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Dans cet ouvrage fort bien documenté (près de la moitié est constituée d’annexes), Bérengère Marques-Pereira dresse le tableau contrasté de l’accès à l’avortement dans les États membres de l’Union européenne. Si l’autrice reconnaît d’emblée que « l’Europe est le continent où l’accès à un avortement sûr et légal semble le plus progresser, conformément aux recommandations médicales et sanitaires d’instances telles que l’Organisation mondiale de la santé » (p. 5), il n’en reste pas moins que la situation est fortement contrastée. Certes, des gains peuvent être constatés en Irlande ou au Portugal, mais des reculs s’observent en Pologne ou en Hongrie, alors que Malte maintient une interdiction quasi totale de l’avortement légal.
Au-delà du portrait nuancé de la situation qui règne dans l’Union européenne, l’intérêt de cet ouvrage réside dans le prisme analytique, celui des droits humains. Marques-Pereira constate en outre que la montée du néolibéralisme crée un « contexte où l’on assiste à un reflux des droits des femmes qui va de pair avec un antiféminisme inhérent aux fondamentalismes religieux, favorisé par les populismes identitaires de droite » (p. 7).
L’ouvrage est divisé en cinq chapitres qui abordent successivement la situation dans les États membres de l’Union européenne, l’inscription de l’avortement dans le contexte des droits humains, la position de l’Église catholique, les arguments des partisanes et des partisans ainsi que des adversaires du droit à l’avortement et, finalement, la situation belge.
La thèse qui sous-tend le chapitre 1 axé sur la situation dans les États membres de l’Union européenne est que, « aucun pays, fût-il le plus permissif, ne reconnaît aux femmes la libre disposition de leur corps comme les mouvements féministes l’ont réclamé depuis les années 1970 » (p. 34), la Suède étant le pays qui s’en rapproche le plus. Après avoir rappelé que les législations sur l’avortement relèvent des États membres, sans que l’Union européenne garantisse aux femmes un droit à l’avortement, Marques-Pereira expose une typologie qui tient compte à la fois des critères légaux (délai, accès financier, conditions légales d’accès) et extralégaux (clause de conscience, stéréotypes de genre); elle prend enfin en considération l’effectivité de cet accès. À cet égard, elle distingue les pays qui offrent un accès légal et sûr à l’avortement (Danemark, Finlande, Pays-Bas et Suède); elle fait également entrer dans cette catégorie (avec des bémols) d’autres pays (Belgique, France, Luxembourg et Royaume-Uni) qui, malgré certaines restrictions légales, offrent tout de même un accès important à l’avortement; ceux qui permettent un accès restreint (Espagne, Italie, Chypre et Irlande, ces deux derniers ayant modifié leur législation en 2018 et en 2019 respectivement entrent également dans cette catégorie), de même que la plupart des pays d’Europe du Sud et d’Europe centrale et orientale; de leur côté, la Pologne et Malte interdisent en fait l’avortement.
Le chapitre 2 porte sur les liens entre les droits reproductifs et sexuels et les droits humains. L’autrice en trace les linéaments dans les décisions prises lors de conférences internationales comme celles de Vienne en 1993, du Caire en 1994 et de Pékin en 1995, où l’on a pu voir évoluer le langage de la santé reproductive et sexuelle vers les droits reproductifs et sexuels. Marques-Pereira fait toutefois remarquer que « la tendance générale dans l’Union européenne est à la reconnaissance d’un droit d’accès à l’avortement, fondé sur le droit à la santé des femmes et non sur leur auto-détermination » (p. 42). Elle souligne également que des instruments juridiques, comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes, servent de base aux femmes et aux groupes qui veulent faire évoluer des législations nationales restrictives dans un contexte où « la jurisprudence européenne ne reconnaît pas, à ce jour, le principe de non-discrimination et d’égalité de genre » (p. 46).
Le chapitre 3 s’intéresse au principal acteur s’opposant, dans le contexte européen, au droit des femmes à l’avortement, à savoir l’Église catholique qui intervient à la fois dans les conférences internationales comme celles qui ont été mentionnées au chapitre 2, en raison du statut d’État souverain du Vatican reconnu et de son magistère. Depuis les années 60, l’Église catholique a fait de la procréation le but des relations hétérosexuelles et elle a développé, à partir du pontificat de Jean-Paul II, un discours d’opposition au féminisme qui s’appuie sur la complémentarité binaire des sexes, le rejet de la notion de genre et le « respect de la loi naturelle » ainsi que la promotion d’une « culture de la vie ». Par ailleurs, dans ses interventions comme État lors des conférences internationales, « deux spectres hantent le Saint-Siège : l’autonomie reproductive (dont le droit à l’avortement et à la contraception) et l’homosexualité » (p. 70).
Le chapitre 4 examine la mobilisation des droits humains tant par ceux et celles qui sont en faveur du droit à l’avortement que par leurs adversaires. Marques-Pereira distingue à cet égard « un discours progressiste basé sur le langage des droits humains au prisme de la dissociation entre sexualité et reproduction et le discours tantôt conservateur, tantôt réactionnaire réinterprétant les droits humains sous l’angle de la volonté de sauvegarde d’un ordre naturel » (p. 74). Le premier courant insiste sur la liberté des individues de décider par elles-mêmes de poursuivre ou non une grossesse, tandis que les adversaires de la liberté d’avortement développent un discours ternaire comprenant « la protection du foetus, la protection de la dignité de la femme et la liberté de conscience et de religion » (p. 83) pour le personnel médical.
Le chapitre 5 considère le droit à l’avortement en Belgique. L’autrice montre que la première mouture de la loi sur l’avortement en 1990 a bousculé les règles du fonctionnement consociatif du régime belge et a dû tenir compte des mobilisations féministes et des actes de désobéissance civile, tandis que la loi de 2018, si elle retire l’interruption volontaire de grossesse du Code pénal, prévoit tout de même de sanctionner les avortements qui n’ont pas lieu dans les milieux hospitaliers.
Marques-Pereira conclut son étude par une réflexion concernant les articulations et les tensions entre droits humains et citoyenneté. Plus particulièrement, la « reconnaissance du droit à l’avortement comme droit humain au niveau européen correspond certainement à l’ambition des acteurs se réclamant de la liberté de choix. Cependant, le principe de subsidiarité qui prévaut au niveau de l’Union européenne constitue une restriction majeure à un droit européen d’accès à l’avortement : les régimes d’autorisation ou d’interdiction relèvent de la compétence exclusive des États » (p. 147). Cela a pour conséquence que « la citoyenneté demeure la pierre angulaire de cet accès [à l’avortement] » (p. 151), ce qui n’est pas sans incidence sur les femmes qui ne sont pas citoyennes d’un pays européen comme les migrantes ou les femmes sans-papiers. Ce qui explique également l’extrême variabilité des situations nationales présentées au chapitre 1.