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Lori Saint-Martin, un parcours hors du commun. On ne naît pas femme, disait de Beauvoir, on le devient. Lori n’est pas née Saint-Martin; elle l’est devenue à l’été 1983 en choisissant son nom dans l’annuaire téléphonique de Québec, alors qu’elle poursuivait ses études doctorales en littérature québécoise à l’Université Laval[1]. Très tôt dans sa vie, Lori a fait le difficile pari de se réinventer en continu pour être en mesure de devenir celle qu’elle voulait être : « J’ai changé de lieu, de langue, de nom, de tout. Je voulais, je devais rompre pour vivre. […] j’avais six certitudes : je ferais des études, je partirais, je changerais de langue, je changerais de nom, j’écrirais. Je vivrais à Paris. Toutes se sont réalisées, sauf la dernière[2]. » Mais c’est à l’occasion d’un xième séjour professionnel à Paris qu’elle a rendu son dernier souffle, le 21 octobre 2022.
Lori Saint-Martin, la professeure, chercheuse, essayiste, écrivaine et traductrice, laisse derrière elle une oeuvre gigantesque. Professeure en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) à compter de 1991, elle a créé et enseigné un grand nombre de cours sur les femmes et la littérature au Québec, sur les approches féministes en littérature, sur des corpus d’autrices, etc., et ce, à tous les cycles universitaires[3]. Par son implication à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, elle a notamment contribué au développement de la programmation en études féministes (certificat et concentration de troisième cycle en études féministes). Elle a dirigé un nombre incroyable de mémoires et de thèses (plus de 70) et a formé plus d’une génération de jeunes chercheuses. Le témoignage de ses anciennes étudiantes est éloquent. Je retiens celui de Julie Brunet : « Lori Saint-Martin […] Ma plus grande inspiration. Celle qui m’a introduite aux études féministes. À un féminisme joyeux et néanmoins tenace. Qui m’a initiée à de grandes autrices. Qui a façonné ma manière de lire, de concevoir les oeuvres littéraires […]. Voire ma manière de lire et de vivre la vie en tant que femme. Dans ma carrière de proffe de littérature au cégep, je me suis fait un point d’honneur de transmettre ce qu’elle m’avait légué. De poursuivre son oeuvre. […] Elle parlait souvent de cela, la transmission[4] ». Lori Saint-Martin n’a eu de cesse de soutenir le déploiement de l’écriture de ses étudiantes et de voir à la publication de leurs écrits[5]. Professeure exigeante, elle a appris à ses étudiantes à développer leur rigueur intellectuelle et à mieux articuler leur pensée. C’est ce que soutient Rosemarie Guillemette-Fournier dans un vibrant témoignage livré à l’occasion de l’hommage rendu à Lori Saint-Martin par l’Académie des lettres du Québec, le 14 décembre 2022 : « Si j’ai un jour la chance de marcher dans les pas de ma mentore, j’espère que je pourrai transmettre aux chercheuses de demain le même enthousiasme et la même rigueur, et que je saurai leur faire miroiter leur propre excellence, comme Lori m’a fait rêver à la mienne[6]. »
On doit à la chercheuse et essayiste Saint-Martin[7] la publication d’anthologies, d’éditions critiques et d’analyses des écrits des grandes pionnières de l’écriture des femmes au Québec : Laure Conan, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Gabrielle Roy et Germaine Guèvremont. On lui doit aussi deux grandes études fouillées, l’une sur le nom de la mère[8] et l’autre sur celui du père[9] dans les écrits des créatrices et créateurs québécois, de même que des essais sur l’écriture au féminin et sur la construction de la masculinité. Toute cette recherche sera également diffusée dans une multitude d’articles savants et de conférences scientifiques prononcées, sur invitation, en français, en anglais ou en espagnol, aux quatre coins du monde. Pour mener à bien ses recherches, elle a reçu de nombreuses subventions et a souvent fait équipe avec d’autres chercheurs et chercheuses. Elle aimait, je crois, travailler en équipe. Pas pour se traîner les pieds, non, pour abattre plus d’ouvrage! Vaillante, efficace, systématique, elle avait toujours un, deux ou même trois manuscrits sur le feu! Que de publications elle a codirigées avec des collègues ou des étudiantes au doctorat qui apprenaient ainsi leur métier. Lori a aussi contribué au rayonnement de la recherche en assumant la direction adjointe de la recherche de l’IREF à deux reprises (1998-2000 et 2013-2017) et en dirigeant la revue Voix et images de 2002 à 2004. Et comment ne pas citer dans ces pages sa codirection, avec Marie-José des Rivières, du numéro 7.2 de Recherches féministes, « Représentations » (1994), aujourd’hui épuisé? L’excellence de ses travaux a été reconnue par une pléiade de prix prestigieux : prix Raymond-Klibansky en 2003 pour La voyageuse et la prisonnière. Gabrielle Roy et la question des femmes (prix du meilleur livre savant, décerné par la Fédération canadienne des sciences humaines); Prix d’excellence en recherche et création (volet carrière) de l’Université du Québec en 2010; Prix du meilleur ouvrage savant de l’Association des professeurs de français des universités et collèges canadiens (APFUCC) en 2011 pour Au-delà du nom. La question du père dans la littérature québécoise actuelle; prix ACFAS André-Laurendeau (prix des sciences humaines, lettres et arts) en 2013. Elle a également été élue membre de la Société royale du Canada en 2013. Pour mieux connaître cette grande médaillée de la recherche féministe, on pourra écouter avec intérêt l’entrevue qu’elle a donnée à l’IREF en 2018 sur sa vision de la recherche[10].
L’écrivaine n’a pas moins excellé. Elle a publié deux recueils de nouvelles, et nombre d’entre elles se sont retrouvées dans diverses anthologies ou ont été lues à la radio de Radio-Canada; quatre ont aussi été primées par Radio-Canada (1986, 1990, 1999 et 2005). La Lettre imaginaire à la femme de mon amant a reçu en 1991 le prix Edgar-Lespérance. Lori Saint-Martin est l’autrice de deux romans, Les portes closes (Boréal, 2013) et Pour qui je me prends (Boréal, 2020). Ce dernier roman, sorte de récit autobiographique, livre l’immensité des quêtes qui ont jalonné sa vie; c’est un ouvrage émouvant à lire pour qui cherche à mieux connaître Lori Saint-Martin ou veut se mettre à l’écoute de ce qu’elle veut bien laisser connaître d’elle-même, de son histoire, de son périple identitaire. Un ouvrage courageux, décapant et pas complaisant. L’écrivaine, lectrice assidue, s’est aussi appliquée à faire découvrir d’autres auteurs et autrices, à faire aimer des romans d’ici et d’ailleurs. On peut l’écouter avec plaisir dans quelques chroniques où elle explique comment la lecture peut illuminer, changer notre vie[11]. Elle était comme cela, Lori; elle aimait partager ses plaisirs. Très peu de temps avant sa mort, elle a été reçue à l’Académie des lettres du Québec.
La traductrice. Encore là, un parcours époustouflant. Avec son conjoint, Paul Gagné, elle a traduit de l’anglais au français plus de 130 essais et ouvrages littéraires; des traductions de haut niveau. Ce duo du tonnerre excelle, cumule les prix : récipiendaires du Prix de la traduction littéraire de la Quebec Writers’ Federation/la Fondation Cole à quatre reprises (2004, 2006, 2008 et 2016), et lauréats du Prix du Gouverneur général du Canada, catégorie traduction de l’anglais au français, également à quatre reprises (2000, 2007, 2015 et 2018). Ensemble, ils ont traduit des auteurs et autrices incontournables, comme Mordecai Richler, Neil Smith, Neil Bissoondath, Lori Lansens, Miriam Toews, Margaret Atwood, Noah Richler, Naomi Klein, Maya Angelou, Ann-Marie MacDonald, Alistair MacLeod, Louise Penny, Gil Adamson et Thomas King. Et seule, elle a traduit sept ouvrages de l’espagnol au français. La simple lecture des produits du travail de traduction donne le vertige; mais quand donc dormait-elle? Pourtant, ce n’était pas assez pour Lori. Il fallait qu’elle théorise sur l’acte de traduire, redonne des lettres de noblesse à cette fonction de l’ombre. C’est ce qu’elle a fait, superbement, en publiant chez Boréal Un bien nécessaire – Éloge de la traduction littéraire, une ode au travail des traductrices (elle a fait le choix de féminiser les fonctions dans cet ouvrage).
La collègue et amie. Nous nous sommes fréquentées une bonne vingtaine d’années. Une amitié solide, aux interstices de nos vies professionnelles, mais rien de fusionnel. Une amitié discrète, à la fois affectueuse et réservée, presque prude. Suis pas douée pour les épanchements. Lori arborait la jupe plus que le pantalon et prenait soin d’appliquer sur ses lèvres un rouge resplendissant. Elle s’exprimait dans une langue élégante, avec un accent indéfinissable. Je ne lui ai jamais demandé d’où venait cet accent. Je devinais qu’elle n’aimait pas ce type de question. Avec le temps, j’ai su pourquoi il en était ainsi. Pour vous faire sourire un peu, il me plaît de rappeler que les réunions ennuyaient terriblement Lori, et sa posture renfrognée nous le signifiait clairement! C’était même parfois un peu gênant, mais on faisait avec! J’ai eu le bonheur d’enseigner avec elle à deux reprises le séminaire de maîtrise en études féministes FEM 7000. Nos styles étaient terriblement différents, mais nous étions très complices, et je crois que les étudiantes ont conservé un bon souvenir de ce dialogue universitaire. Lori a aussi été, pendant de nombreuses années, ma partenaire de voyage en Inde (2006, 2007, 2008, 2010, 2012 et 2015). Il nous tardait d’ailleurs d’y retourner après la pandémie. Nos voyages se déroulaient en deux temps : une partie professionnelle et une partie plus culturelle. Lori était une formidable ambassadrice des études québécoises en Inde. Ensemble, nous avons participé à des colloques, donné des formations et des conférences; Mumbai, Pune, Goa, Pondicherry, Delhi, Jaïpur et Kolkotta nous ont accueillies. Elle a partagé ses connaissances sur les écrivaines d’ici, la littérature féministe québécoise, la traduction littéraire, etc. Chacune de ses présentations recevait un accueil chaleureux, suscitait l’intérêt. Ensemble, nous avons aussi sillonné l’Inde pour connaître ses vestiges archéologiques, ses temples, ses lieux de pèlerinage, ses palais : Jodhpur, Puri, Kankal, Agra, Bénarès, Mahabalipuram, Hampi, Badami, Gwalior, Khajuraho, etc. Elle était une voyageuse d’une curiosité insatiable et d’une incroyable endurance; une femme rieuse et attentive aux autres. Pendant tous ses déplacements, Lori ne cessait de travailler, de corriger des épreuves, de réviser des traductions ou de lire des chapitres de thèse. Le farniente n’avait pas de prise sur elle! Mon conjoint Michel, aujourd’hui décédé, et moi avons développé une véritable amitié avec la famille Gagné-Saint-Martin. C’était toujours une joie de nous retrouver autour de la table, pour déguster un bon gaspacho (Lori en raffolait, à condition de réduire la quantité de cumin et d’huile d’olive!), rire, échanger, discuter avec Paul, son conjoint bienveillant et leurs magnifiques enfants, Nicolas et Anna. Je rends grâce pour ces moments de bonheur partagé. Depuis le départ de Lori, mes pensées vont vers eux, qui ont à vivre un dur travail de deuil : Paix, Peace, Paz[12]. À toutes celles et tous ceux qui lisent cette notice, offrez-vous le plaisir de lire un des écrits de Lori Saint-Martin ou une des traductions qu’elle a faites avec Paul Gagné, son complice. Un goût de revenez-y!
Appendices
Notes
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[1]
Sa thèse de doctorat, Malaise et révolte des femmes dans la littérature québécoise depuis 1945, a reçu en 1989 le Prix Elsie-McGill, prix de la meilleure thèse en études féministes soutenue à l’Université Laval.
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[2]
Lori Saint-Martin (2020), Pour qui je me prends. Montréal, Boréal : 13-14.
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[3]
La qualité de son enseignement a été reconnue par le Prix d’excellence en enseignement de la Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal en 2013.
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[4]
Témoignage de Julie Brunet : www.dignitymemorial.com/fr-ca/obituaries/montreal-qc/lori-saint-martin-10991333.
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[5]
À titre d’exemple, mentionnons : Lori Saint-Martin, Rosemarie Fournier-Guillemette et Marie-Noëlle Huet (dir.) (2012), Entre plaisir et pouvoir. Lectures contemporaines de l’érotisme. Montréal, Nota Bene; Lori Saint-Martin et Ariane Gibeau (dir.) (2014), Cahiers de l’IREF, 6, [En ligne], [iref.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/56/2020/02/Agora_no6_2014_interactif.pdf].
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[6]
Voir sur YouTube cet hommage : www.youtube.com/watch?v=H3dxBi_XNR8.
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[7]
Lori Saint-Martin a été membre active du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
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[8]
Dans la préface d’une récente publication, Lori Saint-Martin écrivait : « J’ai toujours été fascinée par le lien entre l’histoire intime des universitaires et leurs sujets de recherche, convaincue qu’une blessure ou un manque […] ou un désir de réconciliation en est la source, avouée ou non. Dans mon cas, le lien est transparent : j’ai commencé à travailler sur le rapport mère-fille pour réparer ma relation avec ma mère »; extrait tiré de Lori Saint-Martin (2022), « Préface : Pour qui nous nous prenons », Cahiers de l’IREF, 9, [En ligne], [oic.uqam.ca/fr/articles/preface-pour-qui-nous-nous-prenons] (26 février 2023).
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[9]
Je n’ai pas retracé d’explication explicite pour ce choix d’investiguer la question du nom du père dans la littérature. Je retiens seulement que Lori, qui a conservé son prénom, peu usuel en français, a choisi de ne pas porter le nom de son père et qu’elle a même éradiqué ce qu’elle a écrit sous ce nom (Lori Saint-Martin 2020 : 46).
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[10]
Entrevue de Lori Saint-Martin, IREF, 2018 : tv.uqam.ca/conference-litterature-feminisme-rencontre-entre-deux-champs?cat=527.
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[11]
Dans cette entrevue faite à l’été 2021, Lori Saint-Martin présente 3 ouvrages qui ont changé sa vie : www.youtube.com/watch?v=HcIOm3EhmPM. Dans un enregistrement de 2022, elle propose 10 ouvrages à lire : www.facebook.com/watch/?v=490480195630924 .
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[12]
Les trois langues de Lori Saint-Martin.