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Les mouvements féministes ont explosé sur le continent africainà la faveur de la Décennie des Nations Unies pour les femmes (1975-1985). Jules Falquet (2003), cité par Fatou Sow (2012), l’explique en ces termes :

Les Africaines se sont ainsi rencontrées au niveau local et continental. Elles ont pris conscience de l’opportunité de mener des actions ensemble et de profiter d’une visibilité politique naissante pour avancer leur agenda à une plus grande échelle. Ce qui a aussi changé, c’est une vision des femmes engluées dans les pesanteurs de leur environnement et leurs difficultés à intégrer le processus de développement.

Dans le domaine de l’éducation, l’essor des mouvements féministes dans le contexte particulier du Bénin s’est accompagné d’une mise en oeuvre impressionnante de mécanismes, de structures, de conventions, de résolutions et de stratégies en vue de promouvoir l’égalité des sexes. L’analyse des données du Profil Genre Bénin de l’Agence française de développement (AFD), réalisée en 2016, révèle l’existence de profondes disparités entre les sexes dans le domaine de l’éducation. En effet, le taux d’alphabétisation des femmes est de 27 %, alors qu’il atteint 50 % chez les hommes. Quant au taux de scolarisation au primaire, il se situe à 100 % chez les garçons contre 88 % chez les filles. La scolarisation à l’enseignement secondaire et supérieur est également faible, d’autant plus pour les femmes avec des taux de 34 % aux études secondaires et de 5 % aux études supérieures, contre 50 % et 19 % respectivement pour les hommes.

Les actions sur le terrain de l’État, des partenaires techniques et financiers et des acteurs locaux (gratuité de l’enseignement maternel et primaire, mise en place des cantines scolaires, sensibilisation en faveur de l’éducation pour tous et toutes) ont certes permis d’améliorer les taux de scolarisation des filles, mais il n’en demeure pas moins qu’elles continuent à se heurter à une surdité culturelle et politique obstinée (Bisilliat 1997). En effet, les inégalités de genre concernant les filles dans le domaine de l’éducation (excision, mariage précoce et forcé, internement dans un couvent, masculinisation des formations scientifiques et techniques) se sont révélées difficiles à résoudre, malgré la prolifération de mouvements féministes au cours des dernières décennies. Quand tant de choses sont faites au nom de l’inclusion sociale soucieuse de l’égalité entre les sexes et que si peu de résultats sont ressentis par les femmes sur le terrain, nous nous devons de nous demander, à l’instar de Birgiwa (2018), ce qui n’a pas fonctionné. L’idéologie et les actions des organisations féminines à l’oeuvre au Bénin sont-elles adaptées aux réalités sociales et culturelles des groupes sociaux locaux? Quels sont les savoirs endogènes propres aux mouvements féministes du Bénin? Notre recherche a pour objectif principal d’analyser l’influence des savoirs locaux endogènes des mouvements féministes du Bénin sur la promotion de l’égalité entre les sexes dans le domaine de l’éducation.

La clarification de quelques concepts clés

Pour une meilleure appropriation du texte et dans le souci d’éviter toute confusion compte tenu de la polysémie des concepts, cette section se propose de clarifier les notions ci-après : mouvements féministes, féminisme africain, savoirs locaux endogènes.

Les mouvements féministes

Les mouvements féministes, tels qu’ils sont connus aujourd’hui avec leurs structures, leurs statuts, leurs langages et leurs modes d’action, sont apparus en Afrique subsaharienne après les indépendances (Sow 2012). Par « mouvements féministes », nous entendons toutes les pratiques et les organisations qui permettent aux femmes de participer à l’action politique organisée (Lamoureux 1992). Ces mouvements revêtent une double dimension de socialisation : d’une part, une socialisation individuelle selon laquelle les femmes sortent de l’isolement familial ou privé en pénétrant de façon jubilatoire dans l’espace public; d’autre part, une socialisation au sens de la création de nouvelles formes de liens sociaux, soit une solidarité entre femmes (sororité) qui prétend inventer de nouvelles formes d’expression (Zaidman 2007).

Le féminisme africain

Le féminisme, pour parler simplement, est un mouvement politique et intellectuel international pour confronter la subordination de femmes. Il a de nombreuses racines et trajectoires, dont certaines sont indiscutablement transnationales, en ce sens qu’elles révèlent les rapports entre les manifestations locales et mondiales de la subordination actuelle.

Mama 2002 : 2

Le préambule de la Charte des principes féministes pour les féministes d’Afrique, justifie la pertinence du féminisme africain en ces termes : « Nous réclamons le droit et l’espace d’être des féministes africaines » (African Women’s Development Fund 2007 : 7) et de lutter contre la subordination des femmes. Nier le sexisme de nos cultures, les différences de statut de même que les inégalités entre hommes et femmes, aggravées par toutes les mutations politiques et économiques, culturelles et religieuses, passées et présentes, constitue une préoccupation majeure de développement (Sow 2012). La nécessité du féminisme africain se fonde aussi sur l’exclusion des expériences des Africaines des mouvements féministes occidentaux, qui occultent très souvent leurs problèmes, leurs réalités et leurs conditions de vie. Pourtant, lorsqu’on analyse les réalités africaines sur la base des revendications occidentales, on note des distorsions, des incohérences linguistiques et souvent une incompréhension totale, car les catégories sociales et les institutions ne sont pas comparables (Oyewùmí 2002 : 6-7). Le féminisme africain permet d’éviter ces écueils. Il peut donc être défini comme un ensemble de courants féministes établis par des Africaines, qui prennent précisément en considération la condition et les besoins des Africaines résidant sur le continent africain. Cependant, le féminisme africain reste dépendant de l’aide financière des pays occidentaux et de l’idéologie des mouvements féministes du Nord. Dès lors, les programmes et les stratégies d’actions mises en oeuvre sur le terrain par les mouvements féministes africains subissent l’influence de ceux du Nord. Ce manque d’autonomie nécessite une décolonisation du féminisme africain.

Les savoirs locaux endogènes

Une riche terminologie est employée pour désigner les savoirs locaux ou endogènes : savoirs traditionnels, autochtones, indigènes, folkloriques, vernaculaires, sauvages, informels, populaires, quotidiens, etc. Malgré leur diversité, ces concepts recouvrent, selon Béatrice Collignon (2005 : 2), le même champ : celui des savoirs considérés comme « non scientifiques », du moins sur le plan méthodologique. C’est un savoir fréquemment confronté aux dernières nouveautés du savoir « scientifique » ou « scientifico-technique » de l’expertise occidentale. Il est évolutif, basé généralement sur la transmission orale des connaissances spécifiques (sur l’éducation, l’agriculture, l’élevage, les ressources naturelles, etc.) d’une génération à l’autre, et continuellement enrichi par de nouveaux éléments du savoir contemporain. Son approche empirique permet de découvrir, de décrire et d’utiliser de nombreuses ressources naturelles avec lesquelles la société visée est associée dans l’espace et le temps. À juste titre, Paulin Hountondji (1994) souligne l’aspect culturel du savoir endogène, qu’il considère comme une connaissance vécue par la société à titre de partie intégrante de son héritage. Il est donc question de l’ensemble des connaissances acquises par une population locale à travers l’accumulation d’expériences et l’interprétation de l’environnement dans une culture donnée (Warren 1991). Ce savoir comprend les idées, les expériences, les pratiques et les informations qui ont été soit générées localement soit produites en dehors de la communauté, mais qui ont été transformées par la population locale et incorporées au fil du temps aux conditions culturelles agroécologiques et socioéconomiques locales. D’après l’UNESCO (2005 : 233), ce sont « des connaissances, interprétations, systèmes de sens sophistiqués accumulés et développés par des peuples ayant une longue histoire d’interaction avec l’environnement naturel ».

De fait, cette réflexion part du postulat que les mouvements féministes du Sud, et plus particulièrement du Bénin, ont un regard complexe et contextuel sur l’idéologie féministe du Nord, qui a été développé durant des décennies et qui constitue un élément fondamental de leur philosophie. Leurs savoirs locaux ont toutefois été négligés ou ignorés par la plupart des approches scientifiques modernes.

La démarche méthodologique

Notre recherche est basée sur une démarche méthodologique essentiellement qualitative, dont le choix se fonde sur la nécessité de circonscrire les savoirs locaux endogènes développés par les organisations féminines pour promouvoir l’égalité des sexes en matière d’éducation au Bénin. Descriptive et analytique, notre recherche s’appuie sur une revue critique de littérature et sur des données empiriques recueillies à partir d’un échantillon raisonné de 35 personnes constitué après atteinte du seuil de saturation des informations. Ces personnes, qui sont majoritairement des femmes leaders membres de quelques organisations locales et internationales, ont été sélectionnées pour leur engagement dans la défense des valeurs féminines[1] et la promotion de l’égalité de genre. Quelques hommes, essentiellement des fonctionnaires de l’administration publique, ont été également interrogés afin de préciser leur perception sociale du militantisme féministe dans le contexte particulier du Bénin. Les personnes interviewées ont été pressenties à partir de la méthode des itinéraires dans les villes de Cotonou, de Porto-Novo et de Parakou. Celles-ci ont été retenues à titre de principales villes du Bénin et parce qu’elles regroupent bon nombre d’organisations féminines travaillant dans le secteur de l’égalité entre les sexes en milieu éducatif.

Les entrevues individuelles approfondies que nous avons réalisées avec ces actrices et acteurs nous ont permis de disposer de données de première main sur les expériences locales de femmes leaders, ainsi que sur les savoirs et les savoir-faire opérationnels développés pour une décolonisation du féminisme africain en matière d’inclusion sociale dans le domaine de l’éducation. Notre analyse de contenu des discours repose sur le traitement du corpus empirique recueilli, dont l’interprétation est axée sur la théorie de la reproduction sociale de Morgane Merteuil (2019). En mettant au jour les processus par lesquels les savoirs endogènes des organisations féminines du Sud et l’idéologie du féminisme occidental sont maintenus et reproduits, au niveau tant quotidien que générationnel, la théorie de la reproduction sociale constitue un cadre analytique pertinent non seulement par rapport aux conceptualisations de la libération des femmes en vigueur dans le corpus marxiste classique, mais aussi relativement aux théories féministes radicales selon lesquelles le patriarcat constitue un système à appréhender indépendamment du capitalisme.

Les résultats

Les savoirs pratiques des organisations féminines pour une éducation inclusive et durable au Bénin

Pour lutter contre les inégalités entre les sexes dans la perspective d’une éducation inclusive, de nombreuses organisations nationales et internationales mènent des actions sur le terrain afin d’amener les communautés locales à repenser leurs perceptions sociales relatives à la femme. Au Bénin, cette dernière est perçue dans l’imaginaire populaire comme le sexe faible, un être inférieur à l’homme. Afin de promouvoir l’égalité entre les sexes en matière d’éducation, les organisations féminines doivent s’appuyer sur des savoirs endogènes locaux qui tiennent compte des réalités sociales et culturelles des communautés locales en fait de valorisation des rôles sociaux de la femme. Le caractère empirique de ces savoirs tient au fait qu’ils découlent d’une longue expérience collective et de nombreuses observations des contextes sociaux étudiés. Ces savoirs puisent dans les expériences pratiques des groupes sociaux locaux en matière d’éducation, se fondent sur des histoires connectées aux valeurs propres à la vie sociale qui intègrent et expriment les expériences quotidiennes et les pratiques traditionnelles pour impulser un changement de comportement devant les inégalités de genre observées dans les localités étudiées. Un extrait d’entretien réalisé avec une chargée de projets dans une organisation internationale l’illustre bien :

Dans les discours populaires, on entend fréquemment dire qu’une femme qui réussit dans la vie est toujours plus utile à sa famille qu’un homme. Quelque part, il est donc évident que la société est consciente de l’importance de soutenir l’éducation, voire l’émergence des femmes, même si de nombreux tabous et obstacles d’ordre culturel freinent cet élan. Mais, sur le terrain, ce sont des éléments que nous exploitons pour amener les populations à envoyer et maintenir les filles à l’école.

Chargée de projets, Parakou, mars 2021

Dans cette perspective, le Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (LARES), fort du rôle crucial joué par les femmes dans l’éducation des enfants dans la sphère domestique, a adopté des stratégies à l’échelle institutionnelle et communautaire dans les établissements des départements du Borgou et de l’Alibori au Bénin. Pour ce qui est des stratégies institutionnelles, le LARES a créé des clubs de mamans qui ont pour mission de veiller à la régularité, à l’assiduité et à la performance des filles à l’école. Sur le plan communautaire, ces clubs assurent la mobilisation sociale autour des questions de responsabilité parentale dans la perspective d’une meilleure éducation aux enfants (filles comme garçons). De même, des séances de dialogue intergénérationnel et de partage d’expériences de femmes modèles ont été également conçues pour permettre aux communautés locales d’appréhender les enjeux de la scolarisation des filles à l’école. À l’image des clubs de mamans, des associations de mères d’élèves (AME) ont été formées dans les écoles par une organisation non gouvernementale (ONG) internationale, dénommée « World Education », et ce, en vue de renforcer le travail des associations de parents d’élèves (APE) en matière d’égalité entre les sexes dans le domaine de l’éducation. La création des AME, structure essentiellement féminine dont les effectifs varient d’une communauté à une autre (de 7 à 12 mères), découle des suites de trois constats : faible représentativité des femmes dans les bureaux des APE; modeste participation des femmes aux prises de décisions éducatives; et iniquité entre filles et garçons à l’école. Les AME constituent une véritable brigade anti-déperdition scolaire à travers le suivi de la régularité des filles à l’école, la lutte contre les enlèvements, le harcèlement sexuel, le viol, le mariage précoce, l’internement dans un couvent pendant l’année scolaire, bref contre les barrières socioculturelles à leur scolarisation et à leur maintien à l’école. Cette structure complémentaire de l’APE joue un rôle pragmatique sur le terrain dans la lutte contre les inégalités de genre dans le domaine de l’éducation.

D’autres stratégies similaires portées par les organisations féminines en vue de promouvoir l’éducation des filles ont été mises en place au profit des apprenantes et des apprenants, comme c’est le cas de l’initiative des clubs de lutte contre la déperdition scolaire (CLDS) portée par le LARES. Installés dans les établissements d’enseignement secondaire, ces clubs regroupent les élèves des collèges représentés par quelques responsables, que nous appelons les « pères éducateurs », qui suivent des séances de formation sur les droits sexuels et reproductifs des filles, l’entraide, la gestion des tâches domestiques, etc., qu’ils se chargent de restituer à leurs pairs. Les CLDS permettent ainsi aux jeunes de prendre conscience des enjeux de l’égalité des sexes en matière d’éducation.

Par ailleurs, d’autres stratégies de promotion de l’égalité entre les sexes dans le domaine de l’éducation sont également mises en oeuvre par le Programme d’appui à l’éducation et à la formation des enfants de 9-15 ans exclus du système éducatif (PAEFE), instauré et financé par la Coopération Suisse. Mis en oeuvre dans six des sept communes du département du Borgou, à l’exception de Parakou, et dans les six communes du département de l’Alibori, ce programme contribue à la création d’un système de recrutement des enfants déscolarisés ou non scolarisés dont chaque cohorte comporte au moins 50 % de filles. L’équité quant au genre est également prise en considération dans le recrutement des équipes d’animation et dans la constitution des comités de gestion des centres, dont trois des sept membres sont des femmes avec la nécessité pour deux au moins d’occuper des postes stratégiques comme la présidence, la trésorerie ou le secrétariat. Les champs de formation de ce programme éducatif d’alternative bilingue (à la fois en français et dans une des langues locales du milieu) s’appuient, selon l’une des responsables du PAEFE basée à Parakou, sur le « bilinguisme additif ». Après quatre ans de formation dans les centres, les enfants sont présentés au certificat d’études primaires (CEP) au même titre que ceux de l’enseignement primaire formel. La particularité du programme est qu’il emploie deux langues, soit le français et la langue locale du milieu. De la première à la quatrième année, le recours à la langue locale comme médium d’apprentissage va de façon dégressive, tandis que le français va de façon progressive. Dès la première année, on utilise 90 % de langue locale et 10 % de français; en deuxième année, on dénote 70 % de langue locale et 30 % de français; en troisième année, le français passe à 70 %, et la langue locale à 30 %; et, en quatrième année, le français est utilisé à 90 % contre 10 % pour la langue locale. Outre la formation classique, les apprenantes et les apprenants sont formés à un métier artisanal. Dans ce sens, les filles sont encouragées à aller vers des métiers dits d’hommes (soudure, menuiserie, maçonnerie, etc.). Cela permet de briser le plafond de verre et de réduire la stigmatisation selon laquelle les filles ne sont pas en mesure d’exercer certains métiers ou de s’épanouir dans des espaces contrôlés par les hommes. Une des responsables du PAEFE nous a confié ceci :

C’est ce que nous faisons pour tenir compte de la sociologie du milieu de sorte à ne pas heurter la tradition, tout en suscitant le changement de comportements. Sur toute la ligne, l’égalité entre les sexes est au coeur de nos actions de terrain.

Responsable, PAEFE, Parakou, mars 2021

En outre, pour relever le défi de l’insuffisance d’appui financier dans le maintien des filles à l’école, le LARES a accordé depuis plus de 15 ans des bourses d’études aux filles démunies des universités publiques du pays, ce qui a permis d’améliorer leurs conditions d’études et d’accroître leurs chances de réussite à cet ordre d’enseignement. Des initiatives de sensibilisation ont également été mises en place pour promouvoir l’inscription des filles dans les filières scientifiques, techniques et professionnelles comme la série C, l’informatique, l’électricité ou l’agronomie.

Les mouvements féministes devant le défi du patriarcat dans le domaine de l’éducation

De notre analyse des données de terrain, il ressort que l’engagement des femmes dans les mouvements féministes apparaît dans le contexte particulier du Bénin comme un effet de mode. C’est une solution de rechange au chômage pour de nombreuses femmes, comme l’expliquent les propos d’un citoyen interrogé à Cotonou :

Ce qui marche le mieux depuis des décennies dans les organisations de la société civile, ce sont les organisations de femmes. Depuis que les Nations Unies ont considéré les femmes comme une priorité de développement, les organisations féministes ont émergé. Elles ont les faveurs des institutions internationales de développement, desquelles elles obtiennent des financements pour presque tous les projets qu’elles initient. C’est la tendance à la mode, et elle permet aux responsables dynamiques de ces organisations d’être tout le temps entre deux avions.

Fonctionnaire, Ministère du Plan et du Développement, Cotonou, mars 2021

L’analyse de cet entretien révèle que la multiplicité des organisations féministes tient au fait qu’elles sont d’actualité et suscitent un intérêt particulier aux yeux des partenaires internationaux qui leur accordent du financement pour défendre la cause féminine. Une leader, directrice générale d’une ONG féminine locale, tout en approuvant ce point de vue, tente de relativiser les choses :

Les femmes constituent un enjeu majeur de développement. À ce titre, elles sont au coeur des politiques et stratégies de développement, et les initiatives portées par les femmes en vue de l’amélioration de leurs conditions de vie sont particulièrement privilégiées. Il ne s’agit pas d’un simple effet de mode, mais d’un engagement pour l’amélioration de la situation des femmes à travers le montage de projets conséquents.

Directrice exécutive, ONG féminine, Cotonou, mars 2021

Il en découle donc que le militantisme des femmes dans les organisations locales et internationales de défense de la cause féminine tient au rôle stratégique joué par les femmes dans le processus du développement. S’il est vrai que les domaines d’intervention de ces organisations féministes sont multiples (éducation, santé, autonomisation des femmes, environnement, etc.), les données de terrain de notre étude portent tout singulièrement sur l’éducation, dont elle analyse les stratégies de lutte pour l’égalité entre les sexes en tenant compte du patriarcat, principale forme d’organisation sociale et juridique dans les localités étudiées.

Au Bénin, la prégnance du patriarcat constitue un obstacle à la scolarisation des filles. Les conceptions sexistes considèrent en effet l’école comme un privilège réservé aux hommes, tandis que les filles sont tenues de s’occuper de l’espace domestique. Le témoignage de la responsable du volet « genre » d’un organisme international basé à Parakou explique ce point de vue :

Pendant longtemps, l’école a été considérée comme la chose des hommes. Les parents préféraient scolariser les garçons plutôt que les filles au prétexte que la scolarisation des filles était un investissement inutile. Il a fallu un important travail de sensibilisation sur le terrain pour que cette tendance soit améliorée. Bien que les chiffres aujourd’hui en matière de scolarisation des filles soient fort appréciables, les disparités entre les sexes dans le domaine de l’éducation sont encore persistantes et méritent des actions hardies.

Responsable, ONG HELVETAS, Parakou, mars 2021

Dans cette perspective, une autre leader d’une ONG locale interrogée à Cotonou relève la complexité des actions à mettre en oeuvre dans le contexte patriarcal étudié :

La culture locale a toujours relégué la femme au second rang. C’est à raison donc que nos actions de lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes en matière d’éducation se heurtent à la résistance des hommes. Mais nous avons pour mission de changer la société de l’intérieur sans tordre le cou des traditions locales.

Leader, LARES, Cotonou, mars 2021

Une autre femme soutenant ce point de vue renchérit : « C’est pourquoi nous expliquons aux communautés locales que la scolarisation des filles ne vise pas à compromettre l’autorité traditionnelle des hommes, mais plutôt à favoriser le développement » (Responsable genre, RIFONGA, Cotonou, mars 2021). La triangulation des données de terrain montre que, pour amener les communautés à saisir l’importance de la scolarisation des filles, les séances de sensibilisation s’appuient sur des modèles de femmes qui ont réussi dans la société, quel que soit leur domaine d’activités. Les actions de sensibilisation démontrent que la scolarisation des filles ne doit pas être perçue comme une menace à l’autorité masculine, mais plutôt tel un enjeu à l’amélioration du bien-être de toute la communauté. La responsable du volet « genre et inclusion sociale » d’une ONG locale l’affirme en ces termes :

Dans des communautés baatonu fortement marquées par le patriarcat, nous donnons en exemple, lors de nos sensibilisations, le cas de la « gnonkogui[2] », gardienne des rasoirs sacrés, sans laquelle le roi ne peut être intronisé, pour démontrer que son leadership n’a jamais constitué une menace à l’autorité du roi ou des hommes.

Responsable, ONG ÉquiFilles, Parakou, mars 2021

Il en découle que, pour une véritable promotion du potentiel des femmes, la prise en considération des savoirs locaux est capitale pour changer l’imaginaire populaire et les construits sociaux à leur égard. Certes, les conceptions stéréotypées des femmes sont ancrées dans les comportements ainsi que dans les consciences individuelles et collectives. C’est pourquoi la déconstruction des stéréotypes sexistes apparaît comme un travail de longue haleine pour une véritable égalité entre les hommes et les femmes dans le domaine de l’éducation au Bénin.

Discussion

Des savoirs endogènes locaux caractéristiques du féminisme africain dans le domaine de la lutte pour l’égalité entre les sexes en matière d’éducation

La société béninoise est marquée par des disparités dans l’accès et le maintien des filles à l’école. L’analyse des données de terrain laisse voir que, en matière de scolarisation, la priorité est accordée au garçon compte tenu des conceptions stéréotypées qui considèrent comme inutile l’instruction des filles. Les travaux de Clotilde Alfsen et Clélia Bénard (2017) s’inscrivent dans cette perspective, car ils démontrent que, dans un contexte africain où les parents doivent opérer un choix parmi les enfants qui pourront faire des études, le garçon est généralement priorisé, tandis qu’on estime que la fille apportera son soutien au foyer. Dans leur démarche de prise de conscience des inégalités de genre en éducation, les organisations féminines s’appuient sur des savoirs endogènes locaux que Dany Rondeau (2015) définit comme des savoirs à caractère pragmatique et progressif, qui s’acquièrent par l’expérience tout le long d’un « parcours d’apprentissage ». Pour Paulin Hountondji (1994), ce sont des connaissances vécues par la société comme partie intégrante de son héritage, par opposition aux savoirs exogènes qui sont encore perçus, à ce stade au moins, comme un des éléments d’un autre système de valeurs. Notons le caractère « local » de ces savoirs endogènes.

L’analyse des données de terrain montre que les organisations féminines, fortes de leur engagement sur le terrain de la lutte contre les disparités entre les garçons et les filles en matière d’éducation, mettent au point des stratégies pratiques qui tiennent compte de leurs connaissances des contextes étudiés afin d’impulser le changement de comportements. Les valeurs que véhiculent les savoirs locaux offrent l’avantage d’être socialement ancrées et expriment ce que les populations autochtones connaissent et font depuis des générations sur la base d’expériences collectives, cumulées et partagées par tous leurs membres; ces savoirs expriment les conceptions de l’espace, des lieux et du territoire propres à cette culture (Mboa Nkoudou 2015). Dès lors, pour lutter contre les disparités entre garçons et filles dans le domaine de l’éducation, les organisations féminines s’appuient sur la tradition des communautés locales, de sorte à être en phase avec la culture des groupes sociaux étudiés. Les savoirs endogènes locaux, comme ceux qui sont liés au rôle de la « gnonkogui » en pays baatonu, sont ainsi exploités pour démontrer que l’égalité entre les sexes dans l’éducation ne constitue pas une menace à l’autorité de l’homme promue par le système patriarcal. En effet, qu’on cherche à les valoriser, qu’on les méprise ou qu’on les ignore, il n’en reste pas moins que ces savoirs existent et que ce sont eux qui guident en premier lieu les interactions entre les actrices et les acteurs sociaux et leur milieu de vie (Piron et Ringtoumda 1994). Les savoirs locaux sont donc sujets à un dualisme mépris-reconnaissance qu’il faut comprendre et dont la prise en considération s’avère nécessaire pour impulser le changement social. L’appropriation des pratiques et des modes de pensée engendre en effet, selon Elisabeth Fourn Gnansounou et Assomption Hounsa (2008), plus d’impact, par exemple en matière de promotion de la santé.

La littérature révèle également l’importance des savoirs pratiques acquis par les organisations féminines dans la mise en oeuvre des modèles opératoires de lutte contre les disparités de genre comme le mariage forcé, les mutilations génitales ou les inégalités d’accès au capital productif (terre, microcrédit, main-d’oeuvre).

La décolonisation du féminisme en matière de promotion de l’éducation pour tous et toutes au Bénin : mythe ou réalité?

La décolonisation du féminisme constitue un défi majeur auquel doivent faire face les mouvements féministes au Bénin. La nécessité de « décoloniser les esprits » ou, du moins, de décoloniser les formes, dites traditionnelles, de luttes politiques contre les inégalités de classe, de race et de genre apparaît déterminante pour une prise en considération de l’intersectionnalité dans l’analyse et la lutte autour des questions de genre. Cependant, comment décolonialiser un féminisme africain, et plus particulièrement béninois, dont la feuille de route est définie par le programme international des Nations Unies?

En effet, la triangulation des données de terrain révèle que les actions de développement mises en oeuvre par les organisations féministes sont en parfaite relation avec l’Agenda 2030 des Nations Unies[3], c’est-à-dire le Programme du développement durable à l’horizon 2030. L’analyse des démarches, des stratégies et des thématiques traitées par les organisations féministes au cours des vingt dernières années montre, d’une part, des évolutions quasi couplées avec celles de l’Agenda 2030 mais, d’autre part, des conclusions et des recommandations des conférences internationales sur les femmes. L’alignement des mouvements féministes sur l’Agenda 2030 apparaît à la fois comme un enjeu et un défi quant à la lutte contre l’inégalité entre les sexes en Afrique de l’Ouest. Certes, l’adoption en 2015 par l’ensemble des États membres des Nations Unies et de leurs organisations de la société civile (OSC) des 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030, et plus particulièrement de l’ODD 5 relatif à l’égalité entre les sexes, constitue un appel universel à l’action pour éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer le quotidien de l’ensemble des populations partout dans le monde, tout en leur ouvrant des perspectives d’avenir.

Cependant, la tendance à l’adaptation systématique des actions de développement des mouvements féministes aux thématiques, aux stratégies et aux démarches définies par l’Agenda 2030 se révèle une tendance lourde au développement ou, plus précisément, à l’amélioration des conditions de vie des femmes. La diversité et la spécificité des contextes au Bénin requièrent que la mise en oeuvre des actions de développement en matière d’égalité entre les sexes dans le domaine de l’éducation tienne compte des besoins particuliers des femmes. À juste titre, certains répondants voient dans l’adoption quasi systématique de l’Agenda 2030 par les mouvements féministes un facteur de déstabilisation de la société béninoise :

La société africaine est une société forte, unie par la tradition et dans laquelle les femmes sont soumises à leur époux. Or, les ONG de femmes mettent en souffrance ce principe fondamental de notre société. Elles amènent les femmes à se rebeller contre leur mari sous prétexte qu’elles luttent pour l’égalité des sexes. C’est suivant les incitations de ces ONG que certaines femmes portent plainte contre leur époux au nom du non-respect de leurs droits, tout comme si les problèmes de couples se règlent par des acteurs extérieurs à la famille, fût-il la JUSTICE dans notre contexte béninois.

Enseignant, Cotonou, mars 2021

Il s’ensuit une inadaptation des actions mises en oeuvre par les mouvements féministes dans les contextes spécifiques ouest-africains pour défendre les intérêts stratégiques des femmes et, par ricochet, une menace de fragilisation de la cohésion sociale. De plus, en adoptant les principes idéologiques, les démarches, les mécanismes d’action et le langage développementiste des organisations membres des Nations Unies, les mouvements féministes du Bénin perdent leur authenticité et leur crédibilité : ils apparaissent de fait pour de nombreux citoyens et citoyennes comme de « nouveaux instruments de la recolonisation de l’Afrique ». C’est donc conscientes des difficultés de distanciation que Ndèye Sokhna Guèye et Fatou Sow (2011) dénoncent l’inadaptation des approches occidentales se réclamant de l’universalisme, qui ignorent le contexte historique africain ou sont très peu adaptées aux préoccupations de la population africaine. Dans cette perspective, Christine Verschuur et Blandine Destremau (2012) contestent la dépolitisation, l’« instrumentalisation », la « banalisation » ou encore la « récupération » de certains mouvements et revendications de femmes qui, en pénétrant ou en se trouvant happés dans les cercles institutionnels ou associatifs ou encore des organisations multilatérales, y subissent l’épreuve des négociations et des compromis politiques, tout en étant soumis à d’autres impératifs politiques et stratégiques.

Selon les données de terrain, 95 % des organisations féministes interrogées considèrent que le combat des mouvements féministes béninois n’est pas isolé de celui des mouvements internationaux de femmes, bien que la différence entre ces mouvements soit mitigée. Certains mouvements féministes béninois copient les mouvements féministes occidentaux et s’appuient sur ces derniers sans tenir compte de la spécificité des réalités sociologiques africaines. C’est pourquoi les « féministes africaines » sont perçues comme des « Africaines blanches », car leur race noire contraste avec l’occidentalisation de leurs idées féministes, fondamentalement à l’antipode des réalités culturelles africaines. Soutenant ce point de vue, Sow (2012) rappelle que l’inégalité entre les sexes, enjeu féministe de base, a été une pierre d’achoppement de taille dans le débat entre Africaines et Occidentales ainsi qu’entre Africaines elles-mêmes. Les premières tentatives de démarcation ou de rupture et donc de décolonisation du féminisme africain des discours féministes dominants remontent à l’année 1977, avec la création de l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD).

Toutefois, la dépendance financière des ONG de femmes ne constitue-t-elle pas une tendance lourde à la décolonisation du féminisme au Bénin? Selon notre analyse des données de terrain, la quasi-totalité des organisations féministes du Bénin que nous avons interrogées n’ont pas d’autonomie financière. Elles dépendent essentiellement des appuis financiers et techniques des institutions internationales, très souvent affiliées aux Nations Unies, puis fort accessoirement des dons et des cotisations des membres. Une responsable d’une ONG de femmes du Bénin en témoigne : « Les apports des partenaires techniques et financiers sont importants et permettent de mener les actions à de grandes échelles en touchant plus de cibles ». Falquet (2011) y détecte de troublantes affinités que l’on entrevoit entre développement néolibéral du capitalisme et amélioration du sort des femmes. D’autres féministes critiquent sans hésitation l’institutionnalisation et l’« ONGisation » de leur mouvement à travers le financement et les orientations de la coopération internationale et de l’aide au développement : elles considèrent que c’est un processus de domestication et d’instrumentalisation des femmes pour justifier l’implantation d’un nouveau « petit capitalisme populaire à visage féminin » (Federici 2002). Dans cette perspective, il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que le foisonnement associatif féminin dans les pays du Sud est en partie lié à la manne financière à destination des femmes et aux ressources organisationnelles ayant participé de la professionnalisation des associations féminines (Marteu 2011).

Au nom de la lutte contre l’inégalité entre les sexes, les pays africains ont ainsi renforcé leur dépendance financière à l’égard des bailleurs de fonds internationaux. Le manque d’autonomie financière des mouvements féministes du Bénin inhibe les actions d’amélioration de la condition féminine, car ils ne bénéficient du financement des partenaires techniques et financiers (PTF) que si leurs projets s’inscrivent dans les plans annuels de développement de ces bailleurs de fonds. Dès lors, des projets prioritaires pour les communautés à la base se retrouvent relégués au second rang parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans les priorités des agences de développement des Nations Unies. Celles-ci influencent ainsi les secteurs d’intervention des OSC engagées dans la défense de la cause féminine.

De plus, la dépendance financière des mouvements féministes à l’égard de ces bailleurs de fonds s’accompagne très souvent de l’adoption, sans grande conviction, d’un modèle idéologique féministe occidental inadapté aux réalités culturelles du Bénin. L’adoption du langage développementiste occidental et le recours à des outils et à des stratégies de développement, très souvent inappropriés, par les mouvements féministes béninois inhibent les actions de développement mises en oeuvre pour lutter contre les inégalités entre les sexes et requièrent la nécessité de « décoloniser le féminisme africain ». S’inscrivant dans cette perspective, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) proposait déjà en 2007 à la recherche africaine un axe de réflexion intitulé : Décoloniser les sciences sociales en Afrique : le programme inachevé. Ce serait ainsi que les mouvements féministes du Bénin pourraient s’affranchir des mouvements féministes occidentaux pour s’ériger en de véritables acteurs de la lutte efficace et durable contre les inégalités entre les sexes.

Conclusion

Pour promouvoir l’égalité entre les sexes dans le domaine de l’éducation, de nombreuses organisations féministes béninoises s’appuient sur des savoirs endogènes locaux afin de susciter un changement de comportements à l’échelle des communautés locales. À partir des expériences réussies de femmes leaders ou scolarisées, des pratiques en vue de promouvoir la place de la femme dans la société traditionnelle, les données de terrain nous ont permis de mettre en évidence les stratégies qu’adoptent les mouvements féministes dans la lutte contre les disparités entre les sexes en éducation. Bien que le contexte patriarcal apparaisse comme un facteur de résistance à une éducation inclusive, notre recherche démontre que des actions concrètes centrées sur les rôles stratégiques des femmes sont mises en oeuvre par différentes organisations locales et internationales (LARES, ÉquiFilles, RIFONGA, PAEFE, CARE Bénin-Togo, etc.), particulièrement pour encourager la scolarisation des filles, lutter contre le mariage précoce, le harcèlement sexuel, le viol ou l’internement dans les couvents en période de classe. Les actions concrètes mises en oeuvre s’appuient sur le rôle crucial dévolu à la femme dans la sphère privée de reproduction, pour démontrer que plus d’égalité dans l’éducation des filles est susceptible de contribuer de façon substantielle à l’amélioration des conditions de vie de la communauté, sans pour autant remettre en cause les fondements de la société patriarcale, notamment l’autorité masculine.

Par ailleurs, nous tenons à souligner la tendance à la reproduction sociale de l’idéologie développementiste occidentale dans des contextes sociologiques pourtant inadaptés. À cet effet, nous notons le manque d’indépendance financière des mouvements féministes béninois à l’origine de leur alignement sur l’Agenda 2030, spécialement les ODD 4 et 5. Cette limite fondamentale du féminisme africain favorise une reproduction sociale de l’idéologie développementiste occidentale. Il en résulte ainsi des actions de développement mitigées mises en oeuvre pour promouvoir l’égalité entre les sexes au Bénin malgré une « ONGisation » des mouvements féministes africains depuis les années 80. D’où la nécessité d’une décolonisation des mouvements féministes béninois, seul gage d’une véritable égalité entre les garçons et les filles en matière d’éducation.