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Le queer est-il un matérialisme? Elsa Dorlin l’affirmait dès 2007 et, depuis, plusieurs voix lui ont emboîté le pas (Noyé et Rebucini 2021). Pourtant, le féminisme matérialiste francophone entretient un rapport tendu avec les théories queers. Le travail de Judith Butler (1990), en particulier, a reçu de vives critiques de la part de figures centrales du féminisme matérialiste (voir, par exemple, Delphy (2012)). Mettant surtout l’accent sur la part discursive de la construction sociale du sexe, sa démarche a été taxée d’idéalisme et accusée de conduire à un « abandon de l’analyse des rapports sociaux concrets » (Mathieu 1994 : 56).
Selon Audrey Benoit, ce désaveu du travail de Butler dans les cercles féministes matérialistes reposerait, pour l’essentiel, sur un malentendu. En effet, il y aurait chez l’auteure de Gender Trouble une démarche authentiquement marxienne, bien qu’elle soit restée méconnue comme telle jusqu’ici. C’est ce que soutient Benoit dans Trouble dans la matière, ouvrage tiré de sa thèse de doctorat en philosophie. L’approche de Butler relèverait ainsi d’un « matérialisme discursif » trouvant ses sources dans les travaux de Louis Althusser et de Michel Foucault. En revisitant les écrits de ces deux auteurs, Benoit souhaite « donner à la thèse de Butler les conditions de son audibilité matérialiste » (p. 9).
En amont de Butler : le « matérialisme discursif » d’Althusser et de Foucault
La structure de l’ouvrage de Benoit a de quoi surprendre au premier abord : bien que l’objectif soit de « proposer une lecture matérialiste » de Butler (p. 14), ses écrits ne sont abordés que dans les premier et dernier chapitres. Ce sont en fait les travaux de ses inspirateurs qui sont étudiés dans le coeur de l’ouvrage. C’est que Benoit soutient qu’il y a chez Althusser et Foucault – en amont, donc, de l’oeuvre de Butler – des ressources négligées pour fonder une approche matérialiste du discours. Approche que Butler, pour sa part, aurait « appliquée à la question du sexe » (p. 303) dans ses écrits des années 90. L’organisation des chapitres découle donc de ce pari de Benoit : éclairer la dimension « matérialiste » de la démarche de Butler par l’entremise d’une exploration approfondie des travaux dont elle se nourrit.
L’introduction et le premier chapitre posent les enjeux de l’étude. Benoit rappelle la thèse de Butler dans Gender Trouble et revient sur les principales objections qui lui ont été opposées. Elle insiste particulièrement sur les critiques formulées par Delphy et Nancy Fraser qui, malgré leurs divergences, se revendiquent toutes deux d’un certain matérialisme. Benoit estime que leurs propos convergent dans une « même conception réductionniste de la matérialité sociale » (p. 62) et dans une tendance à traiter le discours comme simple « reflet » de la vie concrète. Par contraste, le « matérialisme butlérien » se démarquerait par son aptitude à « surmonter l’écart de la réalité matérielle et du discours » (p. 63) en exploitant les ressources déjà présentes chez Althusser et Foucault. Les travaux du premier sont abordés aux deuxième et troisième chapitres, tandis que ceux du second sont l’objet du quatrième chapitre. Une parenté entre les deux auteurs est ensuite établie (cinquième chapitre) et rapportée à l’influence commune de Georges Canguilhem (sixième chapitre).
Les travaux de ces philosophes sont présentés comme « autant de tentatives de penser le discours de façon matérialiste » (p. 298), c’est-à-dire comme « milieu de production des objets » et non comme simple « medium » de la signification ou « reflet d’une situation historique » (p. 272). Althusser et Foucault auraient ainsi posé les bases de ce que Benoit appelle le « matérialisme discursif », approche affirmant, « contre tout empirisme naïf, le caractère discursivement construit de la matière » (p. 333). Le septième chapitre cherche à établir que la démarche de Butler est conforme à cette approche, étant donné qu’elle consiste à montrer que « c’est dans le discours que la matérialité du sexe, constituée par son concept, se voit assigner le statut de fait » (p. 330). Bien que Benoit reproche à Butler sa tendance à penser la résistance de manière individuelle, elle maintient que son analyse de la construction discursive du sexe « est un geste matérialiste digne de ce nom » (p. 23).
Une contribution au débat entre féminisme matérialiste et théorie queer
C’est dans le contexte du débat entre féminisme matérialiste et théorie queer, tel qu’il se donne à voir dans la littérature francophone en particulier, qu’il faut situer l’ouvrage de Benoit[1]. En l’occurrence, il s’inscrit à la suite d’autres travaux ayant pour objectif de dépasser le « dialogue de sourds » (p. 7) entre ces deux courants. Dans cette perspective, certaines personnes ont cherché à théoriser leur possible synthèse autour d’un « constructivisme radical » (Noyé 2016). D’autres affirment qu’une telle synthèse est déjà pratiquée de facto par des groupes militants dans divers contextes nationaux, concluant que les oppositions sont peut-être plus poreuses qu’il n’y paraît (Fourment 2017; Pagé 2017).
Le travail de Benoit participe d’une même volonté de conciliation, mais procède autrement sur le plan de la méthode. On l’a vu, son ouvrage veut montrer qu’il y aurait déjà un matérialisme dans les théories queers ou, du moins, chez Butler. À ce titre, Trouble dans la matière vient rejoindre le propos de Dorlin (2007), cité d’entrée de jeu, mais également celui de Maxime Cervulle (2016). Ce dernier proposait déjà de revenir à Althusser pour éclairer les spécificités de l’approche matérialiste qu’il attribuait, lui aussi, à la théorie queer. Cependant, un examen détaillé du rapport de Butler et de ses sources d’inspiration au matérialisme restait à faire. C’est là que réside la principale contribution de la thèse de Benoit. D’autant qu’elle se concentre sur une question qui reste à ce jour un point de désaccord entre le féminisme matérialiste et la théorie queer, soit celle du statut du discours.
Or, sur ce point comme sur d’autres, les tentatives de synthèse formulées jusqu’à présent sont loin d’avoir épuisé le débat. Comme l’a souligné Elsa Galerand (2015), la plupart des propositions pour un « matérialisme queer » tendent à délaisser d’importants acquis du féminisme matérialiste, dont l’analyse en termes de classes de sexe[2]. C’est malheureusement encore le cas dans Trouble dans la matière. Le concept de classes de sexe y est d’ailleurs rejeté du revers de la main au nom de l’hétérogénéité du groupe des femmes (p. 42-43). Danielle Juteau (2010) a pourtant montré que la prise en considération de cette hétérogénéité est parfaitement compatible avec l’analyse des rapports sociaux constitutifs des classes de sexe. Que de telles objections ne soient même pas considérées contribue, paradoxalement, au « dialogue de sourds » que déplore Benoit.
Il serait bien sûr illusoire d’attendre qu’un ouvrage parvienne, à lui seul, à surmonter les désaccords entre féminisme matérialiste et théorie queer. Toutefois, compte tenu de la nature de la thèse de Benoit et du débat dans lequel elle intervient, on pouvait espérer y trouver des réponses aux questions suivantes : quelles sont les caractéristiques du matérialisme attribué à Butler? En quoi ce « matérialisme » spécifique se distingue-t-il de celui que revendiquent depuis longtemps les féministes matérialistes francophones? En ce qui a trait au statut du discours, plus précisément, quels sont les apports et les limites respectifs de ces visions concurrentes de la démarche marxienne? Plus simplement : que gagne-t-on et que perd-on en passant d’un « matérialisme » à l’autre? L’ouvrage de Benoit apporte de véritables éléments de réponse à la première question, ce qu’il faut saluer, mais il laissera probablement le lectorat sur sa faim concernant les autres points, dont l’importance n’est pourtant pas négligeable.
Audibilité matérialiste de Butler, inaudibilité du féminisme matérialiste
Les caractéristiques du matérialisme attribué à Butler sont effectivement précisées par le travail de Benoit. Le détour par Althusser, Foucault et Canguilhem se révèle donc instructif. On peut toutefois regretter le besoin paradoxal d’en passer par une galerie de philosophes non féministes pour « fonder » une théorie matérialiste du discours apte à l’usage féministe. D’autant qu’il existe déjà une théorisation du discours chez les féministes matérialistes. Sans doute le « matérialisme discursif » de Butler s’en écarte-t-il sur de nombreux points, mais il aurait été utile d’expliciter lesquels. Il aurait alors fallu prendre au sérieux les écrits des féministes matérialistes sur le discours et l’idéologie. Or ce vaste corpus est ramené aux seuls écrits de Delphy, qui eux-mêmes sont présentés de manière peu charitable au premier chapitre. Parallèlement, des figures qui ne relèvent pas du féminisme matérialiste (Nancy Fraser ou Pierre Bourdieu) y sont associées et reçoivent une attention disproportionnée de la part de Benoit. En conséquence, les contours de la position à laquelle l’ouvrage entend répondre paraissent mal circonscrits, et son propos ne semble pas véritablement pris en considération.
Pourtant, les phénomènes discursifs ont bel et bien été abordés par les féministes matérialistes. Les travaux de Colette Guillaumin (1972 et 1992), notamment, auraient mérité considération à ce titre. Or, ils ne sont pas discutés par Benoit; tout juste sont-ils mentionnés en note de bas de page (p. 42). Il en va de même pour les écrits d’autres féministes matérialistes qui s’intéressent directement au discours et au langage, comme Monique Wittig, Claire Michard ou Linda Pietrantonio.
Faute de considérer sérieusement ces publications, l’ouvrage s’empêtre, à mon avis, dans de faux débats. Par exemple, le « matérialisme discursif » est fréquemment opposé à une conception du discours comme « reflet » des rapports économiques. Or, il n’est pas du tout évident que les féministes matérialistes adhèrent à cette théorie du « reflet ». Elles la rejettent même explicitement dans certains textes (par exemple, Guillaumin (1981 : 21)). Les aborder aurait sans doute permis de distinguer plus justement les apports et les limites des conceptualisations du discours en présence – « milieu de production des objets » pour Benoit, « face mentale des rapports concrets » pour Guillaumin.
Autre exemple : Benoit dénonce un « front uni » de matérialistes qui se rejoindraient « dans une promotion de la matière du corps » (p. 15). Cette affirmation est particulièrement déconcertante, car les féministes matérialistes n’ont jamais envisagé le corps comme une matière brute extérieure au domaine de l’analyse constructiviste : « le corps est construit corps sexué », écrit très clairement Guillaumin (1992 : 118)[3].
À l’inverse, des débats bien réels entre le féminisme matérialiste et le « marxisme queer » dont se revendique Benoit (p. 9) sont passés sous silence. Je n’en citerai ici qu’un seul exemple. Pour Butler (1997) comme pour Benoit, la critique de l’hétérosexisme est un geste matérialiste au sens où cette idéologie participerait de la « reproduction du mode de production capitaliste[4] » (p. 8). Dans une perspective féministe matérialiste, on aura plutôt tendance à envisager la « pensée straight » (Wittig 1980) comme idéologie exprimant et justifiant les rapports de sexage (Guillaumin 1978a) – et à traiter ces derniers comme étant analytiquement distincts des rapports de classes capitalistes. Ce sont là des manières distinctes de théoriser les rapports de domination – qui, d’ailleurs, sont sans doute liées à des manières distinctes de les contester. Il aurait été bénéfique d’aborder ce désaccord : comme tous les autres, il ne saurait être surmonté sans être reconnu et discuté ouvertement.
Bref, j’estime que la parole des féministes matérialistes ne reçoit pas la considération qu’elle aurait méritée dans un ouvrage qui prend pourtant pour point de départ les critiques féministes matérialistes adressées à la théorie queer. Pour tout dire, l’« audibilité matérialiste » de Butler semble ici acquise au prix d’une quasi-inaudibilité des féministes matérialistes. Il se pourrait donc que le « dialogue de sourds » se poursuive, hélas, encore un temps : aussi longtemps que certaines voix continueront de ne pas être entendues dans ce débat, a fortiori par les personnes qui se proposent de le dépasser.
Appendices
Notes
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[1]
Sur ce débat toujours en cours, je renvoie aux dossiers respectifs des revues Cahiers du genre (Bidet-Mordrel, Galerand et Kergoat 2016) et Comment s’en sortir? (Cervulle et Clair 2017).
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[2]
Galerand (2015) montre d’ailleurs, à partir du cas des travailleuses domestiques philippines au Canada, que ce délaissement produit des angles morts dans l’analyse des rapports de pouvoir et de leur articulation.
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[3]
Guillaumin (1978b : 6) écrit par ailleurs qu’attribuer des propriétés symboliques spontanées à la matière et traiter celle-ci comme « cause » des rapports sociaux « n’est pas une proposition matérialiste ». C’est en fait un substantialisme affublé d’un « masque matérialiste ».
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[4]
Sur ce point, il y a plus de proximité entre Butler et Fraser qu’entre cette dernière et Delphy. Voir, à ce sujet, les remarques éclairantes de Stevi Jackson (2001 : 290).
Références
- BIDET-MORDREL, Annie, Elsa GALERAND et Danièle KERGOAT, 2016 « Analyse critique et féminismes matérialistes. Travail, sexualité(s), culture », Cahiers du genre, hors série 4 : 5-27.
- BUTLER, Judith, 1997 « Merely Cultural », Social Text, 52/53 : 265-277.
- BUTLER, Judith, 1990 Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. New York, Routledge.
- CERVULLE, Maxime, 2016 « Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme », Cahiers du genre, 4, 3 : 29-52.
- CERVULLE, Maxime, et Isabelle CLAIR, 2017 « Lire entre les lignes : le féminisme matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir, 4 : 1-22.
- DELPHY, Christine , 2012 « Genre et race : des systèmes sociaux comparables », communication présentée à l’occasion du 6e Congrès international des recherches féministes francophones, Lausanne, Université de Lausanne, conférence plénière du 29 août.
- DORLIN, Elsa, 2007 « Le Queer est un matérialisme », dans Josette Trat (dir.), Femmes, genre, féminisme. Paris, Syllepse : 47-58.
- FOURMENT, Émeline, 2017 « Au-delà du conflit générationnel : la conciliation des approches matérialistes et queer dans le militantisme féministe de Göttingen », Nouvelles Questions féministes, 36, 1 : 48-65.
- GALERAND, Elsa, 2015 « Quelle conceptualisation de l’exploitation pour quelle critique intersectionnelle? », Recherches féministes, 28, 2 : 179-197.
- GUILLAUMIN, Colette, 1992 Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature. Paris, Côté-femmes.
- GUILLAUMIN, Colette, 1981 « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés, 13, 2 : 19-32.
- GUILLAUMIN, Colette, 1978a « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1). L’appropriation des femmes », Questions féministes, 2 : 3-30.
- GUILLAUMIN, Colette, 1978b « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2). Le discours de la Nature », Questions féministes, 3 : 5-28.
- GUILLAUMIN, Colette, 1972 L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Paris et La Haye, Mouton.
- JACKSON, Stevi, 2001 « Why a Materialist Feminism Is (Still) Possible – and Necessary », Women’s Studies International Forum, 24, 3 : 283-293.
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