolution haïtienne.

Les féministes continuent d’exposer de manière inlassable les torts politiques signifiant leur exclusion de la sphère publique en tant qu’expression du litige selon un conflit qui oppose la logique policière à celle de l’égalité. Ainsi, les féministes mènent encore des actions en faveur de leurs droits; elles ne saisissent pas le politique comme un consensus, mais sous la forme de la mésentente. Par leurs actions passées, elles ont appréhendé le véritable sens du politique et montré que toutes les catégories, y compris les femmes, ont vocation à s’occuper des affaires communes. D’ailleurs, le slogan de la SOFA rappelle cette idée : Lit fanm la se lit tout mas pèp la (« La lutte des femmes est celle de tout le peuple »).

Un bilan et des perspectives des luttes

Notre article a montré le contexte dans lequel la date du 3 avril 1986 a surgi en tant qu’évènement. Celle-ci permet aux femmes de porter les revendications qui dénoncent toutes les situations d’une commune condition inégalitaire. Cette date a amené les femmes à se construire en tant que sujets politiques exigeant un nouveau partage des parts. Elles posent ainsi les cadres du dissensus entre les sexes. En adoptant cette posture, les féministes haïtiennes ont universalisé leurs positions et porté leurs revendications sur des fronts multiples et croisés. Elles ont aussi montré que le féminisme haïtien s’assume pleinement au sein du mouvement social haïtien. Cette date vectrice et porteuse de legs lui sert également à renouveler sa vision critique.

Les féministes haïtiennes ont mis en exergue les impensés de la politique haïtienne en s’insurgeant contre les lois iniques afin de poser le politique comme un espace de droit. De ce fait, elles ont montré le maillage entre la responsabilité citoyenne et la capacité de désobéissance à l’injustice afin de construire une société juste et égalitaire.

La date du 3 avril 1986 rappelle aussi que la politique n’est pas que lutte pour le pouvoir : elle peut en outre être le reflet d’une demande fondamentale entre les groupes, soit un « partage du sensible », la refonte des compromis, un affrontement des parties sur les manières de voir et d’organiser le réel, une scène où deviennent visibles des choses qu’autrement on ne verrait pas, notamment le sort inégal qui est fait à certaines personnes. Les féministes haïtiennes ont ainsi créé un double espace d’agentivité en luttant pour la transformation de leur société et pour leur reconnaissance en tant que sujets politiques.

Le 3 avril 1986 s’impose comme un lieu du politique en Haïti. Par conséquent, cette date invite à lire les luttes menées contre les agressions à la fois externes et internes. Aussi offre-t-elle aux féministes l’occasion de construire leur propre récit de leurs luttes en se distanciant des fémi-impérialistes (Vergès 2019) portés par les acteurs internationaux. La date du 3 avril 1986 précise également la capacité du féminisme haïtien de ne pas perdre sa voix au profit de celle des acteurs internationaux qui ne cessent de polluer l’espace politique à travers leurs discours sur les rapports entre les sexes.

Si le 8 mars condense les enjeux du féminisme civilisationnel (Vergès 2019) dans ses manifestations locales portées par l’international, le 3 avril permet aux féministes de créer un espace-temps où elles sont les seules dépositaires de leur voix affranchie des programmes et des projets sur mesure des institutions externes[21]. Cette date permet à chaque Haïtienne de se défaire de la catégorie « unifiant femme » pour se construire en tant que femme haïtienne, marquée et instituée par une société qui a gagné le combat contre l’esclavage et le colonialisme. C’est pour cela que le droit à l’autodétermination représente le continuum qui relie les différents moments du féminisme haïtien en fixant le socle de son identité politique. Somme toute, la date du 3 avril contient la promesse d’une autonomie politique pour les Haïtiennes, car elle offre des pistes pour penser l’égalité, partager le sensible et assurer la distribution des parts, rompre avec l’haïtiano-pessimisme voulant faire d’Haïti un pays maudit. Cette date met aussi en évidence un écosystème politique, social et culturel qui interagit avec les autres luttes sociales en permettant au féminisme de se reproduire au rythme des dynamiques nationales globales, sans minimiser les contradictions entre les nécessités conjoncturelles et les obligations structurelles.